L’Âme enchantée/L’Annonciatrice/L’Enfantement - Partie 1

Albin Michel (6p. 9-176).

PREMIÈRE PARTIE

Le Combat


Les premiers temps de leur amour furent enivrants. La lune de miel brûlait comme un soleil. Il y avait dans ce miel un feu caché, un alcool. De quelles plantes les deux abeilles l’avaient-elles pompé ? Ce n’était point des seules fleurs du printemps. Elles avaient toutes les deux goûté prématurément aux sucs de l’été, et, dans le nombre, à d’assez acres et dévorants. Le jeune amour, en les mêlant dans son alambic, en avait fait un philtre merveilleux. Tout était neuf, tout était pur, tout était flamme. Est-il rien que ne renouvelle et que ne lave la flamme ? (Mais qu’en restera-t-il, après ?)

Ils passaient des jours et des nuits, oiseaux fous, bouche à bouche, agrippés, buvant leur souffle, par toutes leurs griffes agrafés, comme deux vaisseaux éperonnés, entrés jusqu’au cœur de la place. Ils restaient des jours et des nuits, enfermés, la fenêtre de la chambre entrebâillée, refusant de sortir, refusant d’ouvrir, se dévorant, jamais rassasiés, épuisés.

Annette, qui réussit à forcer la porte, les trouva sur leur lit — ils ne prenaient point la peine de se cacher — ivres, hagards, heureux, brisés, brûlants de fièvre et de volupté. Et Assia, étreignant la tête de son garçon, défiait Annette, avec des yeux avides et farouches. Mais Annette, les regardant avec tendresse, serra dans ses mains les deux têtes, et dit, hochant le menton, souriant et soucieux :

— « Mes pauvres petits… Ne mangez pas tout votre blé ! Gardez-en pour la mauvaise saison ! »

Elle savait bien qu’ils ne l’écouteraient pas. Elle s’en alla sur la pointe des pieds. Elle était triste et heureuse. Elle voyait trop l’avenir. Mais c’était une belle chose qu’ils eussent ce présent ! Autant de sauvé ! Elle veilla à ce qu’il ne fût point troublé. Sans le leur dire (Assia le sut, après ; Marc, insouciant comme un homme, ne le sut jamais), elle s’occupa de leur ménage, en ces semaines d’égarement où il leur semblait tout naturel que leur ménage se fît de soi-même, sans qu’ils eussent à s’en occuper. Elle était leur femme de journée, arrangeant tout, invisible et muette. Lorsque Assia commença à émerger de la griserie qui la noyait, et que sa tête alourdie, faisant effort pour se dégager, tendit l’oreille au frôlement de l’ombre active qui allait et venait dans sa maison, son amour-propre se réveilla, peut-être avant la gratitude : (les amoureux trouvent naturel que le monde les serve, à pieds baisés). Elle retrouva l’usage de ses jambes, pour aller revendiquer son gouvernement domestique. Annette, qui balayait la salle à manger, la vit entrer, pieds nus, en chemise, et les yeux écarquillés, comme une petite chouette sortie de sa grange, qui se trouve brusquement au soleil. Elle rit, laissa tomber son balai, et courut la prendre dans ses bras. Assia sérieuse — elle n’avait pas encore émergé jusqu’au rire — se laissait embrasser, comme une princesse qui condescend et, sur les genoux d’Annette, assise, elle l’étudiait gravement en lui tenant le menton. Appuyant le pouce sur la joue, elle lui faisait tourner le visage, pour examiner le profil. Puis, elle prit les deux joues entre ses doigts et lui plongea dans les yeux ses yeux. Et au contact, les prunelles d’acier se détendirent ; se desserrèrent les doigts durs, et la main moite encore caressa la bouche d’Annette. Et Assia dit :

— « Merci. »

— « Je n’en veux pas », dit Annette.

— « Je ne m’occupe pas de ce que vous voulez. Je veux. Merci ! »

— « Merci de quoi ? »

— « De l’avoir fait. »

Annette la serra contre elle.

— « Il est bien fait ? »

— « Juste à ma mesure ! »

Les deux regards, rieurs, s’affrontaient. Il n’eût pas fallu les défier. Les deux commères n’avaient point peur de louer les bonnes choses du bon Dieu. Mais Annette dit, avec une gaie humilité :

— « Nous autres, les mères, nous ne les faisons jamais qu’à moitié. À toi maintenant de le parfaire ! »

— « Je viens déjà d’y travailler. »

— « Oh ! ce n’est pas l’œuvre d’une nuit. C’est de l’ouvrage difficile. Il te faudra t’y user les doigts. Es-tu patiente ? »

— « Pas pour un sou ! »

— « Aïe, aïe, aïe, aïe !… »

— « Suffit qu’il le soit ! »

— « Je n’en réponds pas. »

— « Alors, je le rends. On m’a trompée sur la marchandise. »

— « Et si je te prenais au mot ? Si je le reprenais ? »

— « Non ? Essayez ! »

Elle reculait, l’air provocant.

— « Paix, paix, la belle ! » dit Annette. « Il n’y a point de risque. Tu y es, tu y restes. C’est dans l’ordre. Tu m’as pris mon fils. On te prendra le tien. »

— « Oh ! d’ici là ! » fit Assia. « Je fais ma récolte et je la mange. On s’occupera plus tard de la graine. »

— « Gare que l’été vienne trop tôt ! »

— « Je ne le crains pas. J’aime le feu. »

— « J’y ai passé », dit Annette.

— « Je l’ai flairé », fit Assia, promenant son nez.
« Dans les coins, ça sent encore le roussi. »

— « Le feu est mort. »

— « Vous en jurez ? Je m’en vas remuer les cendres ! »

— « Non, non, non, non !… Je ne tiens pas à recommencer. Chacun son tour. À vous le feu ! Ménagez-le. »

— « Y en a toujours ! »

Annette avait ses doutes. Mais il n’est point prudent de les exprimer. Les jeunes gens savent tout, mieux. Que le Dieu du feu veille sur eux ! On n’y peut rien. Il n’entend point. Il n’a ni oreilles, ni yeux. Il n’a qu’une langue, point pour parler, — pour darder : — elle ne laisse rien qu’elle n’ait consumé. Il est affamé. Il faut sans relâche lui apporter d’autre aliment. Marc et Assia en avaient plus qu’Annette ne le soupçonnait. Les cœurs continuèrent de brûler, des mois encore, après le grand feu de joie du commencement. Ils avaient repris la vie de travail quotidien, les paupières baissées sur la flamme du désir ; mais aussitôt qu’ils les relevaient, elle flambait ; leurs yeux goulus se mangeaient, comme ceux du couple de la Farnesina. Ils semblaient ne devoir être jamais rassasiés…

Et puis, du jour au lendemain, le feu s’éteignit. Et ce fut la nuit…


La catastrophe ne les frappa point tous les deux ensemble. L’un après l’autre. La première, Assia reçut le coup.

Elle se disposait à sortir. Marc venait de la quitter. Ils s’étaient broutés. Le store de la chambre était baissé. Soleil dehors, grondement de la rue. Assia, assise sur le lit, était vide de pensée. Lasse, un peu triste, écœurée. Il faisait lourd dans la chambre. Elle leva le store. Le soleil entra. Elle se regarda dans son miroir, les bras levés pour arranger ses cheveux ; l’éclat du jour lui faisait mal, elle cligna des yeux. La brève seconde, que les paupières s’abaissèrent et se relevèrent : une plongée… Quand elle rouvrit les yeux, ce n’était plus la même contrée ; les deux instants qui se succédaient ne se faisaient pas suite : il y avait entre eux un hiatus monstrueux. La femme aux yeux d’aveugle qui cherche sa route, ne retrouvait plus son ombre ni son soleil : elle ne retrouvait plus l’amour. Elle eut le vertige. Elle s’affaissa sur un escabeau contre le mur. Elle n’avait même pas eu la force de détacher ses deux mains jointes au-dessus de sa tête. Elles l’écrasaient, comme un chapiteau. Elle regardait devant elle, atterrée. Elle ne voyait rien. Elle ne pensait à rien. Elle pensait rien. Rien dans le cœur. Rien dans l’esprit. Le vide complet. Pas une trace du passé. Quand elle tâcha de le fixer, de s’y cramponner (elle tombait d’une tour), son sang se figea : tout lui était devenu étranger : cet homme, ce corps qui l’avait touché, le souvenir de ses transports, cette femme nue et livrée, cette Assia… « Aimer… Aimer… » Elle répétait, sans les comprendre, les deux syllabes mortes. Nul frémissement, nul sentiment n’y correspondait… Elle se dit :

— « Je suis folle. Je le sais bien, que j’ai aimé !… »

Mais sa conscience hallucinée lui répliquait :

— « Quoi ?… Qu’est-ce que c’est ? Je ne comprends pas… »

Elle passa des heures d’égarement, accroupie dans son coin, sans bouger. Le soir venait. Une horloge d’église lui rappela que « l’autre » allait rentrer. Elle sursauta. Elle se lava, elle se recoiffa, elle se composa un visage. Au fond de ses yeux, mornes et durs, dans le miroir elle revit le « Rien » ! Elle jeta dessus un voile. Elle ne pouvait pas le montrer nu… Pitié de l’autre, ou peur de soi ?

Il ne remarqua rien — (les amoureux sont pleins de moi) ; — et cet égoïsme aux yeux crevés creusa encore l’aride abîme. La rancune qu’elle en ressentit, déchira le voile jeté sur son regard ; il y plongea et il y vit, stupéfait, le désert. Mais le voile se referma. Il n’essaya pas de le rouvrir. À ses questions, elle répondit :

— « Rien. »

Il se garda d’insister. Il avait peur.

La nuit, il tint dans ses bras un corps mort, un corps qui vivait cependant, qui se prêtait passivement à ce qu’il voulait, — un corps évidé de son être : — celui qu’il connaissait, son bien, n’y était plus. Grâce à Dieu, il ne vit pas un autre être tapi dans l’ombre, dont le regard de glace le guettait. S’il ne le vit pas, il en ressentit le froid. Au milieu de l’étreinte, il lâcha le corps qui se laissa faire. Bien qu’elle restât immobile, elle lui sembla telle une pierre qui, échappée de ses mains, tombait. L’un en face de l’autre dans le lit, ils avalaient leur souffle et ils feignaient de dormir. Mais chacun épiait l’autre, le cœur et les membres contractés…

— « Quel est cet être, devant moi ? »…

Assia, se persuadant que Marc dormait, en profita pour s’évader ; très lentement elle se retourna et lui opposa le mur de son dos. Marc suivait chacun de ses mouvements, comme d’une bête sournoise qui s’échappe ; et il se demandait, angoissé :

— « Que lui ai-je fait ? »

Assia sentait le souffle sur son dos, mais devant elle, le lit vide, la libre nuit. Elle fuyait, dans la forêt… Heureusement, la feinte du sommeil se mua en sommeil vrai : il s’abattit sur les deux enfants, et les figea dans la poursuite. Quand le jour revint, ils se retrouvèrent, endoloris, mais dégagés ; ils se sourirent, sans trop oser se regarder. Marc avait appris à craindre Assia ; Assia, à se craindre, soi : (c’était pire !… elle n’était plus sûre de ce qui viendrait…)

Après, ce fut le tour de Marc. Le gouffre s’ouvrit. Au lendemain, à l’heure suiveuse d’heures amoureuses, où la pensée était uniquement habitée par le désir et par la joie de l’amourée, se creusait en lui l’absence totale de l’amour : l’aimée n’était plus rien qu’un poids mort. L’indifférence était si écrasante qu’elle affleurait à une ligne du dégoût, à deux à peine de la haine. La révolution intérieure paraissait d’autant plus terrible qu’elle s’effectuait sans bruit, sans choc : on la constatait après qu’elle s’était faite. Marc y assistait, épouvanté. Dans sa loyauté passionnée, il s’accusait, il se condamnait. Mais il n’y pouvait rien. Il était mis devant le désastre accompli. Toutes les forces qui lui restaient n’étaient pas de trop pour dissimuler à l’autre les ruines. Elles ne suffisaient pas. Assia, avertie par sa propre expérience, flairait les ruines…

Ils passèrent par là, tour à tour. Jamais ensemble. Cela durait, parfois des heures, parfois des jours. Il semblait qu’en se répétant, le phénomène eût tendance à se prolonger : il n’avait plus la violence du premier coup ; il n’en était que plus morne et plus accablant. Il enlevait le goût de vivre. Jamais ils n’eurent l’énergie de se faire part de ces assauts. Ils se les cachaient comme un mal honteux. Et dans le silence, le mal devenait chronique ; il s’installait. La seule qui eût pu les instruire, Annette, était par eux tenue à l’écart ; et elle prenait garde de s’immiscer dans leur ménage ; elle connaissait l’humeur ombrageuse de sa belle-fille, elle ne pouvait gagner sa confiance qu’en ne la cherchant point. Elle était d’ailleurs dupée par eux. Après avoir prévu et attendu les inévitables baisses de température qui suivent les trop hautes pressions, maintenant que la dépression s’était produite, elle ne s’en apercevait point : car ses enfants s’entendaient pour la lui cacher. Jamais leur ménage n’avait paru plus uni aux yeux des autres qu’en ces jours où leur amour tremblait sur ses bases. Puisqu’ils avaient honte d’avouer ce qui leur paraissait une infirmité : un mal sans causes !

L’un et l’autre pourtant n’étaient pas novices en amour ; ils avaient déjà goûté à la satiété. Mais aucune de leurs expériences antérieures n’avait eu l’intensité de celle-ci. Ce n’était point, jusqu’à ces jours, l’amour vrai qui était engagé, mais bien plutôt le jeune désir qui part en chasse, la joie du jeu, rien de malsain, mais rien de profond, l’insouciance de la nature qui s’essaie et qui se trompe allègrement : — elle a le temps ! — Ou si, d’aventure, elle s’est laissée prendre à son jeu, elle se fâche et renverse le jeu, comme avait fait Marc avec dépit, quand Sylvie l’avait poussé dans le piège.

— Mais ici, il n’y avait aucun piège, aucun jeu. Il s’agissait du tout de la vie, librement offert et accepté. Ils s’étaient tout dit et tout montré. Ils avaient tout pris et tout donné. Ils avaient versé dans leur amour le torrent entier de leur vie. Et c’était justement pour cela (mais ils ne pouvaient pas le comprendre) qu’ayant tout versé, il ne leur restait rien : pas une goutte ! Quand l’amour était en décrue, le torrent de la vie était à sec. Ils périssaient, échoués.

Ils ne devaient que beaucoup plus tard arriver à la sagesse qui comprend et qui prend pitié, qui s’excuse mutuellement, en se ménageant, à ces moments, une retraite où l’on attend la fin du reflux et que remonte la marée prochaine. Car ce n’est rien de moins ni de plus : le rythme de vie et ses oscillations, d’autant plus larges que la vie est plus prodiguement dépensée. À chaque retrait succède un élan, — à moins que la violence des chocs répétés ne distende la corde de l’arc et que le ressort du cœur ne reste faussé.

L’arc était bon ; mais l’archer avait perdu son assurance. Même quand se rouvrait la fontaine de vie, ils ne pouvaient plus oublier les périodes de sécheresse, et comment alors ils s’étaient vus.

Ils n’étaient pas des amoureux aux yeux bandés, qui ont peur de se regarder. À tous les moments de leur amour, ils s’étaient vus comme ils étaient, sans voiles, nus, avec leurs faiblesses, leurs laideurs, et leurs vices (il y en a chez tous : chez les plus beaux et les meilleurs). Ils avaient tous deux les yeux aigus, et se faisaient honneur de tout voir et de tout montrer. Quand venaient les périodes de mort du cœur, ils ne découvraient dans le compagnon rien qu’ils ne connussent. Mais c’était la façon de voir qui comptait ! Quand ils aimaient, ces laideurs mêmes, ils les aimaient ; ils les aimaient (secrètement), peut-être plus encore que les qualités ; l’aimé leur en paraissait plus proche, plus livré, plus touchant. Mais quand l’amour s’éclipsait, quel changement d’ombres et de reliefs ! Les mêmes lignes se déformaient, le grotesque et l’odieux s’y accusaient ; quelle misère ! Comment avait-on fait pour aimer — pour supporter ?… Pour supporter cela qu’on doit voir et garder auprès de soi, toute une vie ! — La fin de l’éclipse venue, on avait beau se rassurer en repérant, au plein jour, les sites connus et aimés, on n’oubliait plus ce qu’on avait vu ; le regard inquiétant de Assia s’acharnait à tâter le visage et les mouvements de son amant, qui se sentait observé et l’observait à son tour. Après, ils tombaient dans les bras l’un de l’autre ; ils s’en aimaient plus, avec une sorte de fureur concentrée : fureur contre soi, peur de se perdre, pardon ! pardon !…

Mais la vague se recreusait, se regonflait, redescendait, remontait… Ils savaient qu’ils ne la retiendraient jamais. Ils n’avaient plus de sécurité…


Sans doute !… On ne bâtit rien sur l’amour. Ils le savaient, ou l’auraient dû savoir : la vie est un chantier, où le travail ne chôme pas ; il n’y a pas de place pour les flâneurs ! Droit à l’amour, soit ! Mais comme au pain ! Il faut le payer par le travail : qui ne travaille point n’a point droit à manger : pas plus l’amour que le pain._ La loi d’airain. Si une vermine de parasites réussit encore à y échapper, elle trouve en elle son châtiment. Le pain volé lui reste dans la gorge. Elle meurt d’écœurement sur son plaisir. Non ! l’on ne vit pas seulement de pain et d’amour… Travaille et crée !


Même quand ils l’eussent voulu, Assia et Marc n’avaient pas les moyens de flâner, le bec dans le bec, en s’attendrissant sur le va-et-vient du thermomètre de l’amour. Ils avaient à gagner, tous les deux, leurs journées. Marc était au service d’une maison de vente et d’installation d’appareils de radio. Assia faisait des travaux de traductions russes pour une maison d’éditions. Elle traduisait aussi et elle tapait, pour une maison d’exportation, des lettres commerciales. Ils ne se voyaient qu’aux heures des repas et assez tard souvent dans la soirée. Mais le travail n’éteint point « l’autre pensée ». Elle s’accumule dans un réduit sans air, où elle fermente… « L’autre pensée », l’inextinguible aspiration de la caravane qui chemine dans les sables mornes et brûlants, vers la fontaine, dans la nuit étoilée…

— « O nuit ! O source !… Faut-il que je te retrouve tiède, fade et troublée ! Ma soif redouble, inapaisée… »

Ils se reprenaient, chaque soir, avec un frémissement d’attente et un besoin plus dévorant. Ils se déprenaient, insatisfaits — ils n’osaient pas s’avouer : déçus. Mais tandis que Marc s’enrageait à la poursuite et, à mesure qu’elle lui échappait, voulait toujours plus posséder de l’aimée, — qu’il n’y eût plus un recoin de sa terre et de sa pensée où il n’entrât, — elle, se cabrait, reprenait conscience, avec une orgueilleuse amertume, des limites en elle de l’amour :

— « Je t’ouvre ma porte, parce que je le veux. Entre ! Mais jusqu’ici. Tu n’iras pas plus loin… »

Elle redécouvrait, au delà des portes de son cœur, des espaces illimités, où nul n’avait le droit d’entrer : elle-même ne les avait pas explorés ; ils se perdaient dans les lointains : — « l’âme… »

— « Mon corps, mon cœur est à toi… Mais « l’âme », non ! « L’âme » est à moi… Est-elle à moi ? Ou à elle, moi ?… »

Et c’était justement l’âme qu’il voulait !

Et cette « âme », elle n’y croyait pas ! En bonne Russe d’après 1917, nourrie de bouillie matérialiste, selon la formule officielle, elle s’était coupé l’âme, avec les cheveux. Elle n’employait plus ce mot creux. Elle disait : « Moi, mes besoins, mes droits ». Et qui le lui remit en mémoire, ce vieux mot, cette chanson désuète ?

Ce fut Annette. — Elle avait fini par percer à jour le malentendu qui s’élargissait entre ses deux enfants, et qu’ils lui cachaient. Mais ils étaient trop passionnés pour être adroits. Ce qu’ils cachaient, ils le désignaient aux regards. Sourcils froncés, crispés, ils avaient l’air, l’un en face de l’autre, de deux jeunes bêtes qui se défient : elles se refusent et elles se veulent :

— « Tu es à moi ! »

— « Je suis à moi… »

Mais si l’on avait saisi au mot celle qui se refusait, elle se fût jetée sur l’autre, en lui criant :

— « Prends moi ! »

Ah ! que Annette connaissait bien ces combats ! Elle se remémorait les pleurs de Roger dans les bois, et les abois lointains du chien qui poursuivait le gibier[1]. Elle comprenait et plaignait son garçon ; et secrètement, elle lui soufflait :

— « Courage ! »

Un jour que Assia, seule avec elle, couvait l’orage et s’obstinait dans un mutisme courroucé — (elle était convaincue que Annette ne la comprendrait pas, et — la comprît-elle — lui donnerait tort), Annette, qui semblait ne point la regarder et souriait à un petit bonnet de nouveau-né qu’elle cousait en cachette, à mi-voix, de ses lèvres allongées, flûta :


« El corazon te daré
También te daré la vida,
Y el aima no te la doy,
Porque esa prenda no es mia
 ».


L’oreille de Assia se dressa. Elle avait la facilité slave. Elle saisissait certains des mots :

— « Qu’est-ce que c’est que ça ? »

— « Tu as compris ? »

— « Qu’est-ce que c’est que ça ? »

— « Notre chant de bataille ».

Assia mit sa main sur la main d’Annette.

— « Notre chant ? Le mien ! » — « Redis-le voire en français ! »

Assia, tâtonnant, traduisit, corrigée par Annette :


« Je te donne mon cœur — je te donne ma vie. — Mais mon âme, je ne te la donne pas — car ce trésor n’est pas à moi. »


Elle s’arrêta, saisie, et demanda :

— « Qui a dit ça ? »

— « Una niña bonita », comme toi et moi… En veux-tu d’autres ? »

Elle continua :


« Una nitia bonita
Se asomô a su balcon… »


( « Une jolie fille — se tenait à son balcon. — Elle me demanda mon âme : — ]e lui donnai mon cœur. — Elle me demanda mon âme. — Et je lui dis adieu. » )

Assia, muette, avalait sa salive ; et sa main enfonçait ses ongles dans la main d’Annette. Annette se pencha sur sa tête et lui baisa les cheveux :

— « Ne lui dis pas adieu ! » murmura-t-elle.

Assia se recula, irritée :

— « Comment savez-vous ? Qu’est-ce que vous savez ? »

— « Je l’ai nourri. Je sais comme il est goulu, mon garçon ! »

— « J’espère bien qu’il l’est ! » fit Assia. « S’il n’avait pas faim de moi, je n’en voudrais pas. »

— « Mais s’il a faim de plus que de ton lait ? »

— « Je donne ma vie… », dit Assia, répétant la chanson espagnole.

— « …Mais mon âme, je ne la donne pas… », continua Annette.

— « Est-ce que j’ai tort ? »

— « Non, tu as raison ».

Assia se jeta sur Annette, lui prit les bras :

— « J’ai raison ? C’est vous qui le dites ? »

— « C’est moi. »

Assia l’embrassa fougueusement.

— « Attention ! Tu vas te piquer », dit Annette, écartant l’ouvrage et l’aiguille. Puis, elle dit doucement :

— « Mais justement parce que tu as raison, il te faut être indulgente à mon garçon. Il ne sait pas ! Ils ne savent pas, ces pauvres garçons ! C’est à nous qui savons, de les comprendre et de les aimer comme ils sont. »

— « C’est bien comme il est que je l’aime ! S’il était autre, je ne l’aimerais pas. »

— « Alors, pourquoi est-ce que tu le tourmentes et que tu te tourmentes ? »

— « Parce qu’il me tourmente. »

— « C’est un enfant. C’est ton enfant. L’homme qui nous aime est notre enfant. Il faut le bercer, lui donner le sein ; et s’il nous mord, ce jeune chien, c’est qu’il se fait sur nous les dents. C’est un bon chien. »

Assia promenait ses mains sur les bras d’Annette.

— « Qu’est-ce que tu cherches ? »

— « Les marques des crocs. »

Annette retira ses bras :

— « Indiscrète ! »

— « Racontez-moi ! »

— « Que je te raconte ? Et quoi ? »

— « Une de vos histoires avec vos chiens. »

Annette redit la fin de la copla :


— « Y el aima no te la doy,
Porque esa prenda no es mia. »


— « Alors, on ne peut la partager avec personne ? Cette âme, il faut la garder pour soi seule ? »

— « Non pas pour toi ! »

— « Pour qui, alors ? »

— « Pour elle. »

— « Je ne comprends pas », dit Assia.

— « Moi non plus », dit Annette. « Mais c’est ainsi ».

Assia, glissée sur le plancher, la joue posée contre la jambe d’Annette, pensait. Et elle dit :

— « Oui, c’est… Mais ce n’est pas rassurant… Cette étrangère qui est chez moi, qui me commande, cette pensée qui m’envahit et qui m’échappe… qu’est-ce qu’on loge ? »

— « Il ne faut pas s’en effrayer. Chacun en loge autant. Tous les locataires ne sont pas beaux. On n’y peut rien. Il faut de tout pour faire un monde. Toute la question est d’être un monde, c’est-à-dire de savoir l’organiser. Tu ne le sais pas encore. Tu apprendras. »

— « J’apprendrai quoi ? À ce que la pensée ne passe point à l’acte ? Mais de l’en-deçà à l’au-delà, il n’y a qu’une ligne. Et pour soi-même, quand on est franc, pensée vaut acte. La femme qui, dans le lit du mari, pense à l’amant, sait bien qu’elle le trompe autant que dans le lit de l’amant. »

Le bon sens ironique d’Annette donna à temps le coup de barre :

— « C’est entendu, ma fille. Il est cocu. Pensée suffit. Mais au moins, qu’elle sauve de l’acte ! De l’une à l’autre, il n’y a qu’une ligne, tu l’as dit. Mais pour le mari, mais pour les autres, sinon pour nous, — cette ligne est très importante… Je t’en prie, ménage mon Marc, ne passe pas la ligne ! »

Assia, qui était fort capable de goûter l’ironie, rit de bon cœur :

— « Pas question de cela ! J’aime mon Marc, en deçà, comme au delà. »

— « Tu ne l’aimeras peut-être pas toujours en deçà. »

— « Pourquoi ? »

— « Tu l’as dit. Notre pensée, mainte et mainte fois, nous échappe. Ne la suis pas ! Elle reviendra… Et en attendant, ma grande fille, il est inutile que ton compagnon sache quand ta pensée a passé le pont. »

— « Que je lui mente, moi ? Non, ça, jamais ! »

— « Ce n’est pas mentir que lui épargner des tourments inutiles. Livre tes combats, seule ! Après, tu lui diras les résultats. »

— « Alors, que je garde pour moi mes serpents ?

— « Dévore-les ! Chacune doit les manger, seule. Ou, si tu en as trop, je suis là. Invite-moi à ton repas ! »

— « On ne sait jamais si vous parlez, au sérieux.

— « Au sérieux, oui. Au tragique, non. La nature est ce qu’elle est. Il ne sert à rien de protester. Il faut connaître et s’efforcer de gouverner. Si on ne peut pas et si la barque est emportée, alors, il ne reste plus qu’à accepter et, selon les goûts, — prier, — ou rire. »

— « Rire ? »

— « Pourquoi pas ? C’est notre dernière victoire. »

— « Fille de Viking ! »

— a C’est bien possible ! Sylvie me disait, quand j’étais jeune, que j’étais une taure de Normandie. Je me souviens d’avoir brouté les belles prairies, au sortir de la barque qui amenait les guerriers blonds du Nord. »

— « Brouter, prier, rien de ça pour moi ! Rire, je veux bien, mais aux dépens de l’ennemi, en me battant. Non-acceptant ! »

— « Accepte ou non ! Il se moque bien de la permission ! »

— « Qui ? »

— « Celui qui vient. »

Dans son effort pour se relever, afin d’interroger le visage d’Annette, les doigts d’Assia rencontrèrent sur le plancher l’ouvrage d’Annette qui était tombé ; et machinalement, ils le palpèrent, puis s’étonnèrent :

— « Mais qu’est-ce que vous faites ? Un bonnet ? »

Elle regarda.

— « Pour qui ? »

— « Pour celui qui vient », dit Annette.

Assia se retourna vers elle :

— « Qui vous l’a dit ? Marc m’avait juré de ne rien dire. »

Annette lui caressa la joue, de sa main qui pendait :

— « Nul ne me l’a dit. Mais j’ai pensé qu’il était en route. Et je m’apprête. Il doit avoir les jambes longues, le petit lévrier. Les grands, les deux, vous avez assez couru ! »

Assia riait, se frottant le museau contre la main qui le caressait.

— « Il court ! Je sens dans mon ventre ses petites pattes… Il court, il va courir… Ah ! mon Dieu ! Et moi, est-ce que je vais être enchaînée ? Je ne veux point, je ne suis point faite pour la niche. »

— « Qu’est-ce que tu crains ? » dit Annette. « Puisque toi-même tu ne tiens pas ton âme, qui donc pourrait la mettre à la chaîne ? »


Mais Annette elle-même ne pouvait guider ses enfants que jusqu’à mi-chemin. Après, elle n’en savait pas plus qu’eux. Elle se trouvait déroutée. Elle participait, sans qu’ils se le disent, à la même crise de pensée, — précisément parce que leur nature était apparentée, et que, chacun marchant à son pas, et par d’autres foulées du même sentier, ils aboutissaient à la même impasse.

