Amyot (p. 427-441).
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XXXIX.

La grande Médecine.

Nous avons dit que Bon-Affût, après avoir accompagné le Loup-Rouge jusqu’à la porte du temple et l’avoir vu s’éloigner, était rentré dans le sanctuaire en fermant et barricadant la porte derrière lui.

Le chef comanche l’attendait l’épaule appuyée au mur, les bras croisés sur la poitrine.

— Je vous remercie de votre aide, chef, lui dit-il ; sans vous, j’étais perdu.

— Depuis longtemps déjà, répondit l’Indien, l’Aigle-Volant assistait invisible à la conversation de son frère avec le Loup-Rouge.

— Enfin nous en voilà débarrassés pour longtemps, je l’espère ; maintenant rien ne viendra entraver nos projets ni empêcher leur réussite.

Le guerrier secoua négativement la tête.

— Vous doutez encore, chef ? demanda le chasseur.

— Je doute plus que jamais.

— Comment ! lorsque tout marche aussi bien que nous le pouvons désirer, lorsque tous les obstacles s’abaissent devant nous ?

— Och ! les obstacles s’abaissent ; mais d’autres plus grands, plus difficiles à vaincre, surgissent aussitôt.

— Je ne vous comprends pas, chef. Auriez-vous une mauvaise nouvelle à m’annoncer ? Parlez vite alors, le temps est précieux pour nous.

— Mon frère jugera, répondit simplement le chef.

Alors, se détournant à demi, il frappa dans ses mains à deux reprises. Comme si ce signal inoffensif eût eu la puissance d’évoquer des fantômes, deux hommes sortirent instantanément de l’ombre et apparut aux regards étonnés du chasseur. Bon-Affût les examina un instant, puis il joignit les mains avec surprise en murmurant :

— Balle-Franche et don Miguel ici ! Miséricorde ! qu’allons-nous devenir ?

— Est-ce donc ainsi que vous nous recevez, mon ami ? lui dit affectueusement don Miguel.

— Mais, au nom du ciel ! que venez-vous faire ici ? Quelle mauvaise inspiration vous a poussé à me rejoindre, lorsque tout marchait si bien, que le succès était pour ainsi dire assuré ?

— Nous ne sommes pas venus pour contrecarrer vos projets ; au contraire, inquiets de vous savoir seul au milieu de ces démons, bous avons voulu vous voir, afin de vous aider, si cela était possible.

— Je vous remercie de cette bonne intention. Malheureusement elle est plutôt nuisible qu’utile dans les circonstances présentes. Mais, comment êtes-vous parvenus à vous introduire dans la ville ?

— Oh ! bien facilement, allez, répandit Balle-Franche ; et il raconta en peu de mots de quelle façon ils étaient arrivés jusqu’à lui.

Le chasseur secoua la tête.

— L’action est hardie, dit-il ; je dois convenir qu’elle a été bien conduite. Mais à quoi cela vous avance-t-il d’avoir couru tous ces dangers ? De plus grands vous attendent ici, sans profit et sans avantage pour nous.

— Peut-être ! Quoi qu’il arrive, répondit fermement don Miguel, vous comprenez bien que je ne me suis pas, de gaieté de cœur, exposé à tous ces dangers, sans une raison bien forte.

— Je le suppose ; mais je cherche vainement quelle peut être cette raison.

— Ne la cherchez pas plus longtemps, je vais vous la dire.

— Parlez.

— Il faut, vous comprenez, n’est-ce pas, mon vieil ami ? reprit-il en appuyant avec intention sur chaque syllabe, il faut que je voie doña Laura.

— Voir doña Laura, c’est impossible ! s’écria Bon-Affût.

— Je me sais pas si cela est impossible, mais je sais que je la verrai.

— Vous êtes fou, sur mon âme ! don Miguel ; c’est impossible, vous dis-je.

L’aventurier haussa les épaules avec dédain.

— Je vous répète que je la verrai, dit-il avec résolution, quand même, pour arriver jusqu’à elle, je devrais marcher dans le sang jusqu’à la ceinture ; je le veux, cela sera !

— Mais comment ferez-vous ?

— Je l’ignore, cela m’importe peu, Si vous refusez de nous aider, eh bien ! Balle-Franche et moi, nous trouverons un moyen, n’est-ce pas mon vieux camarade ?

