Amyot (p. 441-454).
◄  XXXIX
Épilogue  ►

XL.

Le dernier Coup de boutoir.

Bon-Affût ne s’était pas trompé : c’étaient effectivement les Peaux-Rouges, guidés par Addick et don Estevan d’une part et par Atoyac de l’autre, qui poursuivaient les gambucinos.

Nous expliquerons en quelques mots au lecteur, cette apparente alliance entre Addick et Atoyac. Dans le précédent chapitre, nous avons dit que Bon-Affût avait surpris l’amantzin écoutant à la porte. Bien que le grand-prêtre ne comprit pas un mot d’espagnol et par conséquent ne pût rien entendre à la conversation, cependant il avait remarqué une certaine animation dans le discours qui lui avait paru suspecte ; pourtant, n’osant pas s’opposer ouvertement à la cérémonie de la grande médecine qui devait avoir lieu dans la soirée même, il fit part de ses soupçons à Atoyac. Celui-ci, déjà mal disposé envers les deux hommes, feignit cependant d’être étonné de la subite méfiance de l’amantzin et la traita de vision. Mais, à la fin, comme le vieillard insistait et qu’il paraissait fortement persuadé qu’il y avait quelque machination cachée sous les jongleries des soi-disant médecins, Atoyac finit par se rendre aux raisons de son ami, il consentit à surveiller ce qui se passerait sur le monticule, et à se tenir prêt à voler au secours de l’amantzin, si celui-ci était dupe d’une fourberie.

Ceci bien convenu entre les deux hommes, aussitôt après que le cortège des captifs eut quitté Quiepaa-Tani, Atoyac s’était mis sur ses traces avec une troupe de guerriers d’élite composée de ses parents et de ses amis ; puis, arrivé au pied de l’éminence, il l’avait gravie en partie en se glissant dans les hautes herbes, et s’était mis en devoir d’écouter et d’observer ce qui se passait.

En entendant les prières des cinq hommes, le chef fut sur le point de regretter d’être venu. Bientôt le bruit des voix cessa de se faire entendre. Atoyac supposa que des prières à voix basse avaient succédé aux premières, et attendit. Cependant ce silence se prolongeant, Atoyac se décida à gravir jusqu’au sommet de l’éminence ; il demeura tout interdit en n’apercevant que l’amantzin et les sentinelles étendues sur le sol. Dans le premier moment, il les crut morts et appela à lui ses compagnons, qui étaient demeurés en bas du tertre. Ceux-ci accoururent en toute hâte et s’élancèrent vers les dormeurs qu’ils secouèrent avec force sans parvenir à les éveiller. Atoyac devina alors une partie de la vérité ; les cris de l’épervier d’eau qu’il avait entendus lui revinrent en mémoire, ne doutant pas que les fugitifs ne se fussent dirigés du côté de la forêt, ils se précipitèrent dans cette direction en hurlant.

Atoyac fut le premier qui aperçut les fuyards, et ce fut lui qui tira le coup de feu dont la balle avait tué un gambucino. Mais la position des blancs devenait critique ; car, en arrivant sur la lisière de la forêt, ils se virent subitement arrêtés par la troupe d’Addick et d’Estevan qui les chargèrent avec fureur. Les jeunes filles étaient au milieu des gambucinos, protégées par don Mariano et Balle-Franche ; elles se trouvaient relativement en sûreté.

Pendant que Bon-Affût et Ruperto faisaient volte-face pour repousser les attaques des guerriers d’Atoyac et soutenir la retraite, don Miguel, s’armant d’un casse-tête que la main d’un Apache blessé venait de laisser échapper, se précipita au plus épais de la mêlée en bondissant comme un tigre aux abois. Les combattants, trop serrés les uns contre les autres pour faire usage de leurs armes à feu, s’égorgeaient à coup de couteau et de lance, ou bien s’assommaient avec les casse-têtes et les crosses des rifles et des fusils.

