L’Ève future/Livre 6/02

Bibliothèque-Charpentier ; Eugène Fasquelle, éditeur (p. 285-303).


II.

Suggestion


Entre l’opérateur et le sujet, les demandes et les réponses ne sont qu’un voile verbal, tout à fait insignifiant, sous lequel, ― droit, fixe, indistrait, ― le vouloir de ce que l’on suggère doit rester tendu comme un glaive entre les prunelles du Suggérant.
Physiologie moderne.


Cependant miss Alicia Clary souriait toujours, et les diamants de ses doigts brillaient chaque fois qu’elle portait à ses lèvres sa fourchette d’or.

Edison regardait cette femme en la pénétrant du coup d’œil aigu de l’entomologiste qui aperçoit enfin, par un beau soir clair, le fabuleux phalène destiné, demain, à sommer les cadres d’un musée avec une épingle d’argent dans le dos.

― À propos, miss Alicia Clary, dit-il, eh bien ? que dites-vous de notre cher Théâtre, ici ? de nos décors, de nos chanteresses ? Elles sont bien, n’est-ce pas ?

― Une ou deux, assez ragoûtantes, oui, si l’on veut ? ― mais… fagotées !

― À souhait ! c’est juste ! dit Edison en riant. Les costumes d’autrefois étaient si bêtes ! ― Et comment avez-vous trouvé le Freyschütz ?

― Le ténor ?… répondit la jeune femme ― la voix un peu blanche ; distingué, mais froid.

― Se méfier de ceux qu’une femme trouve froids ! dit, tout bas, Edison à lord Ewald.

― Vous dites ? demanda miss Alicia.

― Je dis : ah ! la distinction ! la distinction ! C’est tout, dans la vie !

― Oh ! oui, la distinction ! dit la jeune femme en élevant vers les poutres du laboratoire ses yeux profonds comme un ciel d’Orient : je sens qu’il me serait impossible d’aimer quelqu’un qui ne serait pas distingué.

― Tous les grands hommes, Attila, Charlemagne, Napoléon, le Dante, Moïse, Homère, Mahomet, Cromwell, etc., étaient doués, au dire de l’Histoire, d’une distinction exquise !… ― des manières !… ― de ces mille délicatesses charmantes… qu’ils poussaient même jusqu’à la mièvrerie ! De là leur succès. ― Mais je parlais de la pièce ?

― Ah ! de la pièce ! reprit miss Alicia Clary, non sans une moue aussi dédaigneusement délicieuse que celle de Vénus regardant Junon et Diane : ― entre nous, elle m’a paru… un peu…

― Oui, n’est-ce pas ? reprit Edison (en haussant les sourcils et avec un œil atone), un peu…

― C’est cela ! dit la comédienne, en respirant à deux mains ses roses thé.

― Enfin, là, ce n’est plus de l’époque ! résuma Edison d’un ton sec et péremptoire.

― D’abord, ajouta miss Alicia, je n’aime pas que l’on tire des coups de fusil sur la scène. Cela vous fait sauter. Et, justement, cela commence par trois coups de fusil. Faire du bruit, ce n’est pas faire de l’art !

― Et puis, les accidents sont si vite arrivés ! appuya Edison : la pièce y gagnerait si l’on coupait ces détonations.

― D’ailleurs, cet opéra-là, murmura miss Alicia Clary, c’est du fantastique, tout cela.

― Et le fantastique a fait son temps ! c’est juste. Nous vivons dans une époque où le positif seul a droit à l’attention. Le fantastique n’existe pas ! conclut Edison. ― Quant à la musique… vous a-t-elle paru… peuh ?… hein ?…

Et il allongea les lèvres, d’une manière interrogative.

― Ah ! je suis partie avant la valse ! répondit simplement la jeune femme comme déclinant par là toute possibilité d’appréciation.

Et sa voix articula cette phrase avec une inflexion de contralto si riche et si pure, si céleste même, qu’aux oreilles d’un étranger qui n’eût point parlé la langue en laquelle s’exprimaient les convives, miss Alicia Clary eût semblé quelque fantôme sublime d’une Hypathie, au visage athénien, errante, la nuit, à travers la Terre-sainte et déchiffrant, aux lueurs des étoiles, sur les ruines de Sion, tel passage oublié du Cantique des Cantiques.