— Il est certain, don Miguel, répondit celui-ci du ton placide qui lui était habituel, que je ne vous abandonnerai pas. Pour trouver un moyen d’arriver jusqu’aux captives, nous le trouverons ; seulement je ne réponds pas qu’il sera bon.

Il y eut un assez long silence. Bon-Affût était atterré de la résolution de don Miguel, résolution qu’il savait devoir être immuable ; il calculait dans son esprit les chances bonnes ou mauvaises qu’offrait pour la réussite de ses projets l’arrivée si malencontreuse du jeune homme. Enfin il reprit la parole.

— Je n’essaierai pas, dit-il à don Miguel, de chercher plus longtemps à vous dissuader de tenter de voir les jeunes filles ; je vous connais assez pour savoir que ce serait inutile et que mes raisonnements n’aboutiraient peut-être qu’à vous entraîner à faire quelque irrémédiable folie ; je me charge, moi de vous introduire auprès de doña Laura.

— Vous me le promettez ! s’écria vivement le jeune homme.

— Oui, mais à une condition.

— Parlez, quelle qu’elle soit je l’accepte.

— Bien ; lorsque le moment sera venu, je vous la ferai connaître ; seulement, croyez-moi, priez l’Aigle-Volant de compléter votre déguisement ; de la façon dont vous et Balle-Franche êtes attifés en ce moment, vous ne feriez point un pas dans la ville sans être reconnus. Maintenant je vous quitte, voici le jour, je dois me rendre auprès du grand-prêtre ; je vous laisse à la garde de l’Aigle-Volant ; suivez bien ses instructions : il y va de la vie, non-seulement pour vous, mais encore pour celles que vous voulez sauver.

Le jeune homme tressaillit douloureusement.

— Je vous obéirai, répondit-il ; mais vous tiendrez votre promesse.

— Je la tiendrai aujourd’hui même.

Après avoir pendant quelques instants parlé à voix basse avec l’Aigle-Volant, Bon-Affût laissa les trois hommes dans le temple et sortit.

L’amantzin se préparait à se rendre au temple au moment où le chasseur entrait dans le palais, Atoyac, curieux comme un véritable Indien qu’il était, n’avait pas, depuis la veille, quitté le grand-prêtre, afin d’assister à la seconde visite du médecin, visite qui, d’après ce qu’il avait vu déjà à la première, devait, dans sa pensée, être fort intéressante. Le chasseur retourna, accompagné de l’amantzin qui ne le quittait pas plus que son ombre, auprès des jeunes filles. Il acquit alors la certitude que doña Laura pouvait sans inconvénient supporter la fatigue d’un transport hors du palais des vierges du Soleil. La jeune fille, avec l’espoir d’une prompte délivrance, avait repris des forces, le mal qui la minait sourdement avait disparu comme par enchantement. Quant à Luisa, plus défiante, lorsque le grand-prêtre se fut retiré, car le chasseur avait exigé de demeurer seul avec les malades, elle dit au Canadien :

— Nous serons prêtes, quant vous l’ordonnerez, à vous suivre, Bon-Affût, mais à une condition.

— Comment ! à une condition ? se récria le chasseur. Puis il ajouta mentalement : Qu’est-ce que cela signifie ? Rencontrerai-je donc des obstacles de tous les côtés ? Parlez, niña, reprit-il, je vous écoute.

— Pardonnez-moi ce que mes paroles auront de dur en apparence ; nous ne doutons pas de votre loyauté, Dieu nous en garde ! cependant…

— Vous vous méfiez de moi, interrompit le chasseur d’une voix chagrine. Du reste, je devais m’y attendre, vous me connaissez trop peu l’une et l’autre pour avoir foi en moi.

— Hélas ! dit doña Laura, tel est le malheur de notre position que, malgré nous, nous tremblons de rencontrer partout des traîtres.

— Ce misérable Addick, auquel don Miguel s’était fié, ajouta doña Luisa, comment en a-t-il agi avec nous ?

— C’est vrai ! vous devez parler ainsi ! Que puis-je faire pour vous prouver d’une façon péremptoire que vous pouvez avoir en moi pleine et entière confiance ?

Les deux jeunes filles rougirent et se regardèrent en hésitant.

— Tenez, reprit le chasseur avec bonhomie, je vais lever tous vos doutes. Ce soir, je vous reverrai ; un homme m’accompagnera ; je crois qu’il pourra vous convaincre.

