Amyot (p. 49-58).
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VI.

Une ténébreuse Histoire.


Voici dégagée de toutes les observations plus ou moins justes dont il plut au prolixe chasseur de l’embellir, l’histoire extraordinaire que le Canadien raconta à ses auditeurs. Cette histoire se lie si intimement à notre récit, que nous sommes contraints de la rapporter dans tous ses détails.

Peu de villes offrent un aspect plus enchanteur que Mexico ; l’ancienne capitale des Aztèques s’étend, molle et paresseuse comme une nonchalante créole, à demi voilée par les épais rideaux de saules élancés qui bordent au loin les canaux et les routes. Bâtie juste à égale distance de deux océans, à environ 2 280 mètres au-dessus de leur niveau, c’est-à-dire à la hauteur de l’hospice du mont Saint-Bernard, cette ville jouit cependant d’un ciel délicieusement tempéré, entre deux magnifiques montagnes, le Popocatepetl — montagne fumante — et l'Iztaczehualt, ou la femme blanche, dont les cimes chenues, couvertes de glaces éternelles, se perdent dans les nues. L’étranger qui arrive à Mexico au coucher du soleil, par la chaussée de l’Est, une des quatre grandes voies qui conduisent à la cité des Aztèques, et qui seule aujourd’hui reste encore isolée au milieu des eaux du lac de Tezcuco, sur lequel elle est construite, éprouve, à la vue de cette ville, une émotion étrange dont il ne peut se rendre compte. L’architecture mauresque des édifices, les maisons peintes de couleurs claires, les coupoles sans nombre des églises et des couvents, qui dépassent les azotéas et couvrent, pour ainsi dire, la capitale tout entière de leurs vastes parasols jaunes, bleus ou rouges, dorés par les derniers rayons du soleil couchant, la brise tiède et parfumée du soir, qui arrive comme en se jouant à travers les branches touffues des arbres, tout concourt à donner à Mexico un air tout à fait oriental qui étonne et séduit à la fois. Mexico, brûlée entièrement par Fernando Cortez, fut rebâtie par ce conquérant sur le plan primitif : toutes les rues se coupent à angle droit, et vont aboutir à la plaza Mayor par cinq artères principales, qui sont les calles de Tacuba, de la Monterilla, de Santo-Domingo, de la Moneda et de San-Francisco.

Toutes les villes espagnoles du Nouveau-Monde, construites sur le même plan, ont cela de commun entre elles, que, dans toutes, la plaza Mayor est bâtie de la même façon. Ainsi, à Mexico, elle a sur une des faces, la cathédrale et le Sagrario ; sur la seconde, le palais du président de la république, renfermant les ministères, au nombre de quatre, des casernes, une prison, etc. ; sur la troisième face, se trouve l’Ayuntamiento ; enfin la quatrième est remplie par deux bazars, le Parian et le Portal de las Flores.

Le 10 juillet 1854, vers dix heures du soir, après une chaleur torride qui, pendant tout le jour, avait contraint les habitants à se renfermer dans leurs maisons, la brise s’était levée, avait rafraîchi l’air, et chacun, montant sur les azotéas couvertes de fleurs, qui les font ressembler à des jardins suspendus, s’était hâté de jouir de cette sereine placidité des nuits américaines, qui semble, à travers le ciel bleu, pleuvoir des étoiles. Les rues et les places étaient envahies par les promeneurs ; partout c’était un tohu-bohu, un pêle-mêle inextricable de piétons, de cavaliers, d’hommes, de femmes, d’Indiens et d’Indiennes, où les haillons, la soie et l’or se mêlaient de la façon la plus bizarre, au milieu des cris, des quolibets et des éclats de rire, enfin, comme la ville enchantée des Mille et une Nuits, Mexico, au coup de cloche de l’oracion, semblait s’être réveillée tout à coup d’un long sommeil séculaire, tant les visages respiraient la joie et semblaient heureux d’aspirer l’air à pleins poumons.