Lord Ewald, en homme qui n’accorde même plus d’attention aux propos environnants, semblait uniquement préoccupé des paillettes irisées qui s’allumaient dans l’écume vermeille de sa coupe.

― C’est différent ! répondit, sans s’émouvoir, Edison. Je conçois qu’en effet vous ne puissiez asseoir votre jugement sur des bribes… comme les Scènes de la Forêt et de la Fonte des balles, par exemple, ou même sur le « morceau » du Calme de la Nuit…

― Celui-là fait partie de mon répertoire, soupira miss Alicia Clary : mais la chanteuse de New York se fatigue pour rien. Je pourrais le chanter dix fois de suite, moi, sans qu’il y parût, comme je vous ai chanté Casta-diva, une certaine soirée ! ajouta la belle virtuose en se tournant vers lord Ewald. Je ne comprends pas que l’on écoute sérieusement des cantatrices qui s’« emballent » comme on dit. Il me semble que je me trouve au milieu d’une assemblée de fous, quand je vois applaudir de tels écarts.

― Ah ! comme je vous comprends, moi, miss Alicia Clary ! s’écria l’électricien.

Il s’arrêta soudainement.

Il venait de surprendre un coup d’œil que lord Ewald, en un moment de distraction sombre, venait de jeter sur les bagues de la jeune femme.

Certes, il songeait à Hadaly.

― Maintenant, reprit Edison en relevant la tête, nous omettons, ce semble, une question assez grave.

― Laquelle ? demanda miss Alicia Clary.

Et elle se tourna, souriante, vers lord Ewald comme étonnée du silence qu’il gardait.

― Celle des émoluments et feux auxquels vous devez prétendre.

― Oh ! répondit celle-ci en quittant subitement d’attention le jeune lord : je ne suis pas une femme d’argent, moi.

― Comme tous les cœurs d’or ! répondit galamment Edison et en s’inclinant.

― Il en faut, cependant ! modula l’incomparable créature avec un soupir qu’un poète n’eût pas désavoué chez Desdemona.

― Quel dommage ! dit Edison. Oh ! bah ! si peu ! lorsqu’on est artiste ! reprit-il.

Le compliment, cette fois, parut toucher fort peu miss Alicia Clary.

― Mais, dit-elle, une grande artiste se mesure à l’argent qu’elle gagne ! Je suis plus riche que ne le désireraient mes goûts naturels ; mais je voudrais aussi devoir ma fortune à mon métier, ― à mon art, veux-je dire.

― C’est d’une délicatesse de sentiments bien louable, répondit Edison.

― Oui, continua-t-elle : et, si je pouvais gagner, par exemple… (elle hésitait et regardait l’ingénieur) ― douze mille…

Edison fronça imperceptiblement les sourcils.

― Ou six ? reprit miss Alicia Clary.

Le visage d’Edison s’éclaircit un peu.

― Enfin, de cinq à vingt mille dollars par an, acheva miss Alicia Clary enhardie ― et avec le sourire de la divine, de l’immense Anadyomène illuminant de son apparition l’aurore et les flots, — j’avoue que j’en serais très contente… à cause de la Gloire, vous savez !

Le visage d’Edison s’éclaira tout à fait.

― Que de modestie ! s’écria-t-il ; j’imaginais que vous alliez dire, guinées !

Une ombre, une contrariété passa sur le front sublime de la jeune femme.

― Vous savez, les débuts !… dit-elle. On ne doit pas être exigeante.

Le visage d’Edison se rembrunit.

― D’ailleurs, ma devise est : « Tout pour l’Art ! » s’empressa de conclure miss Alicia Clary.

Edison lui tendit la main.

― Je reconnais bien là le désintéressement d’une âme élevée ! ― dit-il : mais je m’arrête ; point de flatteries prématurées. Quelle pire massue que l’encensoir gauchement manœuvré ? Attendons. Un doigt de ce vin des Canaries ? ajouta-t-il.

Tout à coup, la jeune femme, comme se réveillant, regarda autour d’elle :

― Mais… où suis-je donc ? murmura-t-elle.

