L’Ève future/Livre 6/01

Bibliothèque-Charpentier ; Eugène Fasquelle, éditeur (p. 279-285).


I

On soupe chez le magicien


Nunc est bibendum, nunc, pede libere
Pulsanda tellus !

Horace.


Quelques instants après, Edison et lord Ewald rentraient sous les lampes, dans le laboratoire, et jetaient leurs fourrures sur un fauteuil.

― Voici miss Alicia Clary ! dit l’ingénieur en regardant vers l’angle obscur de la longue salle, auprès des tentures de la fenêtre.

― Où donc ? demanda lord Ewald.

― Là, dans cette glace ! dit tout bas l’ingénieur en indiquant à lord Ewald un vaste miroitement pareil à de l’eau morte sous une lueur lunaire.

― Je ne vois rien, dit celui-ci.

― C’est une glace toute particulière, dit l’électricien. Rien d’étonnant d’ailleurs, à ce que cette belle personne m’apparaisse en son reflet puisque je vais le lui prendre. ― Tenez, ajouta-t-il en tournant un pas de vis qui leva les tarchettes de leurs écrous, miss Alicia Clary cherche la serrure, elle trouve le loquet de cristal… la voici.

La porte du laboratoire s’ouvrit à cette dernière parole : une grande et admirable jeune femme apparut sur le seuil.

Miss Alicia Clary était vêtue d’une chatoyante robe de soie d’un bleu pâle et qui paraissait vert-de-mer sous les lumières ; en ses noirs cheveux s’épanouissait une rose rouge et des étincelles de diamants scintillaient à ses oreilles ainsi qu’au tour évasé de son corsage. Une mante de martre était jetée sur ses épaules, et un voile de point d’Angleterre lui entourait délicieusement le visage.

Cette femme ― vivante évocation des lignes de la Vénus victorieuse, ― éblouissait. ― La ressemblance avec le divin marbre apparaissait immédiatement, si frappante, si incontestable que cette vue causait une sorte de saisissement mystérieux. C’était bien l’original humain de cette photographie qui avait rayonné, quatre heures auparavant, dans le cadre réflectif.

Elle demeurait immobile et comme surprise de l’aspect du lieu plus qu’étrange qui lui apparaissait.

― Entrez, de grâce, miss Alicia Clary ! Mon ami, lord Ewald, vous attend avec la plus passionnée des impatiences : et ― permettez que j’ose le dire ― je la trouve bien légitime en vous regardant.

― Monsieur, répondit la belle jeune femme ― avec une intonation de patronne de magasin, mais, aussi, avec un timbre de voix d’une limpidité idéale, pareil à des grêlons d’or heurtant un sonore disque de cristal, ― monsieur, je suis venue tout à fait en artiste, vous voyez. Quant à vous, mon cher lord, votre dépêche m’a vraiment bouleversée ; j’ai cru… je ne sais pas, moi !

Elle entra.

― Chez qui ai-je l’honneur d’être ? ajouta-t-elle avec un sourire d’intention maugracieuse, mais qui, malgré l’intention, semblait comme une embellie de lumière d’étoiles sur un steppe glacé.

― Chez moi, dit vivement Edison : je suis maître Thomas.

Le sourire de miss Alicia Clary parut comme se refroidir encore à ces paroles.

― Oui, continuait obséquieusement Edison, maître Thomas ! Il n’est pas que vous n’ayez entendu parler de moi ? maître Thomas ! le représentant général des grands théâtres d’Angleterre et d’Amérique !

Elle tressaillit et le sourire, plus radieux, reparut, cette fois nuancé d’une idée d’intérêt.

― Oh ! mais, enchantée, monsieur !… balbutia-t-elle.

Puis se penchant à l’oreille de lord Ewald :

― Comment ! Et vous ne m’avez pas prévenue ? dit-elle. Je vous remercie de la démarche, car, à la fin, je veux être célèbre, ― puisqu’il paraît que c’est à la mode. Mais cette présentation n’est ni régulière ni raisonnable, je trouve. Il ne faut pas que j’aie l’air d’une bourgeoise devant ces gens-là. Vous serez donc toujours dans les étoiles, mon cher lord ?

― Hélas, toujours ! répondit lord Ewald en s’inclinant, correct, pendant que la jeune femme défaisait son chapeau et son burnous.

Edison avait tiré violemment un anneau d’acier caché dans les tentures ; un lourd et magnifique guéridon aux candélabres allumés et supportant un lunch servi avec une splendide recherche, sortit du parquet.

C’était une véritable apparition de théâtre, un souper de féeries.

Trois couverts brillaient, et des porcelaines de Saxe, où du gibier et des fruits rares étaient disposés. Une petite cave en treillis, contenant une demi-douzaine de vieilles bouteilles poudreuses et de flacons à liqueurs, se trouvait placée à portée de l’un des trois sièges qui entouraient le guéridon.