— De qui parlez-vous donc ? demanda vivement doña Laura.

— De don Miguel.

— Il viendra ? s’écrièrent ensemble les jeunes filles.

— Ce soir, je vous le promets.

Les deux enfants se jetèrent dans les bras l’une de l’autre pour cacher leur rougeur et leur confusion.

Le chasseur, après avoir un instant admiré ce groupe gracieux, sortit en disant d’une voix douce et sympathique :

— À ce soir.

Dans la première salle du palais, l’amantzin et Atoyac attendaient avec anxiété le résultat de la visite. Lorsque le chasseur fut au milieu d’eux et que le grand-prêtre l’eut interrogé sur la situation des malades, il parut se recueillir un instant, puis il répondit d’une voix grave :

— Mon père est un homme sage ; rien n’égale sa science : que son cœur soit dans la joie, car bientôt ses captives seront délivrées du méchant esprit qui les obsède.

— Mon père dit-il vrai ? demanda l’amantzin en cherchant à lire sur le visage du faux médecin le degré de confiance qu’il devait lui accorder.

Mais celui-ci était impénétrable.

— Écoutez, répondit-il, voici ce que cette nuit le grand esprit m’a révélé : En ce moment arrive dans la ville un tlacateotzin d’une tribu éloignée ; je ne le connais pas, jamais jusqu’à ce jour je n’avais entendu parler de lui ; c’est cet homme divin qui doit m’aider à sauver les malades. Lui seul sait quels remèdes doivent leur être administrés.

— Mais, fit le grand-prêtre avec un accent de soupçon mal dissimulé, mon père nous a donné des preuves de son immense savoir ; pourquoi ne termine-t-il pas seul ce qu’il a si bien commencé ?

— Je suis un homme simple dont la force réside dans la protection que le Wacondah m’accorde ; il m’a révélé le moyen de rendre la santé à celles qui souffrent : je dois obéir.

Le grand-prêtre s’inclina avec soumission et invita le chasseur à lui confier ce qu’il comptait faire.

— Le tlacateotzin inconnu le dira à mon père lorsqu’il aura vu ses captives, répondit Bon-Affût ; mais son attente ne sera pas longue, je sens l’approche de l’homme divin. Que mon père l’introduise sans retard.

Précisément en ce moment plusieurs coups furent frappés à la porte extérieure. Le grand-prêtre, dominé malgré lui par l’assurance du chasseur, se hâta d’aller ouvrir. Don Miguel parut ; grâce à l’Aigle-Volant, il était méconnaissable. Il est inutile de faire remarquer au lecteur que cette scène avait été préparée par le Canadien et le guerrier comanche, pendant le court à parte qu’ils avaient eu avant de se quitter dans le temple.

Don Miguel jeta un regard interrogateur autour de lui.

— Où sont les malades que je dois délivrer du grand esprit, selon l’ordre du Wacondah ? dit-il d’une voix sévère.

Le grand-prêtre et le chasseur échangeant un regard d’intelligence. Les deux indiens étaient confondus ; l’arrivée de cet homme si clairement prédite par Bon-Affût leur paraissait tenir du prodige.

Nous ne rapporterons pas la conversation qui eut lieu entre don Miguel et les jeunes filles lorsqu’ils se trouvèrent en présence ; nous nous bornerons à dire que, après une visite d’une heure qui pour les jeune gens s’écoula avec la rapidité d’une minute, Bon-Affût parvint à grand’peine à les faire consentir à se séparer et revint avec l’aventurier auprès du grand-prêtre, dont il redoutait d’éveiller les soupçons.

— Courage ! dit rapidement le chasseur pendant le trajet, tout va bien ; maintenant laissez-moi faire.

— Eh bien ? demanda le grand-prêtre dès qu’ils parurent.

Bon-Affût redressa majestueusement sa haute taille, et, prenant un accent imposant et sévère :

— Écoutez, fit-il, les paroles que le grand Wacondah souffle à ma poitrine et fait arriver à mes lèvres ; voici ce qui dit l’homme divin ici présent : Les deux soleils qui suivront celui-ci sont tertzauh — mauvais augure ; — mais le soir du troisième, dès que mezteli — la lune — répandra sa lumière bienfaisante, mon fils le sachem Atoyac prendra la peau d’un vigogne que mon père le vénéré amantzin de Quiepaa-Tani tuera d’ici là et qu’il bénira au nom de Teolt[1] ; il étendra cette peau sur le sommet d’un monticule qui doit se trouver à peu de distance hors de la ville, afin que le méchant esprit en sortant du corps des jeunes filles ne puisse s’emparer d’aucun des habitants de la cité, puis il conduira les captives à la place où cette peau sera étendue.

