Amyot (p. 29-38).
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IV.

Indiens et Chasseurs.


À l’endroit où se trouvaient les trois chasseurs, nous l’avons dit déjà, le Rio-Colorado formait une large nappe, dont les eaux argentées serpentaient à travers une contrée superbe et pittoresque.

Parfois, sur l’une ou l’autre rive, le sol s’élevait presque subitement en montagnes hardies d’un aspect grandiose ; d’autres fois il se déroulait en rives de fraîches et riantes prairies couvertes d’une luxuriante végétation, ou en vallons gracieux et ondulés, fourrés d’arbres de toutes sortes.

C’était dans l’un de ces vallons que la pirogue de Balle-Franche avait abordé ; abrités de toutes parts par les hautes futaies qui les enveloppaient d’un épais rideau de verdure, les chasseurs auraient échappé, même pendant le jour, aux investigations des curieux ou des indiscrets qui auraient tenté de les surprendre à cette heure avancée de la nuit, aux rayons tremblotants de la lune, qui ne parvenaient jusqu’à eux que tamisés par le dôme de feuilles qui les cachait ; ils pouvaient se considérer comme étant complètement en sûreté.

Rassuré par la force de sa position. Balle-Franche, dès que don Stefano l’eut quitté, dressa son plan de campagne avec cette lucidité que peut seule donner une longue habitude de la vie du désert.

— Compagnon, dit-il au métis, connaissez-vous la Prairie ?

— Pas autant que vous certainement, vieux trappeur, répondit modestement celui-ci ; mais assez cependant pour vous être d’un bon secours dans l’expédition que vous voulez tenter.

— J’aime cette façon de répondre, elle dénote le désir de bien faire ; écoutez-moi attentivement : la couleur de mes cheveux et les rides qui sillonnent mon visage vous disent assez que je dois posséder une certaine expérience ; ma vie entière s’est écoulée dans les bois ; il n’y a pas un brin d’herbe que je ne connaisse, un bruit dont je ne puisse me rendre compte, une empreinte que je ne sache découvrir ; il y a quelques instants plusieurs coups de feu ont éclaté non loin de nous, le cri de guerre des Indiens a été poussé ; parmi ces coups de feu je suis certain d’avoir reconnu le son du rifle d’un homme pour lequel je professe la plus chaleureuse amitié, cet homme est en danger en ce moment, il combat contre les Apaches qui l’ont surpris et attaqués pendant son sommeil. Le nombre des coups de feu me fait supposer que mon ami n’a avec lui que deux compagnons ; si nous ne lui venons pas en aide il est perdu, car ses adversaires sont nombreux ; le coup de main que je veux tenter est presque désespéré ; nous avons toutes les chances contre nous ; réfléchissez avant que de répondre : êtes-vous toujours résolu à nous accompagner, Ruperto et moi, en un mot à risquer votre chevelure en notre compagnie ?

— Bah ! fit insoucieusement le bandit, on ne meurt qu’une fois ; peut-être ne retrouverai-je jamais une aussi belle occasion de mourir honnêtement. Disposez de moi, vieux trappeur, je suis à vous corps et âme.

— Bien, je m’attendais à cette réponse. Cependant mon devoir était de vous avertir du danger qui vous menaçait ; maintenant, ne parlons pas davantage et agissons, car le temps presse et chaque minute que nous perdons est un siècle pour celui que nous voulons sauver. Marchez dans mes moksens, ayez l’œil et l’oreille au guet, surtout soyez prudents et ne faites rien sans mon ordre ; partons !

Après avoir visité avec soin l’amorce de son rifle, précaution imitée par ses deux compagnons, Balle-Franche s’orienta pendant quelques secondes ; puis, avec cet instinct des chasseurs qui chez eux est presque une seconde vue, il s’avança d’un pas rapide, bien que silencieux, dans la direction du combat, en invitant d’un geste les deux hommes à le suivre.

