Amyot (p. 38-49).
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V.

Explications mutuelles.


Balle-Franche et ses deux compagnons, grâce à la position qu’ils occupaient, non-seulement voyaient tout ce qui se passait dans la clairière, mais encore ils entendaient, sans en perdre un mot, la conversation de Bon-Affût et du Loup-Rouge.

Depuis longues années déjà, les deux chasseurs canadiens étaient intimement liés ; maintes fois ils avaient frappé ou entrepris de compagnie quelques-unes de ces audacieuses expéditions que les coureurs des bois accomplissent souvent contre les Indiens ; ces deux hommes n’avaient pas de secrets l’un pour l’autre ; tout était commun entre eux, les haines et les amitiés.

Balle-Franche était parfaitement au courant des faits auxquels le Loup-Rouge faisait allusion, et si certaines raisons que nous connaîtrons plus tard ne l’en avaient empêché, il aurait probablement aidé son ami à enlever l’Églantine au chef apache. Cependant un point restait toujours obscur dans son esprit : c’était la présence de Bon-Affût au milieu des Indiens, cette rixe dont il avait entendu les cris et ces coups de feu et qui semblait se terminer par une conversation amicale.

Par quel concours étrange de circonstances, Bon-Affût, l’homme le plus au fait des ruses indiennes, dont la réputation en fait d’adresse et de courage était universelle parmi les chasseurs et les trappeurs des prairies de l’Ouest, se trouvait-il ainsi dans une position équivoque, au milieu de trente ou quarante Apaches, les Indiens les plus fourbes, les plus traîtres et les plus féroces de tous ceux qui sillonnent le désert dans tous les sens ; voilà ce que le digne chasseur ne pouvait s’expliquer et ce qui le rendait tout songeur. Au risque de ce qui pourrait arriver, il résolut de révéler sa présence à son ami, au moyen d’un signal convenu entre eux de longue date, afin de l’avertir qu’en cas de besoin un ami veillait sur lui. C’était alors qu’il avait fait entendre ce sifflement au bruit duquel nous avons vu tressaillir le chasseur. Mais ce signal eut un second résultat, auquel Balle-Franche était loin de s’attendre ; les branches de l’arbre au tronc duquel s’appuyait le Canadien s’écartèrent doucement, et un homme se suspendant par les bras tomba tout à coup à deux pas de lui, mais cela si légèrement, que sa chute ne produisit pas le moindre bruit.

Au premier coup d’œil, Balle-Franche avait reconnu l’homme qui semblait ainsi tomber du ciel ; grâce à sa puissance sur lui-même, il ne témoigna rien de l’étonnement que lui causait cette apparition imprévue.

Le chasseur posa à terre la crosse de son rifle, et saluant poliment l’Indien :

— Drôle d’idée que vous avez, chef, lui dit-il en souriant, de vous promener ainsi sur les arbres à cette heure de nuit.

— L’Aigle-Volant guette les Apaches, répondit l’Indien avec un accent guttural ; mon frère ne s’attendait-il pas à me voir ?

— Dans la Prairie, il faut s’attendre à tout, chef ; je vous avoue que peu de rencontres me sont aussi agréables que la vôtre, en ce moment surtout.

— Mon frère est sur la piste des Antilopes ?

— Ma foi, je vous jure, chef, qu’il y a une heure je ne me croyais pas aussi près d’eux ; si je n’avais pas entendu vos coups de feu, il est probable qu’en ce moment je dormirais tranquille à mon campement.

— Oui, mon frère a entendu chanter le rifle d’un ami, et il est venu.

— Vous avez deviné juste, chef. Ah ça ! maintenant, mettez-moi au fait, car je ne sais rien, moi.

— Mon frère pâle n’a-t-il pas entendu le Loup-Rouge ?

— Parfaitement, il n’y a rien autre ?

— Hiet, l’Aigle-Volant a enlevé sa femme ; les Apaches l’ont poursuivi comme de lâches coyotes, et cette nuit ils l’ont surpris à son feu.

— Très-bien, l’Églantine est-elle en sûreté ?

— L’Églantine est une femme comanche, elle ignore la crainte.

— Je le sais, c’est une bonne créature ; mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit pour le moment : que comptez-vous faire ?

— Attendre l’instant favorable, pousser mon cri de guerre, et tomber sur ces chiens.

— Hum ! Votre projet est un peu vif ; si vous me le permettez, j’y changerai quelque chose.

— La sagesse parle par la bouche du chasseur pâle ; l’Aigle-Volant est jeune ; il lui obéira.

— Bon, d’autant plus que je n’agirai que dans votre intérêt ; maintenant, laissez-moi écouter, la conversation me semble prendre une tournure fort intéressante pour nous.