En ce moment, un sous-officier, facile à reconnaître au cep de vigne qu’il tenait à la main comme indice de son grade, déboucha de la calle San-Francisco et se mêla à la foule qui encombrait la plaza Mayor, marchant en se dandinant avec cet air narquois et gobe-mouche particulier aux militaires de tous les pays. Celui-ci était un jeune homme à la mine hautaine, au regard fier et à la fine moustache coquettement relevée. Après avoir fait deux ou trois fois le tour de la place, en agaçant les jeunes filles et coudoyant les hommes, il s’approcha, de l’air toujours en apparence aussi indifférent, d’une échoppe adossée contre un des portales, et dans laquelle un vieillard, au visage de fouine et au regard sournois, s’occupait à renfermer, dans un tiroir d’une méchante table, maculée d’un nombre innombrable de taches d’encre, du papier, des plumes, des enveloppes, de la poudre, enfin tous les ustensiles nécessaires au métier d’écrivain public, métier qu’exerçait, en effet, le petit vieillard, ainsi que l’indiquait une planche suspendue au-dessus de la porte de l’échoppe, et sur laquelle était écrit, en lettres blanches sur fond noir ; Juan-Bautista Leporello, Evangelista. Le sergent regarda pendant quelques secondés à travers les vitres, encombrées de spécimens d’écritures de toutes sortes ; puis, satisfait sans doute de ce qu’il voyait, il frappa trois coups à la porte avec son cep de vigne.

Il y eut un mouvement de chaise dans l’intérieur ; le soldat entendit le bruit d’une clef dans une serrure, puis la porte s’entre-bailla et l’évangelista parut, avançant timidement la tête.

— Eh ! C’est vous, don Annibal ; Dios me ampare ! je ne vous attendais pas aussitôt, dit-il de cette voie pateline et traînante que certains hommes emploient lorsqu’ils se sentent entre les mains d’un individu plus fort qu’eux.

— Cuerpo de Christo ! faites donc l’innocent, vieux coyote, répondit rudement le sergent ; qui donc, si ce n’est moi, oserait mettre le pied dans votre bouge maudit.

L’évangélista ricana en hochant la tête et relevant sur son front ses lunettes d’argent à verres ronds :

— Eh ! eh ! fit-il en toussottant d’un air mystérieux, bien des gens ont recours à mon ministère, beau chérubin d’amour.

— Possible, répliqua le soldat en le repoussant sans cérémonie et entrant dans l’échoppe ; ceux-là je les plains de tomber entre les mains d’un vieil oiseau de proie comme vous ; mais moi, ce n’est pas cela qui m’amène.

— Peut-être vaudrait-il mieux pour vous et pour moi que vos visites eussent un autre motif que celui qui vous conduit ici ? hasarda timidement l’évangelista.

— Trêve de sermon, fermez votre porte, mettez les volets pour que nul ne nous voie du dehors, et causons, nous n’avons pas de temps à perdre.

Le vieillard ne répliqua pas ; il s’occupa immédiatement, avec une célérité dont on ne l’aurait pas cru capable, de fermer les volets qui, la nuit, défendaient son échoppe contre les entreprises des rateros ; puis il vint s’asseoir auprès de son hôte, après avoir soigneusement verrouillé la porte en dedans.

Ces deux hommes, vus ainsi à la lueur d’un candil fumeux, formaient entre eux un étrange contraste : l’un jeune, beau, fort, hardi ; l’autre vieux, cassé et hypocrite ; tous deux se lançant à le dérobée des regards d’une expression indéfinissable, et, sous une apparente cordialité, cachant probablement une haine profonde, se parlant à voix basse, oreille contre oreille, semblaient deux démons conspirant la perte d’un ange.

Ce fut le soldat qui le premier reprit la parole d’une voix faible comme un souffle, tant il paraissait redouter d’être entendu.

— Voyons, Tio Leporello, dit-il, entendons-nous ; la demie vient de sonner au Sagrario, ainsi parlez ; qu’avez-vous appris de nouveau ?

— Hum ! fit l’autre, pas grand chose d’intéressant.

Le soldat lui lança un regard soupçonneux et parut réfléchir.

— C’est juste, dit-il au bout d’un instant, je n’y songeais plus ; où donc ai-je la tête ?

Il fouilla dans sa poitrine et de la poche de son uniforme il sortit d’abord une bourse assez bien garnie, à travers les mailles de soie verte de laquelle étincelait l’or d’un nombre considérable d’onces, puis une longue navaja qu’il ouvrit et plaça sur la table auprès de lui. Le vieillard tressaillit à la vue de la lame acérée dont l’acier bleuâtre lançait des éclairs sinistres ; le soldat ouvrit la bourse et fit ruisseler en joyeuses cascades les pièces devant lui. L’évangelista oublia instantanément le couteau pour ne plus s’occuper que de l’or, attiré malgré lui comme par un aimant irrésistible par le chatoiement du métal.