— Mais observa le grand-prêtre, l’une d’elles est incapable de remuer du hamac où repose son corps.

— La sagesse de mon fils réside dans chacune de ses paroles ; mais qu’il se rassure, le Wacondah donnera à celles qu’il veut sauver la force nécessaire.

L’amantzin fut contraint de s’incliner devant cet argument sans réplique.

— Lorsque ce que j’ai expliqué à mon père sera fait, continua imperturbablement le Canadien, il choisira quatre des plus braves guerriers de la nation pour l’aider à garder les captives pendant la nuit, et alors, après que j’aurai fait boire au puissant amantzin, ainsi qu’aux hommes qui l’accompagneront, une liqueur qui les garantira de toutes les mauvaises influences, mon frère le divin tlacateotzin chassera le méchant esprit qui tourmente les femmes pâles.

Le grand-prêtre et le sachem écoutaient en silence, ils semblaient réfléchir : le Canadien s’en aperçut ; il se hâta d’ajouter.

— Bien que le Wacodah nous assiste et nous donne le pouvoir nécessaire pour triompher, il faut que mon frère l’amantzin et les quatre guerriers d’élite qu’il choisira passent avec nous la nuit qui précédera la grande médecine dans le sanctuaire révéré. Atoyac remettra, pour être offertes au Wacondah, vingt cavales pleines au sage amantzin. Mon frère fera-t-il cela ?

— Hum ! fit l’Indien, peu flatté de la préférence ; si je le fais, que m’en reviendra-t-il ?

Bon-Affût le regarda fixement.

— L’accomplissement avant la fin de la seconde lune, répondit-il, du projet qu’Atoyac mûrit depuis si longtemps dans sa pensée.

Le chasseur avait parlé au hasard ; cependant il paraît que le coup avait porté juste, car le sachem répondit d’un air troublé avec une certaine agitation :

— Je le ferai.

— Mon père est un homme sage, fit le grand-prêtre, dont le front s’était éclairci lorsque le chasseur avait parlé de l’offrande des vingt cavales ; le Wacondah le protège.

— Mon fils est bon, se contenta de répondre le Canadien, et il prit congé des deux hommes.

Sur la place, l’Aigle-Volant et Balle-Franche attendaient la sortie des deux aventuriers.

Tout en se dirigeant vers le calli de leur hôte, Bon-Affût expliqua dans tous ses détails son plan à ses compagnons. Du reste, rien n’était plus simple que ce projet, qui consistait à enlever les jeunes filles dès qu’elles seraient placées sur le monticule. Cette chance de succès était la seule possible ; car il ne fallait pas songer à employer la force pour les faire sortir du palais des vierges du Soleil.

Le délai de trois jours fixé par Bon-Affût avant de tenter la réussite de son plan était nécessaire pour expédier l’Aigle-Volant dans sa tribu, afin de chercher des renforts dont on aurait sans doute grand besoin pendant la poursuite qui suivrait sans doute l’enlèvement. Balle-Franche devait en même temps s’éloigner de la ville pour prévenir les gambucinos du jour choisi pour l’exécution du sauvetage, afin d’éviter tout malentendu et embusquer les chasseurs dans de bonnes positions.

Le soir même, l’Aigle-Volant, l’Églantine et Balle-Franche s’embarquèrent, ainsi que cela avait été convenu, dans la pirogue du Loup-Rouge, qui attendait près du pont, d’après l’ordre qu’il en avait reçu de Bon-Affût. L’Églantine devait rester au camp des gambucinos tandis que l’Aigle-Volant, monté sur l’excellent barbe dont il avait si fortuitement hérité de don Estevan, se rendrait en toute hâte à sa tribu.