― Chez le plus original, mais le plus grand sculpteur de l’Union ! répondit gravement Edison. Ce sculpteur est une femme : ce seul mot doit vous révéler son illustre nom ? Mistress Any Sowana. Je lui ai loué cette partie du château.

― Tiens !… j’ai vu, en Italie, quelques instruments de statuaire ; ils ne ressemblaient en rien à ceux-ci !

― Ah ! que voulez-vous ? dit Edison ; la méthode nouvelle ! Aujourd’hui l’on est expéditif en toutes choses. On simplifie… Mais, la grande artiste dont voici l’atelier, l’illustre Any Sowana, n’en avez-vous pas entendu parler ?

― Oui, je crois… dit, à tout hasard, miss Alicia Clary.

― J’en étais sûr, dit Edison ; sa renommée a traversé les océans. Cette souveraine ciseleuse du marbre et de l’albâtre, disons-nous, est donc littéralement prodigieuse de rapidité ! Elle procède par des moyens tout nouveaux ! Une découverte récente… En trois semaines elle reproduit magnifiquement et avec une fidélité de rendu scrupuleuse les animaux et les humains. Et à ce propos, vous savez, n’est-ce pas, miss Alicia Clary, qu’aujourd’hui le monde, le haut monde s’entend, remplace le portrait par la statue. Le marbre est à la mode. Les plus puissantes dames seulement, ou les plus distinguées parmi les plus célèbres du monde des arts, ont compris, grâce à leur tact féminin, que la dignité et la beauté des lignes de leurs corps ne pouvaient jamais être shoking. En sorte que mistress Any Sowana ne se trouve absente ce soir que pour achever la statue en pied de la charmante reine d’O-Taïti, justement de passage à New York.

― Ah ? dit miss Alicia Clary, très étonnée : le grand monde a décidé, vraiment, que c’était convenable ?

― Et aussi le monde des arts ! dit Edison. N’avez-vous donc point vu les statues de Rachel, de Jenny Lind, de Lola Montès ?

Miss Alicia Clary parut chercher dans ses souvenirs.

― Je dois les avoir vues, en effet ?… dit-elle.

― Et celle de la princesse Borghèse ?

― Ah ! oui ; je me rappelle celle-là : je l’ai vue en Espagne, je crois : oui, à Florence ! interrompit, toute rêveuse, miss Alicia Clary.

― Une princesse donnant l’exemple, dit négligemment Edison, vous comprenez que la chose est devenue maintenant tout à fait reçue ! Les reines même n’y résistent plus. Lorsqu’une artiste est douée d’une grande beauté, elle se doit sa statue… même avant qu’on la lui élève ! ― Vous avez, sans doute, exposé la vôtre, miss Alicia Clary, dans les salons annuels de Londres ? ― Comment se fait-il que ce souvenir, capable, cependant, de frapper l’intelligence d’une admiration si naturelle, me soit échappé de l’esprit ! Je rougis de le dire, mais ― je ne me rappelle pas votre statue.

Miss Alicia Clary baissa les yeux.

― Non, dit-elle. Je n’ai que mon buste, en marbre blanc, et mes photographies. J’ignorais que…

― Oh ! mais c’est un crime de lèse-Humanité, s’écria Edison : ― et, de plus, au point de vue de cette réclame si indispensable aux véritables artistes, c’est un oubli grave. Je ne m’étonne plus que vous ne soyez point déjà de celles dont le nom seul est une fortune pour un théâtre, et dont le talent est hors de prix !

En proférant ces mots absurdes, l’électricien, de ses yeux clairs et calmes, envoyait comme une lueur vive au fond des prunelles de son interlocutrice.

― Il me semble que vous eussiez dû m’avertir de cela, milord ? dit Alicia, se tournant vers le jeune homme.

― Ne vous ai-je point menée au Louvre, miss Alicia Clary ? répondit lord Ewald.

― Ah oui ! devant cette statue qui me ressemble et qui n’a plus de bras ! Mais si l’on ne sait pas que c’est moi, la belle avance !

― Un conseil : saisissez l’occasion ! s’écria Edison, sans que son regard vibrant cessât de se river aux deux prunelles de l’éblouissante virtuose.