Cet affreux carnage dura près de vingt minutes, animé par les hurlements sauvages des Indiens et les cris non moins atroces des gambucinos. Enfin, par un effort désespéré, don Miguel parvint à rompre la digue humaine qui s’opposait à son passage, et se précipita, suivi de ses compagnons, par la large et sanglante trouée qu’il avait ouverte, au prix de la mort de dix de ses plus déterminés compagnons. Laissant à Bon-Affût le soin de s’opposer aux derniers efforts des Peaux-Rouges, don Miguel rallia son monde autour de lui, et toute la troupe s’élança dans les profondeurs de la forêt, où elle disparut bientôt.

Au lever du soleil, les aventuriers arrivèrent à la grotte qui devait primitivement servir de refuge à Ruperto. Don Miguel donna l’ordre de s’arrêter.

Il était temps, les chevaux, haletants de fatigue, ne se soutenaient plus qu’avec peine ; d’ailleurs, quelque diligence que fissent les Apaches, les aventuriers avaient sur eux toute une nuit d’avance : ils pouvaient donc prendre quelques heures d’un repos indispensable.

Bon-Affût, qui arriva bientôt avec l’arrière-garde, confirma les prévisions de don Miguel. Les Peaux-Rouges avaient, au dire de Bon-Affût, subitement tourné bride dans la direction de la ville.

Cette nouvelle redoubla la sécurité des aventuriers.

Pendant que les gambucinos, diversement groupés, préparaient le repas ou pansaient leurs blessures, et que les jeunes filles, retirées dans la grotte, dormaient sur un amas de feuilles et de zarapés, don Miguel et les deux Canadiens se baignèrent, afin d’effacer les traces de leurs peintures indiennes ; puis, après avoir repris leurs vêtements, ils allèrent chercher quelques instants de repos.

Seul, don Miguel entra dans la grotte. L’Églantine, assise aux pieds des jeunes filles endormies, les berçait doucement avec le refrain plaintif d’une chanson indienne. Don Mariano dormait non loin de sa fille. Le jeune homme remercia par un doux sourire la femme du chef, s’étendit en travers de l’entrée de la grotte, et s’endormit, lui aussi, après s’être assuré que des sentinelles veillaient à la sûreté commune.

Les premières paroles des jeunes filles, en s’éveillant, furent pour remercier leurs libérateurs. Don Mariano ne se lassait pas de caresser sa fille, qui lui était enfin rendue ; le vieillard ne savait comment exprimer sa reconnaissance à don Miguel. Doña Laura, avec toute la naïve franchise d’un jeune cœur auquel les détours sont inconnus, ne trouvait pas d’expressions assez fortes pour exprimer à don Miguel le bonheur dont son âme débordait ; seule doña Luisa demeurait sombre et pensive. En voyant avec quel laisser-aller et quel dévouement don Miguel, sans autre intérêt que celui de les servir, avait si souvent risqué sa vie pour elles, la jeune fille avait deviné la grandeur et la noblesse du caractère de l’aventurier ; alors l’amour était entré dans son cœur, amour d’autant plus violent que celui qui en était l’objet semblait ne pas s’en apercevoir.

L’amour rend perspicace : doña Luisa comprit bientôt pourquoi son amie lui vantait continuellement les qualités généreuses du jeune homme, elle devina la passion secrète qu’ils nourrissaient l’un pour l’autre. Une douleur cruelle la mordit au cœur à cette découverte ; en vain elle se débattit contre l’horrible torture d’une jalousie effrénée car elle sentait que jamais don Miguel ne l’aimerait. Cependant, malgré elle, la pauvre enfant se laissait aller sans espoir au charme de voir et d’entendre celui pour lequel elle aurait sacrifié sa vie avec bonheur. Quant à don Miguel il ne voyait rien, n’entendait rien : il était ivre de joie et savourait avec délices la voluptueuse félicité dont l’inondait la présence de doña Laura, assise, belle et nonchalante, entre lui et son père.