Il est impossible de se faire une idée, même lointaine, de ce qu’est une marche de nuit dans la Prairie, à pied, au milieu des broussailles, des arbres enchevêtrés les uns dans les autres, des lianes qui s’enroulent de tous les côtés, montant, descendant dans toutes les directions en formant les plus extravagantes paraboles ; marchant sur un terrain mouvant composé de détritus de toutes sortes accumulés par les siècles, tantôt formant des buttes de plusieurs pieds de haut pour tout à coup ouvrir des fosses profondes ; non-seulement il est difficile de se tracer une route au milieu de ce tohu-bohu et de ce pêle-mêle inextricable lorsqu’on marche franchement devant soi, sans craindre de révéler sa présence ; mais cela devient presque impossible lorsqu’il faut s’ouvrir silencieusement passage, ne pas faire fouetter une branche ou frissonner une feuille, bruit presque imperceptible qui suffirait cependant pour donner l’éveil à l’ennemi que l’on veut surprendre.

Une longue habitude du désert peut seule faire acquérir à l’homme l’adresse nécessaire pour mener à bien ce rude labeur.

Cette adresse, Belle-Franche la possédait au plus haut degré ; il semblait deviner les obstacles qui, à chaque pas, se dressaient devant lui, obstacles dont les moindres auraient, dans une circonstance semblable, fait reculer l’homme le plus résolu par la conviction de son impuissance à les surmonter.

Les deux autres chasseurs n’avaient plus qu’à suivre le sillon si adroitement et si péniblement tracé par leur guide. Heureusement que les aventuriers n’étaient séparés que par une faible distance de ceux qu’ils allaient secourir ; sans cela, il leur aurait fallu la nuit presque tout entière pour les joindre. Si Balle-Franche avait voulu, il aurait pu longer la lisière de la forêt et marcher dans les hautes herbes, route incomparablement plus facile et surtout moins fatigante ; mais, avec sa justesse de conception habituelle, le chasseur avait compris que la direction qu’il avait prise était la seule qui lui permettait d’arriver jusqu’au théâtre de la lutte, sans être découvert par les Indiens, qui, malgré toute leur sagacité, ne se douteraient jamais qu’un homme osât se hasarder à suivre un tel chemin.

Après une course d’environ vingt minutes, Balle-Franche s’arrêta. Les chasseurs étaient arrivés.

En écartant légèrement les branches des arbres et les broussailles, voici ce qu’ils aperçurent.

Devant eux, à dix pas à peine, se trouvait une clairière ; au centre de cette clairière, trois feux étaient allumés et entourés de guerriers apaches, qui fumaient gravement, tandis que leurs chevaux, attachés à des piquets, broutaient les jeunes pousses des arbres.

Bon-Affût se tenait impassible auprès des chefs, debout et appuyé sur son rifle, échangeant parfois avec eux quelques paroles. Balle-Franche ne comprenait rien à ce qu’il voyait. Tous ces hommes semblaient dans les meilleurs termes avec le chasseur, qui, de son côté, ne trahissait, ni par ses gestes, ni par son visage, aucune préoccupation.

Pour bien faire comprendre au lecteur la position singulière dans laquelle se trouvaient placés tous ces hommes vis-à-vis les uns des autres, il nous faut faire quelques pas en arrière.

Nous avons dit qu’après l’attaque subite des Indiens, Bon-Affût s’était élancé au-devant eux, en agitant une robe de bison, en signe de paix. Les Indiens s’étaient arrêtés, avec cette déférence courtoise qu’ils apportent dans toutes leurs relations, afin d’écouter les explications du chasseur. Deux chefs s’étaient même avancés vers lui en l’invitant poliment à s’expliquer.

— Que demande mon frère le visage pâle ? dit un des chefs en le saluant.

— Mon frère rouge ne me connaît-il pas, est-il donc nécessaire que je lui dise mon nom, afin qu’il sache à qui il parle ? répondit Bon-Affût d’un ton de mauvaise humeur.

— Cela est inutile ; je sais que mon frère est un grand guerrier blanc ; mes oreilles sont ouvertes, j’attends l’explication qu’il veut me donner.

Le chasseur haussa les épaules avec mépris.

— Les Apaches sont-ils donc devenus des coyotes lâches et pillards, qui se mettent en troupes pour chasser dans la Prairie ? Pourquoi m’ont-ils attaqué ?

— Mon frère le sait.