― Mais ― si c’est la mode, je le veux bien ! dit Alicia.

― C’est dit. Et, comme le temps est de l’or, tout en répétant quelques scènes de ces productions dramatiques d’un ordre nouveau, dont nous étudierons ensemble les arcanes, ― (pardon : ce blanc de pluvier, s’il trouve grâce ?) ― mistress Any Sowana va se mettre à l’œuvre, aidée de mes conseils, et au plus tôt. De sorte qu’en trois semaines… Voyez si elle exécute vite !

― Dès demain, si c’est possible ? interrompit la jeune femme. ― Et comment poserai-je ? ajouta-t-elle en baignant ses merveilleuses lèvres de roses rouges dans sa coupe.

― Nous sommes femme d’esprit, dit Edison : oh ! sans fadeurs ! ― Osons donc atterrer, d’avance, nos rivales prochaines ! ― Il faut frapper la foule par un de ces coups audacieux qui retentissent dans les deux mondes !

― Je ne demande pas mieux, répondit miss Alicia Clary ; je dois tout faire pour arriver.

― Au point de vue réclame, votre marbre en pied est indispensable dans les foyers de Covent Garden ou de Drury Lane. Indispensable ! ― Voyez-vous, une magnifiquement belle statue de cantatrice, cela prédispose les dilettanti, désoriente la multitude et enlève les directeurs. Posez donc en Ève : c’est la pose la plus distinguée. Nulle autre artiste, je le gagerais, n’osera jouer ni chanter après vous, l’Ève future.

― En Ève, dites-vous, chez monsieur Thomas ? ― Est-ce que c’est un rôle du nouveau répertoire ?

― Naturellement, dit Edison. Certes, ajouta-t-il en souriant, ce sera sommaire, ― mais auguste, ce qui est l’essentiel. Et lorsqu’on est d’une beauté aussi surprenante que la vôtre, c’est la seule pose qui convienne à tous égards.

― Oui, je suis très belle ! c’est positif ! murmura miss Alicia Clary avec une mélancolie étrange.

Puis, relevant la tête :

― Qu’en pense milord Ewald ? demanda-t-elle.

― Mon ami, maître Thomas, vous donne un excellent conseil, dit lord Ewald, d’un air de nonchalance insoucieuse.

― Oui, reprit Edison : d’ailleurs, le grand art justifie la statue et la beauté désarme les plus sévères. Les trois Grâces ne sont-elles pas au Vatican ? Phryné ne confondit-elle pas l’Aréopage ? ― Si donc vos succès l’exigent, lord Ewald ne saurait être assez cruel pour élever une objection.

― Voilà qui est convenu, dit Alicia.

― Eh bien ! dès demain : soit ! Je préviendrai, vers midi, à son retour, notre immortelle Sowana, conclut l’électricien. Quelle sera l’heure à laquelle elle devra vous attendre, miss ?

― Mais deux heures, si cela…

― Deux heures ! très bien. Maintenant, le secret le plus profond ! ajouta Edison, un doigt sur les lèvres. Si l’on savait que je me consacre à vos débuts, je serais dans la situation d’Orphée parmi les bacchantes : on me ferait un mauvais parti.

― Oh ! soyez tranquille ! s’écria miss Alicia Clary.

Puis, se tournant vers lord Ewald :

― Il est très sérieux, maître Thomas, lui dit-elle tout bas.

― Très sérieux ! dit lord Ewald : c’est pourquoi mon télégramme a été si pressant.

On était au dessert.

Il jeta un coup d’œil sur Edison : celui-ci crayonnait quelques chiffres sur la nappe.

― Vous écrivez ? dit en souriant lord Ewald.

― Rien, murmura l’ingénieur : une découverte dont je prends note, à la hâte, pour ne pas l’oublier.

En ce moment, le regard de la jeune femme tomba sur l’étincelante fleur donnée par Hadaly, et que lord Ewald, par distraction, peut-être, avait encore à la boutonnière.

― Qu’est-ce que cela ? dit-elle en reposant son verre de liqueur des îles et en allongeant la main.