L’Indien s’inclina sans répondre, Balle-Franche se pencha en avant pour mieux entendre ce qui se disait.

Au bout de quelques minutes le chasseur jugea probablement qu’il était temps d’intervenir, car il se tourna vers le chef, et lui parlant oreille à oreille ainsi qu’il avait fait pendant tout leur colloque précédent :

— Que mon frère me laisse mener cette affaire, dit-il ; sa présence nous serait plus nuisible qu’utile ; nous ne pouvons avoir la prétention de combattre un aussi grand nombre d’ennemis, la prudence exige que nous ayons recours à la ruse.

— Les Apaches sont des chiens, murmura le Comanche avec colère.

— Je suis de votre avis ; mais, quant à présent, feignons de ne pas les considérer comme tels. Croyez-moi, nous prendrons bientôt notre revanche ; d’ailleurs l’avantage nous reste, puisque nous les trompons.

L’Aigle-Volant baissa tête.

— Le chef me promet-il de ne pas faire un geste sans un signal de moi ? reprit le chasseur avec insistance.

— L’Aigle-Volant est un sachem, il a dit qu’il obéirait à la Tête-Grise.

— Bien ; maintenant regardez, votre attente ne sera pas longue.

Après avoir prononcé ces paroles avec cet accent railleur, moitié figue et moitié raisin, qui lui était habituel, le vieux chasseur écarta résolument les broussailles et entra d’un pas ferme dans la clairière, suivi de ses deux compagnons.

Nous avons dit l’émotion causée par cette arrivée imprévue.

L’Aigle-Volant avait regagné son embuscade au haut de l’arbre dont il n’était descendu que pour causer avec le chasseur et lui donner les renseignements dont celui-ci avait si grand besoin. Balle-Franche s’était arrêté auprès de Bon-Affût.

— Ami, lui dit-il alors en espagnol, langue que la plupart des Indiens comprennent, votre ordre est exécuté ; l’Aigle-Volant et sa femme sont à présent dans le camp des Gambucinos.

— Bien, répondit Bon-Affût, comprenant à demi-mot ; quels sont les deux hommes qui vous accompagnent ?

— Deux chasseurs que le chef des Gachupines m’a donnés pour m’accompagner, malgré mes assurances que vous vous trouviez au milieu d’amis ; lui-même ne tardera pas à arriver à la tête de trente cavaliers.

— Retournez auprès de lui et dites-lui qu’il n’est pas nécessaire qu’il se dérange, ou plutôt, non, j’irai moi-même afin d éviter tout malentendu.

Ces paroles dites sans emphase, naturellement, par un homme que chacun des Indiens présents avait été souvent à même d’apprécier, produisirent sur eux un effet impossible à rendre.

Nous l’avons dit déjà plusieurs fois dans différents de nos ouvrages, les Peaux-Rouges joignent à la plus folle témérité la plus grande prudence, ils ne tentent jamais une entreprise sans calculer d’avance toutes les chances de réussite qu’elle peut leur offrir. Dès que ces chances disparaissent pour faire place à de mauvais résultats probables, ils n’ont pas honte de reculer, par la raison toute simple que chez eux, l’honneur comme nous le comprenons en Europe ne tient qu’une place secondaire et que le succès seul est considéré.

Certes le Loup-Rouge était un homme brave, il en avait dans maints combats donné d’innombrables preuves ; cependant il n’hésita pas devant l’intérêt général à sacrifier ses désirs secrets, et en cela, nous le croyons, il donna une grande preuve de cet esprit de famille et de ce patriotisme pour ainsi dire instinctif qui est une des plus grandes force des Indiens. Tout fin qu’il était, le chef apache se laissa complètement tromper par Balle-Franche, dont l’aplomb imperturbable et l’intervention inattendue auraient suffi pour égarer l’opinion d’un individu plus intelligent encore que l’homme auquel il avait affaire. Le Loup-Rouge prit son parti immédiatement et sans arrière-pensée.

— Mon frère la Tête-Grise est le bienvenu à mon foyer, dit-il ; mon cœur se réjouit de recevoir un ami ; ses compagnons et lui peuvent prendre place autour du feu du conseil, le calumet d’un chef est prêt à leur être offert.

— Le Loup-Rouge est un grand chef, répondit Balle-Franche, je suis heureux des sentiments de bienveillance qu’il éprouve pour moi ; j’accepterais son offre avec le plus grand plaisir, si des raisons urgentes ne m’obligeaient à rejoindre le plus tôt possible mes frères, les visages pâles, qui m’attendent à peu de distance de l’endroit où campent les Apaches Antilopes.

— J’espère qu’aucun nuage ne s’est élevé entre la Tête-Grise et son frère le Loup-Rouge, reprit le chef d’un accent cauteleux ; deux guerriers doivent s’estimer.