— Non, puisque je le demande. Les Apaches Antilopes avaient pour chef un grand guerrier, nommé le Loup-Rouge ; ce chef était mon ami, j’avais fait avec lui un traité ; mais le Loup-Rouge est mort, sans doute, sa chevelure orne la hutte d’un Comanche, puisque les jeunes gens de sa tribu sont venus m’attaquer, contre la paix jurée, traîtreusement, pendant mon sommeil.

Le chef se redressa en fronçant les sourcils.

— Le visage pâle a comme tous ces compatriotes une langue de vipère, dit-il rudement ; une peau couvre son cœur, et les paroles que souffle sa poitrine sont autant de perfidies ; le Loup-Rouge n’est pas mort, sa chevelure n’orne pas la hutte d’un chien comanche, il est toujours le premier sachem des Apaches Antilopes, le chasseur le sait bien, puisqu’il lui parle en ce moment.

— Je suis heureux que mon frère se soit nommé, répondit le chasseur, je ne l’aurais pas reconnu à sa façon d’agir.

— Oui, il y a un traître entre nous, reprit sèchement le chef ; mais ce traître est un visage pâle, et non pas un Indien !

— J’attends que mon frère s’explique, je ne le comprends pas, un brouillard s’est étendu sur mes yeux, mon esprit est voilé ; les paroles du chef dissiperont, je n’en doute pas, ce nuage.

— Je le désire ! Que le chasseur réponde avec une langue honnête et sans détour ; sa voix est une musique qui longtemps a résonné doucement à mon oreille et réjoui mon cœur, je serais heureux que son explication me rendît l’ami que je croyais avoir perdu.

— Que mon frère m’interroge ! je répondrai à ses questions.

Sur un signe du Loup-Rouge, les Apaches avaient allumé plusieurs feux et établi un camp provisoire. Malgré toute sa finesse, le doute était entré dans le cœur du chef apache, il voulait prouver, au chasseur blanc qu’il redoutait, qu’il agissait franchement et ne nourrissait aucun mauvais dessein contre lui. Les Apaches, voyant la bonne entente qui semblait régner entre leur sachem et le chasseur, s’étaient hâtés d’exécuter l’ordre qu’ils avaient reçu. Toute trace de lutte avait en un moment disparu, et la clairière offrait l’aspect d’un campagnement de chasseurs paisibles, recevant la visite d’un ami.

Bon-Affût sourit intérieurement du succès de sa ruse et de la façon dont il avait su en quelques mots donner un tout autre tour à la position ; cependant il n’était pas sans inquiétude sur l’explication que le chef allait lui demander ; il se sentait dans un guêpier dont, à moins d’un hasard providentiel, il ne savait comment il parviendrait à sortir. Le Loup-Rouge avait invité le chasseur à prendre place à ses côtés auprès du feu, offre que celui-ci n’avait eu garde d’accepter, ne se doutant pas encore de quelle façon tourneraient les choses, et voulant se conserver une chance de salut au cas où l’explication deviendrait orageuse.

— Le chasseur pâle est-il prêt à répondre ? demanda le Loup-Rouge.

— J’attends le bon plaisir de mon frère !

— Bon ! que mon frère ouvre les oreilles alors, un chef va parler,

— J’écoute !

— Le Loup-Rouge est un chef renommé ; son nom est redouté par les Comanches, qui fuient devant lui comme des femmes timides. Un jour, à la tête de ses jeunes gens, le Loup-Rouge s’introduisit dans un altepelt (village) des Comanches, les Bisons Comanches chassaient dans la Prairie, leurs guerriers et leurs jeunes hommes étaient absents ; le Loup-Rouge brûla les Calli et emmena les femmes prisonnières ; est-ce vrai ?

— C’est vrai ! répandit le chasseur en s’inclinant.

— Parmi ces femmes, il s’en trouvait une pour laquelle le cœur du chef apache avait parlé ; cette femme était la Cihuatl du sachem des Bisons Çomanches. Le Loup-Rouge la mena dans sa tribu, la traita non comme une prisonnière, mais comme une sœur bien-aimée. Que fit le chasseur pâle !

Le chef s’interrompit en fixant un regard sévère sur Bon-Affût ; celui-ci ne sourcilla pas.