Heureusement que Bon-Affût n’était pas amoureux, lui, et qu’il voyait nettement les dangers de la position. Il convoqua un conseil composé de lui d’abord, de don Miguel, de Ruperto, de don Mariano et de Balle-Franche, dans lequel il fut résolu qu’on se dirigerait en toute hâte vers la plus prochaine frontière mexicaine, afin de mettre le plus tôt possible les jeunes femmes à l’abri de tout danger et d’échapper, si cela était possible, à un retour agressif des Indiens. Surtout il fallait se hâter, parce que, par une coïncidence malheureuse, on se trouvait à l’époque de l’année nommé par les Peaux-Rouges lune du Mexique, et qu’ils ont choisie pour leur déprédations périodiques sur les frontières de ce misérable pays. Bon-Affût se fit fort d’atteindre les défrichements en moins de quatre jours par des chemins, croyait-il, connus de lui seul.

On partit.

Les aventuriers ne furent pas inquiétés dans leur fuite rapide ; et, ainsi que Bon-Affût l’avait annoncé dans l’après-midi du quatrième jour la cuadrilla traversait à gué le Rio-Gila et entrait dans la Sonora. Cependant, au fur et à mesure qu’ils avançaient sur le territoire mexicain, le front du chasseur se rembrunissait, ses sourcils se fronçaient avec inquiétude, et les regards qu’il portait de tous les côtés dénotaient une profonde préoccupation. C’est que les parages, dont l’apparence devait dans cette saison être si luxuriante, avaient un aspect étrange et désolé qui faisait froid au cœur. Les terres bouleversées et foulées aux pieds des chevaux, les débris de jacals charbonnés, épars çà et là, les cendres amoncelées aux endroits où auraient dû s’élever d’énormes meules de grains, attestaient que la guerre avait passé par là avec toutes les horreurs qu’elle entraîne à sa suite.

Cependant, à deux lieux à l’horizon, on voyait blanchir les maisons d’un pueblo fortifié, ancien présidio, qui étincelaient aux derniers rayons du soleil. Tout était calme aux environs ; mais ce calme était celui de la mort. Aucun être humain ne se montrait ; aucune manada ne paraissait dans les prairies dévastées ; les recuas de mules et les grelots de la nena ne se laissaient ni voir ni entendre ; partout un silence de plomb, une tranquillité lugubre pesaient sur ce paysage et lui donnaient, aux gais rayons du soleil, un aspect navrant.

Tout à coup Balle-Franche, qui marchait un peu en avant de la troupe, ramena son cheval d’un écart qui avait failli le désarçonner et se pencha de côté avec un cri de surprise. Don Miguel et Bon-Affût accoururent avec empressement.

Un spectacle hideux s’offrit alors à la vue des trois hommes. Au fond d’une douve qui bordait la route, un monceau de cadavres espagnols gisaient pêle-mêle, horriblement défigurés et privés de leur chevelure.

Don Miguel ordonna de faire halte, ne sachant s’il devait avancer ou reculer. Il était permis d’hésiter dans une semblable occurrence. Pousser jusqu’au présidio, peut-être était-il désert, peut-être même les Peaux-Rouges s’en étaient-ils rendus maîtres. Cependant une détermination, quelle qu’elle fût, devait être prise sur l’heure. Don Miguel à force d’interroger l’horizon, aperçut à environ deux lieues, sur la droite, une hacienda en ruines. Bien que précaire, il valait mieux se réfugier dans cet abri que de camper en plaine. Les aventuriers piquèrent des deux, vingt minutes plus tard, ils arrivèrent à la ferme.

L’hacienda portait les traces du feu et de la dévastation ; les murs lézardés étaient noircis par la fumée, les fenêtres et les portes brisées, au milieu des décombres, plusieurs cadavres d’hommes et de femmes à demi consumés étaient entassés çà et là dans les patios. Don Miguel conduisit les jeunes filles toutes tremblantes dans une chambre que l’on débarrassa des débris qui en obstruaient l’entrée ; puis, après leur avoir recommandé de ne pas en sortir, il rejoignit ses compagnons, qui, sous la direction de Balle-Franche, s’installaient tant bien que mal dans l’hacienda. Bon-Affût était parti à la découverte avec Ruperto. Don Mariano, excité par l’amour paternel, s’était improvisé ingénieur ; aidé par une dizaine d’aventuriers, il s’occupait à fortifier la maison du mieux qu’il lui était possible.