— C’est aussi mon opinion, chef, voilà pourquoi je me suis aussi franchement présenté dans votre camp, lorsqu’il m’aurait été facile de me faire accompagner de plusieurs guerriers de ma nation.

Balle-Franche savait fort bien que les Apaches comprenaient l’espagnol, et que, par conséquent, rien de ce qu’il avait dit à Bon-Affût ne leur avait échappé ; mais il était de son intérêt et de celui de son compagnon de feindre l’ignorer, et d’accepter comme argent comptant les propositions insidieuses du chef.

— Ses amis les visages pâles sont campés non loin d’ici ? reprit le chef.

— Oui, répondit Balle-Franche, à quatre ou cinq portées de flèches au plus, dans la direction de l’ouest.

— Ooah ! j’en suis fâché, fit l’Indien, sans cela j’aurais accompagné mes frères jusqu’à leur camp.

— Et qui vous empêche de venir avec nous ? dit nettement le vieux chasseur ; redouteriez-vous une mauvaise réception, par hasard ?

— Och ! qui oserait ne pas recevoir le Loup-Rouge avec les égards qui lui sont dus ? reprit l’Apache avec orgueil.

— Personne, assurément.

Le Loup-Rouge se pencha vers un chef subalterne et lui dit quelques mots à l’oreille ; cet homme se leva et quitta la clairière. Les chasseurs virent ce mouvement avec inquiétude, ils échangèrent un regard qui signifiait : gênons-nous sur nos gardes ? et sans affectation ils reculèrent de quelques pas en arrière en se rapprochant les uns des autres, afin d’être prêts au moindre signe suspect ; ils connaissaient la perfidie des gens avec lesquels ils se trouvaient, et s’attendaient à tout de leur part. L’Indien expédié par le chef rentra en ce moment dans la clairière ; il avait à peine été absent dix minutes.

— Eh bien ? lui demanda le Loup-Rouge.

Nilijti, — c’est vrai, — répondit laconiquement l’Indien.

Le visage du sachem se rembrunit, il crut être certain alors que Balle-Franche ne l’avait pas trompé ; car l’homme qu’il avait envoyé hors du camp était chargé, par lui, de s’assurer si effectivement on apercevait à peu de distance le feu d’une troupe de blancs ; la réponse de son émissaire lui prouvait qu’une trahison n’était pas possible, qu’il fallait continuer à feindre de bons sentiments, et se séparer dans des termes convenables des hôtes incommodes dont il aurait tant désiré se débarrasser autrement.

Sur son ordre, les chevaux furent détachés, et les guerriers se mirent en selle.

— Le jour est proche, dit-il, la lune est rentrée dans la grande montagne ; je me mets en route avec mes jeunes hommes ; que le Wacondah protège mes frères pâles !

— Merci, chef, répondit Bon-Affût, mais ne venez-vous pas avec moi ?

— Nous ne suivons pas le même sentier, répondit sèchement le chef, en lâchant la bride à son cheval.

— C’est probable, chien maudit, grommela Balle-Franche entre ses dents.

Toute la troupe était partie à fond de train et avait disparu dans les ténèbres ; bientôt le bruit de ses pas cessa de se faire entendre, se confondant dans l’éloignement avec ces mille rumeurs sans cause apparente qui troublent incessamment le majestueux silence du désert.

Les chasseurs étaient seuls. Comme les augures de l’ancienne Rome, qui ne pouvaient se regarder sans rire, peu s’en fallut que les chasseurs ne s’éclatassent au nez après le départ précipité des Apaches. Sur un signal de Bon-Affût, l’Aigle-Volant et l’Églantine vinrent se joindre aux coureurs des bois qui déjà s’étaient installés sans façon devant les feux dont ils avaient si adroitement dépossédé leurs ennemis.

— Hum ! fit Balle-Franche en bourrant sa pipe, je rirai longtemps de ce tour, il est presque aussi bon que celui que j’ai joué aux Pawnies en 1827, sur le haut Arkansas ; j’étais bien jeune alors ; depuis quelques années à peine je parcourais la Prairie, et je n’étais pas, comme aujourd’hui, habitué aux diableries indiennes ; je me rappelle que…

— Mais par quel hasard vous rencontré-je ici, Balle-Franche ? lui demanda son ami en l’interrompant brusquement.

Bon-Affût savait que dès que Balle-Franche commençait une histoire, il n’y avait plus de raison pour qu’il s’arrêtât dans sa narration ; le digne homme, pendant le cours d’une vie longue et accidentée, avait vu et fait tant de choses extraordinaires, que le moindre événement qui lui arrivait, ou dont il était seulement le témoin, devenait immédiatement pour lui un prétexte pour un de ses interminables récits ; ses amis ; qui connaissaient sa faiblesse, ne se gênaient nullement pour l’interrompre ; du reste, nous devons rendre à Balle-Franche cette justice de dire qu’il ne se fâchait jamais contre les interrupteurs ; il est vrai que dix minutes après il recommençait une histoire qu’on avait soin d’interrompre comme la première, sans qu’il se fâchât davantage.