Lorsque Bon-Affût et don Miguel eurent vu leurs amis s’éloigner dans la pirogue, ils retournèrent au calli d’Atoyac. Le digne sachem, bien qu’il leur gardât une secrète rancune pour l’impôt de vingt cavales qu’ils avaient levé sur lui, les reçut cependant de son mieux, n’osant pas enfreindre envers des hommes aussi puissants que les deux médecins les lois sacrées de l’hospitalité. Tout en causant, il leur apprit qu’Addick et le Loup-Rouge avaient subitement disparu de la ville sans que personne sut ce qu’ils étaient devenus. Quand au Loup-Rouge, les chasseurs le savaient, et son départ ne les inquiéta nullement ; mais il n’en fut pas de même d’Addick, qui était, disait leur hôte, sorti à la tête d’un fort détachement de guerre. Ils soupçonnèrent que le jeune chef avait été rejoindre don Estevan, ce qui les engagea à redoubler de prudence, s’attendant à quelque perfide machination de la part de ces deux hommes.

Les trois jours qui devaient s’écouler se passèrent en visites aux jeunes filles et en prières au temple du Soleil. Cependant le temps semblait bien long à don Miguel et aux jeunes filles, qui tremblaient toujours qu’une circonstance fortuite vînt déranger le plan si bien conçu de leur délivrance. Le dernier jour, Bon-Affût et don Miguel s’entretenaient comme ils en avaient pris l’habitude avec doña Laura et doña Luisa, en leur recommandant une obéissance passive à toutes leurs injonctions, lorsqu’ils crurent entendre un certain frôlement extérieur sur la porte de la pièce qui précédait celle où habitaient les captives. Bon-Affût, reprenant aussitôt son visage d’emprunt, alla ouvrir et se trouva face à face avec le grand-prêtre, qui se recula avec la précipitation embarrassée d’une personne surprise en flagrant délit de curiosité indiscrète. Avait-il entendu ce que les jeunes gens et le chasseur s’étaient dit en espagnol ? Bon-Affût, après mûre réflexion, ne le pensa pas ; cependant il jugea prudent de recommander à ses compagnons de se tenir sur leurs gardes.

Ce jour si long se termina enfin ; le soleil se coucha et la nuit vint. Tout était prêt pour le départ. Les captives, placées chacune dans un hamac suspendu aux épaules de quatre vigoureux esclaves, furent transportées sur le sommet du monticule choisi pour l’opération, et déposées doucement sur la peau de vigogne que l’on y avait étendue. Le grand-prêtre, d’après l’ordre de Bon-Affût, pinça en sentinelle aux quatre points cardinaux les guerriers qu’il avait amenés. Alors Bon-Affût prononça quelques paroles mystérieuses auxquelles don Miguel répondit à voix basse, brûla quelques pincées d’une herbe odoriférante et ordonna aux Indiens et au grand-prêtre de s’agenouiller pour implorer le dieu inconnu — Teolt.

Don Miguel, pendant ce temps-là, plongeait son regard sur la ville, cherchant à distinguer s’il ne s’y passait rien d’extraordinaire. Tout était calme, le plus profond silence régnait dans la campagne. Les deux chasseurs qui s’étaient agenouillés, eux aussi, se relevèrent.

— Que mes frères redoublent de prières, dit don Miguel d’une voix sombre, je vais contraindre le méchant esprit à se retirer du corps des captives.

Malgré elles, les jeunes filles firent un mouvement d’effroi à ces paroles. Don Miguel ne parut pas le remarquer ; il fit un signe à Bon-Affût.

— Que mes frères approchent, commanda celui-ci.

Les sentinelles s’avancèrent avec une hésitation qui menaçait de dégénérer en frayeur au moindre mouvement suspect des médecins.

Don Miguel reprit alors la parole :

— Mon frère et moi, dit-il, nous allons nous remettre en prières ; mais, pour empêcher le méchant esprit de s’emparer de vous en abandonnant les captives, mon frère Deux-Lapins vous versera à chacun une corne d’une eau de feu préparée et douée par le Wacondah de la vertu de sauver ceux qui en boivent de l’atteinte du méchant esprit.

Les sentinelles étaient Apaches ; au mot d’eau de feu, leurs yeux brillèrent de convoitise. Bon-Affût leur versa alors environ une pleine calebasse d’eau-de-vie mélangée d’opium à forte dose qu’ils avalèrent d’un seul trait avec des marques non équivoques de plaisir. Le grand-prêtre seul parut hésiter un instant ; puis il se décida, et vida résolument la coupe, au grand soulagement des chasseurs que son hésitation commençait à inquiéter.