La religion inexprimée de toute la vie d’Annette, c’était son haut individualisme. Elle s’était nourrie de cette flamme qui, chez elle plus pure que chez la plupart, lui était pourtant l’aliment commun avec les principaux de sa génération, — surtout avec les plus libres et les plus forts, — avec tous ceux qu’elle avait élus ou acceptés, comme amants, amis, ou alliés. À eux, à elle, la tare irrémédiable, le péché paraissait toute aliénation même partielle du libre moi. Tout, plutôt que d’y renoncer ! Gêne matérielle et solitude… C’eût été peu encore. Même, elle eût été encline à verser dans l’excès contraire. Elle s’était sentie plus d’une fois attirée (elle n’aimait pas à en convenir) vers l’asocial, le condottiere. D’où, ses coups de vent, ses conjonctions inexplicables, aux yeux des braves gens qui la connaissaient, avec un Philippe Villard et un Timon. Ces braves gens eussent été bien étonnés — elle aussi, peut-être — si sa conscience, sa vraie conscience, celle qui ne se soucie pas de la moralité, leur avait dit : — « Je suis plus proche d’eux que de vous. » — Plutôt être loup que mouton ! N’importe quoi, plutôt que mouton ! L’horreur obscure, incoercible, pour le troupeau !

Elle l’avait infiltrée, avec son sang, à Marc. Et ce n’était peut-être pas le plus beau legs qu’elle lui avait fait. En tout cas, il ne lui facilitait point la vie. Marc n’avait jamais pu se lier à aucun parti de pensée. De même que sa mère n’avait pu consentir à s’enfermer dans le lit d’un mariage, lui se refusait à emprisonner son esprit entre les draps d’une doctrine. Il ne concevait pas ce masochisme de la plupart, qui s’acharnent à se cadenasser, le dos courbé, déformés, dans des cages à la La Balue ! Qu’avait-il à faire de toutes leurs rixes entre des « ismes » — matérialisme, spiritualisme, socialisme, communisme, etc., etc ! … Ce sont tous des colliers de chiens à l’attache.

Et Assia aussi fuyait l’attache, fuyait les murs qui limitent, fuyait le chenal, le lit tracé, fuyait, fuyait tout ce qui lie, si bien qu’à vouloir trop sauver son moi, elle en arrivait à le perdre, comme un ruisseau qui déborde et qui s’égare à travers champs. À force de courir, il perd sa pente et son courant. Gare qu’il ne finisse en Maremme qui stagne, sans bornes, au soleil !… Et gare à Marc ! Cette petite reine de la fièvre, ce ruisseau sans lit, qu’était-elle venue faire dans son lit ?

Elle avait cherché, il avait cherché, à réaliser ensemble l’isolement à deux, l’individualisme à double tête, comme Janus. C’est l’instinct de vie. Le moi, le moi ! Il a toujours faim. Il faut le nourrir… « Le nourrir de toi. Je veux être toi. Être ? T’avoir ! »… Les deux têtes du Janus ne s’appliquent point nuque à nuque, mais bouche à bouche : les deux suçoirs. Lequel dévorera l’autre ? Ou l’orange est dure et amère : elle résiste. Ou elle est molle et elle est bue ; et après, qu’est-ce qu’il en reste pour ma soif ? La pelure ? Je la jette… Il ne faut pas longtemps pour que je retrouve ma solitude et ma soif…

Et il ne fallut pas longtemps pour que Marc et Assia eussent sur la langue ce double goût d’amertume et de sécheresse, cet ennui qui provenait, chez ces êtres sains et sincères, de la conscience (plus franche chez Assia, plus refoulée chez Marc) de l’inutilité sociale de leur vie.

Annette voyait son garçon s’assombrir, quand il venait lui faire visite, — pas très souvent : car il avait gêne à lui parler, et il craignait son regard trop attentif, bien qu’il voulût se persuader qu’elle ne pouvait pas lire en lui : il avait toujours la tendance masculine à prêter dédaigneusement aux femmes une impuissance congénitale à sortir de soi, une myopie trouble de somnambules, cheminant enveloppées de la fumée chaude de leur rêve. Quand il venait et qu’il restait muet, ou qu’il parlait de choses indifférentes, Annette voyait les plis précoces qui se creusaient à son front préoccupé. Et elle répondait distraitement. Leur pensée à tous deux n’écoutait plus leurs paroles, elle suivait, chacune, son sentier. Sans le vouloir, Annette, une fois, soupira. Marc demanda :

— « Maman, qu’as-tu ? »

— « Un peu de fatigue. Ce n’est rien. »

— « Quand pourras-tu te reposer un peu ? »

— « Quand mes enfants seront heureux. »

— « Ils le sont », dit Marc.

Annette sourit, et le regarda dans les yeux. Le premier mouvement de Marc fut de détourner les siens. Puis, il fut irrité de faiblesse, et son regard soutint celui de sa mère. Il avait l’air de la défier. Annette lui posa sur les bras ses deux mains, et elle sentit les muscles qui se raidissaient. Elle rit et dit :

— « Tu veux lutter ? »

Heureux de ce prétexte pour détourner sa pensée, il dégagea ses bras et empoigna ceux de sa mère, il les broyait affectueusement, comme dans des jeux de petit loup. Elle en cria. Elle avait mal. Elle avait bien. Elle se rendit, et elle dit :

— « Fort, mon garçon ! Une bonne pince ! »

Il la lâcha :

— « Oh ! je t’ai fait mal ?… »

— « Ce n’est rien… De bons étaux, que je lui ai donnés… Il est bien armé… Mais ce n’est rien, d’être bien armé et d’être fort !… Il faut connaître l’adversaire. Le connais-tu ? « 

Elle ne parlait déjà plus d’elle. Il ne comprit pas. Ils étaient presque front contre front. Elle toqua le front, doucement, contre celui de Marc, et répéta :

— « Le connais-tu, mon grand lutteur ? Le connais-tu bien, l’adversaire ? »

— « Qui ? » demanda-t-il. « Toi ? »

— « Moi, ou elle. Celle qui t’aime le plus, et que tu aimes… Es-tu bien prêt ? »

Il fut dérouté. Il avoua :

— « Je ne comprends pas. »

Il commençait à être inquiet.

Elle se redressa, elle lui prit le front entre ses mains, pour qu’il ne pût s’échapper ; et, le tenant attaché à ses yeux, elle changea de ton. Fini de rire ! Sans élever une note plus haut que l’autre, mais inflexible… ( « Je n’ai plus à te ménager… » )

— « Sois prêt !… Celle que tu aimes, qui t’aime le plus, l’heure viendra où elle te haïra, tu la haïras. C’est peu de la haine ! L’écœurement… Ta seule présence lui causera une répulsion. Elle te la cachera, elle se la cachera… Et cela durera, cela peut durer, ou des instants, ou bien des jours… Cela succédera aux plus ardents élans d’amour, et ils pourront y succéder. Ou bien, cela s’installera à demeure, sans bruit, sous la placidité de la vie quotidienne, pour une période plus ou moins longue, et sans que l’accord tacite, renouvelé de jour en jour, soit modifié. Mais le mal sera là, dans le cher cœur. Et ton cœur, à toi, n’y échappera point. Tu subiras, à tes instants, ou à tes jours, les mêmes poussées, les mêmes rongées. Le pire sera que tes heures ne seront pas les siennes : la levée de l’âme en révolte ne marque presque jamais la même heure aux deux cadrans. Ce sera peut-être le soir où tu t’approcheras d’elle, avec l’amour le plus fervent, que son cœur à elle te vomira. Et ce sera la nuit où son corps s’attachera au tien le plus éperdument, que ton âme furieuse lui soufflera : — « Va-t’en ! »… Mais tu ne le diras pas. Et elle ne le dira pas. Car vous aurez, chacun, honte de soi et pitié de l’autre… Honte et pitié… C’est bien ! C’est le premier pas. Grâce à ce pas, vos peines n’auront point été tout à fait perdues. La plupart des êtres, à condition qu’ils soient doués d’un peu d’humanité, en arrivent là, en restent là. — Mais il faut que toi, mon Marc, tu fasses un pas de plus. Il faut apprendre à regarder en face l’adversaire, comme tu me regardes en ce moment — (Ne bouge pas !) — et que tu lui dises : — « Tu es ainsi. Je t’aime, ainsi. Je t’aime, toi qui me rejettes, toi qui me hais, malgré toi. Pardonne-moi ! C’est la loi farouche de la révolte. Elle est aussi sacrée que celle de l’amour. Et peut-être que je t’aimerais moins, si tu n’étais pas capable de l’entendre… »

Elle s’arrêta de parler, mais elle continuait de lui serrer le front, et elle sentait battre la tempe contre son pouce. Et lui, avait arrêté son souffle. — Puis, ils s’écartèrent l’un de l’autre. Et leurs regards s’évitèrent.

Marc, à mi-voix oppressée, dit :

— « J’ai peur… je ne suis pas prêt… »

Annette dit :

— « Mon pauvre petit… Moi, non plus !… Je ne l’ai jamais été qu’après que la bataille était livrée… Mais c’est déjà quelque chose, de s’être fait une armée de réserve… Je te donne la mienne. »

Marc dit, sur le même ton :

— « Elle me fait presque aussi peur que l’adversaire. »

Annette rit :

— « Mon cher garçon !… Je te demande pardon… »

Marc se leva, pour partir. Près de sortir, il se retourna :

— « Maman !… Et tu peux aimer la vie ?… Mais c’est un monstre ! »

— « Il y a de beaux monstres », dit Annette.

Marc plaisanta :

— « Tu en es un. »

— « Je suis de sa race. Je n’en ai pas honte. Tâche de n’avoir pas honte de la mienne ! »

— « Si j’étais sûr que je n’aurais pas à te faire honte ! »

— Et de quoi donc ? Puisque tu viens de moi, tout ce qui vient de toi est à mon compte. Je ne proteste pas ma signature. J’endosse tout, et le présent et le futur. »

— « Jusqu’aux ordures ? »

— « Faut de l’engrais ! » dit Annette, jovialement.

— « J’ai une mère cynique », fit Marc, jouant le petit saint… « Et par-dessus le marché, elle cite Labiche ! »

— « Je citerais plus volontiers Rabelais. Mais je te ménage, ma fillette… »

— « Dis donc, dis donc ! » s’exclama Marc, vexé. « Tu crois que j’ai peur des mots et des choses ? »

— « Dame ! tu fais le dégoûté, devant la vie ! »

— « Je me dégoûte. J’ai bien le droit !… »

— « Non ! tu n’as pas… Retourne ton champ ! Tout doit servir à l’engraisser. Et le fumier, et même les vers et les hannetons. Enfonce ta bêche, comme l’homme nu sur les vieux bouquins de Lemerre ! Retourne ton champ !… Et n’oublie pas non plus celui de Assia ! »

— « Là-dessus », dit Marc, « honneste dame, je n’ai pas besoin qu’on me fasse la leçon ! »

Le fils et la mère se rirent au nez.

Marc pensait, dans l’escalier :

— « Si seulement Assia était comme ça ! »


Assia n’était pas si loin d’Annette ! Moins que de Marc. Toutes les femmes ont entre elles — les blanches, les noires, les jaunes, les vertes, — des signes de ralliement. Si elles ont l’air de ne pas les voir, c’est que, la moitié du temps, elles sont rivales, elles se volent l’homme (fût-ce sans l’aimer : c’est un instinct auquel résistent les meilleures, mais que les meilleures n’ignorent pas.) Assia, dès le premier jour, avait senti, beaucoup mieux que Marc, la prise de possession d’Annette sur Marc. Et naturellement, sa première tâche était de le lui enlever. Elles avaient beau se sentir alliées et même, sincèrement, s’aimer, l’instinct de chacune disait :

— « Cet homme est à moi. »

La seule différence était que Annette écartait, mollement, cet instinct, quand elle en prenait conscience ; au lieu que Assia n’y introduisait sa conscience que pour y ajouter un surcroît d’égoïsme impérieux, qui n’admettait point le partage. Et c’est pourquoi, dans la crise d’amour qu’elle traversait avec Marc, la clairvoyance d’Annette fut d’un médiocre secours… Dans quelle mesure, d’ailleurs, ne s’y mêlait-il pas, à son insu, quand elle dévoilait si crûment à son fils les menaces du cœur féminin, un grain de trahison ? Assia en eût jugé ainsi. Elle est un traître à sa patrie, la femme qui livre à l’homme les secrets de la femme en amour… Et chacune l’est, à son tour. Mais aucune ne le pardonne à l’autre…

La désaffection du jeune couple avait commencé : Assia n’eût pourtant pas cédé un pouce du terrain conquis à Annette. Au contraire, il semblait qu’elle s’acharnât à la possession de l’enclos, à mesure que le vent du doute soufflait en elle :

— « Pourquoi suis-je venue m’encager dans ces murs ? »

L’enfant, qui levait dans son ventre, faisait aussi partie de la conquête. Cet innocent !… (L’était-elle moins ? Tous deux, aveugles…) Il était le drapeau du vainqueur. Et l’homme qui le plante, ne se doute pas qu’il est la hampe : il est pris.

Oui, mais Assia s’aperçut, trop tard, qu’elle était prise aussi. Elle s’était passé la tête au même licou. Et qui les tenait ? Ce petit corps sorti de son corps, et qui lui rivait Marc enchaîné, il l’enchaînait également, il les rivait tous les deux à l’au-dehors, à l’anonyme, au maître obscur qu’ils redoutaient et se refusaient à accepter — au corps social, avec sa masse écrasante de servitudes. Ils étaient liés, liés par leur pousse à ce polype inextricable de racines et de radicelles, aux fatalités de cet aveugle cheminement et de la sève, à ses erreurs et aux châtiments qui l’attendent. Ils ne pouvaient plus les observer, du dehors, avec un détachement dédaigneux. Ils étaient allés se jeter dedans le filet.

Prise à son piège, la « niña » ! Cela ne s’avoue point. Mais elle avait la gorge serrée, comme d’un lacet autour du cou… Et c’était lui, lui, l’étrangleur, ce nouveau-né, avec ses menottes en chiffons ! Penchée sur lui, Assia l’épiait de ses regards troubles et rancuniers. Elle était prise au dépourvu.

Ce n’était pourtant point la première fois qu’elle était mère… Oui, il y avait ce terrible souvenir, qu’elle refoulait, cette petite victime, ce fruit sanglant… Elle l’avait repoussé dans l’oubli, elle l’enfonçait au fond de l’eau… Il le fallait !… Si elle ne l’eût fait, elle fût tombée en convulsions… Mais était-elle sûre qu’il ne reviendrait plus à la surface, — qu’il n’était pas revenu ?… Et si c’était lui, le nouveau venu, celui qui s’éveillait, là, dans son lit ?… Il y a de ces éclairs fous qui transpercent soudain le crâne halluciné d’une femme. Et il serait inutile de les raisonner. Elle n’essaie pas. Tout ce qu’elle peut, c’est de tâcher de n’y pas penser, laisser passer, faire comme si elle ne savait pas. Y résister, c’eût été les voir en face… Les voir en face, son sang se glaçait… Elle se repliait, la face enfouie dans l’oreiller…

— « Je n’ai rien vu. Je ne sais rien… »

Mais l’instant d’après, elle recommençait, d’un regard de côté, à épier le nouveau-né… Toute la vie de Assia était faite de ces refoulements et de ces explosions dans les cavernes de l’être, que recouvrait de ses nuées avec leur écharpe d’arcs-en-ciel le mouvement perpétuel de l’existence quotidienne, la seule qu’il fût permis de regarder.

Elle était donc dans une attitude de défense, en face de cet inconnu, — de l’enfant. Presque plus de crainte (d’hostilité même, par brefs instants) que d’amour. L’instinct maternel était chez elle peu développé, et la catastrophe du début l’avait, par une obscure autodéfense, étranglé : elle n’aurait pu vivre avec cette affreuse plaie ouverte ; la volonté de vie l’avait recousue grossièrement ; et le sourd battement de la maternité étouffée était interprété dans un autre sens, avec la complicité de la conscience : son appel avait été, comme chez tant de femmes, dévié vers l’amant. Elle avait, à l’avance, très peu pensé à l’enfant ; quand elle y pensait, c’était à l’homme qu’elle pensait. Elle a sa graine. Il est en elle. Il est à elle… C’était à elle qu’elle pensait. Elle était le couple, elle était tout… Et voici !… Elle n’était plus rien… Il était venu, celui qui était tout… Ce vermisseau !… Et du combat de l’enfantement elle se relevait, au second plan, simple soldat, rentré dans le rang… Quant à Marc, n’en parlons plus ! Il était relégué aux fourgons…

Et ce nouveau maître, qui était-il ? D’où venait-il ? De la nuit, de la mort, de ces mêlées de l’Ukraine, où l’autre petit corps avait fondu ? Et où allait-il ? Où la menait-il ? Vers quelles autres mêlées ? Ce maître-esclave à son tour, cet anneau de la chaîne qui la reliait à tout un ensemble de fatalités, passées, présentes et à venir, à cette asservissante société, dont elle avait cru briser le joug !… Elle le regardait avec stupeur, avec terreur, avec répulsion, avec haine, — et, brusquement, avec des torrents d’amour… Ils firent sauter toutes les écluses. Ce fut l’emportement inouï de ces élans qui remplissaient le ciel de Assia comme des orages et, comme des orages, qui passaient, laissant dans l’atmosphère un bouleversement de saisons. Assia eut des semaines imprévues de passion aveugle, exclusive, animale, pour l’enfant. Rien ne compta plus. Marc fut le mari de l’araignée. Si elle le mange, c’est qu’il est de trop : il a joué son rôle ! — Il eut le bon sens de s’effacer. Il ne lui disputait pas son ver de lait. Comme beaucoup d’hommes, surtout quand ils sont jeunes : ils ont un dégoût pour le fruit du ventre aimé. L’enfant ne commence à les intéresser qu’après un an qu’il s’est lavé… De quoi ? De ses impuretés ? Tu as le droit de parler !… Du gouffre obscur de l’Informe ?… Ils ont besoin de reconnaître en lui les linéaments et les limites : — l’homme.

Et c’est à partir du moment où elle les vit, que le torrent de passion de Assia décrut. Ce n’était plus le maître mystérieux, qu’interrogeait son attente hallucinée. Il était un petit d’homme très ordinaire, qui n’avait rien de celui qu’elle avait perdu, presque rien d’elle, — qui ressemblait à ces petits Français que Assia voyait, chaque jour, sans intérêt, exposés au pâle soleil du Luxembourg par les fourmis ouvrières, et qui n’était point de l’étoffe de son rêve. Quelle trahison !… Et il était sain, normal, et exigeant ; il ne se laissait pas oublier. Sa voracité était encore par quoi il tenait Assia solidement, au téton. Elle éprouvait une satisfaction animale à sentir cette bouche goulue lui vider son sein. Oui, il la tenait, il la tenait bien ! Et sourdement, elle lui en voulait ; elle pensait :

— « Quand et comment échapperai-je ? »

Elle oscillait entre la rancune et l’amour. Et la découverte la plus accablante qu’elle fit, c’est qu’elle ne pouvait plus maintenant être ni tout à fait libre, ni tout à fait prise… Si elle avait pu être tout à fait prise ! La nature entière de Assia (entière et changeante avec la succession des instants, mais chacun des instants tout entière) ne pouvait rien moins supporter que le oui et le non à la fois… Néant !… Mieux vaut le pire ! Elle essaya sincèrement de se donner tout entière à l’enfant… Impossible ! Il faut se faire illusion, comme ces mères qui croient avoir pondu l’œuf de Pâques et pour qui leur caneton déplumé est le miracle des miracles. Assia soupesait l’oison dans sa paume, Jet elle pensait :

— « Un médiocre de plus dans le monde… Y sacrifier ma liberté, non, c’est trop !… »

Et cette liberté, que valait-elle ? Qu’en faire ? À quoi l’occuper ?… Assia était trop franche pour se leurrer, sur lui, sur elle. Si elle était née avide et impérieuse, elle n’essayait pas de se persuader qu’une supériorité de nature lui assurât, à elle et à ses rejetons, des droits privilégiés. Non ! Elle avait plutôt tendance à voir et à se prouver sans égards sa médiocrité. Médiocre, d’esprit ; médiocre de cœur, et plutôt au-dessous du médiocre ; médiocre de corps : disons laide !

— « Et qu’est-ce que cela me fait ? Est-ce que cela m’interdit d’avoir faim ? J’ai faim, comme lui. Lui, ce suçon : lui, il a faim de mon téton. Et moi, je cherche, comme un chiennot aveugle, le téton à mordre, sur les mamelles de la nature. Où se cache-t-il ? Il me le faut, et je le cherche avec mon nez et mes quatre pieds. Si j’ai pris cet homme avec moi, c’est pour qu’il m’aide à le trouver, à faire gicler du sein le lait — (fi du lait fade !) — le sang qui sourd du cœur de la vie… »


Cet homme l’aide mal. Il est comme elle, un chien aveugle ; il remâche en vain sur le vieux corps de la mère Europe un bout de téton flétri, usé, presque entièrement desséché… Il se débat dans le désert de l’individualisme.

Comment se fait-il ? Ce fut jadis une grande vallée ombreuse, fertile, bien arrosée. Hier encore, quand tout brûlait, parmi les ruines de la guerre, c’était une oasis de l’esprit libre : il y gardait sa source fraîche et ses nuits pures sous les palmiers. À présent, la source est orde et piétinée ; elle est brisée, la ceinture de palmiers ; le sable cingle à travers l’écran crevé ; le ciel est blanc et l’air brûle : le désert a presque tout dévoré…

Parlons cru ! C’est encore faire trop d’honneur à ces lâches que farder d’images leur capitulation. Car il ne s’agit de rien moins. L’individualisme, l’esprit libre, a fait sans bruit, depuis que l’autre guerre est finie, son armée de Metz et son Sedan. Il s’est rendu. Qu’en reste-t-il ? Quelques lambeaux de drapeaux, cachés en poche, que l’on exhibe en petits comités, ou dans des palabres sans danger. Quel est celui qui ose tenir tête à l’État et à ses chiens : l’opinion et la presse ? Ils se disent libres, dans leur jardin gardé à vue ; ils le cultivent, en se gargarisant de nobles vers, comme cet Horace, le chien couchant qui, à la chaîne, jappait fièrement pour la postérité. Celui-là, du moins, avait le cynisme de se vanter d’avoir jeté son bouclier. Mais eux voudraient faire croire qu’ils sont indépendants, alors qu’ils mangent la pâtée. Tacitement s’est établi entre ces fiers intellectuels et le maître (le maître change, mais la domesticité ne change pas) un contrat comme celui qui régit les animaux domestiques. Toute liberté dans ton emploi et dans ma ferme ! Mais n’en sors pas ! Moyennant quoi, je t’engraisse… Ils ont si bien pris l’habitude qu’ils n’essaient même plus de sortir. Quand le maître les lâche au dehors, il est tranquille : ils ont le collier. Le petit nombre qui l’enlève, en cachette, parce que les point encore une honte, en vain font parade de leur cou : il est pelé. Marc rougissait de voir des maîtres qu’il avait estimés, des aînés sur qui il avait compté, s’évertuer piteusement à dissimuler sous une jactance de libre choix le conformisme de pensée, auquel ils avaient fait, par calcul ou timidité, leur soumission. Un tel exemple démoralisait les plus jeunes gens et les exerçait, de bonne heure, à la prostitution de l’esprit : ils se vendaient au plus offrant ; mais, à la façon des prostituées qui sont de marque, ils s’arrangeaient pour faire croire que c’était par amour pour le maître du jour qui les entretenait. Dès qu’une idée — ou rouge ou noire, ou guerre ou paix — devenait officielle ou allait l’être, ils se ruaient à son service, — à ses emplois. Si elle oscillait, ils oscillaient, flairant le vent. Mais si elle mourait, par malchance, subitement, ils ne s’attardaient pas aux obsèques. Ils acclamaient déjà le roi vivant.

C’est de tous les temps. Mais ce qui est du nôtre, c’est que les nôtres, nos hommes, nos biens, les intellectuels et tous leurs Saints-Sacrements d’idéologies démocratiques, aient passé au rôle de courtisans. Quand c’était une aristocratie dégénérée qui se prostituait, nous n’avions qu’à laisser faire : creuse ta fosse ! mes champs, dessus, en seront plus drus. Mais à présent, ce sont mes champs qui pourissent ; et qui trahissent, ce sont mes idées, mes mots-lumières, mes paroles-sources, où s’alimentait le grand individualisme. L’Indépendance de l’Esprit… Où a-t-elle passé, l’indépendance ? Dans le meilleur cas, à jouer l’opposition constitutionnelle à un régime qu’elle ménage, car elle entend s’en assurer la succession, et par avance elle endosse charges et tares de l’héritage. Ils sont devenus si experts à nager dans un compromis de pensées que, par moments, on ne distingue plus les rouges des noirs, ni la main gauche de sa droite : tout est mêlé, et les partis au Parlement, comme au dehors, sont plus ou moins des amphibies.

— « J’aime encore mieux, pensait Marc, les arrabbiati de la réaction : ils sont francs, comme la lame du couteau qu’un jour ou l’autre, ils me planteront dans les côtes. Mais ces socialistes d’après-guerre, ces baisers de Judas, qui livreraient la Révolution et tâchent de lui couper les jarrets, parce qu’elle les gêne dans leur réformisme sans hâte et sans casse !… Ces locataires de l’État, ils se gardent bien de bouleverser la maison, qu’un jour ils comptent mettre, à leur profit, en location… Et qu’ai— je à faire de ces placements de pères de familles, et de ces baux de préjugés et d’intérêts ! Si seulement je trouvais en Occident un quarteron d’hommes libres, d’hommes décidés, quoi qu’il en coûte, à rechercher et à servir, où qu’ils la trouvent, la vérité ! Fût-ce contre leur patrie, ou contre leur caste. Fût-ce contre eux-mêmes ! La vérité est la patrie de l’homme libre… — Mais tous ceux que je vois autour de moi sont des sans-patrie. Des asservis volontaires. Ils fourbent le maître, qui les laisse faire : car il les tient. Et ces jeunes intellectuels et ces requins tiennent ensemble boutique d’idéologies et d’affaires. Hier, la guerre, la nation, la civilisation latine. Aujourd’hui, la paix d’Europe et, bien entendu, la liberté qui en est la denrée d’échange : (valeur cotée en Bourse, elle est en baisse, on l’achète aujourd’hui pour rien) ! Qui veut être libre, il lui faut l’argent. Et qui veut l’argent, il faut qu’il vende sa liberté. Combat de conscience ? Que non pas ! La conscience du jour a le cœur trop sensible, pour s’exposer à ces troubles de santé : elle se démontre mathématiquement que si elle est libre, c’est donc son droit de se vendre ; il lui suffit de vouloir ce pour quoi on l’achète. Et elle le veut. Vous n’avez qu’à lui dire quoi. Elle vous fournira aussitôt d’arguments. Il n’est que de les rendre sonnants. Ou or, ou places, ou rôles à jouer : le pouvoir… Il a bien dit, celui qui a dit : — « Vouloir, c’est pouvoir… » Vouloir le pouvoir. Ils le veulent tous. Chacun sa part ! Et pour quoi faire ? Quand ils y sont, pour y rester. Ce n’est pas alors qu’il faut compter qu’ils se dégageront de l’écheveau de compromis, dont ils ont dû s’encorder pour l’ascension. Ils y resteront pour toujours enchevêtrés, comme des mouches dans la toile. Et l’araignée, où et qui est-elle ? Elle est repue, elle veille sur son garde-manger. Les grosses mouches continuent de bourdonner. Elles veulent se persuader qu’elles sont encore libres. Elles ne le sont plus. Chaque mouvement de leurs ailes achève de les engluer. — Annette l’a vu, par l’exemple de son bourdon, de son Timon. Il avait beau ronfler et faire la peur autour de lui. Il ne pouvait plus s’échapper. Et il le savait ! Annette a été témoin de ses fureurs. Tout ce qu’il pouvait, c’était s’enrober de plus de toiles ; et il enroulait avec, autour de son dos, les milliers d’insectes emmaillés. Mais ils n’en faisaient sur ses membres qu’une épaisseur plus étouffante de linceul. Il était pris… Ils sont tous pris, les grands preneurs, les rois d’affaires, acier, pétrole, allumettes, armements ! Ils sont collés aux fils gluants du même réseau ; quand un fil vibre, ils le sentent au ventre, ils sont interdépendants ; et tous ensemble sont accrochés à l’étal de l’Araignée… la bête aveugle, qui a jeté son épervier sur la rivière de la vie. Le fatalisme économique régit l’écliptique de la société humaine, et entraîne à la remorque l’Esprit… »

Mais Marc proteste. Il ne consent pas à soussigner la capitulation. Il prétend maintenir libre en lui l’Esprit. Et il prend à témoin ses deux alliées, les deux fronts durs et obstinés d’indépendance, Annette, Assia. Annette dit :

— « Tiens bon ! »

Mais Assia, souriant avec ironie, lui dit :

— « Ton esprit libre, à quoi te sert-il ? »

Il a un serrement de cœur. Avec violence il proteste. Mais le coup droit a porté…

Stérilité de l’iadividuel… Il a beau chercher à se faire illusion :

— « Je suis un monde. Si je le sauve, n’est-ce rien ? »

Elle répond :

— « Un monde contracté sur soi-même, une étoile rouge qui s’éteint, ça ne réchauffe plus. »

Il dit :

— « Assia ! Même plus toi ?… »

Elle a pitié ; mais il lui est impossible de farder la vérité.

— « Si, mon petit. Je m’y réchauffe le bout des doigts. »

Cette pitié est encore pire que si elle disait crûment :

— « Mon cœur a froid. »

Il essaie de lutter :

— « Mais n’as-tu pas ton propre foyer, ton feu intérieur ? »

— J’ai besoin de l’alimenter. »

— « Et ton petit faon ?… » (il hésite à ajouter : « et ton Marc ?… » )

Elle rit :

— « Mon petit faon et mon grand daim… »

Il reprend, avec humilité :

— « Ils ne suffisent pas à t’alimenter ? »

EUe lui caresse le visage, il baise la main, au passage.