Le soldat avait fait tout ce que nous venons de dire avec le sang-froid d’un homme qui sait posséder entre les mains des arguments irrésistibles.

— Ça ! reprit-il, fouillez dans votre mémoire, vieux démon, si vous ne voulez pas que ma navaja vous apprenne à qui vous avez à faire au cas où vous l’auriez oublié.

L’évangélista sourit d’un air agréable en jetant un regard de convoitise sur les onces.

— Je sais trop ce que je vous dois, don Annibal, dit-il, pour ne pas chercher à vous satisfaire par tous les moyens dont je dispose,

— Trêve de momeries et d’hypocrites politesses, vieux singe, et venons au fait. Prenez d’abord ceci, cela vous encouragera à être sincère.

Il lui mit dans la main quelques onces, que l’évangelista fit disparaître avec une prestesse si grande, qu’il fut impossible au soldat de savoir où elles étaient passées.

— Vous êtes généreux, don Annibal, cela vous portera bonheur.

— Au fait, au fait

— M’y voici.

— J’écoute.

Et le sergent s’accouda sur la table, dans la position d’un homme qui se prépare à écouter un récit intéressant, tandis que l’évangelista toussait, crachait, et par une vieille habitude de prudence, bien qu’il se trouvât seul avec le soldat dans son échoppe, jetait un regard soupçonneux autour de lui.

Les bruits de la plaza Mayor s’étaient éteints les uns après les autres, la foule s’était dispersée dans toutes les directions et était rentrée dans ses demeures, le plus grand silence régnait au dehors ; en ce moment onze heures sonnèrent lentement à la cathédrale, les deux hommes tressaillirent malgré eux aux sons lugubres de l’horloge ; les serenos chantèrent l’heure de leur voix traînarde et avinée, puis ce fut tout.

— Voulez-vous parler, oui ou non ? s’écria brusquement le soldat avec un accent de menace.

— L’évangelista fit un bond sur sa butaca, comme s’il se réveillait en sursaut, et passant à plusieurs reprises la main sur son front :

— Je commence, dit-il d’une voix humble.

— C’est bien heureux, reprit l’autre d’un ton bourru.

— Vous saurez donc ; mais, observa-t-il en se reprenant, faut-il entrer dans tous les détails ?

— Demonios ! s’écria le soldat avec colère, finissons en une fois pour toutes, tous savez que je veux avoir les renseignements les plus complets ; canarios ! ne jouez pas avec moi, comme un chat avec une souris ; vieillard, je vous en avertis, ce jeu serait dangereux pour vous.

L’évangelista s’inclina d’un air de conviction et reprit :

— Donc ce matin, j’étais à peine installé dans mon officina ; j’arrangeais mes papiers et je finissais de tailler mes plumes, lorsque j’entendis frapper discrètement à ma porte ; je me levai, j’allai ouvrir : c’était une femme jeune et belle, autant que je pus en juger, car elle était embossada dans sa manta noire, de façon à ne pas être reconnue.

— Ce n’était donc pas la femme qui depuis un mois vous vient trouver chaque jour ? interrompit le soldat.

— Si, mais comme vous l’avez sans doute remarqué, à chacune de ses visites elle a soin de changer de costume afin, sans doute, de se rendre méconnaissable ; mais malgré ces précautions, je suis trop habitué aux finesses des femmes pour me laisser tromper, et je l’ai reconnue au premier regard que me lança son œil noir.

— Très-bien ; continuez.

— Elle demeura un instant silencieuse devant moi, Jouant avec son éventail d’un air embarrassé, je lui offris poliment un siège feignant de ne pas la reconnaître et lui demandant à quoi je pouvais lui être bon. — Oh ! me répondit-elle d’une voix mutine, je voudrais une chose bien simple. — Parlez, señorita, s’il s’agit de mon ministère, croyez bien que je me ferai un devoir de vous obéir. — Serais-je venue sans cela ? me répondit-elle ; mais êtes-vous un homme auquel on puisse se fier ? Et en disant cela, elle fixait sur moi son grand œil noir d’un air interrogateur. Je me redressai, et, de mon accent le plus sérieux je lui répondis, en plaçant la main sur mon cœur : — Un évangelista est un confesseur, les secrets meurent dans mon sein. Elle sortit alors un papier de la poche de sa saya et le tourna et le retourna entre ses doigts, puis tout à coup elle se mit à rire en décriant : — Que je suis folle, je fais du mystère à propos de rien ; d’ailleurs vous n’êtes en ce moment qu’une machine, puisque vous ne comprendrez pas vous-même ce que vous écrirez. Je m’inclinai à tout hasard, m’attendant à quelque combinaison diabolique, semblable à celles que depuis un mois elle me fait faire chaque jour.