— Maintenant, s’écria le Canadien d’une voix rude, à genoux tous !

Les Apaches obéirent. Don Miguel les imita.

Seul Bon-Affût resta debout, pendant que don Miguel, le bras étendu vers le nord, semblait commander au méchant esprit de se retirer ; le Canadien se mit à tourner rapidement sur lui-même en murmurant des paroles incohérentes que l’aventurier répétait après lui. Puis don Miguel se releva et fit une évocation.

Vingt minutes s’étaient écoulées. Pendant cet intervalle de temps, un Indien s’était laissé aller la face contre terre, comme s’il se prosternait par humilité. Bientôt un autre fit de même, puis un autre, puis un autre encore, et enfin le grand-prêtre tomba à son tour. Les cinq Indiens ne donnaient plus signe de vie.

Bon-Affût, par acquit de conscience, fit légèrement sentir la pointe de son poignard à celui qui était le plus rapproché de lui. Le pauvre diable ne bougea pas : l’opium avait produit sur lui et sur ses compagnons un tel effet qu’on aurait pu les déchiqueter sans qu’ils se réveillassent.

Don Miguel se tourna alors vers les jeunes filles qui attendaient, avec une perplexité toujours croissante, le dénoûment de cette scène.

— Fuyons ! dit-il, il y va de votre vie !

Il saisit alors doña Laura dans ses bras, l’enleva sur son épaule, prit un pistolet de la main gauche et descendit en courant le monticule. Bon-Affût, plus calme que le jeune homme, commença par imiter, à trois reprises différentes, le cri de l’épervier d’eau, signal convenu entre lui et ses compagnons.

Au bout d’une minute, qui lui sembla un siècle, le même cri lui répondit.

— Dieu soit loué ! s’écria-t-il, nous sommes sauvés !

Il s’avança alors vers la jeune fille et voulut la prendre dans ses bras.

— Non, lui répondit-elle en souriant, je vous remercie ; je suis forte, moi, je puis marcher.

— Venez donc alors, au nom du ciel !

La jeune fille se leva.

— Allez, dit-elle, je vous suis. Songez à votre salut, je saurai me défendre !

Et elle montra au chasseur les pistolets que celui-ci lui avait remis deux mois auparavant.

— Brave fille ! s’écria le chasseur. C’est égal, ne me quittez pas !

Il l’obligea à descendre devant lui, et tous deux abandonnèrent enfin le monticule. Arrivés à peu près à moitié chemin de la forêt, les chasseurs furent contraints de s’arrêter, les jeunes filles, épuisées de fatigue et d’émotion, sentaient qu’elles ne pouvaient aller plus loin.

Soudain une nombreuse troupe de cavaliers, à la tête desquels se trouvaient don Mariano, Balle-Franche et Ruperto, déboucha au galop de la forêt et accourut vers eux.

— Ah ! s’écria don Miguel avec une joie délirante, je l’ai donc sauvée enfin !

Les jeunes filles montèrent sur des chevaux préparés à l’avance pour elle et furent placées au centre du détachement.

— Ma fille ! ma fille chérie ! répétait don Mariano en la couvrant de baisers.

L’aventurier respecta quelques instants les doux épanchements de ce père et de cette fille qui depuis si longtemps étaient séparés et n’espéraient plus se revoir. Deux larmes brûlantes qu’il ne put retenir roulèrent sur ses joues brunies, et devant un bonheur si complet il oublia une minute que désormais une barrière infranchissable était élevée entre celle qu’il aimait et lui ; mais bientôt, reprenant ses esprits et comprenant la nécessité de se hâter:

— En route ! en route ! commanda-t-il ; ne nous laissons pas surprendre.

Soudain un éclair sinistre traversa l’horizon; un sifflement aigu se fit entendre, et une balle vint s’aplatir sur la tête d’un gambucino, à deux pas de don Miguel. Puis un hurlement horrible, le cri de guerre des Apaches, éclata avec fureur.

— En retraite ! en retraite ! s’écria Bon-Affût, voilà les Peaux-Rouges !

Les gambucinos, enfonçant les éperons dans les flancs de leurs chevaux, partirent avec une rapidité vertigineuse.


  1. Le grand dieu inconnu.