― Cher monsieur Thomas, dit lord Ewald, voici miss Alicia Clary, ― dont je vous ai décrit les talents hors de pair de cantatrice et de comédienne.

Edison, après un léger salut :

― Ah ! j’espère bien, dit-il du ton le plus dégagé, hâter vos débuts glorieux sur l’une de nos principales scènes, miss Alicia Clary ! ― Mais nous allons en causer à table, n’est-ce pas, car le voyage ouvre l’appétit et l’air de Menlo Park est très vif.

― C’est vrai ! j’ai faim ! dit la jeune femme, si carrément qu’Edison lui-même, dupe du magique sourire qu’elle avait oublié sur son visage, tressaillit, regardant lord Ewald avec étonnement. Il avait pris cette charmante et naturelle parole pour un mouvement juvénile d’entrain joyeux. Que signifiait ceci ? Si cette sublime incarnation de beauté pouvait dire, seulement, qu’elle avait faim, de cette façon-là, lord Ewald s’était trompé, puisque cette seule note vivante et simple prouvait un cœur et une âme.

Mais le jeune lord, en homme qui sait l’exacte valeur de ce qui se dit autour de lui, était demeuré impassible. ― En effet, miss Alicia Clary, craignant d’avoir dit quelque chose de trivial devant des « artistes », se hâta d’ajouter, avec un sourire dont le spirituel, voulu du moins, donnait une sacrilège expression comique à la magnificence de son visage :

Ce n’est pas très poétique, messieurs ; mais il faut bien être sur la terre, quelquefois.

À cette parole, qui sembla retomber, comme une définitive pierre sépulcrale, sur l’adorable créature qui s’y était, à son insu, si totalement, si irrémissiblement traduite, à cette judicieuse parole ― qu’un Dieu seul peut pardonner et laver de son sang rédempteur, ― Edison se rasséréna : lord Ewald avait analysé juste.

― Charmant ! s’écria-t-il, d’un air de cordiale bonhomie. À la bonne heure !

Ce disant, il précéda ses convives avec un gracieux geste d’invitation.

La robe céruléenne de miss Alicia, en effleurant les piles, leur arrachait quelques étincelles perdues dans les souveraines clartés de l’appartement.

L’on prit place. Une touffe de boutons de roses thé, sertie comme par des elfes, indiquait le couvert de la jeune femme.

― Que ne vous devrai-je pas, monsieur, dit-elle, une fois assise et en se dégantant, si, grâce à vous, un début sérieux, à Londres, par exemple…

― Oh ! répondit Edison, n’est-ce pas un plaisir presque divin que de lancer une étoile ?

― Monsieur, interrompit miss Alicia Clary, je vous dirais que j’ai déjà chanté devant des têtes couronnées…

― … une diva !… continuait Edison enthousiaste et en versant à ses hôtes quelques doigts de vin de Nuits.

― Monsieur, reprit miss Alicia Clary d’un air à la fois pincé et rayonnant, l’on sait que les divas sont de mœurs plus que légères : je ne les imiterai pas en ceci. J’eusse même préféré une existence plus honorable, et je ne fais que me résigner à cette carrière… parce que je vois qu’il faut être de son siècle ! ― Et puis, lorsqu’on peut faire valoir des moyens, même bizarres, de faire fortune, je trouve qu’il n’y a plus de sots métiers, aujourd’hui.

La mousse du Lur-Saluces fluait, débordant les radieuses mousselines des coupes.

― La vie a ses exigences ! dit Edison. Moi-même, j’avais peu d’inclination pour l’expertise des tempéraments lyriques. Bah ! les organisations maîtresses peuvent se plier à tout et tout acquérir. Résignez-vous donc à la Gloire, comme tant d’autres ― qui en sont aussi étonnées que vous, miss Alicia Clary ! ― À vos triomphes !

Et il éleva son verre.

Sympathique à la rassise faconde de l’électricien, (dont la face, aux yeux de lord Ewald, semblait, en ce moment, cachée sous un loup souriant de velours noir), miss Alicia Clary toucha de son verre la coupe d’Edison avec un geste si digne et si réservé qu’entre ses mains miraculeuses la coupe eut soudainement l’air d’une tasse.

Les convives burent le rayon liquide ; toute glace, dès lors, sembla rompue.

Et, autour d’eux, sur les cylindres, les angles des réflecteurs et les grands disques de verre, tremblaient les lumières des lampes. Une impression de solennité secrète jusqu’à l’occulte flottait dans l’entrecroisement des regards ; tous trois étaient pâles ; la grande aile du Silence passa un instant sur eux.