À la question de Bon-Affût, il répondit :

— Nous allons causer, et je vous conterai cela. Puis se tournant vers Domingo : Mon ami, lui dit-il, je vous remercie de l’aide que vous nous avez prêté ; retournez au camp, et n’oubliez pas votre promesse, surtout ne manquez pas de rapporter ce que vous avez vu, à la personne que vous savez.

— C’est convenu, vieux trappeur. Soyez tranquille. Adieu.

— Bonne chance.

Domingo jeta son rifle sur l’épaule, alluma sa pipe et se dirigea à grands pas du côté du camp qui, du reste, n’était pas fort éloigné et où il arriva une heure plus tard.

— Là, dit Bon-Affût, maintenant je crois que rien ne s’oppose plus à ce que vous me répondiez.

— Si, mon ami, une chose encore.

— Laquelle ?

— Voici la nuit presque passée ; elle a été rude pour tout le monde ; je suppose que deux ou trois heures de sommeil nous sont non pas indispensables, mais au moins nécessaires, d’autant plus que rien ne nous presse.

— Dites-moi seulement un mot, ensuite je vous laisserai, dormir aussi longtemps que vous le désirerez.

— Voyons ce mot ?

— Comment vous êtes-vous trouvé si à point ici pour me venir en aide ?

— Diable, voilà précisément ce que je craignais, votre question m’oblige à entrer dans des détails beaucoup trop longs pour que je puisse vous satisfaire en ce moment.

— C’est que voyez-vous, mon ami, malgré le vif désir que j’aurais à demeurer quelques jours avec vous, je suis forcé de vous quitter au lever du soleil.

— Allons donc, ce n’est pas possible.

— Pardonnez-moi.

— Mais quelle raison assez urgente ?…

— Je me suis engagé comme éclaireur avec une caravane à laquelle j’ai donné pour demain rendez-vous au gué del Rubio vers deux heures de l’après-midi ; ce rendez-vous est pris depuis plus de deux mois. Vous savez qu’un engagement est sacré pour nous autres chasseurs, vous ne voudriez pas me faire manquer à ma parole.

— Pas pour toutes les peaux de bisons qui se tuent chaque année dans la Prairie. Vers quelle partie du Far-West guidez-vous ces hommes ?

— Je le saurai demain.

— Et à quelle sorte de gens avez-vous affaire ? Sont-ils Espagnols ou Gringos ?

— Ma foi je les suppose Mexicains ; leur chef se nomme, je crois, don Miguel Ortega, ou un nom approchant ; quelque chose comme cela enfin.

— Hein ! s’écria Balle-Franche, en faisant un bond de surprise : quel nom avez-vous dit ?

— Don Miguel Ortega ; après cela peut-être me trompé-je, mais je ne crois pas.

C’est étrange ! répéta le vieux chasseur, comme se parlant à lui-même.

— Je ne vois rien d’étrange là-dedans ; ce nom me semble fort ordinaire.

— Pour vous, c’est possible ; et vous avez traité avec lui ?

— Parfaitement.

— Comme éclaireur ?

— Oui, mille fois oui.

— Eh bien, rassurez-vous, Bon-Affût, nous avons de longs jours à vivre ensemble.

— Feriez-vous partie de sa troupe ?

— Dieu m’en garde !

— Alors je n’y comprends plus rien.

Balle-Franche sembla sérieusement réfléchir pendant quelques instants, puis se tournant vers son ami :

— Écoutez-moi, Bon-Affût, lui dit-il, aussi bien vous êtes mon plus ancien ami, et je ne veux pas vous voir vous fourvoyer de gaieté de cœur ; j’ai à vous donner certains renseignements qui vous sont indispensables pour vous acquitter convenablement de la tâche que vous avez acceptée ; je vois que nous ne dormirons pas cette nuit, ainsi prêtez-moi l’oreille avec attention ; ce que vous allez entendre en vaut la peine.

Bon Affût, surpris de l’accent solennel du vieux chasseur, le regarda avec inquiétude.

— Parlez lui dit-il.

Balle-Franche rassembla un instant ses souvenirs, puis il prit la parole et commença une longue histoire que les assistants écoutèrent avec une attention et un intérêt qui croissaient d’instant en instant ; car jamais, jusqu’à ce jour, ils n’avaient entendu de récit d’événements aussi bizarres et aussi extraordinaires.

Le soleil était levé depuis longtemps ; le vieux chasseur parlait encore.