Edison, à cette question, s’étant levé, alla ouvrir la grande fenêtre du parc. Le clair de lune était admirable. Il s’accouda sur la balustrade, en fumant, le dos tourné aux astres.

Lord Ewald, à la question et au geste de la belle vivante, avait tressailli ; un involontaire mouvement pour sauvegarder la fleur étrange lui était échappé.

― N’est-ce donc pas pour moi, cette belle fausse fleur ? murmura miss Alicia Clary, souriante.

― Non, miss : vous êtes trop vraie pour elle, répondit simplement le jeune homme.

Soudain, il ferma les yeux malgré lui.

Là-bas, sur les degrés de son seuil magique, Hadaly venait d’apparaître ; elle soulevait de son bras resplendissant la draperie de velours grenat.

Immobile en son armure et sous son voile noir, elle se tenait comme une vision.

Miss Alicia Clary, lui tournant le dos, ne pouvait voir l’Andréïde.

Hadaly avait sans doute assisté aux dernières circonstances de la conversation ; elle envoya, de la main, un baiser à lord Ewald, qui se leva brusquement.

― Qu’est-ce donc ? Qu’avez-vous ? dit la jeune femme. Vous me faites peur !

Il ne répondit pas.

Elle se retourna : ― la tenture était retombée ; l’apparition avait disparu.

Mais, profitant de ce moment distrait de miss Alicia Clary, le grand électricien venait d’étendre la main vers le front de la belle détournée.

Les paupières de celle-ci se refermèrent doucement, graduellement, sur ses yeux d’aurore : ses bras, pétris en pierre de Paros, demeurèrent immobiles, ― l’un appuyé à la table, l’autre main tenant le bouquet de roses pâles, pendante sur un coussin.

Statue de l’olympienne Vénus, attifée au goût moderne, elle semblait figée en cette attitude : et la beauté de son visage était revêtue en cet instant d’un reflet surhumain.

Lord Ewald, ― qui avait vu le geste et l’effet de magnétique sommeil, ― prit la main, froide maintenant, d’Alicia.

― Bien souvent, dit-il, je fus spectateur d’expériences pareilles : celle-ci, toutefois, me paraît témoigner d’une bien rare énergie de fluide nerveux et d’une volonté…

― Oh ! répondit Edison, nous naissons tous doués, à des degrés différents, de cette faculté vibrante : j’ai développé la mienne avec patience, voilà tout. J’ajouterai qu’au moment précis où, demain, je penserai qu’il sera deux heures, nul ne saurait empêcher cette femme ― sans la mettre en danger de mort ― de se rendre ici, sur cette estrade, ― et, de s’y prêter de son mieux à l’expérience convenue. ― Dites un mot, cependant : il en est temps encore ; ― et notre beau projet de ce soir sera totalement oublié. Vous pouvez parler comme si nous étions seuls : elle ne nous entend plus.

Pendant le moment de silence qui suivit cette mise en demeure suprême, la blanche Andréïde reparut, écartant les draperies brillantes et noires et demeura, sous son voile de deuil, immobile, et comme attentive, ses bras d’argent croisés sur son sein.

Alors, le jeune et grave seigneur, indiquant la divine bourgeoise endormie, répondit :

― Mon cher Edison, vous avez ma parole ― et je vous dirai que je manque absolument de frivolité dans mes engagements.

Certes, nous ne savons que trop, l’un et l’autre, que les êtres d’élection sont clairsemés en notre espèce et qu’après tout, cette personne-ci, moins sa splendeur corporelle, correspond à des millions et à des millions d’autres de même nature, ― entre lesquelles et leurs fortunés possesseurs l’intellectuelle inattention, pour plusieurs motifs, est à l’état réciproque.

Aussi, suis-je si peu difficile en ce que l’on doit attendre, intellectuellement, d’une femme, ― même « supérieure », que, ― si celle-ci était simplement douée de la plus minime éventualité de tendresse, même animale, pour quelqu’être que ce soit, fût-ce pour un enfant, j’estimerais sacrilège l’œuvre projetée entre nous.