— « Bien sûr, bien sûr, cela me fait une belle petite chaufferette… »

— « Et voilà tout ? »

— « Et c’est beaucoup. Mais (pardonne-moi !) j’aurais besoin de me dégourdir les pieds sur la terre, chaude ou froide, qu’importe ? C’est dans mes pieds que je veux le chaud — marchant, courant et agissant. »

— « Eh bien, ne pouvons-nous agir ensemble ? »

— « Oui, mais comment ? Qu’est-ce que tu peux faire ? »

Il ne sait que trop son impuissance, mais il essaie de protester :

— « Nous pouvons tout faire. Nous sommes libres. »

Elle a son sourire, qui éteint :

— « Libres de faire le tour de la clôture. Ne dis pas de bêtises ! Tu sais bien que la liberté est parquée dans des camps de concentration. Défense de sortir ! On pourrait aussi bien l’étrangler. Mais ils sont bons princes ! Il n’y a qu’à laisser la race s’épuiser. Les derniers libres — libres de quoi ? — on les exposera dans des cages du Jardin des Plantes. Tu y seras. »

— « Et toi, Assia ? »

— « Moi, non. Je ne sais pas encore comment. Mais libre ou non, j’en sortirai. »

— « Libre ou non ? Pour sortir, tu renoncerais à la liberté ? »

— « La liberté est dehors. Appelle-la comme tu voudras ! Je te laisse le mot. Je veux la chose. »

Elle est la plus franche des deux. Il s’est toujours jalousement refusé à s’enrôler dans aucun des partis qui se disputent le terrain sur le champ de luttes, ou qui, derrière l’enceinte, se marchandent des arrangements. Il veut garder sa liberté. Eh ! qu’il la garde ! Personne n’a envie de la lui disputer. À quoi est-elle bonne ? Elle ne lui donne pas à manger. Il lui faut passer ses journées dans les bureaux d’une maison d’éditions ; sa connaissance de trois ou quatre langues lui a fait avoir un poste assez chargé dans la correspondance d’affaires ; mais il n’a rien à voir à la partie littéraire : précisément parce qu’on lui sait une personnalité, on se garderait de lui confier la lecture des manuscrits ; et s’il avait le temps d’écrire un livre, ce n’est pas dans sa maison qu’il aurait chance de le publier. Il fait passer de temps en temps quelques articles sous un nom de plume, dans un des deux ou trois journaux qui entretiennent encore, à peu de frais, l’antique réputation d’indépendance, de liberté de la presse et autres lanternes… Il n’y a plus que quelques nigauds de lecteurs pour y croire. Ceux qui savent lire sont avertis. C’est une innommable ratatouille de compromis. On y courtise le maître d’aujourd’hui et celui de demain : (aussi bien, les deux ennemis sont compères, ou se serrent la main et se tirent dans le dos) ; on y cultive à la première page la paix, à la troisième les armements ; et les grands ténors de la troupe y chantent la sainte démocratie et les droits sacrés de l’humanité, tandis que la direction empoche, pour se taire et pour faire taire les rédacteurs naïfs qui ont pris le mot d’ordre idéaliste au sérieux, sur les crimes et les dividendes de la colonisation. Un jour ou l’autre, quelque fâcheuse indiscrétion révèle engagés ces grands cœurs, ces chevaliers des Immortels Principes, dans quelque sordide escroquerie d’une société d’affaires ou d’aventures, que la bande rivale a dénoncées. Beaucoup de bruit pour rien ! Il n’est que de riposter par la menace d’un autre scandale contre l’autre bande de voleurs. Les deux s’enrouent à crier : — « Justice ! justice ! » — pendant une semaine ou deux ; puis, tout se tait ; ils ont fait un pacte : — « Je vole à gauche, tu voles à droite, n’en parlons plus ! »… Bouche close et les poches pleines !… Elles ne le sont pas, celles des bonnes bêtes de rédacteurs, les quelques braves gens sans caractère, qui ont accepté de jouer au naturel le rôle d’idéalistes dans l’équipe, afin de raccrocher les clients. Eux, ne mentent pas, mais ils sont l’amorce du maraudeur qui pêche en eau trouble ; et ils s’efforcent d’oublier cet office humiliant. Que peuvent-ils d’autre ? Il faut bien vivre ! Et où écrire ? Ils se persuadent qu’ils accomplissent un sacerdoce. Leur négrier a l’habileté de les laisser ramer « librement », — bien encadrés à leur banc ! Il sait bien qu’ils sont sans danger, et que leurs coups de rames asthmatiques ne feront pas dévier d’un pouce de sa route le bateau. C’est le bateau qui les entraîne, eux et leurs boniments d’idéalismes, comme des tritons sculptés à la poupe, tandis qu’à la proue, sous l’écume, opère la gueule de requin. De quoi se plaindraient-ils, ces « idéalistes » ? Toute liberté pour épancher leurs vertueuses homélies ! Pourvu qu’elles s’appliquent à tout en général, et à rien ni à aucun en particulier, tout est très bien, cela fait partie de la parade. Rares, très rares, sont les esprits mal faits, comme celui de Marc, qui s’offusquent de ce rôle de tapins. Il n’a pas le bon goût, ou — (si ce n’est pour lui, que ce soit pour les autres !) — la charité de garder sur les yeux le bandeau complaisant qui permet aux compagnons d’être dupes. S’ils ne le sont, ils seront donc complices ? C’est une épreuve cruelle à faire subir à de braves gens, qui ont du foin au râtelier. S’ils y renoncent, où manger ? Ils ne sont plus tout jeunes, ils sont fatigués, et les autres râteliers sont occupés.

C’est un métier de riches que de prétendre, sans passer par aucun joug, exprimer sa pensée libre sur les sujets qui touchent de près aux intérêts d’aujourd’hui. Et naturellement, les riches ont mieux à faire qu’à miner le sol sous leurs pas, en révélant de quoi est faite leur richesse. Alors, il y a ces phénix d’intellectuels, qui, sachant très bien l’impossibilité ou les dangers de la liberté agissante, font les rodomonts avec elle et affectent de la mépriser : fi de l’esprit qui s’asservit aux réalités de la vie sociale et politique ! Il n’est de liberté de l’esprit pour ces preux, que stérile : « la foi qui n’agit point… » — si ce n’est en cet empyrée des Idées, dont le mécanisme d’horloge se déroule dans la boutique du fabricant, portes fermées aux risques et aux cahots de la vie. Certes, ils sont libres de la vie, car ils sont morts. Benda, le « clerc » accroupi, veille sur les ossements blancs, dans la vallée de Josaphat. Il veille à ce que l’Ange ne les réveille pas…

L’appétit de Marc se satisfait-il de cette Liberté funéraire ? Il la recrache avec horreur. Il n’est d’esprit, il n’est de vie, que ceux qui agissent ! Mais où sont-ils, les vrais vivants ? Et comment feront-ils pour se tenir debout sous la toise, qui courbe aujourd’hui toutes les têtes ? — Brise la toise ! troue le plafond ! — Tu ne le peux, seul. C’est ton crâne qui s’y brisera. Il faut t’unir aux autres révoltés. Mais s’unir, c’est se lier. C’est accepter les disciplines de partis et les doctrines, dont ces partis sont bardés. Marc refuse. Assia, dont il quête l’approbation, hausse l’épaule et dit sèchement :

— « Qui veut la fin, veut les moyens. »

Il se récrie :

— « Assia ! C’est toi qui parles de prendre des liens ! »

Elle a son mauvais sourire :

— « Je les prends hier. Je les déprends demain. »

Il ne rit pas.

— « Aussi les nôtres ? Entre toi et moi ? »

— « Et pourquoi pas ? » (Elle le brave.) « Si tu es libre, tu dois l’être de te lier et de te délier. Je le suis, moi. »

— « Assia ! Ne plaisante pas avec ces choses-là ! »

Elle voit son expression anxieuse. Elle sourit : (le bon sourire, cette fois !) Et elle l’embrasse.

— « Petit garçon ! »

Il reste à son cou, soulagé, un peu piqué.

— « Je suis ton homme. »

— « Non. Pas tout à fait. »

— « Eh bien ! qu’est-ce qu’il te faut ! »

— « Il me faut un homme. Toi, si tu peux. Sois-le !… Ou, gare ! »

Elle plaisante. Mais les plaisanteries de Assia ont toujours un arrière-fond sérieux. Marc le sait. Il est troublé. Il demande :

— « Dis-moi ce que je dois faire. »

— « Ah ! non » fait-elle. « C’est ton affaire. Ton rôle d’homme. »

— « Mais si ensuite cela te déplaît ? »

— « Plaire ou déplaire, je te le dirai ensuite. Pas avant ! Tu es l’homme. D’abord, fais ! »

Ce refus de parler, de discuter, cette menace suspendue, cet œil qui observe sans indulgence et qui juge tous ses actes — cela n’aide point à agir. Il est gêné aux entournures. Si elle ne sait pas clairement ce qu’elle voudrait, il sent trop bien qu’elle voudrait de lui ce qu’il ne veut ni ne peut. Il la voit qui, depuis quelque temps, flaire dans les journaux et dans les livres, dans les entretiens, dans l’air du temps, les relents d’action violente qui fument des flancs du vieux monde : à droite, à gauche, partout, au loin, au près, en Amérique, en Russie, en Italie, en Balkanie, en Europe Centrale. Ces soubresauts de frénésie sont, pour la plupart, désordonnés ; ils ne semblent mener qu’à la destruction ; mais les plus aveugles, les plus sanglants sont une révolte de la vie. Tout, plutôt que rester gisants ! Ignavia est jacere… Et cette révolte, qui s’amasse au fond de Assia, fait qu’elle observe, avec une avidité inavouable — (qu’elle ne s’avoue pas) — même la montée de ces fascismes, qui achèvent d’assommer les anémiques libertés de l’Europe, à coups de matraques. Mais son instinct de troupeau, la voix du sang, la ramène de préférence vers les combats de l’U. R. S. S. Elle glisse, par une pente invincible, vers les sanglantes destinées où s’élabore par la violence un monde nouveau. Marc pressent, par l’intuition de l’amour menacé, le travail mystérieux qui s’opère dans l’esprit de Assia muette : il le voit prêt à filer sur la pente, et il voudrait le retenir ; mais il n’ose pas lui-même regarder la pente ; il a le vertige de cette U. R. S. S., et il évite d’en parler avec Assia. — Il l’attaque par un biais, de côté, sur les événements d’Italie, il essaie de lui arracher un blâme, un sursaut contre ces crimes organisés. La bouche de Assia reste cadenassée. Marc s’écrie :

— « Enfin, Assia, tu ne vas pas dire que tu as de la sympathie pour ce qu’ils font ? »

Elle réplique durement, sans daigner même le regarder :

— « Plus, en tout cas, que pour ce que d’autres ne font pas. »

Marc est atteint au cœur. Rien à répondre. Il ne le sait que trop : il ne fait rien, il ne peut rien faire. Sa santé ne s’est jamais bien remise du terrible assaut d’avant le mariage ; et le mariage prématuré, la folle dépense qu’il y a faite d’énergies convalescentes, n’ont pas été de nature à la rétablir. Il y a dû, après sursis, d’être dispensé de son service militaire ; et ce lui a épargné l’épreuve du refus, auquel il était décidé, et de la condamnation. Mais c’eût été plus sain pour lui, peut-être, de l’affronter, car le sentiment de sa résistance l’eût assuré contre soi-même. Il l’eût voulu, même sans objet, puisque rien ne l’obligeait plus à se prononcer ; il l’eût voulu, pour s’affirmer, par pur défi. Mais ses deux conseillères s’étaient mises à la traverse : — Assia, parce qu’elle ne comprenait pas la vanité des bravades inutiles : (passe encore s’il eût été contraint à prendre parti ! Bien qu’en ce cas elle pensât, comme les communistes, que le devoir était alors d’entrer dans le rang, afin d’y prendre les armes de l’ennemi, non de les refuser !) l’objection de conscience lui semblait niaise… Annette, qui en connaissait la grandeur, évitait d’y pousser Marc, parce qu’elle sentait que la conviction de Marc était douteuse, et qu’il eût apporté à son refus plus d’amour-propre que de foi sincère. Et trop de raisons « raisonnables » plaidaient pour qu’il acceptât l’échappatoire : l’enfant qui venait, ses lourds devoirs de chef de famille, et sa santé. Il échappa. Mais son moral en garda une humiliation, le regret d’une bataille non livrée, d’une défaite, — (Assia avait mis le doigt sur la plaie) : — de « ce qu’il n’avait point fait ». Il se sentait diminué.

— Il lui eût fallu prendre sa revanche par une autre action, — fût-ce en parole ou par écrit. Mais les moyens lui en étaient, on l’a vu, extrêmement réduits. Il ne pouvait rien agir, même par la plume, rien publier, que de loin en loin quelques paroles sans écho. Il était muré dans sa geôle d’individualisme. Il n’avait de jour que par l’en haut, par le ciel vide. Sa mère seule pouvait s’en accommoder. — (S’en accommodait-elle ? Elle ne disait point aux autres ce qui lui manquait, et que ce ciel ne lui suffisait pas…) Mais tout de même, elle y respirait, elle s’y était fait un au-delà.

Marc ne l’a point. Cet au-delà est, aussi bien que le royaume de l’Infini, le royaume de la mort. Marc a besoin de fenêtres sur le monde des vivants. Et par la fenêtre, de sauter dedans… Saute donc ! Ne vois-tu pas sous la paupière, l’œil de Assia, qui guette tes mouvements ? Si tu enjambes la fenêtre, elle aura bondi en bas, avant toi… Oui, il a vu. Il voit que c’est cela qu’elle veut de lui, qu’elle attend…

Mais il ne peut pas s’y décider. Il y a, en bas, cette violence, cette tyrannie de la violence, qu’il hait. Il la hait d’autant plus qu’elle est dans son sang… son sang fiévreux, qui ne serait que trop porté à tyranniser. Puisque, Dieu merci ! il ne le peut pas — (il tremble parfois, à la pensée des abus qu’il en aurait faits) — il ne le tolère pas des autres. Toute sa violence, il la concentre à ne pas céder un pouce de ce qui lui appartient : son être. Ah ! si la Révolution était — comme autrefois, où elle avortait en feux d’artifice — un libre jaillissement de révoltes, où l’on met tous dans le tas commun, chacun la sienne ! Mais ils l’ont aujourd’hui militarisée. C’est une caserne. La discipline s’étend à tout, aux actes, aux écrits, aux pensées. Jusqu’à la philosophie et à la science que les nouveaux prêtres de la faucille et du marteau ont la prétention de régenter ! N’ont-ils pas fulminé l’anathème contre les libres hypothèses de la physique et de l’énergétique moderne, qui s’évadent des canaux de l’Évangile marxiste matérialiste ! … Et ils sont peut-être dans leur rôle, s’ils entendent bien que l’An I de la Révolution soit l’An de l’Hégire : la guerre sainte veut son Coran… Mais Marc se cabre contre les Dieux imposés. Il n’entend pas raillerie sur le champ de l’esprit. Mon esprit est à moi. Ne te risque point à y toucher !

C’est bien indifférent à Assia. L’esprit est, comme le corps, à qui le prend, — au plus fort. Et le plus fort ne le prendra qu’autant que je veux. Quand je voudrai, je le reprendrai…


Elle se détachait de ce Français, qui ne savait ni prendre, ni renoncer tout à fait, — dont toute l’énergie se dépensait à ne décider rien. Elle regardait autour d’elle, et commençait à faire des comparaisons, qui n’étaient pas à son avantage.

Elle avait été introduite par Annette dans des cercles français où l’on cherchait, encore timidement, un rapprochement culturel avec l’U. R. S. S. Elle y avait rencontré certains Russes des organisations soviétiques. Annette avait été en relations avec quelques-uns d’entre eux, aux jours où elle travaillait pour Timon. Ils avaient eu le temps de l’étudier. Ils prirent celui d’étudier sa bru. Assia reçut des commandes de traductions du russe pour une Exposition Internationale des Arts Décoratifs, qu’on préparait à Paris : articles sur l’art populaire russe, tisssus, jouets, laques de Palekh, théâtre, etc. Puis, des brochures d’habile propagande intellectuelle. Puis, des travaux plus techniques pour la Représentation Commerciale soviétique à Paris. Elle exécuta d’abord la tâche, à la maison. Puis, après un temps assez long d’observation, corroborée par le témoignage d’une amie d’enfance, employée à l’ambassade des Soviets, et qui la revoyait, non sans réservée, de loin en loin, la porte s’entrebâilla prudemment, et Assia fut admise dans l’antichambre. Quand son petit fut sevré — ( et Assia ne lui demanda pas son avis pour le faire), — elle se déchargea de lui sur Annette, qui ne demandait pas mieux, et elle s’en alla travailler à la Représentation Commerciale. Ainsi que les candidats à la chrétienté, des premiers temps, qui étaient admis à suivre l’office, sous le portique, hors du sanctuaire, Assia eut sa table de travail, au vestibule, dans une salle d’à côté. Et peu à peu, elle y passa des journées.

Elle y goûtait une satisfaction, sur la nature de laquelle elle ne cherchait pas à s’expliquer. Elle ne convenait pas qu’elle se retrouvait sur le sol natal de sa pensée. Elle affectait de s’en croire, et non sans rancune, libérée. Mais, contre l’autre sol où ses racines étaient prises, c’était une secrète évasion… — « Vous ne me tenez pas… Ni toi, ni toi !… » Elle en éprouvait un soulagement. Le soir, au sortir de l’atmosphère russe, elle avait plus de plaisir à retrouver son foyer français. Mais pour apprécier celui-ci tout-à-fait, elle avait besoin d’en être sortie. Bonne excuse envers soi, pour le fuir !

L’excuse n’était point bonne pour Marc. (Aussi bien, Assia ne lui en faisait point part. Elle n’eût pas condescendu à des excuses.) Il était sombre. Il s’enfermait dans un mutisme raidi et courroucé. C’était le pire. Il avait l’air d’un maître vexé. Passe encore de faire le maître, si l’on est le plus fort. Mais si l’on est le plus faible, quel ridicule ! La souple échine d’une Assia eût frémi, non sans jouissance, sous la griffe. Quitte à reprendre plus tard sa revanche ! Mais ces babines boudeuses, ces sourcils froncés, ce dépit impuissant, qui ne daigne (qui n’ose) même pas se formuler… Juste assez pour lui faire sentir qu’il avait le vouloir, sans le pouvoir, de l’asservir. Et pour l’inciter à s’affranchir.

Assia éprouvait une satisfaction hostile à lui vanter ce qu’elle avait appris. Il était fatal que s’établissent dans l’esprit et de l’un et de l’autre des comparaisons entre la stérilité d’opposition de Marc et la féconde énergie de l’U. R. S. S., de ceux qui agissent. Marc, qui faisait lui-même ces comparaisons et en souffrait, ne tolérait point que Assia les lui fît. Leur duel de pensée s’envenima ; en l’exprimant, ils accentuaient ce qui les divisait. Marc finit par demander à Assia, sur un ton impératif, qu’elle cessât d’aller à son bureau. Assia répondit : « — Non ! » et vertement. Elle était libre…

Étrange façon d’affirmer sa liberté que de courir à ceux qui avaient établi sur l’immense Union des Républiques Socialistes Soviétiques la main de fer d’une dictature idéologique, sociale, économique et policière, et qui eussent voulu l’établir sur tout le reste de la terre ! Mais par réaction contre le libéralisme d’Occident inorganisé, invertébré, sans franchise et sans vigueur, qui faisait le jeu des pires exploiteurs, la brutalité de Moscou, qui s’employait au service des classes exploitées, faisait l’effet d’une bise qui fouette et désintoxique le sang. Elle décrassait le cerveau lourd et oxydé par la rouille de la pensée sans volonté de France. Nulle servitude plus répugnante que celle qui accepte en se leurrant, ou bien qui boude sans se révolter virilement, — celle de l’Occident. Assia se sentait plus libre, sous les cuisses dures d’une dictature qui chevauche les peuples, pour les mener à la victoire, que parquée dans les clôtures d’une pseudo-démocratie, qui laisse paître ses troupeaux — ou bien crever de faim — sans leur permettre d’en sortir et d’agir, en attendant l’heure où elle dispose d’eux, ou pour la guerre ou pour la paix, — ou pour la tonte ou pour l’étal. L’eût-on assurée qu’elle bénéficierait, elle et les siens, d’un traitement de faveur, comme ces démocraties font pour les vendus de la presse et du Parlement, ou pour une élite à l’engrais, Assia leur eût recraché à la face leurs faveurs. La faveur est une autre servitude, la plus basse, la monnayée. Celle-là, du moins, son Marc ne l’accepterait jamais, et il n’y avait pas de risques qu’on la lui offrît : c’était pour cela qu’il lui restait cher. — Mais pourquoi se résignait-il à refuser la servitude, sans renverser l’ordre asservisseur ? Certes, il ne le pouvait à moins de s’astreindre à une discipline de combat, qui était un nouveau contrat de servage, mais consenti, mais temporaire, et pour un but qui légitimait les sacrifices.

Il faut ajouter que la rigueur de ceux-ci apparaissait à Assia fort diminuée, quand on les considérait de la rue de Grenelle. La chaîne y était distendue, surtout pour une libre passante qui vient flairer. La dictature est légère, quand on la soupèse du dehors. Pour l’instant, elle n’entrait pas en ligne de compte dans les pensées de Assia. Assia n’avait pas affaire aux moyens ; elle voyait l’œuvre et les fins. Les unes et l’autre l’exaltaient. On bâtissait un monde nouveau, à la mesure des cent soixante millions d’êtres humains, qui, de gré ou de force, étaient enrôlés sur le chantier. L’imbécillité du vieux monde ennemi, incapable de combattre ou d’accepter, avait prétendu les étouffer en les bloquant dans leur maison en ruines et leur refusant l’air du dehors. Ils avaient relevé le défi et fait de la nécessité meurtrière la loi de leur élan créateur. Sur les ruines de la vieille masure surgissaient les constructions babyloniennes de l’Esprit qui capte les forces des éléments. La première ébauche s’annonçait des grands Plans, d’où devaient sortir cette faune de monstres préhistoriques, les Dnieprostoï, les Avtostroy, les Magnitogorsk, qui de leurs trompes et de leurs défenses fouillent le sang de l’eau, de l’air et de la terre, et tous les peuples d’ouvriers qui font paître les grands troupeaux des mastodontes, les hauts-fourneaux et les usines et les barrages cyclopéens. Une exaltation sévère et brûlante menait ces équipes au combat, crispait leurs muscles et leurs fronts, elle instituait entre elles des jeux de rivalités héroïques, à qui vaincraient, les premiers, la tâche énorme et assureraient les fondations indestructibles sur lesquelles s’élèverait — s’élevait, de jour en jour, — la suprématie du Travail humain, libre, égal et souverain. Nui sacrifice n’est disproportionné à un tel but. Nul mal présent, nul mal de soi, nul mal des siens, n’est trop payer le bien futur, qu’on rêve, qu’on veut, et qu’on bâtit pour tous les hommes dans l’avenir. Ceux qui se lamentent, en Occident, ou qui s’indignent de la destruction par l’U. R. S. S. des dieux, des églises et de la religion, ils feront mieux, ces morts, d’enterrer leurs morts ! Rien ne sortira plus de ces sépulcres blanchis. Ils ne voient pas, de leurs orbites vides, ils ne peuvent pas voir qu’à l’Orient, une fois de plus, un Dieu est né ! Cette jeunesse prolétarienne, marxiste, matérialiste, athée, qui se sacrifie avec une sérieuse allégresse, au bonheur et au bien social qui sera, quand elle ne sera plus, a plus de religion dans son marteau et sa faucille que, dans toutes leurs patenôtres cléricales ou laïques, les faux dévots du menteur Occident. Hors de l’action, rien n’est que mensonge. Seule, l’action ne ment pas. Qu’à l’action, l’on juge ceux de là-bas et ceux d’ici !

Dans son injustice passionnée, ainsi Assia dressait le bilan de la vie de son Marc : — Néant. Elle savait bien que son inaction était forcée, qu’il en souffrait comme un insecte, cloué en pleine vie par une épingle sur une planche. Mais elle était sans pitié, quand elle voyait que d’autres insectes s’étaient arrachés tout sanglants de l’épingle ! Qu’il fît de même ! Elle baiserait à pleine bouche ses blessures, comme elle eût été près de baiser la cicatrice qui coupait, d’un trait livide, la forte joue de Dito Djanelidze.

Il était en mission secrète du Komintern en France, sans titre officiel, et redouté des officiels. À la Représentation où il entrait, passait, s’installait sans façon, il paraissait aux visiteurs un témoin muet, un peu gênant, sans importance : il fumait une cigarette après l’autre, sans avoir l’air de s’intéresser aux entretiens ; mais le représentant allait chercher son regard, avant de donner la réponse. Il était grand et charnu, lourde charpente, mais les mouvements souples et sans bruit. Une broussaille de cheveux épais et durs, très noirs, et plantés bas. Le front coupé d’un profond sillon transversal. De forts sourcils relevés. Les yeux bridés, qui pratiquaient la division du travail : l’un disait ruse, et l’autre dureté. Le nez long, et large en haut, gros du bout, narines épaisses, mais serrées. Rude moustache. De larges joues. La mâchoire à l’affût, qui ricanait, tout en guettant. Dans l’ensemble de la physionomie, la goguenardise mêlée à l’attention implacable. — Il avait moins de quarante ans.

Assia ne fut pas lente à le remarquer. Il ne semblait pas prendre garde à elle. Son double regard l’avait bien pelotée et soupesée, poil et plumes, puis il avait laissé retomber le gibier. Il avait mieux à chasser. Elle s’en était sentie vexée. Elle concevait pour lui une violente antipathie. Elle affectait de ne pas connaître sa présence. Dans la pièce où elle travaillait, on s’arrêtait parfois pour causer ; et avec la familiarité slave, il arrivait qu’elle se mêlât aux discussions, sans interrompre sa copie. Deux ou trois fois, Dito Djanelidze lui coupa la parole, d’un mot ironique, passablement désobligeant. Assia rageait, n’en montrait rien, feignait de ne pas entendre. Il en avait un rire intérieur ; mais rien du rire ne sortait.

Un jour qu’elle était seule à travailler, il vint s’asseoir à sa table, de l’autre côté. Elle leva la tête, elle vit, presque contre son visage, la large face aux yeux fouilleurs, avec sa gouaille au coin de la gueule. Mais l’ironie n’avait, cette fois, rien de malveillant. Rancunière, Assia fronça le sourcil. Il lui rit au nez. Elle eut beau faire, elle ne réussit plus à s’en fâcher. Pour éviter de rire aussi, elle baissa le front buté, et se remit à travailler. Il étendit sa large patte sur la page, et dit :

— « Stop ! causons. »

— « Mais s’il ne me plait pas de causer ? » dit-elle.

— « Mais il te plaît. »

Elle suffoqua de cet aplomb, elle le dévisagea et elle dit :

— « Non ! »

— « Ça veut dire : oui », reprit-il tranquillement.

— « En quelle langue ? »

— « Dans la tienne. »

Et avant qu’elle eût pu répliquer, il lui offrit :

— « Une cigarette, camarade ? »

Son regard, son ton, ce mot de « camarade », la subjuguaient. Avec dépit, elle prit la cigarette :

— « J’ai mon travail. Pas de temps à perdre ! »

— « Oui, tu es d’attaque. Tu serais mieux à ta place chez nous. »

— « Qu’est-ce que j’irais faire ? Sais-tu seulement qui je suis ? »

— « Naturellement-, je le sais. »

— « J’étais avec les blancs de Denikine. »

— « Mais maintenant, tu n’en es plus. »

— « Qu’en sais-tu ? »

— « Je sais. »

Elle fut si révoltée de son assurance qu’elle eût voulu, pour un moment, être encore de l’autre camp, afin de lui infliger un démenti. Mais elle était trop franche avec elle-même. Elle dut se borner à lui jeter un regard furieux. La gorge de Dito remuait de son rire muet. Elle avait allumé sa cigarette, machinalement, à la cigarette de Dito et la mâchait rageusement. Elle cracha le bout qu’elle avait coupé, et dit, le provoquant :

— « Et ce que demain je serai, tu le sais aussi ? »

— « C’est évident. Tu seras avec nous. Tu l’es déjà. »

Il ne riait plus. Et elle se tut. Elle était vaincue. Ils fumèrent, un moment, sans parler. Elle regardait vers la fenêtre. C’était bien clair : il n’y avait que ce seul côté, vers quoi elle pouvait aller. Vers cette action d’un peuple — son peuple — là-bas… Depuis longtemps, elle le savait. Mais il était le premier à le dire, pour elle, tout haut… Elle essaya encore de se défendre. Elle dit, comme se parlant à elle-même :

— « Je ne puis accepter aucun joug. J’aime mieux crever que sacrifier mon indépendance. J’ai tout souffert pour la garder. »

— « Et tu t’es mariée », dit-il, ironiquement.

— « Mon mari est comme moi. Il pense comme moi. »

— « Et il s’est marié », répéta le railleur.

Elle voulut parer le coup. Elle tricha :

— « À deux », dit-elle, « on est plus fort. »

— « Et à cent soixante millions, combien plus ! »

C’était ce qu’elle pensait. Mais son individualisme repoussait cette pensée.

— « Je ne peux pourtant pas épouser cent soixante millions ! »

— « Pourquoi pas ? » dit-il, « tu es râblée. »

— « Je le suis », dit-elle, « mais cela ne me plaît pas. »

— « Ça te plaira. »

Elle avait accepté, malgré elle, ce diapason. Il lui fallait continuer. Ses lèvres dirent (ses oreilles s’étonnèrent de s’entendre dire) :

— « Camarade, ce qui me plaît est mon affaire. Fais-moi le plaisir de t’occuper de ce qui te concerne ! »

— « Tu me concernes. »

Ils se fixèrent dans les yeux, le menton appuyé sur les poings, se soufflant au nez la fumée de leur cigarette. Assia dit :

— « Tu as du culot. »

— « J’en ai », dit-il.

