L’Ève future/Livre 6/03

Bibliothèque-Charpentier ; Eugène Fasquelle, éditeur (p. 303-312).


III

Importunités de la Gloire


« L’ouvrier qui ne travaille pas vingt-cinq heures par jour ― n’a que faire d’entrer chez moi. »
Edison.


Durant la quinzaine qui suivit cette soirée, le soleil dora joyeusement le fortuné district du New Jersey.

L’automne s’avançait, cependant ; les feuilles des grands érables de Menlo Park se veinaient de pourpre et le vent les froissait, d’aurore en aurore, plus sèchement.

Le château d’Edison et ses jardins apparaissaient déjà dans de plus bleus crépuscules. Les oiseaux familiers d’alentour, ― fidèles aux branchages et aux dernières feuillées, commençaient, gonflant leur plume, à piauler quelques notes de leurs chansons d’hiver.

Pendant cette série de beaux jours, les États-Unis en général, ― et, en particulier, Boston, Philadelphie et New York, ― s’étaient inquiétés, Edison ayant suspendu toutes réceptions depuis la visite de lord Ewald.

Enfermé avec ses mécaniciens et ses appariteurs en son laboratoire, il ne sortait plus. ― Les reporters, expédiés en hâte, avaient trouvé grille close ; ils avaient essayé de sonder M. Martin, mais son mutisme souriant avait déconcerté leurs tentatives. Gazettes et Magazines s’émouvaient. ― « Ah çà, que faisait le sorcier de Menlo Park ? le papa du Phonographe ? » Des rumeurs, touchant la découverte définitive de l’adaptation du compteur (!) à l’Électricité, commencèrent à circuler.

D’habiles détectives avaient cherché à louer des fenêtres lointaines pour surprendre une expérience. Dollars perdus ! ― L’on ne voyait rien, de ces maudites fenêtres ! ― Des limiers, dépêchés par la Compagnie du Gaz, devenue fortement inquiète, s’étaient retirés sur les hauteurs environnantes et, là, nantis d’énormes télescopes, plongeaient dans les jardins qu’ils inspectaient et scrutaient d’une pupille sagace.

Mais, du côté du laboratoire, le feuillage d’une grande allée obstruait toute investigation. L’on n’avait distingué qu’une jeune dame, extrêmement belle, vêtue de soie bleue et cueillant paisiblement des fleurs sur la pelouse du milieu, ― rapport qui avait terrifié la Compagnie du Gaz.

― L’électricien cherchait à leur donner le change ! ― C’était clair. ― Une jeune dame, cueillant des fleurs ?… Allons donc ! ― Vêtue de soie bleue ?… Plus de doute !.. Il raillait ! Il avait découvert la division du Fluide, le démon ! ― Mais on n’était point sa dupe. ― Un pareil homme était un fléau social. ― On aviserait ! ― Il ne fallait pas qu’il s’imaginât ! » etc.

Bref, l’anxiété se portait au comble, lorsqu’on apprit qu’Edison avait mandé, en toute hâte, l’excellent docteur Samuelson D. D. et le fameux W*** Pejor, le dentiste du high-life américain, le praticien en vogue ― tant prisé pour la légèreté de ses pièces, pour son innocente manie du viol et pour la solidité de sa prothèse.

Immédiatement le bruit se répandit, ― la foudre surmenée n’eut du moins pas assez d’ailes pour le divulguer, ― qu’Edison, malade, rugissait jour et nuit, en proie à la fluxion la plus lancinante et la plus terrible ― et que sa tête, vouée à la plus imminente méningite, était devenue grosse comme le Capitole de Washington.

On redoutait l’imminence d’un transport au cervelet. C’était un homme fini ! ― Les actionnaires du Gaz, dont les titres venaient de baisser considérablement, devinrent tremblants de joie à cette nouvelle. Ils se précipitèrent dans les bras les uns des autres, pleurant de satisfaction et balbutiant des mots dénués de sens.

Après s’être épuisés en d’infructueux efforts en la recherche de termes suffisamment jaculatoires pour rédiger, de concert, en un pique-nique, l’hymne d’actions de grâces qu’ils avaient formé le projet d’exhaler, ils y renoncèrent d’un commun accord, ― et, saisis d’une idée lumineuse, se répandirent en hâte de tous côtés pour acheter à la baisse le plus qu’ils purent d’actions au porteur de la Société fondée sur le Capital-intellectuel d’Edison et l’Exploitation de ses découvertes.

Quand le vénérable docteur Samuelson D. D., ― suivi de l’excellent et illustre W*** Pejor, ― eut affirmé, sur l’honneur, à leur retour à New York, que les esprits vitaux du mirifique sorcier ne s’étaient jamais vus dans un état plus sanitaire ; qu’il s’était agi, simplement, durant leur séjour à Menlo Park, de la jeune dame à la toilette d’azur sur laquelle il essayait une suite d’expériences de ses anesthésiques, ― il y eut une débâcle de plusieurs millions de dollars qui fit pousser aux acheteurs de la veille de véritables glapissements. Trois grognements officiels furent même votés contre l’ingénieur, ― et consciencieusement exécutés, ceux-là !… ― vers la fin du meeting de consolation que s’offrirent les spéculateurs de la fameuse baisse. Dans un pays où le plus clair des affaires est fondé sur l’industrie, l’activité et les découvertes, rien que de naturel en ces événements.