Comme toutes les haciendas mexicaines de la frontière, celle-ci était entourée d’une haute muraille crénelée. Don Miguel fit boucher la porte ; puis, rentrant dans la maison, il ordonna de relever les portes et les fenêtres, fit percer des meurtrières et placer des sentinelles auprès de l’enceinte et sur l’azotea — toit. — Donnant ensuite à Balle-Franche le commandement de douze hommes résolus, il lui ordonna de s’aller embusquer avec cette troupe derrière un mamelon couvert de bois qui s’élevait à deux cents mètres à peu près de l’hacienda. Il fit ensuite le dénombrement de sa troupe : en comptant les domestiques de don Mariano et le gentilhomme lui-même, il n’avait auprès de lui que vingt et un hommes ; mais ces hommes étaient des aventuriers, déterminés à se faire tuer jusqu’au dernier plutôt que de se rendre. Don Miguel ne perdit pas tout espoir. Enfin, toutes ces précautions prises, il attendit. Ruperto arriva bientôt ; son rapport n’était pas rassurant.

Les Peaux-Rouges s’étaient emparés du présidio par surprise ; le bourg avait été livré au pillage, puis abandonné ; il était complètement désert. De nombreux partis d’Apaches battaient la campagne dans toutes les directions ; il paraissait évident que les aventuriers ne pourraient faire une lieue hors de l’hacienda sans tomber dans une embuscade.

Bon-Affût arriva enfin ; le chasseur ramenait avec lui une quarantaine de soldats et de paysans mexicains qui depuis deux jours erraient à l’aventure, au risque d’être surpris à chaque instant par les Peaux-Rouges qui massacraient sans pitié tous les blancs qui tombaient entre leurs mains. Don Miguel reçut ce secours imprévu avec joie ; un renfort de quarante hommes n’étaient pas à dédaigner, d’autant plus que ces individus étaient armés et par conséquent en état de lui rendre de grands services. Bon-Affût, en bon fourrier, amenait aussi avec lui plusieurs mules chargées de vivres. Le digne Canadien songeait à tout, rien ne lui échappait. Lorsque les hommes eurent été distribués aux endroits les plus exposés aux surprises, don Miguel et Bon-Affût montèrent sur l’azotéa afin d’examiner les environs.

Rien n’était changé : la campagne était toujours déserte. Ce calme était de mauvaise augure. Le soleil se coucha dans un flot de vapeurs rougeâtres, la lumière décrut subitement et la nuit arriva avec ses ténèbres et ses mystères.

Don Miguel, laissant le Canadien seul, descendit dans la chambre qui servait de refuge aux trois femmes. Les jeunes filles étaient assises et gardaient le silence.

L’Églantine s’avança vers lui.

— Que veut ma sœur ? demanda le jeune homme.

— L’Églantine veut partir, répondit-elle de sa voix douce.

— Comment ! partir ! se récria-t-il avec étonnement ; c’est impossible ; la nuit est sombre ; ma sœur courrait trop de danger seule dans la campagne ; les callis de sa tribu sont bien loin dans la prairie.

L’Églantine fit sa petite moue habituelle en secouant la tête.

— L’Églantine veut partir, reprit-elle avec impatience ; mon frère lui fera donner un cheval ; il faut qu’elle rejoigne l’Aigle-Volant.

— Hélas ! ma pauvre enfant, l’Aigle-Volant est bien loin en ce moment, j’en ai la crainte ; vous ne le retrouverez pas.

La jeune femme releva vivement la tête :

— L’Aigle-Volant n’abandonne pas ses amis, dit-elle ; c’est un grand chef ; l’Églantine est fière d’être sa femme. Que mon frère la laisse sortir ; l’Églantine a dans le cœur un petit oiseau qui chante doucement et qui lui dit où est le sachem.

Don Miguel était en proie à une vive perplexité ; il ne pouvait se décider à consentir à ce que lui demandait l’Indienne ; il lui répugnait d’abandonner ainsi cette jeune femme qui leur avait donné tant de preuves de dévouement depuis qu’elle était parmi eux. En ce moment il se sentit frapper sur l’épaule ; il se retourna : c’était Bon-Affût qui venait le rejoindre.

— Laissez-la faire, dit-il ; elle sait mieux que nous pourquoi elle agit ainsi ; les Peaux-Rouges ne font jamais rien qu’avec connaissance de cause. Venez, chère enfant, je vais vous accompagner jusqu’à la porte et vous faire donner un cheval.