— « Qu’est-ce que tu veux de moi ? »

— « Que tu nous serves ».

— « Le mot « servir » n’est pas dans mes papiers. »

— « Il y est », dit-il. « Tu ne sais pas lire. »

Elle s’emporta : il y avait trop longtemps que ce ton d’insolente assurance l’exaspérait.

— « Enfin ! » cria-t-elle, tapant de son poing sur la table, « est-ce toi ou moi qui dispose de moi ? »

— « Ni toi, ni moi », dit-il. « C’est la loi. »

— « Quelle loi ? »

— « La loi de nature. La loi de combat. Ou contre nous. Ou avec nous. Tu ne peux pas contre. »

— « Je l’ai pu. »

— « Tu ne l’as pas pu ! »

— « Ne me défie pas ! Ou je te raconte tout ce que j’ai fait !… »

— C’est inutile. Veux-tu que moi, je te renseigne ? »

Penché vers elle, à mi-voix, à mots hachés, les dents serrées sur sa cigarette, il lui jeta pêle-mêle une demi-douzaine de petits faits, qu’elle croyait connus d’elle seule, ou disparus avec ceux qui en avaient été complices ou victimes ; certains venaient des forêts d’Ukraine, d’autres de son galetas solitaire à Paris. Le poil de son corps se hérissait. L’échiné glacée, elle se raidit :

— « Assez ! Ceux qui te renseignent n’ont pas volé leur pâtée. Ne compte pas que j’en mangerai ! Si je suis une chienne, je suis une chienne maigre, je le resterai. »

— « Ce sont les meilleures », dit-il. « Je ne compte pas que tu changeras. Sois seulement ce que tu es ! Mais ose l’être ! Sois-le franchement ! Tu n’es pas de ceux qui peuvent se contenter de se balancer indéfiniment entre le pour et le contre, comme les danseurs de corde de Paris… »

Il ajouta :

— « Comme ton mari. »

Elle se rebiffa sous le coup brusque :

— « Je te défends de parler de lui. »

Elle avait l’air d’une chatte en boule, qui va lui sauter aux yeux.

— « Je n’ai pas besoin d’en parler », dit-il. « Tu en penses juste autant que moi. »

— « Ce n’est pas vrai ! » dit-elle. « Tu n’es pas digne d’attacher les cordons de ses souliers. »

Il goguenarda :

— « C’est un honneur que je te laisse. Mais j’ai idée que ses souliers sont mal attachés, »

— « Tu espionnes aussi ma chambre à coucher ? »

Il avait fini de fumer. Il prit un bras de Assia dans son étau, et d’un ton bonhomme, mais sérieux, il dit :

— « Mon petit, assez joué ! Parlons sans pique ! Tout ce qui peut nous être utile, nous avons le droit (ou nous le prenons) de l’observer. Mais il n’y a pas besoin de lunettes pour voir que toi et lui, vous n’êtes pas faits pour traîner la même charrette… Laisse-moi parler !… Je ne dis point de mal de ton limonier. Il a ou il peut avoir toutes les vertus. Mais ces vertus ne sont pas les tiennes. Et c’est toi qui rues dans les brancards. Tu as raison. »

— « J’ai tort », dit-elle. « Il voit le but aussi bien que moi. Il n’a point peur d’y marcher. Son cœur est brave, plus que le mien. Mais son intelligence est trop chargée de ces idées d’Occident, qui vous battent dans les jambes et vous empêchent d’avancer. Il lui faut encore du temps avant de s’en dégager. »

— « Nous n’avons pas le temps. Qu’il se décide ! Ou décide-toi ! Amène-nous-le, ou lâche-le ! L’époque n’est pas aux jeunes Hamlets, plantés au bord du cimetière. « Être ou ne pas être… » Qui ne veut pas être, qu’on l’enterre ! Sors-le du trou, ou pousse-le dedans ! Mais d’abord, sors-en, toi ! Et viens ! Tu lui trouveras des remplaçants. »

Elle le toisa, méprisante :

— « Toi ? »

— « Moi ou un autre. N’importe qui ! Je ne brigue pas la succession. J’ai mieux à faire. Et toi aussi. Ne perds pas ton temps aux bagatelles ! »

Elle dit :

— « Brute ! »

et s’écarta, et se leva.

Il resta assis à la table :

— « Le bât te blesse. Qu’il te blesse ! Je dis ce qui est. Toutes tes histoires particulières ne comptent pas, auprès de la grande histoire que nous devons écrire. Quand le ventre a faim, qu’on le nourrisse ! Mais qu’il se taise ! Il n’est qu’un ventre, rien de plus. Et nous avons tout l’animal humain à servir, ces millions d’êtres affamés, non seulement de pain et d’amour, mais de lumière et de liberté. »

Elle dit, ouvrant la porte pour sortir :

— « Vous osez, vous, parler de liberté ! »

Elle entendit, avant que la porte se refermât :

— « Nous osons, nous. Ceux qui ne sont plus capables d’y monter seuls, nous les y hissons, par la force. Nous t’y hisserons. »

Elle claqua la porte :

— « Non ! »

Elle eut, le soir, une altercation avec Marc, qui traitait de crime toute contrainte exercée sur l’âme d’un autre. Il était dans la première découverte de la Non-Violence de Gandhi. Elle lui dit, plus perspicace par opposition qu’il ne l’était par admiration :

— « Et tu ne vois pas que c’est une violence retournée ! »

Il s’entête, et elle s’entête :

— « Tout est violence », dit-elle, « même l’amour. Surtout l’amour. Il rend esclave. Il fait mentir à sa nature. Il avilit. »

— « Si tu sens ainsi », dit-il, blessé, « affranchis-toi ! »

Elle dit, avec un pli amer à la bouche :

— « Merci de la permission ! »


Elle est retournée à son travail, mais elle s’est juré de ne plus accepter d’entretien avec le butor. Elle n’a pas à prendre cette peine. Djanelidze reste absent de Paris, une quinzaine ; et quand il reparaît, il ne lui prête aucune attention. Elle est piquée. En son absence, elle s’est informée sur son compte. Elle n’est pas la seule, dont l’attention soit occupée par le personnage. On le redoute et on l’admire ; on en parle, avec une malveillance fascinée. Dans ce qu’on raconte de sa vie, beaucoup de légende se mêle à la vérité ; mais, comme dit le proverbe, on ne prête qu’aux riches. Il est fils d’un boucher de Bakou ; il a pris part, de très bonne heure, aux coups de main, aux coups de bombes, aux « expropriations » violentes, organisées contre le trésor public et particulier par le jeune parti communiste du Caucase, aux alentours de 1905. Il a été cinq ou six fois emprisonné, déporté au fond de l’Asie, et s’est évadé, et a recommencé. Aux jours d’Octobre, il a été membre du Comité de guerre révolutionnaire, et, mieux fait pour agir que pour parler, il a été expédié sur tous les points de l’incendie, afin de l’attiser ; il n’a jamais rechigné devant la besogne la plus dangereuse ou la plus ingrate ; il ne dispute point aux ambitieux et aux « glorieux « du parti la viande du pouvoir ; ce qu’il veut, c’est l’os à broyer : — l’ennemi. — (Est l’ennemi, tout ce qui menace la cause ; et pour le supprimer, tous les moyens sont bons. L’action qui risque pour la cause ne sent jamais mauvais.) Il est de ceux qui, sans bruit, sans nom, étendent sur le monde la toile d’une surveillance occulte, raflant les mouches à l’autre araignée : l’  « Intelligence Service » du British Empire. Sa forte vie physique se satisfait à peu de frais : il mange sur le pouce, et on pourrait dire qu’il couche debout ; il n’a pas le temps de se prélasser sur une femme. Mais quand son œil exercé discerne, au passage, une énergie — une houille rouge — à capter, pour le service de la cause, il étend la griffe, et il la marque, bon gré mal gré, propriété d’État. Il a marqué Assia. Il peut tout ignorer de sa nature féminine, de son humeur, de ses désirs qui viennent du sexe : car du féminin, de l’  « ewig weiblich », il ne se soucie point ; mais il connaît mieux qu’elle l’  « ewig menschlich », les forts instincts qui, par delà la porte du sexe, sortent du nœud de serpents enlacés des entrailles humaines, la gueule affamée de l’être, mâle ou femelle, qui est comme une torche au fond du ventre, brûlante d’être, de croître, créer, dévorer, détruire, et d’agir. Sa main n’a pas besoin de se poser sur le ventre de Assia, pour y sentir brûler la torche.

Assia a beau faire : c’est elle qui va le trouver. Un jour qu’il sort sans la regarder, elle se lève — (tous ses papiers sont rangés) — et elle lui dit :

— « Camarade, veux-tu faire route ensemble ? »

Ils vont. Djanelidze est plus attentif à ceux qui passent dans la rue qu’à la femme qui lui emboîte le pas. Mais à certaines questions qu’elle lui fait, son attention se réveille ; il la regarde : le poisson mord. Assia l’interroge avec une ardeur anxieuse sur les problèmes de la Russie nouvelle et sur les chances du combat engagé. Elle ne feint pas, elle est prise. Et Djanelidze change de ton, il peut parler. Afin de ne pas hausser la voix, il passe le bras sous le bras de Assia, et marche penché près de son oreille ; une boucle de la femme effleure sa bouche ; et Assia sent dans son oreille le souffle qui entre avec les mots. Ils ne s’aperçoivent que la pluie tombe, qu’après qu’ils sont déjà trempés. Pour continuer la discussion, Djanelidze entre avec Assia dans un vieux café de petits rentiers. Il n’est point pressé aujourd’hui : ses affaires en France sont terminées ; il repartira, le lendemain soir. Attablés dans le fond d’une salle aux trois quarts vide, mal éclairée, devant une lavasse de thé, ils parlent sans bruit, avec cette volubilité de langue, que seuls possèdent avec les Italiens les Slaves, intarissablement, front contre front ; et elle se passionne en questionnant. Mais bientôt, elle cesse de questionner, pour mieux entendre. Et Djanelidze, qui sent l’intérêt qu’il excite, laisse couler son flot lourd et puissant. Il expose la lutte épique de l’U. R. S. S. contre les tourbes d’ennemis et du dehors et du dedans ; il lui arrive d’y jouer un rôle épisodique, mais il en parle comme d’un autre, ou bien plutôt, comme de quelque membre d’un monstrueux Myriapode. Le personnage central de ses récits fait songer à une termitière ; et Assia qui a, d’instinct, l’aversion de la myriade, à sa stupeur aspire l’ivresse de la fourmi sans nom qui participe à cette vie multitudinaire. Elle perd son moi, par plongées au fond d’une coulée de naphte grasse et fumante ; elle en ressort, par coups de révolte ; mais elle sent qu’elle y va retomber ; et la lourde parole de Djanelidze, comme une main, lui tire les jambes. Toutes ses conceptions chancellent, et les valeurs se modifient, en passant du plan de l’individuel au collectif. Ce n’est qu’après, quand elle se retrouvera seule, que le souvenir lui reviendra, avec l’effroi, de ces succions par le polypier. Mais cette horreur garde un caractère sacré ; elle passe ses forces de juger. Sa raison est prise par les fumées du breuvage. Celle de Djanelidze y est faite depuis longtemps. Sa tête est froide et lucide dans l’ivresse. Peut-être le vertige de Assia n’est-il si fort que parce qu’elle retrouve le fleuve humain, dont les flots débordés l’ont roulée, il y a des ans, dans le cauchemar de la déroute. Et cette fois, elle est dessus le radeau, assise auprès du pilote ; et sous ses jambes, entre les planches, elle voit filer l’eau. Elle ferme les yeux, ses ongles s’accrochent, la tête lui tourne…

Il était près de neuf heures du soir, quand elle se retrouva sur la chaise d’un bar de quartier et se ressouvint de son logis. Elle tressauta, et prit congé. Elle courut presque jusque chez elle. Elle pensait bien que Marc lui ferait la mine, et elle convenait qu’il en aurait quelque raison : ce pauvre garçon, avec ses habitudes d’ordre et de régularité, à la française ! Elle était prête à s’excuser, quoique ce lui fût toujours une arête dans le gosier, d’avoir à rendre des comptes. Elle n’avait rien à cacher, elle disait tout sans qu’on lui demandât ; mais il ne fallait pas le lui demander… Et le maladroit, elle s’y attendait, n’aurait pas la sagesse de se taire… Mais soit ! Pour cette fois, elle consentirait à avaler l’arête, elle se reconnaissait dans son tort…

Ce fut une peine qu’il lui épargna. Il prit tout le tort. Elle trouva un Marc exaspéré de l’attente, qui avait tout craint, tout supposé, et qui l’accueillit avec des airs de justicier. Du coup, elle perdit son humeur rieuse et contrite de s’expliquer affectueusement. Elle passa, sans dire un mot, dans sa chambre, pour y enlever ses effets mouillés, et de là, dans la salle à manger, afin de servir hâtivement le souper froid. Il rôdait autour d’elle, avec une mine fatale, la gorge sèche, retenant son interrogatoire. Elle le voyait par-dessous ses cils, sans avoir l’air de faire attention à lui ; elle avait envie de hausser les épaules. Finalement, il demanda, comme un juge d’instruction :

— « D’où reviens-tu ? »

Elle dit sèchement qu’au sortir de son bureau, elle avait eu un entretien qui l’avait retardée.

— « Avec qui ? »

— « Avec quelqu’un que tu ne connais pas. »

Elle jugea elle-même la réponse insatisfaisante, elle leva les yeux, prête à sourire ; et quand elle vit son grand garçon torturé, elle alla vers lui, pour l’embrasser. Mais il l’avait à peine effleurée, qu’il la repoussait avec fureur. Il lui criait :

— « Tu me dégoûtes ! Tes cheveux, ta robe, puent le tabac. Où les as-tu traînés ? »

Elle dit, froissée — mais elle convenait qu’il n’avait pas tout à fait tort :

— « Dans un café : j’ai pu en rapporter l’odeur ; mais tu pourrais être poli. »

Il répéta :

— « Dans un café ! Tu as roulé, pendant quatre heures ! »

Et elle vit qu’il ne la croyait pas. Elle dit : — « Voyons, mon petit !… »

Et de nouveau, elle se rapprocha. Mais ce garçon, violent, nerveux, tendu jusqu’à l’hystérie par un brusque accès de jalousie, se rejeta en arrière, avec dégoût. Et il criait :

— « Ne me touche pas ! »

Assia dit :

— « Tu es fou. »

Elle s’assit, et se mit à manger. Il était passé dans la chambre voisine et ne revenait pas. Assia appela :

— « Marc !… »

Il ne répondît pas. Elle acheva son souper. Elle jeta un coup d’œil dans la chambre à côté. Il était jeté sur un divan, et ne bougeait pas… Ce grand enfant !… Elle dit, apitoyée :

— « Marc, veux-tu m’écouter ?… »

Il répliqua, d’une voix glacée :

— « C’est inutile, tu mentirais. »

Le sang de Assia lui monta au front. Il ne lui resta plus une once de pitié.

— Qu’est-ce que tu crois donc ? » demanda-t-elle durement.

Il ne répondit pas.

— « Imbécile ! » fit-elle, avec un sifflement de dédain. Elle lui tourna le dos… « Crois ou ne crois pas !… » Elle alla se coucher dans sa chambre. Il resta étendu dans l’autre chambre ; mais dans la nuit, plus d’une fois, on l’entendit marcher. Assia rageait, dans son lit. Pas un instant, dans les entretiens avec Djaneîidze, la séduction n’avait tenu place ; ni l’un ni l’autre n’y songeaient. Et cet idiot y songeait pour deux, il ne songeait qu’à cela, il la forçait à y songer ! C’était bien la peine de l’épargner !… Une malice diabolique lui rappela « l’anguille de Melun, qui crie avant qu’on l’écorche… » Crie, mon ami ! Tu crieras bien pour quelque chose… Mais c’était menace toute verbale. Elle n’avait aucune envie de l’écorcher. Ce pauvre gosse, à la peau tendre… La comparaison avec l’autre, le rude cuir râpeux du loup, s’imposa ; et un frisson lui passa, le long du dos. Elle repoussa le loup ; mais il était là : elle sentait, dans la nuit, son souffle chaud sur la face. Elle tourna le dos, irritée. Mais il était là. Le souffle lui brûlait le cou… L’imbécile qui l’obligeait à y penser, à comparer !… Elle remâchait tout l’entretien de la soirée, ce torrent lourd d’images et de pensées, ce monde mâle, fauve et fangeux, ce monde nouveau, qui dans ses poils gardait pourtant l’odeur puissante et familière du sol natal et du passé. Elle la reniflait avec une répugnance hypnotisée ; elle en avait tous les pores imprégnés. Elle se leva fiévreuse pour se laver les mains, la face, le ventre. Elle se recoucha. C’étaient ses draps qu’il eût fallu changer…

Dans la chambre voisine, Marc remuait. Elle se tourna et se retourna… « L’imbécile ! l’imbécile !… » Elle le mettait dans la balance, avec l’autre sur l’autre plateau. Il ne pesait pas lourd, avec sa stupide jalousie, son égotisme, son despotisme, toutes ses pensées recroquevillées sur son moi, moi, moi et moi… « Tu m’appartiens, tu es à moi… » — « T’appartenir ? Je n’appartiens à personne. Si je me donne, que ce soit à plus qu’un homme, à ces grandes forces qui soulèvent et qui mènent un monde !… En elles seules, je retrouve ma voie et mon lit. Je m’accomplis… » Et elle sentait autour de ses flancs l’étreinte de celui qui était derrière son dos. Elle était broyée, comme par une meule ; elle en hurlait dans sa poitrine… Elle ralluma, et elle se mit assise, suffoquant, les seins gonflés, et respirant à coups rudes…

Elle ressortit du lit, et demi-nue, dans un fauteuil, elle reprit le contrôle sur soi. Elle examina tout, d’un sens plus froid. Elle cherchait à s’expliquer l’énigme de cet homme qui l’excédait, à démonter son mécanisme. Elle tâchait de faire la part de ce qui, en lui, était de lui, et de ce qui était de la grande Force mystérieuse et multitudinaire, de la machine en mouvement, dont il était une courroie de transmission. Elle se persuadait que la machine était tout, et que la courroie n’était rien. Ou celle-là, ou une autre, n’importe quelle, faisait l’emploi… Le mot lui revint, qu’il lui avait dit : — « Moi, ou un autre… » Elle secoua la tête, de colère… « Sûrement, pas toi !… » Elle le détaillait froidement, des pieds à la tête, comme s’il était là, devant elle. Elle se tâtait le pouls. Elle ne trichait pas. Pas une artère ne battait plus fort et plus vite. Son cœur était sans désirs. Que cet homme vive ou meure, que m’importe !…

Elle se recoucha, le souffle calmé et le cerveau refroidi. Elle s’endormit jusqu’au matin.

Rouvrant les yeux, elle ruminait le stupide malentendu. Il y avait du tort de tous les deux. Depuis quelques mois, la tension s’accentuait ; et tout en reconnaissant chacun ses fautes, ils n’avaient pas la sagesse ou l’énergie d’y rien changer. Le tempérament mal fixé de Marc était secoué par des accès colériques, comme des rafales nerveuses qui le brisaient : il passait d’une dépense de passion disproportionnée à l’épuisement ; et la fatigue même le livrait, non moins que la passion, à des fureurs. Assia avait de brusques alternances de mutisme buté et de flux de paroles emportées, des jalousies, des susceptibilités, des idées fixes et malades, qui coïncidaient avec ses petites marées, ou que déclenchait un mot, un geste maladroit, auxquels son imagination, déjà blessée, prêtait des intentions qu’ils n’avaient pas. Il se produisait fatalement des heurts brutaux et effrénés, où l’un et l’autre perdaient le sens, et après lesquels revenaient la lucidité et les regrets, mais rarement des deux côtés en même temps. — Et néanmoins, pas un instant, même au plus vif des paroles injurieuses, comme des soufflets, le grand amour n’est absent. Mais il se tapit, honteux, meurtri, au fond du cœur…

Assia reconnaissait, en ce moment, qu’elle n’était pas tout à fait innocente de l’exaspération où, cette nuit, Marc était tombé. Au lieu d’apaiser son inquiétude amoureuse (nullement injustifiée) que Assia lui fût reprise par l’âme étrangère de cette Russie, qui lui était fermée, un instinct mauvais poussait Assia à attiser ces soupçons. Elle prolongeait ses absences de la maison, plus que de raison. Elle y avait reçu des camarades de rencontre, des Russes de la Représentation Commerciale, dont la familiarité et les bavardages avec Assia dans cette langue que Marc ne pouvait comprendre, avaient causé à Marc une irritation stupide ; dans une altercation qui avait suivi, il avait été jusqu’à interdire à Assia de recevoir ces hôtes dans sa maison : (à peine l’avait-il dit, qu’il s’avouait outrepasser ses droits.) Le résultat avait été que Assia recevait ses camarades, hors de chez elle. Et les soupçons ne s’en portaient que mieux. Assia se reconnaissait non moins stupide de les avoir provoqués, pour le plaisir de mater Marc et d’affirmer son indépendance. De ce train-là, ils allaient tout droit à la catastrophe : elle était assez expérimentée pour le prévoir. Ils étaient fous… Holà, holà !… Stop !…

Elle se leva, bien décidée à remettre les choses au point. Si Marc était un méchant gosse aux yeux fous, c’était à elle de le ramener maternellement au bon sens. Au fond de son cœur, il était encore plus son petit que son mari ; et le meilleur de la réserve d’amour disponible était inscrit au compte du petit. — Mais quand elle ouvrit la porte de la chambre où Marc avait passé la nuit, elle ne l’y trouva plus. Il était sorti de la maison, sans laisser un mot. Assia en ressentit du dépit ; et, comme une chandelle que l’on souffle, ses bonnes dispositions s’éteignirent. Elle s’obligea pourtant à l’attendre — (peut-être afin qu’il fût davantage dans son tort). Elle renonça à aller travailler, comme d’habitude, à son bureau. Elle n’en avouait aucun regret, bien que ce fût la dernière occasion de revoir Djanelidze avant son départ. Mais peut-être cette pensée l’incita-t-elle à n’y point aller, afin de se prouver son indifférence. Que lui faisait ?… Elle s’occupa à ranger l’appartement : il en avait besoin ! Elle était toujours en course, et, jour après jour, la poussière et le désordre envahissaient tout. Elle était en plein nettoyage, quand Annette vint prendre le petit Vania : (elle le gardait toute la journée, et elle le ramenait le soir). Mais Assia ne la laissa pas entrer, sous prétexte que tout était sens dessus dessous et qu’elle ne voulait pas qu’on vît son capharnaüm ; elle lui poussa l’enfant par l’entrebâillure de la porte ; Annette put seulement saisir à la volée, dans l’ombre du corridor, la silhouette de sa bru à genoux, qui frottait rageusement le plancher, le front penché, les cheveux défaits, pendant sur les joues comme des queues de rat. Elle se vengeait sur le mobilier de ce que Marc ne revenait pas. Il ne revint pas pour le déjeuner. Elle attendit. Il ne revint pas…

— « Idiot ! Tu boudes !… Je te le revaudrai. »

D’impatience, en avalant les morceaux, elle s’étranglait. Elle n’acheva pas son repas. Elle s’habilla, elle se passa en revue devant le miroir. Elle se montra ses dents aiguës de jeune chien. Elle avait envie de mordre. Elle était prête à sortir… Sortir pour quoi ? Vers quoi ? Vers qui ?… Ce « qui ? » la prit au dépourvu. Elle tressauta. Elle se rassit, encapuchée, comme en visite, et elle prit une revue sur la table ; elle tâcha de s’y intéresser… Zut, zut et zut !… La main nerveuse lança la revue au fond de la pièce… Elle martelait du talon le parquet… Trois heures sonnèrent.

— a J’en ai assez !… »

Elle sortit. Elle n’avait aucun but avoué. Elle s’assigna celui de visiter, à des galeries, une exposition de blanc. Mais elle prit un autre chemin. Elle s’en aperçut, quand elle était trop loin pour rebrousser.

— « Tant pis ! Ce sera pour un autre jour. Pour celui-ci, qu’est-ce que je fais ?… »

Elle se trouvait à dix minutes de la Représentation Commerciale.

— « Il est trop tard. Je n’irai pas… »

Elle alla pourtant dans la direction. Naturellement, elle n’entrerait pas… Elle n’eut pas besoin d’entrer. Sur l’autre trottoir du boulevard, à quarante pas, elle vit venir, parmi la foule, les larges épaules et la hure de Djanelidze. Elle eut un choc. Elle découvrit qu’avant de le voir, elle allait au devant. Elle s’irrita. Elle s’effraya. Elle s’arrêta, fichée devant un magasin, tournant le dos à la rue. Elle attendait qu’il eût passé. Il ne passa pas. Il traversa la rue et, sans mot dire, il s’aligna près d’elle en face de la devanture. Il lui clignait du coin de la paupière bridée. Elle tourna la tête et le toisa. Il n’avait pas l’air de la regarder. Mais ses yeux de Mongol riaient. Il dit :

— « Tu fais l’école buissonnière ?… »

Elle laissa tomber la question, elle dit :

— « Je te croyais parti. »

Elle mentait, et il le savait : la veille, elle lui avait demandé l’heure du départ. Il répliqua :

— « Je pars. Je vais de ce pas chez moi, faire mes paquets. Puis, à la gare. Tu es libre ? Accompagne-moi ! »

Mais il ne lui reprit pas le bras. Il se tenait à quelque distance. Il lui disait, sans la regarder :

— « N’aie pas l’air de me connaître ! Je suis filé, ou je peux l’être. »

Il fit des tours et des détours, prenant des rues de côté et des passages, qui le ramenaient en arrière sur le même boulevard ; d’un bref coup d’œil par-dessus l’épaule, il s’assurait qu’il n’était pas suivi. Et cependant, il s’arrangeait pour échanger, le museau de profil, dans le double flot des passants, des mots rapides et mordants, en leur langage de là-bas. Arrivés au seuil d’une maison qui faisait l’angle de deux rues, il clignota vite autour de lui et dit :

— « Montons ! »

Elle hésitait. Il ajouta :

— « Tu m’aideras à faire la malle. »

Il lui prit le coude, et ils entrèrent. Il la poussa dans l’escalier raide et obscur. Elle ne voyait pas où elle marchait. Il lui appuyait sa main au creux du dos. Cette large main semblait la tenir, comme un oiseau. Mais ce n’était pas un oiseau de volière. Elle se raidissait durement pour résister, prête au coup de bec, — peut-être aussi afin de mieux sentir la main. Sur l’étroit palier, il allongea le bras par devant elle, pour introduire la clef dans la serrure. Il poussa la porte et la femme. Ils se trouvèrent dans un petit logement, mal tenu, dont la fenêtre sur la cour, rideaux tirés, était fermée. Djanelidze la partageait, pour le moment, avec un compagnon ouvrier : (il changeait d’abri, tous les deux jours). La chambre, à cette heure, était vide ; le locataire ne rentrait qu’à la nuit. Toutes les affaires de Djanelidze, linge et papiers, plus de papiers que de linge, couvraient le lit, la table, et le plancher. Djanelidze les prit par tas, et les engloutit dans une vieille malle de cuir à poignée. Il avait beau les piler, il n’arriverait jamais à les faire tenir. Assia ressortit le tas et le rangea. L’air vicié était étouffant ; elle avait la sueur au dos. Elle voulut ouvrir la fenêtre : il s’y opposa, pour ne pas être vus des voisins. Elle enleva son manteau, elle échancra le col de sa robe ; il s’était mis en bras de chemise. Ils parlaient peu, et seulement de ce qu’ils faisaient ; il lui passait les objets, elle les pliait, assise par terre sur ses talons, la gorge et la nuque découvertes ; elle trempait dans un bain de moiteur… Elle eut un bref étourdissement, elle se revit, la nuit passée, dans son lit ; et un mufle chaud lui soufflait dans le dos. Elle eut juste le temps de se retourner : penché sur elle, Djanelidze la flairait. Et sa large patte, se posant sur elle, la renversa…


Quand elle se rassit sur le plancher, elle avait l’œil égaré, la bouche sèche, le corps en feu, l’air sauvage. Ils ne se disaient pas un mot. Elle ne songeait pas à l’accuser, à s’accuser. C’était écrit ! Mais il n’eût pas fallu qu’il s’aventurât encore à la toucher ! La herse entre eux était retombée. Il le comprenait parfaitement, car il avait l’intelligence la plus rare, celle du corps. Il s’écarta, et debout, roulant une cigarette, il la regardait à ses pieds, froide et sombre, qui rajustait sa chevelure. Il n’y avait en lui aucun orgueil de vainqueur. Il n’avait point préparé, ni voulu cette prise ; la nature seule avait tout fait : il n’y avait plus à s’y attarder.