— Trêve de réflexions, interrompit le sergent.

— Elle me donna le papier, reprit l’évangelista ; et, ainsi que cela est convenu entre vous et moi, je pris une feuille de papier que je plaçai sur une autre préparée d’avance et noircie d’un côté, si bien que les mots que j’écrivais sur mon papier étaient reproduits par la feuille noire sur une autre, sans que la pauvre niña s’en doutât le moins du monde ; après cela, la lettre n’était pas longue, elle avait tout au plus deux ou trois lignes ; seulement je veux être damné, ajouta-t-il en se signant pieusement, si j’ai compris un seul mot à cet affreux grimoire que j’ai copié ; ce doit être sans nul doute du morisque.

— Après ?

— Après j’ai plié le papier en forme de lettre, et j’y ai mis une adresse.

— Ah ! ah ! fit le soldat avec intérêt, c’est la première fois.

— Oui, mais ce renseignement ne vous avancera guère.

— Peut-être. Quelle est cette adresse ?

— Z. p. V. 2, calle S. P. Z. !

— Hum ! fit le soldat d’un air pensif, en effet c’est un peu vague ; ensuite ?

— Ensuite elle est partie en me donnant une once d’or.

— Elle est généreuse.

— Pobre niña, fit l’évangelista en posant ses doigts crochus sur ses yeux secs d’un air attendri.

— Assez de momeries auxquelles je ne crois pas ; voila tout ce qu’elle vous a dit ?

— À peu près, fit l’autre en hésitant.

Le sergent le regarda.

— Il y a donc autre chose ? dit-il en lui jetant quelques pièces d’or que Tio Leporello fit disparaître incontinent.

— Presque rien.

— Dites toujours, Tio Leporello, vous qui êtes évangelista, vous savez que c’est ordinairement dans le post-scriptum des lettres que se trouve la raison qui les a fait écrire.

— En quittant mon officina, la señorita fit signe à une providencia[1] qui passait ; la voiture s’arrêta, et bien que là niña parlât bien bas, je l’entendis dire au cocher ; Au couvent des Bernadines.

Le sergent tressaillit imperceptiblement.

— Hum ! fit-il d’un air indifférent parfaitement joué, cette adresse ne signifie pas grand’chose ; maintenant donnez-moi le papier.

L’évangelista fouilla dans son tiroir et en tira une feuille de papier blanc sur laquelle quelques mots étaient tracés en noir d’une façon presque illisible.

Dès que le soldat eut le papier entre les mains, il le parcourut des yeux ; il paraît que ce qu’il lut avait pour lui un grand intérêt, car il pâlit visiblement, et un tremblement convulsif agita tout son corps, mais se remettant presque aussitôt :

— C’est bien, dit-il en déchirant le papier en parcelles imperceptibles, voilà pour vous !

Et il jeta sur la table une nouvelle poignée d’onces.

— Merci, caballero, s’écria Tio Leporello en se précipitant avidement sur le précieux métal.

Un sourire ironique plissa les lèvres du soldat, et profitant de la position du vieillard, qui était penché sur la table pour ramasser l’or il leva son couteau et le lui enfonça jusqu’au manche entre les deux épaules. Le coup fut si bien assené, porté d’une main si ferme, que le vieillard tomba comme une masse sans pousser un soupir, sans proférer une plainte. Le soldat le regarda un instant impassible et froid ; puis rassuré par l’immobilité de sa victime, qu’il crut morte :

— Allons, murmura-t-il, cela vaut mieux ; au moins de cette façon il ne parlera pas !

Après cette philosophique oraison funèbre, l’assassin essuya tranquillement son couteau, ramassa son or, éteignit le candil, ouvrit la porte de l’échoppe, la referma avec soin derrière lui, et s’éloigna de ce pas assuré, bien qu’un peu pressé, d’un promeneur attardé qui se hâte de regagner son logis.

La plaza Mayor était déserte.


  1. Nom des voitures de place à Mexico.