— Allez donc, répondit don Miguel ; mais souvenez-vous que c’est contre mon désir que vous nous avez quittés.

L’Indienne sourit, embrassa les deux jeunes filles en leur disant ce seul mot :

— Courage !

Puis elle suivit Bon-Affût.

— Pauvre chère créature ! murmura don Miguel. Elle va chercher à nous être utile encore, j’en suis convaincu. Se tournant alors vers les jeunes femmes :

Niñas, leur dit-il, reprenez courage ; nous sommes nombreux ; demain, au lever du soleil, nous repartirons sans craindre d’être inquiétés par les maraudeurs indiens.

— Don Miguel, répondit doña Laura en souriant avec tristesse, vous essaierez en vain de nous rassurer ; nous avons entendu ce que vos hommes disaient entre eux ; ils s’attendent à une attaque.

— Pourquoi ne pas être franc avec nous, don Miguel ? ajouta doña Luisa. Mieux vaut nous avouer clairement dans quelle position nous sommes et à quoi nous sommes exposées.

— Mon Dieu ! le sais-je moi-même ? reprit-il ; j’ai pris toutes les précautions nécessaires pour défendre l’hacienda jusqu’à la dernière extrémité ; mais j’espère que notre piste ne sera pas découverte.

— Vous nous trompez encore, don Miguel, dit Laura avec un ton de reproche si doux qu’il alla au cœur du jeune homme.

— D’ailleurs, continua l’aventurier, sans vouloir répondre à l’interruption de celle qu’il aimait, soyez certaines, señoritas, qu’en cas d’attaque nous mourrons tous, mes compagnons et moi, avant qu’un Apache puisse franchir le seuil de cette porte.

— Les Apaches, s’écrièrent les jeunes filles, dont le souvenir de leur captivité était encore palpitant dans leur mémoire et qui tremblaient à la seule pensée de retomber entre leurs mains.

Cependant ce mouvement d’effroi n’eut que la durée d’un éclair ; la physionomie de Laura reprit aussitôt l’expression angélique qui lui était habituelle, et ce fut en donnant à sa voix l’intonation la plus doute qu’elle dit à don Miguel :

— Nous avons foi en vous ; nous savons que, pour nous sauver, vous ferez tout ce qui est humainement possible ; nous vous remercions de votre dévouement ; notre sort est entre les mains de Dieu, nous avons confiance en lui. Agissez en homme, don Miguel, ne vous inquiétez pas de nous davantage ; seulement, je vous en prie, veillez sur mon père.

— Oui, ajouta doña Luisa, faites bravement votre devoir ; de notre côté, nous ferons le nôtre.

Don Miguel la regarda sans comprendre. Elle sourit en rougissant, mais sans parler davantage.

Le jeune homme semblait vouloir dire quelques mots ; mais après un moment d’hésitation, il salua respectueusement les jeunes filles et se retira.

Laura et Luisa se jetèrent alors dans les bras l’une de l’autre et s’embrassèrent avec effusion.

Lorsque don Miguel entra dans le patio, Bon-Affût s’avança vers lui, et lui montrant du doigt plusieurs rangées de points noirs qui semblaient ramper dans la direction de l’hacienda :

— Regardez, lui dit-il sèchement.

— Ce sont les Peaux-Rouges ! s’écria don Miguel.

— Il y a dix minutes que je les vois, reprit le chasseur ; mais nous avons encore le temps de nous préparer à les recevoir ; ils ne seront pas ici avant une heure.

En effet, une heure environ se passa dans une horrible anxiété.

Soudain la tête hideuse d’un Apache parut au-dessus de la porte et jeta un regard féroce dans le patio.

— On ne se fait pas une idée comme ces Indiens sont effrontés, dit Bon-Affût en ricanant ; et levant sa hache, le corps de l’Apache retomba au dehors, tandis que sa tête roulait en grinçant des dents jusqu’aux pieds de don Miguel.