Assia acheva de ranger la malle, dont une partie du contenu était ressortie. Tout mis en ordre, elle rabattit le couvercle, il pesa dessus, ferma, boucla. Elle se releva, remit son manteau. Il dit :

— « Descends ! Il vaut mieux pour toi que nous ne ressortions pas ensemble ! »

Elle s’inspectait dans un miroir de poche. Quand elle fut prête, elle se dirigea vers la porte. Il dit, lui tendant la main :

— « Adieu, camarade. »

Elle se retourna, et elle lui mit sa main dans la main. Tandis qu’il la tenait, — (ils se regardaient avec sérieux, elle son dur front penché, mais les yeux sondant les yeux,) — il lui dit :

— « Et amène-nous ton mari ! Je compte sur toi et sur lui. »

Un tel rappel, en cet instant, était un étrange manque de goût. Elle ne le remarqua même pas. Il ajouta :

— « Il cherche son chemin. Ce serait dommage qu’il se perdît. Tu sais la route. Montre-la lui ! Sa place est parmi nous. »

Elle ne répliqua point. Ce qu’il disait, elle le pensait. Elle lui savait gré de l’avoir dit. Ce ne fut que plus tard qu’elle songea qu’il avait dû faire espionner Marc. Mais ce qui eût jeté Marc dans la fureur lui causait à peine un désagrément : elle s’était habituée à penser que ces choses-là étaient naturelles, on a bien le droit de s’informer !… Sa main encore moite répondit à la pression de la large main et se dégagea. Elle dit :

— « Adieu. »

Et elle sortit.

Elle allait, dans la rue, sans se retourner. C’était la fin de la journée. Le dernier étage des maisons était, d’un côté du boulevard, rougi, par le couchant. Elle ne pensait pas ; elle était trop pleine pour penser. Elle n’avait ni plaisir, ni peine. Simplement, l’asphalte dur était bon à fouler sous ses pieds durs… — À un tournant, près de la Seine, qu’inondaient les derniers rayons du soleil, elle s’arrêta, frappée d’un coup :

— « Qu’est-ce que j’ai fait !…

Elle revit tout, tumultueusement ; mais ce ne fut qu’un instant ; et sans tumulte, sévèrement, elle refit son compte. Elle se mordait la lèvre, humiliée. Le compte était à son débit. Elle avait imprudemment joué et perdu. — Perdu ? S’il ne s’agissait que d’elle, elle ne s’en fût pas soucié longtemps. On perd au jeu, on a perdu, n’y pensons plus ! Le fait en soi n’avait que l’importance qu’on lui prête. Assia ne lui en prêtait guère. Son principal dépit venait, non pas du fait, mais de ce qu’elle y eût consenti par surprise, quand sa volonté ne le voulait pas. Elle en ressentait peu d’estime pour elle. Mais cette estime, il y avait longtemps qu’elle l’avait perdue. Elle n’était point tendre pour elle-même. Orgueilleuse, oui. Mais orgueilleuse de ne point se flatter. Si elle eût été seule, le compte eût été bouclé, avant qu’elle fût rentrée à la maison. — Mais elle n’était pas seule. À la maison, il y avait l’autre, — celui dont la présence, celui dont l’existence lui était un frein qui l’irritait, mais qu’elle aimait à mâcher, et dont le goût de fer lui donnait plus de saveur à vivre, — l’autre, l’associé, au nom de qui le compte était à demi. Qu’en penserait-il ? Elle connaissait son terrible sérieux en ces matières. Il jugeait de l’honneur en vieux bourgeois, il le plaçait à des endroits où l’honneur n’avait que faire. Assia l’ironisait depuis longtemps, à ce sujet. Mais cette ironie, sans qu’elle se l’avouât, le lui rendait plus digne de respect… Si elle ne lui disait rien de sa stupide aventure, il ne saurait rien, il serait tranquille, personne au monde ne le troublerait… Mais voilà ! C’était justement la seule éventualité qui fût exclue. Assia l’avait rayée de ses papiers. Le fait en soi, le « délit », (comme on voudra le nommer !) lui était relativement léger à porter. Mais le silence sur le « délit », c’était pour elle le vrai délit. Non, non, elle n’acceptait pas de s’en charger. Elle voulait bien faire tort à Marc, mais elle ne voulait pas le « tromper ». « Tromper », pour elle, c’était uniquement, mentir (ou se taire). Elle ne trompait pas. Elle ne fraudait pas.

Elle arrêta donc dans sa tête qu’elle lui dirait tout. Tant pis pour elle ! Elle ajoutait in petto : « Tant pis pour lui !… » Sans la sottise de Marc, elle ne fût pas sortie aujourd’hui. Elle lui en voulait… (elle exagérait !) Sa décision était prise. Il s’y mêlait de nobles instincts : droiture, horreur de mentir — et de moins nobles : rancunes secrètes, qui sait ? peut-être cette inavouable curiosité psychologique des Slaves, qui les pousse à Dieu sait quelles actions, pour voir ce qui va se passer en eux. — « Comment elle et lui réagiront-ils ?… » L’expérience était dangereuse. Elle le savait. Mais le danger lui était un prétexte spécieux de plus pour persévérer. Les risques d’un acte le légitiment.

Quand elle vit Marc, sa décision fut troublée. Elle s’attendait à la continuation du malentendu de la nuit. Elle trouva un Marc qui avait réfléchi et se repentait, un Marc touchant, qui demandait pardon, avec ce beau regard humble et tendre, qui fondait le cœur. Assia fut désarçonnée. Elle ne pouvait plus que lui caresser le visage avec ses mains, que les lèvres de Marc attrapaient au passage. Ses mains souillées… Elle les retira et les cacha derrière son dos. Elle était en fausse situation, pour lui donner maintenant le pardon qu’il demandait. Elle cherchait à mettre fin à ces rôles intervertis. Elle lui disait :

— « Assez, mon petit ! N’en parlons plus ! C’est loin, déjà ; ce qui est d’hier est fini. »

Il était heureux :

— « Alors, c’est dit ! Tu as pardonné ? »

— « Oui », fit-elle. » Et c’est à toi, maintenant de pardonner. »

Il s’écria :.

— « Il y a beau temps que c’est fait ! »

— « Oui, pour hier. Mais pour aujourd’hui ? »

— « Pour aujourd’hui ? »

Il souriait. Elle ne savait plus comment commencer. Elle avait pourtant tout préparé. Mais en face de lui, maintenant, cela devenait terrible…

— « Ne me regarde pas ainsi ! Tu me rends la chose encore plus difficile… »

Elle lui tourna la tête, d’un autre côté.

— « Dis ! »

Il ne le prenait pas au sérieux. Elle voyait, de profil, sa joue sourire. Elle tapa du pied :

— « Tu es stupide ! Ne ris pas ! »

Il retourna la tête, étonné :

— « Qu’as— tu ? »

Elle le fixait, avec des yeux sombres :

— « Je t’ai trompé. »

Il ouvrait les yeux, sans comprendre.

— « Non, pas trompé ! » reprit-elle. « Je ne cache rien de ce que je fais… J’ai aujourd’hui… j’ai… » (Elle se troublait… Ces yeux effarés, craintifs, sans défense, qui l’interrogeaient !…) « Je ne sais pas comment cela s’est fait… » (Elle aurait pu dire : « J’ai été prise », mais sa fierté s’y refusa ; elle réagit, elle fut brutale, pour en sortir)… « J’ai… je viens de coucher avec un autre. » (Elle n’avait pas besoin de le nommer. Elle avait plus d’une fois, dans les récits provocants qu’elle lui faisait de ses journées à la Représentation, attiré son attention jalouse sur Djanelidze.)

Elle vit les prunelles de Marc se dilater, sa bouche s’ouvrir… Il fallait le temps pour que le coup pénétrât : Assia revit un gosse de la rue, sur la main de qui, en jouant, une roue de voiture avait passé : il continuait de sourire encore, jusqu’au moment où l’atroce douleur reflua ; et il hurla…

IMarc ne hurla pas ; mais subitement sa face se contracta, et dans sa gorge son souffle s’arrêta. Il haleta :

— « Tu mens !… »

Il supplia :

— « Dis que tu mens ! »

Elle était glacée d’orgueil et d’effroi :

— « Je dis ce qui est. »

Jamais elle n’eût prévu ce visage. Un animal blessé, fou de douleur, et des yeux d’assassin… Avant qu’elle pût faire un geste, il l’avait saisie au cou, et il l’étranglait. Elle ne fit rien pour se défendre… « Étrangle ! Soit ! C’est ton droit… » Elle n’avait pas baissé les yeux. Ce fut lui qui les baissa. Il la lâcha. Une telle douleur dans son regard !… Cela, c’était beaucoup plus terrible. Il resta, quelques secondes, épaules tombées, les bras ballants, comme en suspens. Puis, il fît quelques pas en arrière, il tituba, il s’écroula sur un coffre bas, près de l’appui de la fenêtre, il pencha le buste et il tomba, front en avant contre l’appui ; il sanglota. Ses sanglots n’avaient presque rien d’humain. On eût dit une bête blessée à mort. Assia était bouleversée. Elle voulait crier, courir, le prendre dans ses bras. Et elle était paralysée. Pas une parole ne sortait de sa gorge, et son visage restait glacé. L’excès inattendu de ce spasme la pétrifiait ; mais au dedans, son cœur était tordu, comme un linge aux mains d’une laveuse. Elle dut assister, droite et raidie, les yeux secs, sans un mouvement, à cette agonie furieuse. C’était un supplice qu’aucun tourmenteur n’eût prévu. Quand, d’un coup de reins, elle réussit à s’y arracher, quand elle put enfin mouvoir les genoux et s’approcher, en murmurant :

— « Mon petit, mon petit !… Si j’avais su !… Ne souffre pas !… Ça ne vaut pas la peine… »

Il coupa net ses sanglots, releva la tête, montra une face convulsée, mais implacable, et dit :

— « Va-t’en ! »

Il n’eut pas besoin de faire un geste. Son regard était comme un poing. Il la jetait hors de la maison.

Encore ici, sa fierté la desservit. Elle ne fit rien pour s’expliquer. Elle ramassa sur le parquet son manteau tombé, elle épingla son collet, dont les doigts furieux avaient arraché l’agrafe ; elle dit :

— « Tu me chasses ? a

Il mugit :

— « Oui ! »

Il retomba, le front dans ses mains, sur l’appui.

Muette, elle alla dans l’autre chambre, ouvrit, ferma des tiroirs, prit çà et là quelques objets, elle rentra dans la pièce, un petit sac à la main ; elle regarda une dernière fois Marc écroulé, elle ouvrit les lèvres pour parler, elle se dirigea vers la porte, l’ouvrit, se retourna, ; appela :

— « Marc !… »

Il ne bougea pas. Elle sortit.


À l’étage au-dessous, sur le palier, ses jambes fléchirent, elle s’adossa contre le mur ; et dans l’ombre, elle pleura. Elle pleura, comme un ruisseau. Elle eût voulut remonter et lui dire, elle se disait :

— « C’est un crime !… Ce que nous faisons, ce que tu fais… Est-ce qu’une sottise, est-ce qu’une saleté est une raison, pour que nous détruisions notre vie ?… »

Elle ne voulait pas convenir qu’il eût le droit de la chasser…

— « M’aime-t-il si peu ?… »

Elle ne disait pas : « Il m’aime trop !… » Elle reconnaissait bien son offense, mais elle ne reconnaissait pas que, dans la balance, son offense pesât plus lourd que tout l’amour. C’était pour elle si peu de chose ! Et le pire outrage, il lui semblait que c’était à elle qu’elle l’avait fait, non pas à lui ; s’il y avait une trahison, c’était elle-même et non pas lui, qu’elle avait trahie. Cette surprise de ses sens, cette infâme éclipse de sa volonté… Ah ! s’il eût vu, en ce moment, le torrent d’amour qui se ruait vers lui ! Elle l’aimait bien davantage, à présent !… À présent qu’elle l’avait vu souffrir… À présent qu’il souffrait par ses mains… Ses mains… Elle ressentit la douleur cuisante des mains de Marc sur son cou… Elle aurait voulu les baiser… Elle remonta trois ou quatre marches… Mais son orgueil se ralluma. Elle savait que l’autre orgueil serait intraitable… Non, elle ne s’abaisserait pas à supplier…

— « C’est toi qui me chasses. Adieu donc ! Je ne reviendrai que si tu me rappelles. Si pour jamais, va pour jamais ! »

Elle redescendit, le feu aux joues, avec la trace des larmes mal essuyées. Ses pieds de chèvre faisaient claquer sous leurs talons les marches cirées de l’escalier. Elle passa devant la concierge, la tête haute, sans saluer. Et dans la rue, elle bravait les regards intrigués, qui remarquaient ses yeux sombres pleins d’éclairs, d’où s’égouttaient encore quelques larmes attardées. Elle ne se souciait plus de rien. Elle marchait sans savoir où. Puis, brusquement, elle entra dans le premier hôtel qu’elle remarqua, — une sale maison mal famée. Elle prit une chambre sans regarder. Elle la paya avant de monter, et s’y enferma. Une vie finie ! Encore une vie !… Bon Dieu ! Quand donc les vies seront finies ?


Marc n’avait pas bougé de l’appui, où sa tête restait posée comme sur un billot. Il eût souhaité le coup de hache. Ne plus être forcé de remettre sa tête sur ses épaules ! Si l’on pouvait trancher la mémoire des jours et des nuits ! Mais dans son crâne, un tumulte… Haine et douleur s’entremêlaient en un couple convulsif. Et sa chair hérissée de dégoût tremblait. Pas une pensée de pitié ou de pardon pour celle qu’il venait de chasser ! Pas un effort pour comprendre ! Le mâle outragé ne voyait que soi et son injure…

Un petit pas escaladait, en trottinant, l’escalier… Marc se retrouva, d’un coup, debout. Vania rentrait. Il ne fallait pas qu’il s’aperçût de rien. D’une main brusque, il essuya ses yeux brûlants, il remit en ordre les objets tombés, pendant le bref corps-à-corps — (il ramassa l’agrafe du col), — il ouvrit la porte du palier, et il se pencha sur la rampe. D’en bas, Annette criait :

— « Tu es là, Assia ? Je te le ramène. »

Il répondit :

— Je suis là. Merci ! »

— « C’est toi, mon petit ? Elle est sortie ? »

Il répondit :

— « Oui. »

Vania arrivait au haut de l’escalier. Elle dit encore :

— « Je ne monte pas. Je suis lasse. Bonsoir, mon petit. »

— « Bonsoir, maman, »

Il prit Vania par la main, et rentra.

Il fallut expliquer à l’enfant que sa mère ne reviendrait pas, ce soir : elle s’absentait pour un certain temps. Vania, curieux, posait des questions. Quand on le croyait satisfait, à brûle-pourpoint il en posait d’autres, qui prenaient Marc au dépourvu. Et l’on devait surveiller tous ses mots : car si, par oubli, on se contredisait, il vous rappelait ce que vous aviez dit. Marc eut aussi beaucoup à faire, de s’occuper de son souper et de son coucher. Maladroitement, il déshabilla le petit bonhomme, qui lui disait, d’un ton de supériorité :

— « Mais non, papa, pas comme ça ! Tu ne sais pas… »

Et il lui rappelait les rites consacrés, et du laver et du reste. Ces petits tracas servaient du moins à distraire Marc de sa douleur. Et quant à Vania, il était enchanté de cette nouveauté. On était les deux hommes ensemble, au logis, seuls. C’était une situation intéressante.

Le lendemain, Marc lui fit promettre de ne point parler à la grand’mère de l’absence de Assia. Il lui disait que son voyage était un secret ; et les questions de Vania, qui ne se contentait pas d’explications vagues, lui donnèrent à travailler. Il s’embrouillait. Vania vit très bien qu’il mentait : on lui cachait quelque chose ; mais il n’en dit rien ; comme un petit chien, il pointa le nez et les oreilles ; très intrigué par ce mystère, sans en avoir l’air, il fureta. Mais il tint parole, il n’en parla pas à Annette, il fit comme son père : il mentit ; il eut même le toupet de raconter que sa mère allait très bien et qu’elle faisait et ci et ça ; il était content de tromper ; il avait conscience de jouer un rôle : lequel ? Il ne savait pas. Mais il en était fier. Il était un homme, tout à fait…

Le surlendemain du départ de Assia, Marc reçut d’elle une longue lettre. Vingt pages, au crayon, d’une écriture serrée. Elle ne manifestait aucun désir de s’excuser et de rentrer. Mais elle ne se croyait pas quitte envers lui, qu’elle ne lui eût exactement raconté ce qui s’était passé. Elle ne se demandait pas de quels yeux il le lirait. Elle se jugeait tenue de lui rendre compte — son dernier compte. Avec une étrange impudeur psychologique, cette maladie d’analyse de soi, qui possède les âmes Slaves, elle ne se faisait grâce — elle ne lui faisait grâce — d’aucun repli de sa conscience ; elle lui livrait la nudité des actes et des pensées. Quand l’expression ne l’avait pas satisfaite, elle raturait, elle corrigeait, elle complétait. Elle entendait ne pas se ménager. Mais elle ne songeait pas que c’était ne pas le ménager. Il lui fallait se décharger. Après, elle se trouvait bien soulagée. Le cilice même est un gant de crin. Il frotte la peau et la rougit jusqu’au sang.

Marc, lui, devenait blême, et ses mains tremblaient, en parcourant cette confession. Il prit à peine le temps de feuilleter, ses yeux en fièvre n’auraient pu lire avec suite ; le malheur voulut que, dans ce fouillis de notes et de ratures où se montrait, en dépit de tout, la rude loyauté de la femme qui l’avait trompé, son regard tombât sur quelques lignes d’une franchise si dépouillée de tout vêtement qu’il vit rouge ; il en rugit ; il fit des vingt pages une boule, qu’il écrasa, qu’il lacéra, entre ses doigts, — il eût voulu que ce fût le corps de Assia ! — il la jeta dans sa cheminée, il la brûla… Après, il eut le regret, jusqu’à sa mort, de n’avoir pas lu ces pages jusqu’au bout. Il aurait beau faire maintenant, il ne saurait jamais la vérité. Assia ne se confesserait pas deux fois.

Sur une feuille, à part de la lettre, qui avait échappé au bûcher, elle demandait qu’on lui envoyât à l’hôtel une liste de linge et d’effets qu’elle énumérait. Elle laissait à Marc l’alternative de lui fixer un jour et l’heure où elle pourrait venir les chercher. Sans doute, y avait-il dans son esprit un vague espoir de le rencontrer. Mais Marc se chargea de le lui arracher. Il frémissait à la pensée qu’elle pourrait remettre les pieds dans son logis. Il se hâta de rassembler dans une malle tous les objets qu’elle réclamait, et il y ajouta, comme un soufflet, tous les portraits qu’il avait d’elle. Il les lui fit porter, le jour même, par un commissionnaire, au nom de Mme Volkov. Lorsque l’envoi lui arriva, le sang remonta au front d’Assia ; elle tira de son sac sa petite trousse, et de cette trousse un instantané d’elle avec Marc qu’ils avaient fait prendre, un heureux jour, et qui ne la quittait jamais : elle le mit en pièces ; que ce fût fini ! — La nuit, ne dormant pas, elle se releva pour rechercher jusque sous son lit, dans les flocons de poussière, les morceaux du puzzle ; mais elle les avait trop bien détruits, impossible de reconstituer l’image ! Elle n’en garda pas moins les morceaux dans une enveloppe, qu’elle cacheta, pour s’enlever la tentation de la rouvrir.

Marc se rendit à la Représentation Commerciale, pour souffleter l’homme qui l’avait sali. Il dut apprendre que le coucou était parti au fond de la forêt ; il lui fallut dévorer seul, des nuits, des nuits, ses pensées de meurtre inassouvies.

Cependant, Annette, que le couple rompu s’obstinait à laisser dans l’ignorance des événements, s’inquiéta de ne plus voir Assia, et elle finit par arracher de son fils la vérité. C’était chez lui, dans sa chambre, après souper. Le petit dormait — ne dormait pas — dans la chambre à côté, une sorte d’alcôve que ne fermait aucune porte. Il fallait parler bas, tous deux accoudés, côte à côte, sur la table à écrire, sous le rond de la lampe. Annette n’eut pas besoin de beaucoup de mots pour comprendre ; elle coupa court aux amères confidences ; elle ne pouvait pas ici les solliciter, ni y répondre : elle se méfiait de l’oreille de l’enfant ; et elle ne voulait pas laisser sortir de la bouche de Marc des paroles outrageantes, qui ne demandaient qu’à se déverser : le peu qui reste à sauver dans la ruine, il faut le sauver. Elle souffrait avec son Marc ; mais elle était femme, elle souffrait aussi pour l’autre ; avant de l’avoir entendue, elle n’innocentait pas complètement l’homme : il faut écouter les deux parties. Il y avait longtemps qu’elle redoutait à cet amour une telle issue ; et maintenant que l’issue était venue, elle ressentait plus de pitié que de reproche pour la coupable — pour les deux coupables — les deux victimes. Elle ne pouvait naturellement pas dire à Marc ce qu’elle pensait. Elle lui passa le bras autour du cou. Ils se taisaient ; mais elle sentait la joue de Marc trembler. Il ne craignait rien tant que de montrer sa faiblesse. Il craignait aussi que sa mère ne le plaignît, en lui rappelant : « — Mon pauvre enfant, je te l’avais bien dit !… » Dès qu’il le put, sans que sa voix le trahît, il se hâta de prendre un ton sévère pour parler des arrangements domestiques : — « Annette emmènerait chez elle l’enfant ; Marc ne garderait pas l’appartement ; il donnerait congé, dès le lendemain, et s’installerait provisoirement à l’hôtel ; les quelques meubles seraient mis, en attendant, au dépôt… » Il n’était pas question de Assia. Ce fut Annette qui rappela que l’on devait d’abord prendre son avis. Marc ne voulait pas en entendre parler. Il dit durement :

— « Elle n’existe plus. »

Annette dit, montrant du menton la chambre de l’enfant :

— « Elle est ici. »

Marc se raidit :

— « Elle n’a plus aucun droit sur lui. »

— « Il ne dépend d’aucun de les lui enlever », répliqua doucement Annette. « Pas plus qu’aucun n’eût pu m’enlever sur toi les miens. »

Marc n’admit pas la comparaison :

— « C’est elle, elle-même, qui les a reniés. »

— « Non, mon petit, ne confondons point : épouse et mère, ce sont deux ordres différents. »

Marc, indigné, se heurtait à la franc-maçonnerie secrète des mères :

— « Alors, tu prends son parti contre moi ? »

— « Mon garçon, toi c’est moi. Mais même qui nous offense a des droits. »

— « Je ne les reconnais pas », dit Marc.

— « Tu es dans le combat », dit Annette, « le droit se tait, il n’y a plus que la force. Mais tu n’es pas le plus fort. »

Il se révolta :

— « C’est elle, alors ? »

— « Ni elle, ni toi. Mais lui. » (Elle désignait encore l’enfant).

— « Il est à moi ! » fit Marc. « À moi seul. Ou je n’en veux plus ! »

— « Il est à lui », dit Annette. « Et je suis à lui. »

Elle eut de la peine à dénicher l’adresse de Assia. Marc ne la lui donnait pas, et elle ne voulait pas la lui demander, pour être libre de ses mouvements. Elle finit par découvrir l’ignoble gîte, dont Assia avait fait choix, les yeux fermés : que lui importait celui-ci ou celui-là ? Elle n’avait pas les sens délicats ; et le dégoût qu’elle nourrissait, en ces jours, pour elle, pour Marc, pour tous les hommes, ne distinguait pas entre le plus et le moins : toute la vie est vomissure. Plus que ses sens, son esprit était révolté par l’idiotie de l’aventure. Non pas la sienne (un accident sordide et insignifiant, comme une éclaboussure de la rue), mais toute l’imbécile Aventure, sans suite, ni sens, de la vie. Et cependant, cette Aventure qu’elle méprisait, Assia n’était pas femme à la rejeter, à moitié chemin : quelle qu’elle fût, Assia la mènerait jusqu’au bout…

Elle se trouvait par hasard dans son taudis (elle n’y restait guère que pour dormir), lorsque Annette heurta à la porte. Assia ne témoigna aucun plaisir de la visite. Elle avait son bonnet sur la tête. Elle était prête à sortir, elle n’offrit pas l’unique chaise, encombrée de ses effets. La chambre sale, non balayée, le lit non fait, la table de nuit crasseuse, entr’ouverte, un pêle-mêle d’objets épars de tous côtés, témoignaient d’une indifférence accablante à tous les égards matériels et sociaux. Annette en eut la gorge serrée. Sans un bonjour, sans vouloir voir sa main tendue, Assia recula, pour qu’elle entrât et, appuyée des mains et de la croupe sur la table boiteuse, elle fixait la visiteuse d’un regard torve, fronçant les sourcils. Annette fut, un instant, déconcertée. Les mots de sympathie gelaient sur la langue.

Assia lui dit :

— « Vous êtes contente ? »

Elle eut un cri :

— « Assia ! »

— « Quoi ? » reprit l’autre. « Est-ce que tout ne s’est pas passé, comme vous l’attendiez ? »

Elle tendit les bras :

— « Ma fille ! »

Assia blêmit, elle frémit de tout son corps, son expression dure et figée se convulsa, et elle éclata en sanglots. L’effort qu’elle faisait pour les renfoncer lui modelait un masque d’une laideur grotesque. Mais Annette ne songeait pas à le trouver laid : il lui était plus émouvant que le plus beau visage. Elle se jeta sur elle et l’embrassa. Assia, crispée des mains à la table, la laissait faire, le corps secoué de hoquets, et reniflant, les joues trempées, les yeux et le nez ruisselants. Annette baisa ces joues, ces yeux, ce nez. Assia, vaincue, appuya son lourd front sur l’épaule de la mère, et elle essuyait son visage contre la robe.

Quand ses gros pleurs furent soulagés, Annette s’assit avec elle, cherchant une place, sur le lit défait, et elle lui tenait ses mains crispées, dont les ongles lui entraient, par coups de violence, dans la peau. Elles n’avaient pas encore échangé vingt mots. Rien n’était dit. Tout était dit. Annette ne sollicitait pas de confession, elle n’était pas de ces bonnes femmes qui ont besoin de questionner : — « Ma pauvre petite, et comment cela s’est-il passé ? » — Elle le savait trop, l’histoire n’a jamais rien de bien neuf, ni de bien appétissant, pour qui est femme et qui a vécu. Mais Assia ne pouvait se passer de le lui raconter. Bon gré, mal gré, il fallut l’écouter. Et à mesure que Assia redévidait son peloton, elle reprenait son aplomb ; et la reprenait son sot orgueil de combat. Elle mettait une forfanterie à étaler ses confessions ; elle ne s’excusait pas, elle accusait. Bien ou mal fait, elle avait fait ce qu’il lui plaisait. Elle avait le droit. (Et elle défiait insolemment des yeux la mère.)

— « Le droit de faire mal à qui vous aime ? »

Cette observation faite à mi-voix, comme à soi-même, désarçonna, dans son galop, la réciteuse. Elle s’arrêta, pour un instant ; puis, elle fit comme si elle n’avait pas entendu, et remise en selle, elle reprit sa course et son récit. Annette écoutait sans broncher, même quand son fils était en cause, — sauf à mettre sa main sur la bouche de Assia, pour lui bloquer des brutalités de langage inutiles, que la sauvage lâchait sans retenue, comme les crapauds dans le conte de fées :

— « Ne salis point ta bouche ! »

— « La saleté est dans mon cœur. Je la crache », dit Assia, frottant sa bouche contre la paume de la main. Elle n’était pas femme à nier que sale fût la saleté ; mais elle apportait à l’étaler un orgueil à rebours, cette complaisance cachée de tant de femmes d’aujourd’hui à mettre à l’air leurs turpitudes, comme ces loques sales qui sont tendues en bannières dans les rues du Midi. C’est un Ersatz pour l’ancien abus des confessions impudiques au guichet de l’écouteur complaisant en surplis, dans l’ombre entremetteuse de l’église. Annette dit :

— « Rentre ton linge ! Ne l’égoutte pas sur la tête des passants ! »

La bouche ouverte de Assia n’acheva point la phrase commencée. Elle était interloquée et vexée. Elle fut sur le point de riposter. Puis, elle ricana, malgré son dépit et son chagrin. Et elle dit :

— « Où voulez-vous que je le mette ? » (Elle montrait son taudis.) « Je n’ai pas de panier. »

— « Au feu ! Au feu ! » dit Annette. « Et tu ne ferais pas mal d’y jeter tout ce qui est ici. »

— « Et moi aussi », dit Assia. « S’il ne tenait qu’à moi ! Mais je ne vois pas pourquoi je n’y jetterais pas alors tout Paris ! »

— « Patience ! » fit Annette. « Mais occupons-nous de nous, d’abord ! »

L’entretien reprit, sur un autre ton. Assia avait renoncé à raconter la fin de l’histoire : l’histoire n’intéressait pas Annette, Assia se rendait compte que là-dessus Annette en savait autant qu’elle. Mais elle revenait avec obstination sur la question de ses droits, dans l’union libre et loyale. Elle aurait pu mentir et se taire. Elle ne mentait pas, elle ne s’était pas tue. Et pourquoi donc se serait-elle tue ? Elle avait agi selon son droit.

— « Le droit strict », dit Annette, « est ici, comme souvent, la suprême injustice. Car il est le péché contre l’amour. Et l’amour vrai est la suprême loi. »

— « Alors, pourquoi serait-ce lui », se rebiffa Assia, « lui, votre fils, qui serait le privilégié, en excipant contre moi et contre mon droit, contre mon désir, de son droit strict ? »

— « Parce qu’il est le plus faible », dit Annette.

— « Le plus faible ! » s’exclama l’autre.

— « Tout homme l’est », dit Annette.

— « Le pensez-vous ? » demanda Assia, étonnée.

— « Tu le penses aussi. »

Assia se tut, elle réfléchit, elle dit :

— « Oui. »

Elle était surprise d’en convenir. Elle essayait de s’en défendre. Elle reprit :

— « Mais est-ce une raison, pour que ce soit le droit du faible qui l’emporte ? »

— « Oui, pour mon cœur. Et pour le tien. C’est ainsi. Nous sommes la mère. Il nous faut avoir pitié de notre enfant. »

Le cœur de Assia tressaillit. Elle ne dit rien de plus, pour aujourd’hui. Annette se leva.

— « J’étais venue pour parler de l’autre enfant. »

— « Quel ? » demanda Assia. En ce moment, elle ne pensait plus qu’au grand.