Toutefois, revenues, à moitié, de la panique et de l’alerte, les âmes s’étaient à demi rassurées et l’âpreté des espionnages se relâcha quelque peu.

Tant et si bien qu’une belle nuit, ― comme une caisse de dimensions assez importantes avait été notoirement expédiée de New York à Edison, et comme le camion arrivait à Menlo Park, de nonchalants détectives, apostés par les curieux, donnèrent l’exemple d’une modération inattendue. Les procédés qu’ils employèrent, en cette occasion, pour se rendre compte des choses, furent même blâmés comme par trop bénins et trop niaisement ingénieux.

En effet, ils se contentèrent, d’abord, de se ruer, sans vains préambules et à grands coups de gourdins, sur le conducteur et les employés nègres qui escortaient la caisse et de les laisser pour morts sur la route. Puis, aux lueurs des torches, ils s’empressèrent d’ouvrir ladite caisse, ― mais en y mettant, cette fois, toute la délicatesse et toute la subtilité de manœuvres dont ils étaient capables, c’est-à-dire en enfonçant, à la hâte, d’énormes ciseaux à froid entre les ais, qu’ils firent éclater.

Enfin ! On allait donc pouvoir examiner les nouveaux éléments électriques et voir en quoi consistait le « Compteur » commandé évidemment par Edison.

Le chef de l’expédition, ayant procédé à l’examen minutieux du contenu de la caisse, n’y inventoria qu’une nouvelle robe de soie bleue (oh ! toute neuve !), des bottines de même nuance, des bas de femme d’une finesse délicieuse, une boîte de gants parfumés, un éventail d’ébène aux sculptures précieuses, des dentelles noires, un corset léger et ravissant, à rubans feu, des peignoirs de batiste, une boîte de bijoux contenant d’assez beaux pendants d’oreilles en diamant, des bagues et un bracelet, ― des flacons de parfum, des mouchoirs brodés de l’initiale H** et plusieurs autres objets de ce genre, ― enfin, toute une toilette féminine.

À cette vue oiseuse, nos agents, se sentant gagner par une véritable hébétude, formèrent cercle autour de la malle ― où chaque objet fut délaissé à sa place, sur un regard profond du chef. Puis, s’étant pris le menton dans la paume de la main, nos seigneurs firent une pause et une grimace, trouvant sans doute à leur déconvenue un arrière-goût saumâtre. Puis, comme affolés, se croisant brusquement les bras, en écartant leurs longs doigts rouges contre leurs flancs et haussant démesurément les sourcils, ils s’entre-regardèrent en silence, d’un œil méfiant. ― Puis, à moitié asphyxiés par la fumée des torches de leurs subalternes, ils se demandèrent, tout rêveurs, très bas, les uns aux autres, et avec des expressions butinées sur la flore même de leur langue « si, décidément, le papa du Phonographe se jouait d’eux ? »

Néanmoins, comme l’équipée tirait à conséquence, le chef, ayant humé une forte prise ― tout en avalant avec peine sa salive, ― leur intima l’ordre, à voix basse et entre deux de ces imprécations d’élite qui rappelèrent la horde au sentiment de la réalité, d’aller, avec la rapidité bien connue de l’éclair, rapporter le corps du délit à sa destination, et ce sous peine du lynch.

La horde se mit donc en marche en allongeant le compas. Arrivés à la grille d’Edison, ils y trouvèrent M. Martin et ses quatre joyeux collègues, qui, d’un air avenant, et le revolver à douze coups aux poings, les remercièrent avec chaleur de la peine qu’ils avaient bien voulu prendre, se saisirent lestement de la caisse et rejetèrent la grille sur le nez de nos gentlemen, ― lesquels reçurent, en même temps, par la figure, le jet d’un éblouissant pinceau de magnésium parti du laboratoire de l’électricien qui photographiait ainsi, dans cet éclair, leurs trognes hirsutes, hispides et hyrcaniennes.

Une récompense honnête leur était due. Aussi, dès le lendemain, sur un télégramme circonstancié d’Edison et accompagné du portrait-carte collectif de ces parfaits compères (vue prise devant la grille), ― il échut à ces dignes personnages (sur une proposition du constable à laquelle ils s’empressèrent d’accéder) la bonne fortune de quelques mois de pénombre. Ceux-là même qui les avaient apostés les chargèrent affreusement devant le constable, à cause de la bénignité de leurs agissements, ― ce qui détendit de plus en plus les vigilances de la curiosité publique.