Plusieurs tentatives du même genre opérées sur divers points de l’enceinte furent repoussées avec un égal succès. Alors les Apaches, qui se flattaient de surprendre les blancs endormis, se voyant au contraire si mal reçus, poussèrent leur cri de guerre, et, se levant en tumulte du sol sur lequel ils avaient rampé jusqu’alors, ils se précipitèrent en bondissant contre le mur qu’ils cherchèrent à escalader de tous les côtés à la fois.

Une ceinture de flamme ceignit alors l’hacienda, et une grêle de balle les atteignit. Beaucoup tombèrent, sans que l’élan des assaillants fût ralenti. Une nouvelle décharge faite à bout portant fut impuissante à les repousser, bien qu’elle leur causa des pertes énormes. Bientôt les assaillants et les assaillis luttèrent corps à corps. Ce fut une mêlée atroce, un carnage horrible, où l’on ne lâchait prise que pour mourir, où le vaincu, entraînant souvent le vainqueur dans sa chute, l’étranglait dans une dernière convulsion. Pendant plus d’une demi-heure il fut impossible de se reconnaître ; les coups de feu, les coups de lances, les flèches et les coups de machètes se froissaient et s’entrechoquaient avec une rapidité qui tenait du prodige. Enfin les Apaches reculèrent. Le mur n’avait pas été franchi. Mais la trêve fut courte. Les Peaux-Rouges revinrent presque immédiatement à la charge, et la lutte recommença avec un nouvel acharnement. Cette fois, malgré des prodiges de valeur inouïs, les aventuriers, débordes par la masse d’ennemis qui les assaillaient de toutes parts, furent contraints de se replier vers la maison en défendant le terrain pas à pas ; mais maintenant la résistance ne pouvait pas être longue.

Tout à coup des crisse firent entendre sur les derrières des Indiens, et Balle-Franche roula sur eux comme une avalanche à la tête de sa troupe. Les Peaux-Rouges, surpris et épouvantés par cette attaque imprévue, se replièrent en désordre et se dispersèrent dans la campagne. Don Miguel s’élança alors à la tête d’une vingtaine d’hommes pour soutenir son embuscade et achever la défaite des ennemis. Les aventuriers poursuivirent les Indiens qu’ils massacrèrent avec fureur. Tout à coup don Miguel poussa un cri de surprise et de rage.

Pendant qu’il se laissait entraîner à la poursuite des Apaches, d’autres Indiens, surgissant subitement dans l’espace laissé libre, s’étaient élancés dans l’hacienda. Les gambucinos tournèrent bride et retournèrent sur leurs pas de toute la rapidité de leurs chevaux. Il était trop tard ! l’hacienda était envahie.

Le combat devint alors un carnage horrible, une boucherie sans nom. Au milieu des Apaches, Atoyac, Addick et don Estevan semblaient se multiplier, tant leurs coups étaient pressés et leur fureur au comble. Sur la marche la plus élevée du perron conduisant dans l’intérieur de la maison, don Mariano et quelques gambucinos qu’il avait ralliés luttaient en désespérés contre les attaques répétées d’une foule d’Indiens. Soudain un voile sanglant s’étendit devant les yeux du jeune homme, une sueur froide inonda son visage : les Apaches avaient forcé l’entrée, ils inondaient la maison.

— En avant ! en avant ! hurla don Leo en se jetant à corps perdu dans la mêlée.

— En avant ! répétèrent Balle-Franche et Bon-Affût.

En ce moment, les deux jeunes femmes parurent aux fenêtres poursuivies de près par des Peaux-Rouges, qui les saisirent dans leurs bras et les enlevèrent malgré leurs cris de désespoir et leur résistance. Tout était perdu !

Mais à cet instant suprême, le cri de guerre des Comanches vibra dans l’espace, et une nuée de guerriers, en avant desquels galopait l’Aigle-Volant, tomba comme la foudre sur les Apaches qui se croyaient vainqueurs. Cernés de tous les côtés à la fois, après une résistance héroïque, ceux-ci furent enfin forcés de plier et de chercher leur salut dans la fuite.

Les aventuriers étaient sauvés à l’instant où ils croyaient n’avoir plus qu’à se faire tuer pour ne pas tomber vivants entre les mains de leurs féroces ennemis.