— « Vania », dit Annette, d’un ton de reproche.

Assia fit un geste d’indifférence. Cette passionnée n’avait pas le temps de se souvenir maintenant du petit. Elle dit :

— « Il est à vous. Naturellement, vous le prenez. »

— « Assia ! » s’exclama Annette, « l’aimes-tu si peu que tu n’en réclames plus ta part ? »

Le cœur de Assia se rouvrit. Elle revit le petit, et subitement, elle en fut affamée. Ses yeux flambèrent. Elle tendit ses mains frémissantes :

— « Donnez-le moi ! Je le veux ! »

Mais presque aussitôt, les larmes lui montèrent aux yeux, et ses bras retombèrent, découragés :

— « Qu’est-ce que j’en ferais ici ? Non, gardez-le ! Vous êtes mieux faite pour l’élever. »

Annette demanda :

— « Tu es décidée à ne plus rentrer à ta maison ? »

Assia cria :

— « Jamais ! »

Toute sa rancune contre Marc se redressait, comme un serpent sur sa queue. Elle dardait un regard haineux. Annette eut mal ; mais elle pensa :

— « Que lui a-t-il donc fait ? »

Assia sentit que son dard, pour toucher Marc, avait traversé le cœur de la mère. Elle en éteignit la pointe enflammée. Et, d’une âpreté plus émoussée, elle dit :

— « Je n’ai plus de maison. Rien de ce qui est là-bas n’est plus mien. »

— « Il te plaît d’oublier, » dit Annette, « mais je n’oublie pas que la moitié de ce qui est là-bas est tien. »

— « Je n’avais rien quand je suis entrée. Quand je ressors, je ne reprends rien. »

— « Je n’admets point », dit Annette, « si tu t’en vas, que Marc te laisse, sans subvenir à tes besoins. »

— « En premier lieu », riposta-t-elle, se raidissant sur ses ergots, pour ne point perdre un pouce de sa taille, « en premier lieu, je laisse Marc ; ce n’est pas Marc qui me laisse. En second lieu, c’était moi seule qui subvenais, depuis trois mois, aux besoins de la maison. Il n’était même pas capable de gagner son pain. Pensez-vous que maintenant j’irais ramasser ses miettes ? »

Annette sentit qu’elle n’obtiendrait rien de l’orgueilleuse, si elle ne prenait un chemin détourné. Elle dit :

— « N’en parlons plus ! Mais est-il juste que tu me fasses payer le mal que t’a pu faire Marc ? »

Que Annette, au lieu de l’accuser, pût, ainsi que la rancune de Assia le voulait, retourner les charges de la présomption contre Marc, toucha Assia, lui fut un baume ; elle eut un fougueux élan de gratitude. Elle prit Armette aux épaules.

— « Qui a dit cela ? Pas question de cela ! »

— « Eh bien, alors, est-ce une raison, si tu le quittes, pour que tu me quittes ? »

Assia lui broya les bras :

— Je ne vous quitte pas. Je ne le veux pas. Je ne le peux pas. »

— « Ni moi non plus. Ni je ne le peux, ni je ne le veux. »

— « C’est vrai ? »

Assia l’embrassait avec emportement.

— « Alors, » dit Annette, « qu’il soit entendu que mon logis est terrain neutre ! Tu y viendras, quand tu voudras. Et — (je comprends ta fierté, mais tu n’as pas à faire la fière avec moi ; et même si cela te coûtait, tu me dois au moins ce sacrifice), — quand il arrivera (à chacun de nous, il peut arriver, en ces temps) que tu aies besoin d’un peu de beurre sur ton pain, — ou de pain sans beurre, — viens le manger chez moi, tout simplement. »

— « Je le ferai », dit Assia. « Mais vous n’êtes pas beaucoup plus sûre que moi du lendemain. »

— « Eh bien, à charge de retour ! »

— « Tope ! »

Assia n’était point dupe du marché, elle en sentait la générosité. Elle dévorait Annette, de ses yeux ardents :

— « Ah ! quel dommage que ce ne soit pas vous que j’aie épousée ! »

— « Merci ! » fit Annette. « J’aime mieux pas. »

Elle se dirigeait vers la porte. Assia grondait.

— Si l’on pouvait ne jamais avoir à faire à tous ces hommes ! »

— « Oui, » dit Annette, calme et narquoise, « mais ça ne sera pas encore pour demain ! Et en tout cas, ça ne sera pas pour toi. »

— « Pourquoi ? » fit Assia, qui se rebiffa. « Je n’en veux plus. Que le diable leur brûle, comme aux renards de la Bible… ! Et qu’avec, si j’y reviens, brûle ma vigne ! »

— « Qui a bu, boira », dit Annette.

— « En tout cas, » dit Assia, dont la haine reflamba, « pas de votre vin ! Je crache le Marc. »

Et elle cracha.

Annette haussa les épaules, et s’en alla. Dans l’escalier, Assia la rattrapa impétueusement, faillit la faire tomber, la rembrassa, lui souffla :

— « Pardon ! pardon ! »

Annette, sortant de la maison, se disait, avec pitié et ironie :

— « Pour se haïr ainsi, il n’est que ceux qui s’aiment. »

Et levant les yeux vers le Trop-Haut, vers le trop loin, le sourd et muet, elle pria :

— « Libera nos ab Amore ! »


La vie, coupée en tronçons — les deux du couple désemboîtés, l’enfant des deux, la mère des trois — se remit en route, en tirant à hue et à dia. Il y avait trop de vie dans chacun des tronçons, pour que la vie s’arrêtât. Mais plus il y a de vie, plus de capacité pour souffrir. Le seul à qui la souffrance fût épargnée, c’était l’enfant. Il n’avait pas à se plaindre du changement. Il était, chez la grand’mère, le petit dieu du foyer : on avait l’air de le dédommager en gâteries de ce qu’il n’avait pas conscience d’avoir perdu. Mais il était, comme tous les enfants, trop malin pour ne pas avoir saisi d’emblée son rôle intéressant et pour ne pas en profiter. Quant au sens vrai de l’aventure, il lui restait obscur ; mais on ne devait pas trop s’y fier : s’il ne savait, il avait le nez au vent ; la curiosité primait en lui les autres sentiments. Point du tout ému ! C’était un jeu très amusant : chercher la piste. Mais un jeu de plus, entre beaucoup d’autres. Il passait de l’un à l’autre, sans suivre le lièvre. — De loin en loin, il recevait la visite de sa mère, ou de son père, tous deux également tendus et affairés, le sourcil froncé ; ils se croyaient tenus de lui apporter, chacun de son côté, des cadeaux ; et ils l’embrassaient avec beaucoup plus de vigueur que quand il était dans leur maison. Il les laissait faire : il faut être bon pour les grands ! Il les aimait comme des objets qui étaient à lui, énigmatiques, intéressants, qui n’étaient plus trop encombrants ; mais il n’avait pas très besoin de caresses. Il n’en était pas moins, par ruse naturelle, habile à exploiter leur concurrence : (il la sentait, sans la comprendre). Ils s’enfermaient, chacun à part, avec Annette, et ils s’entretenaient longuement. Ils avaient beau baisser la voix, la petite oreille trouvait toujours à glaner un mot. Et le mot était rangé dans son placard, jusqu’à ce qu’il en eût un tas. Ensuite, il triait, il ajustait, il recollait. Mais, grâce à Dieu, il se lassait et il laissait le travail inachevé, incohérent, pour passer à un autre divertissement.

Annette avait réussi à éviter entre ses grands enfants ennemis tout acte de séparation officiel. Le divorce n’a aucun sens entre gens qui, l’un comme l’autre, n’ont aucun bien : à part l’enfant, (si c’est un bien !) que Annette, tranchant le différend, avait pris pour elle. Et la procédure entraînait une perte de temps, dont on n’avait pas trop pour gagner son pain. Sans parler de l’intrusion dégoûtante dans leurs draps de l’œil fureteur de la société. Ils s’entendirent tacitement pour s’en passer. Ils n’avaient pas besoin du visa social pour se déclarer séparés. Annette se garda bien de les y pousser. Elle réservait ses plans.

En attendant, elle évitait qu’ils se rencontrassent dans son logis, et elle tâchait de paraître tenir la balance égale entre eux. Il ne fallait pas qu’ils pussent craindre qu’elle voulût les influencer ; elle devait laisser leurs mauvaises passions se dépenser ; tant pis, si elles les menaient à des écarts déplorables, pour se venger, ou pour s’affirmer leur liberté ! Ils seraient les premiers à les regretter, si l’on ne prétendait pas qu’ils les regrettassent. Il est des fautes qu’un tiers ne peut vous épargner ; chacun doit payer son expérience, de ses deniers. Annette s’imposait donc l’obligation difficile de ne point voir, de ne point savoir, de ne jamais paraître s’immiscer dans leur vie privée. Leur pitoyable vie désorbitée, prête à toutes les folies de l’instant, si elle n’avait eu, pour la maintenir, le sentiment de la présence (proche ou lointaine, à leur gré) de cette zone apaisée, où on ne leur demanderait jamais, pour entrer, de comptes à rendre, — où on ne chercherait même pas à les retenir : — « Viens quand tu veux ! Pars quand tu veux ! Tu ne me dois rien… » — Ni l’un, ni l’autre n’en abusait. Mais on savait qu’on avait ce havre, pour y détendre ses nerfs crispés et reposer, quelques instants, sa courbature de corps et de pensée. Et ce refuge n’eût pas suffi, s’ils n’avaient eu un autre frein qui ne leur permettait pas de s’abandonner à l’âme traîtresse : — la pauvreté, la faim qui ronge les jeunes ventres et qui ne laisse point au rêve avide, à la vengeance et au désir, et à l’ennui qui les engendre, le temps de paître. Il fallait, chaque matin, repartir en chasse de la pitance et, chaque soir, tomber de sommeil harassé sur sa faim.

Assia faisait de la dactylo-sténotypie de cours et de discours, du 230 mots à la minute, cinq à sept heures de tension ininterrompue. Il y fallait son implacable énergie et son mécanisme d’acier : l’ouïe, les doigts et le cerveau. Mais que de ratages, avant de parfaire l’apprentissage ! Elle sortait de là, vidée, les yeux enfoncés : plus une pensée, des mots, des lettres d’imprimerie, qui défilaient sur l’écran au triple galop… Assez ! assez !… C’était à se trouer l’écran… Oui, une balle dans la tempe… Elle vendit son browning, pour ne pas risquer d’être tentée… Et puis, (on crève ou on s’habitue), elle s’habitua. Une fois qu’on est bien exercée, avec une intelligence vive et dégourdie, qui sait saisir ou provoquer les occasions, on peut se créer dans le métier une situation indépendante et assez largement rétribuée : on se fait envoyer à des congrès ou des missions à l’étranger. Mais en attendant, combien de vaches maigres !… Elle en était une, quand elle se voyait tout efflanquée dans la baignoire d’Annette. Car Annette possédait ce luxe, et Assia ne se gênait pas pour en user. C’était la seule chose qu’elle acceptât. Mais Annette s’arrangeait, quand elle la tenait là, pour lui enfourner, de gré ou par surprise, quelque solide tranche de pain et de viande, qu’elle dévorait, tout en affirmant qu’elle n’avait point faim. Vania avait compris le jeu ; et quand sa mère le trouvait en train de déjeuner, il lui tendait un morceau au bout de sa fourchette et lui disait : « 

— « Ouvre ton bec ! »

Assia se demandait si elle devait rire ou se fâcher ; mais il avait l’air innocent, elle fronçait le sourcil et ouvrait le bec : le morceau n’était pas long à passer. Annette lui poussait une chaise sous les jarrets ; Assia se trouvait devant une assiette, que, tout en disant non, elle nettoyait. Elle avait un loup dans l’estomac. Mais il ne fallait pas que l’on parût le remarquer. Brusquement, elle repoussait l’assiette, et se levait, irritée.

Elle s’entêtait dans sa rancune contre celui qu’elle avait trompé (non ! pas trompé…), lésé (non plus ! elle n’admettait point qu’il eût un droit), outragé (soit ! s’il lui plaît… Je me suis vengée !) — Vengée de quoi ? Elle eût voulu qu’on le lui demandât, pour se répondre à elle-même, pour déverser l’obscur et trouble qui lui battait au seuil de l’esprit. Elle avait même l’indélicatesse, pour provoquer une contre-attaque, de laisser voir cette rancœur à Annette. Annette faisait celle qui n’entend pas. Jamais un mot pour répliquer. Le feu tombait, faute de tirant dans la cheminée. Assia rapportait dans sa sale chambre d’hôtel (elle s’obstinait à n’en pas changer) son ressentiment non déchargé.

Mais par un étrange détour du cœur, elle n’avait plus jamais remis les pieds à son bureau, depuis qu’elle s’était séparée de Marc ; et elle écartait farouchement de sa pensée l’image de cet autre homme… Elle ne voulait même plus savoir son nom… Si curieuse qu’elle fût, jusqu’à l’impudicité, de lire au fond de ses secrets mouvements, elle évitait de s’expliquer à ce sujet. Il fallut un brusque accès de rage, au reçu d’une carte de Djanelidze, pour faire surgir de derrière sa porte la vraie conscience des pensées qu’elle tenait sous le verrou. La carte — trois mots insignifiants ( « Bien arrivé. Merci. » ) — fut sur le champ jetée aux latrines ; et Assia pissa dessus. Elle était toute hérissée de haine atroce. — Et elle s’aperçut que sa rancune contre Marc n’était plus : c’était contre l’autre que sa rancune était dressée. Se décidant enfin à examiner tout cet obscur qu’elle portait au fond de son sac, elle se trouva terriblement démunie de toutes ses armes, de ses griefs amassés contre son compagnon. Si elle s’était attribué sur lui, jusqu’à ce jour, une créance de rancune, elle s’en était payée, ils étaient quittes. Elle admettait (ce qu’elle s’était toujours refusé à reconnaître) qu’elle l’avait trahi. Non pas tant à la façon, dont lui et les autres l’envisageaient. Le fait importait beaucoup moins que la pensée. Le fait la concernait, elle, et non pas lui : c’était à elle de s’en arranger ou non, avec soi-même : elle se suffisait de son mépris, de son dégoût, pour le juger, pour se juger ; il n’avait pas à s’en mêler. Mais le grave était qu’avant le fait elle avait trahi Marc pendant des mois, en sa pensée ; elle avait déserté de lui, lointaine, étrangère et hostile, des nuits, des nuits, couchée à côté de lui dans le même lit. Qu’était-ce que le fait d’un instant de surprise, auprès de cette longue, de cette tenace et réfléchie trahison de l’esprit muet, qui serre les dents ? Le fait y avait beaucoup moins mis le sceau qu’il ne l’avait brisé. Oui, même, il avait déchargé Assia de cette trahison intérieure. Par un paradoxe de la nature, c’était à la minute — cette minute sans hier et sans lendemain — où Assia s’abandonnait à l’étreinte étrangère, qu’elle se libérait de sa hantise traîtresse et qu’elle avait retrouvé son grand amour profond, fidèle, unique, pour Marc. Mais personne autre qu’elle n’eût pu le comprendre, et même Assia en avait fui la pensée. Elle avait mobilisé toutes ses forces de révolte dures et mauvaises, pour y parer. Mais aujourd’hui, la pensée était entrée, par la trouée. Assia la garda pour soi. Il n’était pas question d’en faire part à quiconque, pour essayer de rien changer. Ce qui était fait était fait. Assia avait l’orgueil d’endosser le sot billet qu’elle avait signé, les conséquences de ses erreurs. — Mais bien qu’elle ne modifiât rien, pour elle-même, à son appréciation de l’acte qui avait provoqué la rupture, l’amour, qu’elle ne contraignait plus, l’amour pour Marc, fit ce miracle qu’il lui apprit à considérer ses propres actes, du cœur de Marc, non pas du sien. Et elle épousa le ressentiment contre elle et la souffrance de Marc, qui la condamnaient, — bien que, seule en présence de soi, elle pensât :

— « C’était mon droit. » (Elle s’entêtait.) « Et ça compte si peu ! Passons l’éponge ! »

Mais ce n’était plus son droit de la passer. Cela regardait l’autre :

— « Pauvre petit !… Mon grand gosse !… Il me hait. Je le connais. Il ne pardonnera jamais… Tant pis pour moi ! Tant pis pour lui !… »

Cette conscience une fois acquise, elle acceptait, avec un fatalisme d’Asiatique, la faillite. Juste était l’arrêt. Elle s’était trompée. Ils s’étaient, tous les deux, trompés. Il ne fallait pas s’immobiliser sur des regrets stériles ou des remords. Il pourrait, lui, ne point pardonner ou pardonner, s’il lui plaisait ! Elle, elle lui avait pardonné. — Et maintenant, en route pour la suite de son destin ! Elle partit pour une mission de sténotypie à un congrès de Norvège. Elle avait un pouvoir incroyable de renaissance — naissance à neuf. — Elle laissait derrière elle la coquille, brisée, du passé.


Marc y restait englué. Il était d’une race qui tient ses livres de comptes. Elle ne les inscrit pas sur des chiffons détachés. Elle ne sait pas oublier.

Il faut avouer que, dans l’aventure, il aurait eu plus de mérite à le faire que l’autre. Ce qu’elle laissait derrière elle, c’était l’injure qu’elle lui avait faite. Marc la remâchait amèrement. Il n’arrivait pas à s’en rincer la bouche. Il en traîna longtemps le goût de fièvre ; il la sentait sur ses vêtements ; il lui semblait que, n’importe où il entrât, les autres devaient la respirer sur lui. Longtemps, il fut repris à l’improviste par des accès qui le secouaient de frénésie et de souffrance, de jalousie, d’amour et d’orgueil blessés, d’intolérables ressouvenirs. Si c’était hors de chez lui, dans la rue, il se hâtait de rentrer, il se cachait pendant ces crises. Annette, lorsqu’elle s’en apercevait, n’essayait point de forcer sa porte ; elle se retirait, par un instinct qui lui faisait deviner que, comme femme, elle participait à ce qui entretenait l’acre venin de sa blessure. Et c’était vrai. À ces moments, sa haine d’une femme s’étendait à toutes. Le seul contact d’une main de femme, le frôlement d’une passante dans la rue, lui causait une répulsion. Comme les vieux peintres des damnés, il eût vu sous chaque robe la gueule vorace de l’Enfer — la « pute bête » qui ronge et souille la chair des hommes. Il était heureux que son enfant fût un fils. Une fille, il n’eût pu la supporter. Mais il ne fallait pas qu’une intonation, une imitation inconsciente ou consciente (que sait-on, chez ces petits singes ?) lui rappelât en Vania celle dont la substance était pour moitié dans le petit qu’il avait engendré. Il s’écartait, il l’écartait brutalement. Il restait quelquefois plusieurs semaines sans le revoir.

Dans la hantise de cette haine qui l’aimantait, ce n’était pas seulement le corps de Assia qui le poursuivait, qu’il poursuivait par la pensée pour le détruire, c’était l’esprit… Qui peut démêler l’un de l’autre ? Pour des amants, des haïssants, l’esprit est chair, l’esprit se flaire, se mâche, se touche, se violente ; on le déchire avec les ongles, avec les dents… Marc s’acharnait contre celui de Assia. Il reprenait, l’un après l’autre, tous ses propos, toutes ses idées qui avaient, jour après jour, pendant des mois, battu le fer contre les siennes. Il brisait le fer ; mais il ramassait les tronçons, pour les briser encore ; et il s’y ensanglantait les mains. Elles étaient de dur acier, les idées de Assia ! Elles se défendaient, elles attaquaient ; même brisées, elles lui entraient sous la peau. Elles n’entraient que mieux : il en restait des limailles dans les blessures.

Marc s’enrageait contre ces dogmes du communisme russe, que Assia, sans les avoir adoptés, lui avait hostilement opposés, par réaction de révoltée contre lui, contre ses idées individualistes (qui cependant avaient été aussi les siennes à elle) et contre la vie qu’il lui faisait mener. Il s’entêtait, par contre-coup et pour se sentir plus éloigné de Assia, dans cet individualisme qu’elle reniait, qu’elle dénigrait. Il s’y enfonçait jusqu’au cou — jusqu’à ne plus pouvoir respirer : car, à moins de desceller la grille qui ouvrait sur le long tunnel de l’intuition mystique, au bout duquel on voyait dans la nuit obscure trembloter quelques étoiles, on se trouvait muré en soi, libre du dehors… Oui ! Mais à quel prix ? Entre les quatre murs de son cachot ! La vie de la taupe qui creuse sa galerie sous la terre… Mais la taupe en ressort. Quand ils en ressortaient, ces intellectuels, ces individualistes, qui se disaient indépendants, quelles taupinières édifiaient-ils ?

Marc, pour raffermir un Credo (ou un Spero), que trop de doutes, trop d’expériences avaient déjà ébranlé, se rapprocha en ces mois-là de Félicien Lerond, son ancien camarade en Sorbonne.

Il s’était fait, dans les milieux scientifiques, plus de renom que de pécune, par ses recherches sur les réactions des celluloses nitrées, soumises aux différentes radiations. Il poursuivait ses travaux en dehors, non seulement de toute action, mais de toute rumeur sociale, absolument indifférent à toute la tragédie — à la comédie également — passée, présente et à venir, de la France, de l’Europe et de l’entière humanité. Ç’aurait été révoltant, si ce désintéressement ne s’était étendu à lui, à son confort, à son succès, à tout ce qui, hors son travail, le concernait. Et ce travail, il le menait dans les conditions les plus ingrates, sans subvention de l’État pour acheter ses instruments et réaliser, avec des moyens de misère complétés de ses propres économies, ses lentes et difficiles expériences, dans un sous-sol étroit comme un placard, où il devait entrer presque à quatre pattes, à l’un des angles d’une baraque en planches et plâtre, qui s’effritait, laissant passer par les interstices le vent glacial et la pluie. Il devait gratter sur ses modiques appointements, pour parer aux frais les plus urgents. Il le faisait sans plainte et sans étonnement, comme si c’était tout naturel. Bien d’autres savants faisaient de même, l’avaient fait sous tous les régimes, dans tous les temps. Il leur eût semblé malséant d’en entretenir le public. Ils y mettaient un point d’honneur, comme ces gamins qui méprisent ceux d’entre eux qui pleurnichent et qui vont se plaindre au maître. Il n’y a pas de mérite à arriver à des résultats, avec ces fastueuses installations dont disposent les expérimentateurs américains ! Tout en les enviant in petto, quand ils rafistolaient leur bric à brac avec du fil de laiton et des pinces, ils étaient fiers d’être Français. Le plus bouffon était leur attachement au régime ; on n’eût pas trouvé plus irritables opposants à tout bouleversement social ; cette attitude leur était commune avec tous les braves gens du moyen état, qui aujourd’hui se serrent le ventre : laborieux et sacrifiés, ils n’ont rien à perdre à un changement ; et le seul mot de bolchevisme, de communisme, est près de les faire tomber en convulsions 1 Qu’on ne leur dise pas que leur travail y serait, à coup sûr, mieux évalué et plus justement rémunéré ! Ils se refusent à en rien savoir. Comme ces filles prudes, qui croient toujours qu’on en veut à leur vertu, ils mettent leurs mains pour protéger leur précieuse liberté. Ils ne se disent pas qu’elle est un bijou bien entamée ! Tous les aventuriers y ont passé, après comme avant l’établissement sur le papier de la sacrée Démocratie. Ce qu’il en reste, c’est ce que les écornifleurs ne se sont pas souciés de prendre. Ce qu’il en reste, c’est leur honneur, à ces vieilles filles, à ces braves gens. Ils tiennent plus à ce laissé-pour-compte qu’à la prunelle de leurs yeux. On vit de biens fictifs, inexistants, plus que de réels. Entretenir cette illusion de propriété sans rapport est l’art de ceux qui gouvernent. Ceux qu’ils détroussent leur savent gré de l’éloquence avec laquelle ils protègent ce trésor secret — (bien secret, nul ne s’avise qu’il existe !) — leur liberté… Libres, libres : sur ce vocable, voleurs et volés sont d’accord.

Marc, qui n’était pas un des moins obstinés à faire état, contre Assia, d’une liberté, qu’il n’avait pas — (il s’en parait, le cou raidi, comme d’une cravate) — en découvrit maintenant le grotesque, quand il la vit au cou de Félicien ; et il s’aperçut qu’elle l’étranglait.

— « Espèce d’idiot ! » lui dit-il, « il y a de quoi être fier ! Pour ce qu’elle te rapporte, ta liberté ! » L’autre le regarda, avec des yeux offensés. Puis, il prit un air de dignité :

— « Ce n’est pas une question d’intérêt. Il y a d’autres valeurs, au monde. « 

— « Et quelles ? Ta belle âme ? Vieille coquette ! Tu lui souris, devant ton miroir ? Le monde s’en fout ! »

— « Je ne te comprends pas », dit Félicien, placide, mais peiné. « Je t’ai toujours connu jaloux de ton indépendance. À qui, à quoi, aujourd’hui en as-tu ? »

Marc, honteux, vint à penser que son ton agressif était un ricochet des cailloux de Assia contre lui ; et il rougit ; puis, il fut pris d’une envie de rire. Il se vengeait de sa défaite, sur le dos de sa caricature. De reconnaître les motifs secrets de son animosité ne le rendit pas plus indulgent. Au contraire ! Il s’acharna à démontrer à Félicien le peu, le rien que valait sa prétendue indépendance. Avec une mauvaise foi insigne, il reprochait à cet ascète de la science, marié comme Saint-François à la pauvreté, de ne pas sortir de sa cellule, de son labeur désintéressé, pour partir en guerre contre la société et condamner les iniquités sociales. Félicien écoutait, placide, étonné, les yeux ronds, en essuyant son lorgnon. Il était doux, doux, très doux. De grosses mains gourdes, adroites à manipuler ses fioles, un corps tassé, avec des gestes empotés, de courtes jambes flageolantes, tête sur cul : pensée assise. Il répondait :

— « Eh ! que pourrais-je ? Que pourrait-on ? Je ne suis pas Einstein, ou Langevin. Eux-mêmes, à quoi servent leurs protestations ? Ils feraient mieux de rester dans la science. Chaque heure qu’ils perdent hors de la science, rien ne la compense. La science est notre maison. Il faut rester dans sa maison. »

— « Balaie au moins devant ta maison, comme disait l’homme de Weimar ! »

— « Non ! Tu me vois balayant la rue ? J’ai assez à faire de tenir propres mes instruments d’opérations et de vérifier mes pesées. Que chacun fasse son métier ! Si chacun le faisait, le monde n’en irait pas plus mal. »

— « Les requins le font. »

— « Aussi, les petits poissons. »

— « Et tu le trouves bien ? »

— « Le monde est ainsi. Je ne l’ai pas fait. Ce n’est pas nous qui le changerons. »

— « Tu l’empires. Ta science est au service des requins. Toutes vos recherches sont immédiatement captées pour la tuerie. Tu es le complice des assassins. T’inquiètes-tu que tes études des dérivés organiques nitrés et de l’effet sur eux des radiations servent à élucider la question de la stabilité et de la conservation des poudres de guerre ? Tous les matériaux nécessaires à la destruction pour ses explosifs, ses gaz asphyxiants, ses ypérites, ses tolites, ses mélinites, ses phosgènes, et ses arsines, c’est vous, crétins de génie, qui les lui fournissez. »

— « Les mêmes produits qui peuvent détruire, peuvent guérir ou servir l’homme. Fabriques de teintures ou de parfums, ou de produits pharmaceutiques. Ce n’est pas notre faute, si le mal et le bien sont les deux faces de la même monnaie. C’est un fait. Nous constatons, nous expliquons, nous procédons à l’analyse et à la synthèse, nous n’avons pas à prendre parti. »

— « Impassibles comme la nature ? Engeance de monstre, monstres vous-mêmes… »

— « Vas-y, vas-y ! l’hydre de Lerne… »

— « C’est vous, les têtes. »

— « Et ça t’irait, d’être l’Hercule ? »

— « Ah ! que n’en ai-je les biceps ! Tout ce qui compte, dans l’histoire de l’homme, sa raison de ivre, c’était de dompter la nature. Mais aujourd’hui, le dompteur est dompté. Vous trahissez. Il faudrait vous coller tous au poteau. »

— « Tu voudrais détruire la science ? »

Marc dit, furieux :

— « C’est toute la civilisation qu’il faut détruire. »

— « Cré bolchevik ! Va à Moscou ! »

— « Et pourquoi pas ? »

Il se mordit la langue. Il enrageait de ce qu’il avait dit. Mais il ne voulait pas se démentir. Il dit :

— « Faire table rase… »

Félicien, goguenard, toujours placide, surenchérit :

— « La création est à refaire. Coup nul ! On recommence… »

— « Pas moi ! » dit Marc, « Une fois suffit. Je fous le camp ! »

Il claquait la porte, en partant. Félicien, sursautant, jurait :

— « Mais, nom d’un chien ! Fais donc attention ! Tu vas me casser ma vaisselle ! La baraque ne tient pas ! »

Cet homme tranquille entrait à son tour en furie.

Par réaction, Marc fut déchargé de la sienne. Il rit :

— « Il aime ses fioles plus que les hommes. »

Mais il n’était pas fier du rôle qu’il avait joué. C’était lui-même qu’il avait fessé sur le derrière d’un autre. Et pour comble, il avait accepté que ce fût avec les verges de Moscou… Il en sursautait d’indignation.