Que faisait Edison ? ― que pouvait-il avoir encore imaginé ? Des impatients rêvaient bien de loqueter la grille ! ― Mais l’ingénieur avait prévenu, dès longtemps, par la voie comminatoire des journaux, que, dès le crépuscule, il en laisserait divers points, dûment isolés, en correspondance avec un courant sérieux. De sorte que l’on passait au large, une fois le garde-fou circulaire établi. Quels gardiens, quels suisses, quels veilleurs valent, en effet, l’électricité ? Qu’on essaie de la corrompre ! ― alors surtout que l’on ignore même où elle est ! À moins de s’habiller en paratonnerres ou de porter d’épais et hermétiques vêtements de cristal, la tentative amènerait fort probablement des résultats amers, ― bref, serait couronnée d’un succès pour le moins négatif.

Les milliers de conversations continuaient : «  ― Qu’est-ce qu’il fait ? Mais qu’est-ce qu’il combine ? ― Interroger mistress Edison ?… L’on eût été bien reçu ! ― D’ailleurs, comment ? ― Savait-elle seulement quelque chose ? ― Les enfants ?… Accoutumés, de bonne heure, à simuler une surdi-mutité incurable lorsqu’on les questionnait, c’eût été peine perdue. Allons, le mot était donné. Il fallait attendre. »

Tout à coup, vers cette époque, Sitting-Bull, le sachem des derniers Peaux-Rouges du Nord, ayant remporté un inattendu et sanglant avantage sur les troupes américaines envoyées contre lui, ― ayant décimé et scalpé, comme on le sait, l’élite des jeunes gens des villes du nord-est de l’Union, ― l’attention, stupéfaite de cette nouvelle ― qui eut un retentissement dans l’univers, ― se porta sur les Indiens menaçants et quitta de vue Edison pour quelques jours.

L’ingénieur en avait profité pour envoyer secrètement l’un de ses mécaniciens à Washington, chez le premier artiste en cheveux de la capitale, le perruquier du Luxe et de la Gentry. L’intelligent émissaire avait remis à cet homme, de la part d’Edison, le spécimen d’une grande et ondulée chevelure brune, avec une note indiquant, au milligramme et au millimètre, le poids et la longueur de celle dont il désirait un double aussi parfait que possible ― le tout accompagné de quatre photographies, grandeur nature, d’une tête masquée dont il demandait que l’on reproduisît la coiffure et le négligé.

En moins de deux heures, comme il s’agissait d’Edison, les cheveux furent sertis, pesés et bouillis.

L’envoyé remit alors à l’artiste un mince tissu ― un derme capillaire d’un si vivant aspect que le perruquier le tourna et le retourna quelque temps, tout pensif, avant de s’écrier :

― Mais c’est du scalp ! du cuir chevelu ! frais enlevé ! tanné par un procédé inconnu ! C’est culbutant ! À moins que ce ne soit une substance que… ― enfin, tout le dur de la perruque est effacé par ce système !

― Écoutez, répondit l’envoyé d’Edison, ceci moule exactement la boîte crânienne, l’occiput et les pariétaux d’une personne des plus élégantes. À la suite de fièvres, elle craint de perdre les cheveux et désire les remplacer, pour quelque temps, par ceux-ci. Voici les parfums et l’huile dont elle se sert. Il s’agit de confectionner un chef-d’œuvre, ― le prix est indifférent. Attelez donc trois ou quatre de vos meilleurs artistes, ― nuit et jour, s’il le faut, ― à nous tramer cette chevelure sur ce tissu de manière à tromper la nature, en la décalquant. ― Surtout ne faites pas mieux que nature !!! Vous dépasseriez le but ! Identique ! Rien de plus. Vous contrôlerez, à la loupe, sur les photographies, les poils follets, petits cheveux rebelles, et ombres. M. Edison compte sur votre ouvrage d’ici trois jours ― et je ne repartirai qu’en l’emportant.

Le perruquier avait d’abord jeté les hauts cris devant ce délai : mais, le soir du quatrième jour, l’envoyé, tenant une boîte à la main, était rentré dans Menlo Park.

Maintenant, les bien informés des environs chuchotaient entre eux qu’un mystérieux carrosse arrivait chaque matin à une porte inconnue et nouvellement découpée dans le mur du parc. Une jeune miss, presque toujours vêtue de bleu, une personne fort belle, très distinguée, en descendait seule, passait la journée, avec Edison et ses appariteurs, dans le laboratoire, ― ou se promenait dans les jardins. Le soir, le même carrosse la venait prendre et la ramenait à certain cottage somptueux, récemment loué par un jeune seigneur anglais, beau, d’ailleurs, comme le jour. ― « Que pouvait signifier le secret gardé à propos d’un sujet aussi puéril ? ― Cette réclusion soudaine ?… Que venaient faire des épisodes… romanesques… dans le domaine de la Science ? ― Enfin, ce n’était pas sérieux ! ― Ah ! quel homme bizarre, ― cet Edison !… Oui !… Bizarre ! ― C’était, ma foi, le mot ! »

De guerre las, on attendit que la « frénésie » du grand ingénieur fût passée.