— J’attends que mon frère m’accuse, afin de savoir ce qu’il me reproche, dit-il.

Le Loup-Rouge continua avec une certaine animation dans la voix :

— Le chasseur pale, abusant de l’amitié du chef, s’introduisit dans son altepetl, sous le prétexte de visiter son frère rouge ; comme il était connu et aimé de tous, il parcourut le village à sa guise, fureta partout, et lorsqu’il eut découvert l’Églantine, il l’enleva pendant une nuit obscure, comme un traître et un lâche !

À cette insulte, le chasseur serra le canon de son rifle par un mouvement convulsif ; mais, reprenant presque aussitôt son sang-froid :

— Le chef est un grand guerrier, dit-il, il parle bien, les paroles arrivent à ses lèvres avec une abondance pleine de charme ; malheureusement il se laisse entraîner par la passion et ne rapporte pas les choses ainsi qu’elles se sont passées.

— Ooah ! s’écria le chef, le Loup-Rouge est donc un imposteur, sa langue menteuse doit être jetée aux chiens alors.

— J’ai écouté patiemment les paroles du chef, à son tour d’écouter les miennes.

— Bon ! que mon frère parle.

En ce moment, un sifflement faible comme un soupir se fit entendre ; les Indiens n’y prêtèrent pas attention, mais le chasseur tressaillit, son œil profond lança un éclair et un sourire de triomphe plissa le coin de ses lèvres :

— Je serai bref, dit-il ; je me suis, en effet, introduit dans le village de mon frère, mais franchement et loyalement, pour lui demander au nom de Mahchsi-Karehde, le grand sachem des Bisons Comanches, sa femme que le Loup-Rouge avait enlevée : cette femme, j’offrais de payer pour elle une riche rançon composée de quatre eruhpas, — fusils, — de six peaux de bisons femelles et de deux colliers de griffes d’ours gris ; j’agissais ainsi dans le but d’empêcher une guerre entre les Bisons Comanches et les Apaches Antilopes ; mon frère le Loup-Rouge, au lieu d’accepter mes propositions amicales, les a méprisées ; je l’ai averti alors que, de gré ou de force, l’Aigle-Volant reprendrait sa femme traîtreusement enlevée dans son village pendant que lui était absent ; puis je me suis retiré. Quel reproche peut m’adresser mon frère ? Dans quelle circonstance me suis-je mal conduit avec lui ? L’Aigle-Volant a repris sa femme : il a bien fait, il était dans son droit ; le Loup-Rouge n’a rien à dire à cela, dans une circonstance semblable il aurait agi de même ; j’ai dit, que mon frère réponde si son cœur lui prouve que j’ai eu tort.

— Bon ! répondit le chef, mon frère était ici avec l’Églantine il y a quelques minutes, il me dira où elle s’est cachée ; le Loup-Rouge la reprendra, et il n’y aura plus de nuages entre le Loup-Rouge et son ami.

— Le chef oubliera cette femme, qui ne l’aime pas et qui ne peut être la sienne ; cela vaudra mieux, d’autant plus que l’Aigle-Volant ne consentira pas à la lui céder.

— Le Loup-Rouge a des guerriers pour soutenir ses paroles, dit l’Indien avec orgueil ; l’Aigle-Volant est seul, comment s’opposera-t-il à la Volonté du sachem ?

Bon-Affût sourit.

— L’Aigle-Volant a des amis nombreux, dit-il ; il est en ce moment réfugié dans le camp des visages pâles dont le Loup-Rouge peut d’ici voir étinceler les feux dans la nuit ; que mon frère prête l’oreille, je crois entendre des bruits de pas dans la forêt.

L’Indien se leva avec agitation ; en ce moment trois hommes entrèrent dans la clairière ; ces trois hommes étaient Balle-Franche, Ruperto et Domingo.

À leur vue les Apaches, qui les connaissaient parfaitement, se levèrent en tumulte et poussèrent un cri d’étonnement, presque de frayeur, en saisissant leurs armes. Les trois chasseurs continuèrent à s’avancer tranquillement sans paraître s’occuper de ces démonstrations presque hostiles.

Nous allons expliquer en quelques mots l’apparition des chasseurs et leur intervention qui allait changer probablement la face des choses.