— « Jamais ! jamais ! Ils ne m’auront pas ! »

Deux petits ouvrières qui passaient lui crièrent :

— « On les a eus ! »

Il se retourna, interloqué. Elles étaient loin déjà, elles trottaient ; mais l’une, en trottant, tournait le cou comme une cigogne et lui tendait la langue :

— « Et on t’aura ! »


— « On ne m’aura pas !… Et pas plus vous, petites femelles (maudite soit l’odeur de femelle ! tout le reste de ma vie ne suffira pas à m’en laver !…) et pas plus vous que les grands mâles de Moscou… Je ne me rends pas. Comme la vieille garde. Et je ne mourrai pas… Mais ce n’est pas à vous que je dis le mot du maréchal ! C’est à ces neutres de la pensée, à ces savants qui pratiquent superbement, stupidement, l’inhumaine « science pour la science », sans souci des résultats pour l’humanité… »

Et le hasard fit que, s’arrêtant à un étalage de libraire et feuilletant, en bougonnant, un volume signé d’un illustre bactériologue, il accrocha de son regard toujours en chasse l’image burlesque, peinte par lui-même, du savant occupé à créer de toutes pièces une maladie infectieuse. Le microbite n’y était pas, hélas ! arrivé, — jusqu’à présent ; il déplorait de n’avoir pas réussi encore à « combler brillamment cette lacune » : transformer un microbe saprophyte en un microbe pathogène. Il se consolait par la pensée qu’il avait, du moins, remporté le brillant succès de rendre leur virulence à des microbes pathogènes qui l’avaient perdue, et même d’exalter cette virulence à un degré d’activité jusqu’à ces jours inconnue. Il était bien satisfait du système gradué de cultures et d’inoculations lentes et progressives, par lequel il avait réalisé son exploit, passant d’une souris jeune à une souris adulte, à un cobaye jeune, puis adulte, puis à un mouton, puis à un chien, — la suite au prochain numéro… À demain l’homme !

Marc éclata de rire… À toi, Molière !… Et qu’attends-tu, Jules Romains ?… Puis, il se souvint qu’en ces jours sombres où sur l’Europe la guerre des gaz était suspendue, pas un des grands intellectuels, même les plus désireux de l’éviter, ne consentait à subordonner les recherches de la science au salut public. La science über alles !… Et sa rancune se ralluma… Il ne suffit pas que ces maniaques de l’intelligence se retranchent derrière leur désintéressement. Ils sauvent leur âme ? J’en suis bien aise ! Ils ruinent ma vie. Je préférerais qu’ils ruinent leur âme et qu’ils sauvent ma vie, la vie des autres… Ils ont mésusé de leurs pouvoirs. Ils ont des comptes à nous rendre, et ces comptes seront lourds. La société prolétarienne de l’avenir sera en droit de les remettre sous les chaînes, — à tout le moins, sous le contrôle d’un Conseil de la communauté. Et peut-être s’imposeront des exécutions de laboratoires, des interdictions de recherches. Pourquoi pas ? Primum, vivere… La Dictature du Salut public sur la science…

Marc s’acheminait de nouveau vers Moscou. Il sacra…

— « Non, non, et non !… J’entends sauver mon individualisme, — mais non pas en m’y enfermant, comme dans une tour… »

La tour branlante de Eélicien, avec ses fioles et ses fourneaux… Il la revoyait, avec le sourire cruel de Assia… Mais ce sourire s’adressait à lui. Il le chassa d’un revers de main irrité, comme une mouche… La mouche revint. Elle revint se poser sur sa bouche… Sa bouche amèrement souriait de la vanité, de l’inanité de cette attitude individualiste, isolée du reste des hommes. Ce ne serait rien que le salut individuel fût un péché d’égoïsme, s’il eût été seulement possible. Il n’était pas possible : c’est un non-sens. Comment sauver un rameau de l’arbre, si l’arbre est condamné ? En admettant qu’il continue à verdoyer quand l’arbre meurt, ce n’est qu’un dernier sursaut, il ne tardera pas à se flétrir aussi. Marc, acculé à son moi, et le sondant, reconnaissait que ce moi n’avait de sève et de durée que grâce aux canaux qui montaient du soi de la communauté. Pour se sauver, il faut sauver le soi, ou périr avec lui… — Mais les génies, dans les nations et les âges qui meurent ? Oui, ils sont la bouteille jetée à la mer, l’ultime appel quand tout est perdu ! — Encore faut-il avoir un appel à jeter ! Qu’ai-je à dire, moi, Marc, qui soit digne et capable de survivre ? Et si je ne l’ai pas (si je ne l’ai pas encore… Qui sait, plus tard ?…) mon seul devoir n’est-il pas, jusqu’à la dernière minute, de lutter pour le navire qui sombre ?

Rien n’excuse que l’on s’isole de ceux qui luttent, que le génie ou la sainteté, qui ne sont pas à la mesure du commun des hommes ; et ils impliquent un combat plus difficile encore, en transposant le combat sur un plan d’éternité ; il y faut un renoncement, un sacrifice entier, « au dessus de mes forces », dit Marc. « Je ne dois vouloir que ce que je puis. Mais tout ce que je puis, je dois le vouloir, et je le veux. Puisque je veux sauver mon rameau de liberté, je veux sauver l’arbre. Puisque je veux sauver l’arbre, je veux défendre ses racines contre les rongeurs, je veux agir et m’exposer. Ceux qui prétendent rester au repos à l’abri des coups, dans leur pensée capitonnée, sont des petits bourgeois pusillanimes et égoïstes. Les belles raisons intellectuelles dont ils couvrent leur couardise, la rendent plus méprisable encore. Il n’est de vrai individualisme que celui qui est toujours prêt à risquer, celui qui paie, celui qui perd, s’il le faut, dans la bataille… Pourquoi pas ? Je ne suis qu’un pion sur l’échiquier. D’autres se battront après moi. Notre consigne, c’est de ne jamais céder, — jusqu’au dernier ! »

Pour se prouver, contre l’insultant reproche de Assia, qui continuait de le poursuivre, — que son individualisme était capable d’agir, qu’il n’était pas marqué de stérilité, il chercha des groupes où s’associer. Parmi les causes, dont les bannières flottaient au vent, — (des bannières il se serait bien passé ! il se méfiait des drapeaux ; mais les hommes ont besoin d’oripeaux), — il y en avait trois qui devaient d’emblée solliciter l’activité de Marc : la cause de l’Indépendance de l’Esprit, — celle de la Paix, — et celle de l’Europe. Elles avaient eu pour elles d’être traquées et persécutées pendant la guerre. Comme la République de Forain, elles avaient été « belles sous l’Empire ». Mais que restait-il de leur fleur ? Marc, soupçonneux, mais curieux, y alla voir. Il les trouva bien mal entourées. Les belles personnes, naguère délaissées, avaient maintenant nombreuse compagnie. Marc s’imposa de vaincre les répugnances que lui causait l’approche des prétendants de Pénélope, — jeunes et vieux aventuriers qui s’étaient installés dans l’alcôve de la dame, sinon dans le lit, qui les attirait moins que sa table. Au premier rang, de vieux professionnels de la politique, dont la souplesse invertébrée réussissait à se glisser toujours dans les partis d’action idéaliste et les imprégnait aussitôt de leur odeur de marée suspecte.

Il y avait, à droite, à gauche, de toutes parts, sortant du sol, ces taupinières d’Internationales de la pensée, les Pen-Clubs et les Congrès de l’Écritoire, les Coopérations Intellectuelles et, culminant dessus ces buttes, le « Comité permanent des Lettres et des Arts à la Société des Nations. » Il n’était pas question d’accéder à ces sommets, parmi les rangs de ces Illustres. À supposer que la place ne fût pas, comme elle était, bien gardée, elle était de tout repos : plus haut on monte, moins on agit. Les « Permanents » n’agissaient mie : ils permanaient, ils étaient trop bien assis ! Et Marc était trop longtemps resté, malgré lui, le cul sur sa chaise ; il avait besoin de se prouver son existence, en marchant. Il était rongé du prurit d’agir. C’était en bas, dans la plaine, qu’il avait le plus de chances de rencontrer des « agissants ».

Il en rencontra, en rangs compacts, qui s’agitaient, non sans fracas, dans leurs journaux et leurs banquets internationaux. Mais c’était au sujet de leurs intérêts professionnels, pour la sauvegarde de leurs droits d’auteur, leurs éditions, leurs traductions, leur propagande de librairie : ils échangeaient contre leur casse leur séné. Nous n’avons pas à les blâmer ; leur désir d’être lus et vendus est fort légitime : il faut bien vivre ! Mais notre Marc, moins indulgent, n’en voyait pas la nécessité. Il ne s’intéressait pas à l’idéalisme qui « rapporte ». Pense qui voudra au butin, quand la bataille sera livrée ! Mais en ce moment, elle s’engage. Ce sont les risques qu’il faut chercher, non des profits. — Il ne lui fallut pas longtemps pour voir que cette préoccupation exclusive bloquait l’action de ses compagnons. Elle les obligeait à tant de ménagements qu’ils acceptaient du monde tout et le reste, y compris la trique sur le dos des autres et la confiscation des libertés, pourvu que le monde les acceptât eux, — c’est à savoir leurs produits, et les payât. Il était merveilleux que ces gens aux yeux agiles et professionnellement exercés fussent frappés de cécité instantanée, quand il s’agissait de voir les crimes sociaux dont les fauteurs étaient « l’Amphitryon où l’on dîne », — ou bien chez qui l’on aspire à dîner, — les maîtres français du pouvoir, dispensateurs de la galette et des honneurs, et les dictateurs pourvus d’une bonne table. Un bien petit nombre d’écrivains — toujours les mêmes — étaient assez dénués d’appétit pour protester. Mais leurs protestations, maigres comme eux et monotones, auxquelles Marc mêlait la sienne, n’éveillaient aucun écho ; elles se répétaient, chaque semaine, avec les crimes qu’elles signalaient. On finissait par ne plus les remarquer. Ou le bon public ennuyé disait : — « Encore ? » — et il se désabonnait des feuilles où il pleuvait. Il lui fallait des baromètres qui fussent au beau et des grenouilles sur l’échelle. Il préférait Clément Vautel.

Marc lui-même était gagné par l’ennui, qui se dégageait de ces pluvieuses protestations sans agir. Elles finissaient par être une échappatoire de la conscience, une porte de côté qu’on enfilait pour se dérober aux dangers d’agir, ou à l’aveu pénible de son impuissance. Quand il en eut signé une douzaine, le cœur lui manqua, et sa main rageuse cassa sa plume sur l’M de sa signature. Et il écrivit, au lieu de son nom, le mot à cinq lettres. Faut de l’engrais sur ce champ aride à « protestants ! »…

Il n’était pas besoin d’engrais pour nourrir les champignons sur couche du pacifisme, qui brusquement, en une nuit, étaient sortis. Miraculeux rendement ! Hier encore, la paix était au ban. En parler était un crime de trahison. Et aujourd’hui, elle était de bon ton ! C’était à qui se hâterait d’en fleurir sa bouche, comme les cigarières de Séville, — ou bien le bec de sa plume. Ces colombes de l’Arche venaient de loin ! Il en était qui, dix ans avant, étaient corbeaux des champs de bataille et croassaient pour demander la tête des pacifistes prématurés, non patentés. Si vous vous en montriez surpris, ils eussent sans doute répliqué qu’il y a temps pour tout : hier, la guerre ; aujourd’hui, la paix. Marc, dont « l’inopportunisme » natif, hérité de sa mère, reniflait, méfiant, à vingt pas, tous les « opportunismes », considérait d’un regard torve la ruée subite de ces étranges « gardiens de la paix ». D’où leur venait la consigne ?… Il n’eut pas longtemps à chercher. La paix, qu’officieusement l’État, l’Église, l’Université, les pouvoirs publics encourageaient, était une paix bien pensante, — la même qui huile la bouche de ces curés, que les gros patrons des industries ont établis dans leurs églises bâties en loges de concierges, à la porte de leurs usines, en face du bar et du bordel, afin de sanctifier leurs exploitations et d’infiltrer aux exploités, avec la syphilis et l’alcool, l’évangélique acceptation, — la paix du vol légalisé et paraphé, la paix à profits des traités, la paix des profiteurs de la paix (de la guerre d’hier, de la guerre de demain : ce sont les mêmes.) Les pauvres gens ne sont pas de la confrérie. Ils ne touchent rien. Ils sont touchés. On leur remplace les profits par les prêches : le Dieu des riches est toujours prêt à faire tomber sur le peuple des ventres-creux sa manne de paix, d’idéalisme et d’amour. Des vieux Jésus du Palais-Bourbon péchaient à la ligne les poissons, en récitant leurs Sermons retors sur la Montagne ; ils engageaient les péchés et les pêcheurs à s’entr’aimer, les dépouillés à faire le sacrifice de leurs biens, pour les beaux yeux de la Paix. Quant à prêcher ce sacrifice à ceux qui s’étaient engraissés des dépouilles, lanlaire !… Ces vieux Jésus avaient fait la guerre. — « N’en parlons plus ! Ce qui est fait est bien fait. Nous ferons mieux… Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté ! — (la volonté est bonne, quand elle a conduit au succès !) — Et béni soit l’ordre établi ! »

Il s’agissait d’en convaincre les vaincus. Il y fallait plus de rhétorique ; l’idéalisme du vainqueur ne suffisait plus. Chaque vaincu avait le sien, qui n’était pas écrit dans le même ton : ils discordaient. Pour rétablir le concert, il fallait toucher d’autres cordes, celles de la crainte et de l’intérêt communs. À point nommé, Pan-Europa était venu refaire l’harmonie des gros poissons : car ce sont eux qui donnent le ton. Ils sont les maîtres de la rivière ; ils ont profit à s’associer pour se défendre contre qui menace leur garde-manger. L’ombre gigantesque du Kremlin Rouge, qui s’étendait sur la plaine d’Europe, leur était un Croquemitaine, que très habilement exploitaient les maîtres du jeu Paneuropéen, le jeune et fin aristocrate, au regard froid de samouraï, et le socialiste défroqué, le vieux mystique madré du Quai d’Orsay. Ils se hâtaient de rassembler sous leur houlette, dans le même parc, les troupeaux et des vainqueurs et des vaincus, pour garer leur laine du concurrent commun : l’Union des États prolétariens, assise en selle, jambe sur l’Europe, jambe sur l’Asie, comme une nouvelle Horde d’Or, qui menaçait d’enfourcher le monde. Peut-être le monde — celui des dos déjà courbés sous le poids d’une classe privilégiée — n’eût-il pas demandé mieux que de changer de cavalier, ou même de sauter en selle par derrière la Horde d’Or, s’il avait su qu’elle venait pour l’aider à reconquérir sa propre terre. Mais c’était ce qu’il ne fallait pas qu’il sût. Il ne le savait pas. On s’arrangeait. Les millions de porte-toisons, des bonnes gens, bien serinés par une presse d’Amis du Peuple, se groupaient, épeurés, autour de leurs tondeurs de laine et faisaient front contre ceux qui voulaient les délivrer. Cœurs de moutons sont, par la peur et la bêtise, quand on sait bien jouer des deux touches, mués en cœurs de lions. Les ingénieurs de Pan-Europa n’avaient point de peine à drainer les eaux éparses et stagnantes des idéalismes vacants, et ils travaillaient à les rassembler pour une Croisade de Dieu et des Dividendes contre le Matérialisme expropriateur de Moscou. Princes de l’Église et barons des Forges, pasteurs, rabbins et croix-gammées, Christ, Krupp et Creusot, semblaient d’accord. Les Bernard-l’Ermite ne manquaient pas. Un des anciens amis de Marc[2], le gros Adolphe Chevallier, était devenu, parmi la suite de Briand à la Société des Nations, un des porte-dais de Pan-Europa. Bien entendu, il était aussi un apôtre de la Défense Nationale, de la Nation armée, depuis le berceau jusqu’à la tombe, mâles et femelles, toute la harde incorporée. Inlassablement, la presse bien-pensante reproduisait sa crinière bien soignée de pianiste et sa figure populaire de vieille dame qui fait la lippe de Robespierre.

On voyait moins, on ne voyait point la face prospère de Véron. On eût vu plutôt ses mains agiles et trapues : elles ne perdaient point leur temps ; elles allaient et venaient, elles allaient droit, mais zigzaguant entre la France et l’Allemagne, à chaque fois agrippant ici et là les réalités des affaires. Il était, à cette heure, engagé dans les conciliabules de l’Internationale Industrielle franco-allemande, avec les Casques d’Acier de Hugenberg. — Ce fut Jean-Casimir qui l’apprit à Marc : car, le pauvre diable, dans son trou, comment jamais l’aurait-il su ? Il avait encore sur l’antagonisme des forces de paix et des forces de guerre des idées simplistes. Jean-Casimir les lui éclaircit, à un de ses passages à Paris. Il avait gardé à Marc sa bizarre fidélité intermittente de petite putain qui revient, une fois l’an, par dévotion superstitieuse, par élan de tendre souvenir, assaisonné de moquerie, à son premier amant. Il y avait bien aussi, dans le retour d’aujourd’hui, une curiosité qu’il se gardait de laisser voir. Il était naturellement informé de l’infortune conjugale de Marc ; il avait été des premiers à la prévoir et à la guetter ; il n’était pas fâché d’en relever les impressions sur le visage du compagnon : c’était aussi un spectacle. Marc connaissait assez son Sainte-Luce, pour baisser le rideau devant la pièce ; et il offrait un masque d’impassibilité. Mais il n’y gagna rien. Sainte-Luce savait lorgner par les trous du rideau et il se dit : — « Le Marcassin est touché ! » L’intérêt agité que manifestait Marc aux choses de la politique lui parut — (ce qu’il était) — une diversion aux tourments, dont au reste il ne soupçonnait pas la profondeur : car, au delà de la femme, ils se brûlaient au feu de l’âme insatisfaite, qui s’acharne à résoudre l’énigme de sa destinée. Jean-Casirnir aurait pu, s’il eût voulu, donner à Marc des nouvelles de l’absente : car il en avait de toutes récentes, par le canal de l’ambassade de Stockholm, dont les agents avaient enrichi de notes burlesques le dossier secret de Assia. Par rosserie de fille taquine, malicieuse, pas méchante, mais qui se venge de ce qu’on lui cache, il glissa un mot d’une rencontre qu’un ami avait eu le plaisir de faire dernièrement : « Mme Marc Rivière en voyage ». Marc ne sourcilla pas, il attendit. Jean-Casimir regarda les ongles de Marc qui grattaient la couverture d’un cahier ; il attendit aussi, sourit, — et il revint à la politique. Marc fut quelque temps avant de se ressaisir ; ses oreilles bourdonnaient ; il eût voulu ramener Jean-Casimir à l’autre piste. Mais c’était trop tard ; et il se renfonça avec fureur dans l’entretien sur ces choses d’argent, de ruse et de pouvoir, — cette politique qu’il haïssait.

Jean-Casimir était, pour l’instant — pas pour longtemps — attaché à l’ambassade de Berlin. Il avait des raisons d’être bien informé des conciliabules politiques ou financiers franco-allemands : il y jouait un rôle. En bon petit renard, qui a flairé d’où vient l’odeur, l’odeur maîtresse — (quel nez bouché a bien pu dire que l’argent n’en avait point ?) — il avait choisi des deux pouvoirs : l’État, l’Argent. — le plus réel. Il servait les grands barons d’industries, sous la livrée de l’ambassade. Même son ambassadeur ne savait rien de ses manèges. Il y avait deux politiques françaises, simultanées, non pas précisément opposées, mais superposées : celle de parade, celle de fond. Jean-Casimir évoluait de la surface au lit de la rivière, comme une ablette, entre deux eaux. Ce qui le guidait comme toujours, ce n’était pas son intérêt, (encore qu’il fût adroit à happer ; mais il avait si peu d’appétit ! Il lui suffisait de mordiller la tête de la mouche), c’était le jeu. Il eût été un roi du jeu, sans un défaut, qui n’était pas petit : — bien jouer ses cartes l’amusait moins que lire dans celles de l’adversaire ; — et un autre défaut, qui était pire : le bout de la langue un peu trop long. Il aimait trop à rire à deux, soit dans son lit, soit en tête-à-tête avec le premier compagnon de rencontre, dont la physionomie lui agréait. Il savait pourtant, mieux que personne, combien l’on paye les oreilles. Il avait été, pendant un temps, le contrôleur de celles d’un bataillon de belles-de-nuit. Mais il avait trop d’esprit à dépenser. Il s’en remettait à son esprit de réparer les accrocs que son esprit faisait au jeu. Et après tout, ce jeu n’était son jeu que pour l’amusement du joueur, non pour la rafle. Qui gagne ou perd, au bout du compte, il s’en fichait ! Il n’eût même pas été fâché, à certains jours, de faire perdre ceux pour le compte de qui il gagnait… « À pile ou face ! Selon qu’il me chante ! »… C’est qu’il était, comme d’ailleurs beaucoup de ses maîtres, les condottieri de la finance impérialiste, un sang-mêlé, avec la mentalité d’un affranchi de l’Empire Romain. Ses racines ne tenaient pas au sol.

Quand Marc commença de jouer du violon de la paix européenne, sa langue de fille se mit à danser. Il s’amusait de l’intrusion désordonnée de cette sauterelle dans le guêpier. Ce pauvre gars qui s’imaginait qu’il travaillait à la paix du monde !

— « La paix, mon bon, elle ne se fait plus, ni dans la presse, ni dans les discours, ni au Forum, ni au Parlement, ni dans les parlottes des ministres, ni dans les conférences des diplomates, ni même sur le front des armées. C’est du passé. C’est démodé ! La paix, la guerre, sont dans les mains de ceux qui tiennent les cordons de la bourse : — une douzaine. « La bourse ou la vie ! » Ils ne t’offrent même plus le choix. Ils le feront pour toi. Ta vie, ta mort, sont dans nos mains, mon cher garçon. Quand nous voudrons ! »

Il n’en fallait pas tant pour faire bondir Marc. Cette fatuité !… Il avait beau la savoir ironique…

— « Quand nous voudrons ?… Quand vous voudrez ? Qui, vous ? Qui ? Toi, la Puce ? Tu ne peux rien. Tu ne veux rien… »

La Sainte-Puce n’était point susceptible. Elle ne voulait rien, pour le moment, qu’agacer Marc. Elle était satisfaite d’avoir réussi.

— « La puce à l’oreille. Je viens te la mettre. Laisse-toi faire !… »

Il dévida son peloton d’informations confidentielles. Marc, boudeur, le laissait aller. À la troisième phrase, son oreille était dressée. À la dixième, tout son poil se hérissait. Il jappait. Il ponctuait les révélations indiscrètes, de grognements furieux et stupides (au sens classique). Il était pendu à la bouche du Mercure indiscret, qui livrait les ruses du maître. Jean-Casimir complaisamment lui dévoilait la politique — la vraie — celle de ceux qui tiraient les fils de l’opinion et des États : les Royal-Dutch, les Standard Oil ( « Aimes-tu l’huile ? on en a mis partout… » ), les Comités des Forges ou des Houillères, Skoda, Creusot, etc. Il lui nommait, avec un luxe de précision (ce fieffé Scapin n’oubliait rien !) les dates, les chiffres et les lieux des contrats secrets, des conventions qui liaient à leur insu les États, avec la complicité de leurs valets, — valets de presse ou de gouvernement. Il énumérait, sur le bout des doigts, les grands journaux qui s’étaient vendus (quand ? et combien ?) à l’un ou l’autre de ces ogres, et le contrôle que leurs commis exerçaient sur la vente dans les kiosques, les librairies, les étalages des quotidiens, des périodiques, des brochures, de toute la pensée imprimée. Au fur et à mesure qu’il avançait, Marc enfonçait dans la mare. Il suffoquait. La pensée libre coulait à pic. Il n’en restait plus que quelques borborygmes, qui faisaient des ronds, à la surface de l’eau grasse. Il se débattait, il protestait, il contestait. Mais il sentait lui-même que c’était pour la forme. À chaque effort de dénégation, Jean-Casimir le clouait d’un fait, auquel il n’avait à opposer que des : — « Je ne veux pas ! » — d’enfant emmailloté, démailloté, fouetté, torché, manipulé par les grands, et qui sait bien que les grands se passent de sa volonté.

Il dit, à la fin, atterré :

— « Alors, tout ce que nous faisons, tout ce qu’on peut faire, cela ne sert à rien ! Il n’y a plus qu’à se faire sauter le caisson… Si l’on pouvait avant, avec, les faire sauter !… »

Jean-Casimir, content de l’effet produit, tendit, bon prince, la perche à l’homme qui se noie :

— « Qui sait ? qui sait ? Cela viendra peut-être, plus tôt qu’on ne pense… Il ne faut pas désespérer de l’imbécillité des plus forts… Naturellement, s’il fallait compter sur vous, sur toi, sur les amants platoniques de la belle Europe, elle serait dans le lac, la belle Europe, ou dans l’Euxin : le taureau l’emporte… Mais, grâce à Dieu, il y a le taureau, cet idiot ! (As-tu jamais vu une corrida ?)… Et, les grâces de Dieu sont infinies), au lieu d’un seul taureau, il y en a deux, il y en a trois, il y en a une demi-douzaine : il y a le taureau blanc, il y a le taureau noir, il y a le taureau rouge, il y a l’Union Jack, la Croix-Gammée, la Bannière Étoilée, et il y a (saluons !) le Bleu-Blanc-Rouge du cygne tricolore de Saint-Point, M. Alphonse de Lamartine, qui flotte sur la cave aux milliards de notre Banque (je dis « la nôtre », tu m’entends !…) et sur l’Empire de notre République, où le soleil ne se couche jamais… Tous ces taureaux luttent et se cognent, front baissé. Ne voit-on pas, dans notre enclos, jouter des cornes ces deux gros buffles : le capital financier et le capital industriel ! Chacun, soutenu par d’autres bêtes d’au delà de l’enceinte : Londres ou New-York. Et tous veulent prendre tout ce qui est à prendre ; mais chacun le veut, par ses moyens et à son profit privilégié. Les politiques des voleurs, des valeurs, se heurtent en Bourse et sur les tapis verts des États, — voire, quand on peut, sur les tapis rouges des champs de batailles. Ainsi, le jeu reste nul, et les peuples qui en sont l’enjeu bénéficient d’une heure ou deux de répit. Profites-en ! « Carpe diem ! » Broute le pré, en attendant, avec les veaux de l’an passé ! »

— « Je n’ai plus faim », dit Marc, d’un air sombre, « Quelle dérision de s’engraisser, afin, demain, d’être mangés ! »

— « Qui sait ? Qui sait ? Cela peut durer aussi longtemps que nous. »

— « Durer sans agir, ce n’est pas vivre. »

— « Il y a toujours place à la roulette. Je mets au jeu, je joue : donc, je suis. »

— « Et que peux-tu jouer ? Si tout est pris par la finance, quelle place reste à la politique ? »

— « C’est le plus fin jeu. La politique tient la balance. Elle hésite, oscille, et mise des deux côtés, elle guette et attend lequel des deux sera le plus fort. Le jeu est d’être et de vouloir avec le plus fort, une minute avant qu’il le soit. Ainsi, l’on fait mine de marcher devant ; et il arrive que le lourdaud même s’y méprend. Si c’est qui penche, par exemple, le plateau de la haute finance, nous jouons le rapprochement franco-allemand. Si le plateau de l’industrie lourde, nous dénonçons les armements de l’Allemagne, et nous armons. À forces égales, nous menons de front le désarmement et l’armement ; notre écurie a toujours prêts les deux attelages : le Maginot et le Briand, — la guerre, la paix. — Nos chevaux ruent et se mordent ; mais c’est surtout pour la galerie. Ce sont de vieux chevaux bien dressés, encocardés, et tous bien fiers d’appartenir à l’écurie France. Ils attendent, chacun leur tour. Et quel que soit le numéro qui sorte, nous ne perdons rien. »

— « Parce que vous n’avez plus rien à perdre. Quel que soit le jeu que vous jouez, vous jouez le jeu des autres, a

— « En ce bas monde, cela qui compte, mon bon, ce n’est pas ce qu’on est, c’est ce qu’on paraît. »

— « Pour vous, les ombres ! Non pour ces maîtres de la finance, dont tu viens de me lever le masque. Ceux-là au moins (je les comprends !) aiment mieux être que paraître. »

— « Et ainsi, chacun est content. »

— « Je ne le suis pas. Je voudrais vous voir, les uns et les autres, crever ensemble. »

— « Cela viendra. Je te l’ai dit. Ne t’impatiente pas ! »

— « Si tu es tellement détaché de ce qui viendra, que ne fais-tu tout pour que cela vienne ? »

— « Je n’ai qu’à faire ce que je fais. Le vieux bateau plastronne, mais il fait eau ; et nous rongeons la quille ! »

— « Ne vaudrait-il pas mieux alors passer sur l’autre bateau, celui des Rouges, et nettoyer la mer de ces épaves ? »

— « L’Internationale de Moscou ? » fit Jean-Casimir, s’écartant. « Non, non, mon petit ! Je ne suis pas tenté. Ce n’est pas pour moi. Le jeu qu’ils jouent est trop sérieux. Il n’y a plus plaisir ! Et je n’aime pas la promiscuité. »

— « Oui, tu te plais mieux parmi les croupions et les croupiers ! »

— « Qu’est-ce que tu veux ? J’aime mieux les voleurs bien élevés. Je ronge avec eux le vieux bateau. C’est que nous l’aimons ! »

— « En ce cas, aimez-le bien ! Rongez, rongez ! Et lui et vous, allez au fond ! »


Il eut besoin, ce soir-là, — (il étouffait) — d’aller quêter le souffle de sa mère. Il y avait des semaines qu’il n’était retourné chez elle. Il ne voulait pas lui laisser voir sa déroute ; il s’était dit : — « Me sauver seul, leur montrer… » — (à qui ? à Annette ? Ou à cette autre, éloignée de Paris, qui restait en correspondance avec Annette ?) — il voulait montrer à celle qu’il avait bannie de sa pensée, (mais sa pensée trichait avec lui), « qu’il pouvait se passer d’elle, qu’il faisait sans elle sa vie, sa foi et son action ». Ce défi secret, qui le bandait, l’avait sauvé de la destruction. Se laisser détruire, c’eût été donner raison à Assia… Mais ce soir-là, il n’en pouvait plus ; il lui fallait s’appuyer sur le sein d’une femme et partager avec des mains de femme le poids trop lourd de ses rancœurs, de ses fureurs. Il se déchargea de tout ce qu’il venait d’apprendre. Annette n’en manifesta point d’étonnement. Son amitié avec Timon l’avait instruite. Elle savait que la politique était un guignol, dont les paroliers de la Maison-Blanche, du Quai d’Orsay, de la Wilhelmstrasse, ou de Chequers, sont les pantins aux mains du grand Capital ; et les ficelles sont embrouillées : car le grand Capital est un géant à plusieurs têtes qui sont rivales ; mais quelles que soient la tête et les mains qui tirent la ficelle, le maître de la politique est l’Argent. Que voulait le maître, aujourd’hui ? Elle s’intéressa aux nouveaux renseignements de Marc, mais elle les accueillit avec un flegme, qui décontenança Marc et le révolta. Elle s’en aperçut, et lui rappela, avec un sourire, qu’elle en avait vu bien d’autres ! Pendant toute la durée de la guerre, tandis que les peuples se déchiraient, l’Argent des Forges franco-allemandes, qui s’engraissaient du carnage, n’avait-il pas imposé aux deux États et aux grands Quartiers-Généraux des deux armées l’obligation de respecter religieusement leur poule aux œufs d’or, le bassin de Briey ? Et le contrat avait été tenu, loyalement, des deux côtés, alors que tous les autres traités des souverains, des ministres et des États, les Lois des hommes et de Dieu, n’étaient plus que des chiffons de papier. Si l’opinion du monde, cependant alertée, avait fait la sourde pour accepter, que n’accepterait-elle pas encore ? Il n’y avait plus à se gêner ! Annette montrait un étonnement ironique que les détenteurs de la toute-puissance se montrassent si modérés ! Marc ne goûtait pas l’ironie, quand ce n’était pas lui qui la maniait. Il dit :

— « Assez !… Si tu savais tout ce qu’aujourd’hui seulement je sais, comment peux-tu l’accepter ? »

— « Je n’accepte pas », dit Annette. « C’est ma raison d’exister. »

— « Qu’est-ce que tu veux dire ? »

— « Je n’accepte rien, mon cher garçon. Ce qui est, est. Et je suis. »

— « Qu’est-ce que tu es ? Qu’est-ce que je suis ? Ce n’est pas assez de ne pas accepter. Que voulons-nous ? Où nous tourner ? Vers ceux qui misent sur la paix, ou vers ceux qui misent sur la guerre ? Des deux côtés, c’est une affaire. À l’une, l’Europe (ou, c’est trop dire ! notre Occident) gagne peut-être vingt à trente ans de paix armée. Mais quand on voit ce qu’elle recouvre, ce que pour elle le reste du monde paye et paiera, est-ce que l’on peut, est-ce que je puis m’y associer ? Ces faiseurs de paix, ce n’est pas la paix qui est leur objet. C’est l’argent. L’argent veut, aujourd’hui la paix, demain la guerre. Il n’y a pas de paix. »

Annette dit :

— « Il n’y en a jamais. La guerre est toujours cachée sous le masque. Et c’est là leur civilisation. Les fleurs recouvrent la fosse. Les bonnes gens n’en demandent pas plus. Pourvu qu’ils voient les fleurs et non la fosse ! Leurs ennemis, ce ne sont pas ceux qui creusent la fosse, mais ceux qui les obligent à la voir ! Et qu’ils y viennent, le plus tard possible. Qu’ils aient l’illusion d’être oubliés par le fossoyeur. Ainsi, l’on vit. La paix, leur paix, c’est le petit mur du cimetière, derrière lequel on ne voit pas, on ne veut pas voir ceux que, de l’autre côté, on met en terre, — les exploités, les opprimés, qui paient, ainsi que tu dis, de leur agonie la bonne vie ou le luxe des autres. »

— « Alors, que faire ? »

— « Mener notre paix et notre guerre. Eux et nous, nous n’appelons rien du même nom. »

— « J’enjambe le mur du cimetière. »

— « J’ai gratté le mur avec mes ongles ; et par la fente, je vois le jour sur les champs libres. »

— « Non, je ne vois rien, je ne veux rien voir, si tous les autres ne voient avec moi. Ou être aveugle avec tous, ou avec tous partager le jour ! »

Annette lui baisa les yeux.