Mais, vous venez de constater l’endémique, l’incurable, l’égoïste aridité, qui, jointe à sa suffisance fastidieuse, anime cette forme surnaturelle et il est devenu constant, pour nous, que son triste moi ne peut rien aimer, n’ayant pas, en sa trouble et rétive entité, de quoi ressentir le seul sentiment qui complète l’être vraiment humain.

En vain son « cœur » s’aigrit-il, peu à peu, sous le fade ennui que ses « idées » répandent autour d’elle ― et qui ont l’exécrable propriété de revêtir d’un reflet de leur essence tout ce qu’elle approche… et jusqu’à sa beauté, à mes yeux ? Même en lui arrachant la vie, on ne lui arracherait pas sa sourde, opaque, finassière, restreignante et pitoyable médiocrité. Elle est ainsi faite : et je ne sache qu’un Dieu seul qui, sollicité par la Foi, puisse modifier l’intime d’une créature.

Or, pourquoi préféré-je me délivrer, fût-ce d’une façon fatale, de l’amour que son corps m’inspira ? ― pourquoi ne dois-je pas, enfin, me contenter, (comme le feraient la presque totalité de mes semblables), de jouir, uniquement, de la beauté physique de cette créature, en ne tenant nul compte de ce qui l’anime ?

Parce que je ne puis atténuer en ma conscience, par aucun raisonnement, une très secrète certitude ― qui en est indivisible ― et dont la permanence travaille tout mon être d’un insupportable remords.

Je ressens, en cœur, en corps et en esprit, qu’en tout acte d’amour on ne choisit pas que la part de son désir et que l’on se brave soi-même, ― par lâcheté sensuelle, ― en se prétendant l’insoucieuse faculté d’exclure de cette forme, ― avec laquelle on accepte quand même de mêler la sienne, ― l’intime essence qui, l’animant, peut seule produire cette forme et les désirs qui en émanent : on épouse le tout. Je dis que tout amoureux cherche inutilement à étouffer en lui cette arrière-pensée qui est absolue comme lui-même, savoir qu’il se pénètre, lui, d’une manière indélébile, de cette ombre de l’âme possédée quand même avec le corps et qu’il espère illusoirement pouvoir exclure de la possession, lorsque l’idée en gêne son plaisir.

Et, ne pouvant, vous dis-je, bannir ― en aucun instant de la vie quotidienne ― cette évidence intérieure qui m’obsède, savoir que mon moi, mon être occulte, enfin, désormais est imbu de cette âme pâteuse, aux instincts sans lumière, qui ne saurait extraire la beauté d’aucune chose ― (alors que les choses ne sont que ce qu’elles sont conçues et que nous ne sommes, en réalité, que ce que nous pouvons admirer en elles, c’est-à-dire y reconnaître de nous), ― je vous l’avoue en toute sincérité, je crois avoir commis un acte d’abaissement presque indélébile en possédant cette femme : et ne sachant plus comment me racheter de cet acte, je veux du moins en punir la faiblesse, par une sorte de mort purificatrice. Bref, et quand toute la race humaine devrait en sourire, je prétends garder l’originalité de me prendre au sérieux, ayant, d’ailleurs, pour devise familiale : Etiamsi omnes, ego non.

Je vous atteste donc une dernière fois, mon cher enchanteur, que, ― sans la soudaine, curieuse et fantastique proposition que vous m’avez faite, ― tenez, je n’eusse pas entendu sonner cette heure lointaine qu’emporte le vent de ce pâle matin.

Non ! j’étais dégoûté de l’Heure, voyez-vous.

Maintenant, comme j’ai le droit de regarder le physique voile d’idéal de cette femme ainsi qu’une dépouille gagnée en un combat dont, victorieux trop tard, je sors mortellement blessé, je me permets, pour résumer l’ensemble de cette soirée sans pareille, de disposer de ce voile en vous disant : « Puisque le pouvoir de votre prodigieuse intelligence vous le permet peut-être, je vous confie, pour le transfigurer en un mirage capable de me donner un change sublime, ce pâle fantôme humain. Et si, dans cette œuvre, vous délivrez, pour moi, la forme sacrée de ce corps de la maladie de cette âme, je jure, à mon tour, d’essayer, ― au souffle d’une espérance qui m’est encore inconnue, ― de compléter cette ombre rédemptrice.

― Bien, dit Edison, pensif.

― C’est juré ! ajouta, de sa voix mélodieuse et triste, Hadaly.

Les draperies se refermèrent, ― une étincelle brilla : ― le sourd glissement de la dalle blanche, s’enfonçant, comme précipitée, dans la terre, vibra quelques secondes, puis s’éteignit.

Edison, en deux ou trois rapides mouvements de la main autour du front de la dormeuse, en dissipa l’insensibilité, pendant que lord Ewald remettait ses gants, comme si rien que de très simple ne se fût passé.

Miss Alicia Clary s’éveilla, reprenant, ― au point où le suggéré sommeil l’avait interrompue, et sans nul autre souvenir, ― sa phrase commencée à lord Ewald :

― … Et puis, pourquoi ne me répondez-vous pas, s’il vous plaît, milord comte Ewald ?

À son titre, ainsi sottement décliné, le jeune homme n’eut pas même aux lèvres ce pli amer que cause aux seuls gentilhommes vraiment nobles ces sortes de certificats que donne sans cesse la triviale compagnie.

― Excusez-moi, je suis un peu fatigué, ma chère Alicia, répondit-il.

La croisée était restée ouverte sur la nuit étoilée que pâlissait déjà l’Orient ; une voiture, en s’approchant, faisait crier le sable des allées du parc.

― Hé ! mais ― on vient vous prendre, je crois ? dit Edison.

― Il se fait très tard, en effet, dit lord Ewald en allumant un cigare, ― et vous devez avoir sommeil, Alicia ?

― Oui, je voudrais reposer un peu !.. dit-elle.

― Voici l’adresse de votre chez vous, où l’on va vous conduire, dit l’électricien. J’ai vu les appartements : ils sont d’un confort très passable en voyage. ― À demain donc, et mille bons souhaits.

Quelques instants après, la voiture emportait les deux amants dans Menlo Park, vers leur cottage improvisé.

Resté seul, Edison réfléchit un instant ; puis ayant refermé la fenêtre :

― Quelle soirée ! murmura-t-il. Et ce mystique enfant, ce charmant seigneur, qui ne s’aperçoit pas… que cette ressemblance avec la statue dont on reconnaît l’empreinte en la chair de cette femme, oui ! que cette ressemblance ― n’est que maladive, que ce doit être le résultat de quelque envie, en sa bizarre lignée ; qu’elle est née avec cela comme d’autres naissent tigrées ou palmées ; qu’en un mot c’est un phénomène aussi anormal qu’une géante ! Ressembler à la Venus Victrix, n’est, chez elle, qu’une sorte d’éléphantiasis dont elle mourra. Difformité pathologique, dont sa pauvre nature est affligée. ― N’importe, il est mystérieux que cette monstruosité sublime soit arrivée juste au monde pour légitimer absolument ma première andréide ! ― Allons ! l’expérience est belle. À l’œuvre ! Et que l’Ombre soit ! ― Sur ce, je crois avoir gagné aussi, ce soir, le droit de dormir quelques heures, à mon tour.

Puis, s’avançant au milieu du laboratoire :

― Sowana ! dit-il à demi-voix, avec une intonation particulière.

À ce nom, la voix féminine, si pure et si grave qu’il avait entendu la veille aux premières heures du crépuscule, lui répondit, invisible, au milieu de la salle :

― Me voici, mon cher Edison : eh bien ! qu’en dites-vous ?

― Le résultat m’a déconcerté moi-même pendant quelques instants, Sowana ! dit Edison. Cela passe toute espérance, en vérité. C’est une magie !

― Oh ! ce n’est rien encore ! dit la voix : après l’incarnation ce sera surnaturel.

― Réveillez-vous et reposez-vous ! murmura Edison après un silence.

Puis il toucha le bouton d’un appareil ; les trois radieuses lampes s’éteignirent d’un seul coup.

La veilleuse seule brûlait encore, éclairant, auprès d’elle, sur le coussin de la table d’ébène, le mystérieux bras au poignet enlacé de la vipère d’or ― dont les yeux bleus semblaient regarder fixement le grand électricien, dans l’obscurité.