Ce fut en ce temps que je rencontrai Marc, pour la première fois. J’étais de passage à Paris, dans un petit hôtel près de la Sorbonne. Il y avait trois ou quatre ans que je n’habitais plus en France. Marc avait trouvé chez sa mère mon livre récent sur Gandhi. Il en était préoccupé. Une lueur s’ouvrait au bout de la route, dans la nuit de la forêt. Il se demandait si cette route pouvait être la sienne. Il hésitait, à la croisée des chemins. — Il vint me voir, un matin, dans le petit salon de l’hôtel, où l’on passait à tout instant. Il ne pouvait se décider à parler. Je regardai ce jeune loup maigre et anxieux, ses mains nerveuses, ses yeux farouches, ses beaux yeux clairs qui semblaient sombres. Je le compris. Je l’emmenai dans ma chambre, pas encore faite : le lit ouvert, tout en désordre. Il n’était pas question de s’excuser. Les beaux yeux sombres s’étaient éclairés. À la méfiance qui l’armait succéda sans transition une naïve reconnaissance. Et tout de suite, il se mit à parler.

Ce n’était pas la première fois qu’on me consultait sur l’itinéraire de la vie : j’étais une sorte d’Agence des voyages ; et j’avais dirigé plus d’un jeune homme ou d’une femme, ou vers l’Asie, ou vers Moscou : car plus d’un porte dans ses prunelles le reflet d’une des étoiles qui se lèvent à l’Orient. Mais dans les yeux du jeune loup, je voyais plus d’une étoile : leurs feux brisés se heurtaient ; ils s’éteignaient et se rallumaient ; de lourdes nuées passaient dessus et repassaient. Tandis qu’il affirmait précipitamment, par jets fiévreux et saccadés, quêtant sa route dans mes yeux, son assentiment aux doctrines de passivité héroïque et de non-violence mises en action par Gandhi, je me rendais compte de la violence de cette nature, de ses passions contradictoires, et que ce n’était pas la paix de l’amour qui l’attirait, mais ses combats, — et non pas le repos dans la foi, mais la fièvre d’agir selon sa vérité. Or, cette vérité, il ne l’avait pas, il la cherchait, écartelé entre ses chemins opposés, tout son jeune corps tendu et tiré à quatre chevaux. — Et je le lui dis : car il était de ces garçons (cela se voyait, du premier regard), qui ne peuvent pas tricher avec eux-mêmes, pour se faire illusion. Et pourtant, ils ont besoin, comme tout le monde, de l’illusion. Mais quand ils la cueillent, elle les charge comme un remords ; ils ne peuvent pas la digérer ; ils ne respirent plus, qu’ils ne l’aient rendue. Je le lui dis :

— « Votre vérité est votre nature. Ne trahissez, ne violentez pas votre nature, en épousant celle d’un autre ! Vous n’êtes pas fait pour le mariage. » (Je vis sa bouche se contracter.) « Vous avez bien assez à faire, de vous épouser vous-même ! Vous avez l’homme et la femme, le pour et le contre, le oui et le non, la passion et l’aversion de la violence, les exigences d’un moi irréductible et le besoin du sacrifice. Ne rejetez rien ! Gardez tout ! Souffrez, cherchez la plus belle harmonie, celle qui est le miel noir des dissonances ! « ἐϰ τῶν διαφερόντων ϰαλλίστην ἁρμονἰαν… »

— « Vous en parlez à votre aise ! Et si l’accord est impossible ?… S’il l’est pour moi ?… »

— « Chez une nature brave et sincère, comme est la vôtre… »

— « Qu’en savez-vous ?… Qu’en sais-je moi-même ? »

— « Je le sais pour vous… Chez vous, si un tel duel d’âme est possible, s’il est durable entre les forces, entre les dieux intérieurs, qui s’enveloppent de nuées et d’éclairs, c’est qu’il est une heure nécessaire du grand combat, de l’Iliade qu’écrit et livre l’humanité. Et plus les coups portés et reçus sont douloureux, plus l’héroïque nécessité du combat s’affirme. »

— « Mais si j’y meurs ? »

— « Meurs, mon petit ! Stirb und werde ! (Pardon de vous avoir tutoyé !) »

— « Non, je vous en prie ! Je vous dis merci… »

Il mit, d’un geste impétueux, sa main sur mon genou et le serra, de ses doigts tendres et durs, puis la retira, comme honteux…

— « Je veux bien mourir. Je n’ai pas peur. Je ne demande que cela !… Mais je ne voudrais pas mourir sans utilité. Pas pour moi-même ! Pas pour moi seul ! Pas pour me sauver, comme ces lâches, ces égoïstes de la religion et de la pensée !… »

Et je conçus pour lui un grand amour… Je lui pris la main :

— « Ne t’inquiète pas ! L’heure viendra. Tu te sacrifieras pour les hommes. L’occasion, en notre temps, ne manque pas. Sois patient ! Elle viendra. Attends ! Sois prêt !… »

Il s’était levé, et je me levai. Il aurait voulu parler, il ne le put. Mais sa main, dans ma main, parlait pour lui. Il me jeta un regard de jeune fille, qui remercie, effarouchée. Et il partit.

Je ne l’ai plus, depuis, jamais revu qu’une fois, de loin, sans qu’il s’en doutât : (je le raconterai). Mais j’ai appris plus tard qu’il m’avait su gré de ne l’avoir pas ménagé, de l’avoir traité en homme sacrifié d’avance et qui, de l’être, devait se faire une joie fière.


Sur le moment, le souci l’emportait ; l’or de son miel était sombre. Une vision tragique faisait ombre. Il est difficile d’accepter, à vingt-cinq ans, le renoncement à la victoire, (au sens du monde, que l’on a beau mépriser : d’autant plus les pieds me brûlent de l’écraser !…) Mais le cœur de Marc battait plus fort. On n’était pas le fils d’Annette, sans concevoir une autre victoire, — celle de Socrate et de l’homme en croix, celle de Jean Huss et de Giordano Bruno, celle de ceux qui font la joie des autres avec leur sang — « Durch Leiden Freude » — du coup de lance la fontaine, où boivent les cerfs altérés… « Sicut cervi… » il était fier et attristé (pauvre petit homme !) que mon regard l’eût élu. C’était donc inscrit sur son front ? Quoi qu’il en fût, merci à ceux qui lui parlaient, selon la loi, la loi unique de vérité ! Car il comprenait maintenant, mieux que jamais, que cette loi était la sienne : c’était sa mission d’être vrai. Souffrir, errer, se contredire, même tomber et se souiller, mais être vrai ! On se relèvera. On se lavera. Une âme vraie ne peut pas être damnée. Le ver de la mort ne peut ronger l’incorruptible vérité. Et le cœur de Marc se gonflait, à la pensée que cette loi propre de vérité, dont sa nature était marquée, était aussi, sans qu’il l’eût su, le noyau de l’âme de ce Gandhi, vers qui un instinct aveugle de défense l’avait poussé, — bien qu’il ne dût pas suivre la même voie. (Je lui avais révélé le Credo du petit homme frêle et imbrisable, qui conduisait trois-cent millions d’hommes : — « La Vérité est Dieu… »

Donc, il s’agissait de ne rien renier des forces profondes de sa nature, même si elles étaient ennemies entre elles, même si en se rongeant mutuellement elles lui rongeaient le ventre. L’indépendance de l’individu et le sacrifice à la communauté. Marx et Gandhi. La Still Voice de l’âme éternelle, fille de Dieu, et la grandiose Anankè du matérialisme historique, avec l’enclume et le marteau, qui forge et reforge la société. Forgerait-il jamais ensemble les deux métaux en un alliage beau et durable ? Ou serait-il broyé entre l’enclume et le marteau ?… Qui mourra, verra… En attendant, forge ! Avec ta chair, avec ta peine !… Et brûle-toi, s’il le faut, mais ne laisse jamais s’éteindre le feu !

Anette fut frappée de celui qui brûlait, ces soirs-là, dans les yeux de son garçon. Mais il ne lui dit rien de la visite. — Cette exaltation se maintint quelques jours, puis elle tomba, dans l’usure des heurts de chaque jour. Il en resta, au fond de l’âme, des tisons qui ne s’éteignirent plus désormais.

Marc, résolu à mener son combat, seul et pour tous, sans compromis, se vit peu à peu congédié de tous les partis, qui le jugèrent inassimilable. Il ne le rejetèrent pas brutalement : ce n’était point leur manière, la manière équivoque du temps ; ils le laissèrent tomber, tout bonnement. Les articles qu’il portait à leurs journaux étaient, sans refus, mis de côté. Il se saigna pour publier une petite brochure : il y dénonçait la collusion qu’il avait apprise entre les industriels nationalistes de France et d’Allemagne, sous l’aile complaisante de leurs gouvernements. Mais la brochure, mécaniquement, fut écartée de tous les kiosques et des libraires. Mieux, elle disparut, au sortir de chez l’imprimeur. Presque tout le stock plongea sous l’eau, comme si le public l’avait absorbé. Six mois après, tout le bouillon ressortit, vomi, jauni, ranci, sali, invendu : pas un exemplaire n’avait été lu. Dans quel fond de boutique, dans quel in-pace des Messageries qui veillent sur la sûreté publique, la pensée de Marc avait-elle mariné ? Le certain fut que Marc se retrouva avec ses torchons et une jolie note à payer, pour frais de dépôt. Il serra les dents et sa ceinture, mangeant sa rage ; et il se replia sous sa tente. L’heure n’était pas venue. L’heure viendrait, où sa pensée s’écrirait avec son sang. Il faudrait bien alors qu’ils la lussent !… En attendant, il fallait la tirer au clair, cette pensée trouble et chargée ; et d’abord, il fallait nourrir ce ventre, qui la fait vivre. L’Indien[3] a dit : « Point de Dieu pour les ventres creux ! »

Il avait heureusement trouvé un emploi chez un vieux patron ouvrier, individualiste et libertaire, à l’ancienne mode, qui faisait de la reliure d’art. Ces vieux métiers s’éteignaient, faute de clients, avec le vieux fin goût d’Occident. Le gain était à peine suffisant pour faire vivoter un seul. Élisée Râteau aurait pu se passer de compagnon, s’il ne s’était pris de sympathie pour le jeune intellectuel sans travail, dont les mains maigres de trecentiste étaient adroites au beau métier et dont la fierté probe et froissée d’individualiste lui faisait écran à la Machine dans la rue, au monde nouveau. Il ne se doutait pas que le monde nouveau entrait chez lui, avec l’esprit tourmenté de ce garçon. Mais Marc serrait les dents sur ses pensées, et il se taisait, laissant le vieux parler, sans l’écouter. Et côte à côte, travaillant, ils monologuaient, l’un bouche ouverte, l’autre bouche fermée, chacun tirant de son côté. Le mouvement précis des doigts occupés n’empêchait point la sape des soucis dans le cœur.

Assia, expulsée, chassée, niée, rentrait dans la chaude maison de ce corps, que le suc ardent de ses baisers n’avait jamais quitté. Elle le brûlait dans tous ses membres, muette, pesante et gonflée, comme une fluxion. Il n’aurait pu évoquer ses traits ; il la sentait diffuse dans sa tête, dans son ventre, dans le frémissement de ses mains, et sur la sécheresse de sa langue. Et parfois, il tressautait, d’un son de voix ou d’un contact qui le laissait béant, livré et bouleversé, comme une boussole affolée. Il lui fallait tendre son énergie pour resserrer sa raison relâchée. Mais sa raison alors devait, pour se rendre maîtresse de l’objet, l’arracher de soi, le prendre aux épaules, le dévisager, lui dire : — « Tiens-toi là ! On n’entre pas !… » C’était alors qu’on avait le temps de se regarder, du haut en bas ! Mais le regard de Marc, transpercé d’un choc électrique, retombait, n’osait se relever au-dessus du menton : car il se sentait scruté par ces yeux, et il ne voulait pas avoir l’air de les fuir ; et par bravade, il dévorait des yeux ce corps ennemi, et il tremblait de ne pouvoir le ployer sous lui. Ce n’était pourtant plus l’orgueil blessé des premiers temps, la jalousie qui veut se venger. Le plus fort de la crise était épuisé. Il recommençait, le front, la bouche, les yeux collés à ce torse sans tête (il ne voulait pas voir la tête), à s’imbiber de l’odeur fauve de ce corps, à s’y dissoudre comme en ces nuits où ils ne faisaient qu’un, à perdre son moi pour retrouver, au fond de ce puits, le moi de l’autre et ses pensées. Et voici qu’il touchait de la pulpe de ses doigts les raisons — les raisons justes — de la trahison de Assia. « Justes » et « trahison » : ces deux mots s’entrechoquaient, comme une coléreuse contradiction ; mais il n’arrivait à les disjoindre, il était pris et labouré entre leurs ongles. Il respirait, avec l’odeur des flancs de Assia, le vide mortel de cet individualisme sans fenêtres, sans portes sur la grande vie des hommes et sur l’action, où il avait prétendu la murer avec lui. Plus franche que lui et plus folle, cruelle, brutale, livrée à l’instinct, Assia avait enfoncé les murs. Elle avait passé sur son corps. L’instinct vital ne l’avait pas trompée. Elle était plus proche de la nature. Elle avait été vraie. Elle avait fui, fui la mort, — comme une foule en proie à la panique qui, enfermée dans un incendie, se rue sauvage à la sortie, sans se soucier du compagnon. !

— « Elle a bien fait !… »

Marc, malgré lui, le confessait, et il entendait ses propres lèvres, où sa langue léchait le goût de la salive de Assia, — ses lèvres qui, malgré lui, s’ouvraient pour dire :

— « Sauve-toi, chérie ! Et Dieu soit loué que tu te sois sauvée !… Pour ce qui est de moi, qui n’ai pas su te sauver, que je me sauve, si je peux ! Si je ne peux pas, que je meure ! Ne te retourne pas pour me regarder ! C’est à moi seul, de me sauver. Et tu m’as montré le chemin… »


Mais cet aveu, arraché, était recouvert, l’instant d’après, par des rafales d’orgueil ulcéré, qui se cabrait, qui hennissait : — « Trahi ! Tu m’as trahi !… » qui se refusait à pardonner. Et dans ce typhon de passions opposées, et dans ce vide, cet écroulement des idées que son esprit avait assemblées, bâties ensemble, maçonnées, et qui l’avaient tant bien que mal abrité, il était nu, à vif et flambant, comme une torche de désir. Son jeune corps affamé, qu’il obligeait à la famine, s’insurgeait. C’est une discipline dangereuse que l’ascétisme, au sortir de mille et une nuits d’étreinte ardente et orageuse. Le Désir est comme la cocaïne : on ne s’en désintoxique qu’avec peine et prudemment. Si l’on brise, on risque fort de se briser : le corps délire, et la volonté sur lui perd barre. Marc était chargé d’électricité, comme une journée de buée sèche et brûlante, une fièvre sans sueur, sous un de ces ciels blancs d’été qui pèsent sur Paris. La terre en feu et crevassée appelle la pluie ; et sous l’averse, elle s’ouvre et fume. L’averse rôde, suspendue…

Le secret avait eu beau être gardé : la rupture du jeune couple était connue. Une des premières à la flairer, avant même que la nouvelle fût ébruitée, avait été Bernadette Verdier, née Passereau : (car elle avait changé de nom d’oiseau), la fiancée manquée de Marc[4].

Lorsque Marc s’était marié, elle avait fermé les volets sur sa déception. Nul n’en avait rien vu, même Sylvie, qui la connaissait et qui s’attendait à son chagrin. Elle montra une admirable indifférence. Sylvie en fut presque courroucée. Elle eût voulu que l’autre souffrît, que l’autre gémît, pour l’associer à son dépit. Mais Bernadette la laissait seule se dépiter ; et la situation de Sylvie était ridicule. Elle ne pouvait pourtant pas jouer, pour son compte, le rôle de la fiancée dédaignée ! Elle en voulut à Bernadette, presque autant qu’à Assia. Elle l’appela :

— « Cruche ! »

Mais Bernadette ne se troubla pas. Pas un instant, elle ne se départit de son froid sourire. Elle ne jouait, point pour la galerie. Elle n’aurait pu dire exactement pourquoi elle était ainsi, ni si c’était une attitude de défense. Elle ne cherchait pas à savoir ce qui se passait en elle. Oui, elle avait, par moments, une atroce pinçure au cœur, et, le reste du temps, un ennui mortel sous lequel étaient tapies dans le rocher, au fond du trou, de petites têtes dures, triangulaires, un nœud de pensées, de longues formes enroulées, aux yeux féroces : il valait mieux ne pas remuer les pierres !… On vit, on vit. Il s’agit de vivre sur le seul plan qu’une Bernadette juge admissible : la vie raisonnable et pratique. Il n’y a pas de sens à s’éterniser sur des regrets. Et quant aux rancunes, on ne bâtit pas sur les rancunes ; mais on bâtit ; et dans le coffre aux habits, on plie sous le camphre les rancunes : elles peuvent attendre. Bernadette avait, du même pas, poursuivi son chemin ; et puisqu’il lui fallait un mari, elle l’avait pris. Pris sur mesure de sa raison pratique, où sont incluses les trois satisfactions : de l’ambition, du confort bourgeois, et du lit.

L’André Verdier qu’elle choisit était un industriel de trente-cinq ans, associé à une vieille firme en renom (on vieillit vite à Paris !) de fabrique d’automobiles. Il avait su en dix années faire sa pelote, en guettant l’heure de lancer sa firme propre, dont le premier soin serait de couler à fond la vieille maison, qui l’avait formé et nourri. C’était un beau garçon, aux yeux bleu clair, traits réguliers, souriant, aimable et accueillant, — prodigieusement indifférent. Il plaisait beaucoup aux femmes. Comment Bernadette lui plut-elle ? Il n’aurait eu qu’à jeter le mouchoir, pour que la plus belle et la plus cossue le ramassât. Ce fut la revanche, pour Bernadette, de l’orgueil du corps blessé. Il lui fallait conquérir cet homme, puisqu’un autre homme l’avait dédaignée. Elle n’était rien moins que belle, — maigre et noiraude — mais elle était grande et souple, et elle savait faire valoir ses laideurs, au goût du jour,

« … la maigreur élégante
De l’épaule au contour heurté,
La hanche un peu pointue et la taille fringante
Ainsi qu’un reptile irrité… »

Le Verdier, qui se connaissait en femmes, lut sur la bouche de celle-ci, mince et crispée sous le fard, la promesse de nuits sans ennui, — et, dans ses yeux gris-de-fer froids et précis, le gage de jours actifs comme les nuits, mais labourant un autre champ. Il ne leur fallut pas longtemps à tous les deux pour s’entendre sur une mise en valeur, fructueuse et réglée, de la vie. Et la ronde dot, que Sylvie assurait à sa pupille, acheva de compenser sa laideur. L’affaire fut enlevée, avant que Sylvie en eût vent. Elle donna son consentement, en rechignant. Elle n’avait pas elle-même à se vanter de son mariage des temps jadis : il n’était pas très reluisant. Mais son Léopold était au moins d’une grosse étoffe qui dure et qui rassure. Elle perçait à nu les tares foncières de l’électeur (ou de l’élu) de Bernadette. Bernadette les voyait aussi bien qu’elle : sous le plastron du parvenu insolent aux yeux de soie, la lâcheté morale (souvent physique) et le mensonge huileux, qui est une forme et un effet de la lâcheté, — l’insigne faiblesse de caractère, qui se dérobe et fuit devant la vérité, et dont tout l’art est de se la farder, un homme qui n’a jamais osé voir son âme nue dans le miroir, mais qui sait très bien voir celle des autres, leurs vices, leurs faiblesses, et leurs tares, afin de les exploiter, — jamais leurs peines, car ça ne l’intéresse pas ; et si ça l’intéressait, ça pourrait le gêner : il n’aime pas à faire le mal pour le mal, mais pour son bien. Et cependant, par occasions, quand il se sent protégé par l’impunité — soit du seul à seul (bien entendu, si l’autre seul est un plus faible !) soit qu’il s’appuie, dans une grande crise, guerre ou panique, sur la brutalité élémentaire de l’opinion collective, il peut très bien devenir féroce… C’est, après tout, un type de l’  « honnête homme », assez fréquent aujourd’hui : bourgeois moyen. Nous avons désappris de nous indigner, pourvu qu’il tienne exactement ses comptes et que sa légale honnêteté s’exerce aux dépens d’autres que nous et que nos rentes. — Bernadette n’en était point inquiète. En tête à tête, elle ne serait pas, des deux, la plus faible. Et en public, aussi bien que lui, elle savait marcher du côté de l’opinion : c’est le plus fort, et quand on s’appuie sur le plus fort, on l’est. Les faiblesses mêmes de Verdier lui étaient un gage : elle le tiendrait plus sûrement qu’un Marc, qu’elle eût été assez sotte pour respecter, — non par estime, mais par amour.

Et le mariage fut très bien. Le Verdier, dûment bridé, marcha au pas. Et elle, de même. Aucun accroc au contrat. Chacun des deux avait trop à faire, d’arrondir le chiffre des affaires. Et le maigre ventre de Bernadette trouva le temps aussi de s’arrondir, par deux fois. Tandis qu’on plante la fortune, on doit planter aussi l’héritier. L’héritier vint. D’abord, le mâle, puis la fille : il faut penser à l’avenir ; le jour viendra, où l’on devra « se faire » un gendre. Et Bernadette fut bonne mère, comme elle était bonne épouse, sans grand amour — ce qui ne veut point dire : sans attachement. On tient à ce qu’on a, et surtout à ce qu’on a pris et façonné — car c’est « mon » bien : on en a soin. Mais dans la nuit opaque de sa sous-pensée, qu’elle retrouvait dans son lit, quand elle se déshabillait l’âme sous la peau, pendant ses longues insomnies, son vieux désir sortait du trou, silencieux, blessé, à l’affût. Sans que personne s’en aperçût, elle épiait, l’œil de côté, dont le regard est aiguisé par la rancune, — le ménage de Marc. Avant tout autre, elle avait aperçu les lézardes. Et quand la rupture se produisit, elle le sut (par quels moyens d’écoute ?) dès les premiers jours, — avant Annette.

Elle ne commit qu’une erreur — (et l’on ne saura jamais si cette erreur n’était pas voulue) : — elle en parla à sa sœur Colombe. Elle lui apprit, sans émotion, comme un fait, le désarroi où la trahison de sa femme avait jeté Marc, et la solitude morale où il vivait. La sensible Colombe en fut émue. Le ton de froideur, dont Bernadette en parlait, non sans une pointe d’ironie, loin d’y nuire, y contribuait : car Colombe en soufrait pour Marc. Elle avait pour lui un attrait d’enfance. Toute gamine, elle l’avait connu, à travers les entretiens de Bernadette avec Sylvie, qui faisait l’article, même en gouaillant, de son poulain : car elle voulait le placer dans le pré de la sœur aînée. Et Colombe le regardait, par-dessus la barrière du pré, avec les yeux écarquillés, où se lisait l’admiration mêlée à une innocente envie : elle s’inclinait en soupirant, devant l’heureux destin de l’aînée ; et quand ce destin fut brisé, elle en soupira, plus que l’aînée. Elle avait l’âme tendre, romanesque et blessée — éternellement : car sa belle peau était, au plus léger contact, rayée par l’ongle de la vie. Mais cette belle peau n’avait jamais tenté Marc, pourtant gourmand ; la mauvaise chance avait été que Marc, vexé de l’appât au mariage que Sylvie lui tendait, fît retomber son irritation contre toute la famille ; et la poursuite intéressée des prunelles gris-de-fer ne l’agaçait ni moins ni plus que les grands yeux bruns extatiques de la Colombe qui le buvait, en innocence. Ils étaient beaux pourtant, ces yeux, — plus beaux que ceux de Assia ; et beaux, ces bras, ce cou, ces joues, cette bouche, pure, triste, un peu sotte et savoureuse… Mais l’amour souffle où il veut. Il n’avait pas, pour Colombe, soufflé en poupe. Toute sa vie, il devait souffler de côté. Aussi, pourquoi ne savait-elle pas manœuvrer ? Elle attendait, elle espérait, elle laissait faire. Pauvre Colombe ! Ce ne fut jamais son pigeon qui trouva le chemin du colombier…

Sylvie avait disposé de son destin, comme elle avait fait (mais sans succès) de celui de Bernadette. Sa joliesse, la grâce native de ses mouvements, à laquelle une naïve gaucherie du cœur ajoutait un charme de plus, la désigna aux yeux de l’experte reine douairière des jeux et des plaisirs parisiens, pour « saltare et placere ». Elle la fit entrer à l’école de ballets… La petite fleur y étira consciencieusement les tiges fines et flexibles de ses jambes. Elle travaillait de son mieux, non sans succès, mais sans plaisir. Elle eût rêvé de les enrouler autour de l’aimé, (quel ? n’importe quel, mais qui fût l’aimé de toute la vie) ! Mais les offrir à une foule d’amants anonymes, lui faisait mal et honte. Elle n’avait rien, mais rien du tout pour le théâtre : pas même cette pointe de naturel cabotinage, bien innocent, qui dort ou danse en presque toute jolie fille de Paris. Elle eût voulu passer sa vie, à son foyer ou dans son lit, son lit à deux qui n’en font qu’un. Sylvie pouvait se vanter d’avoir, quand elle se mêlait de psychologie, un fameux flair ! Mais elle n’entendait pas avoir tort. Si la nature regimbait, tant pis pour la nature ! La douce Colombe ne regimbait point, elle soupirait, mais elle acceptait. Et docilement, elle se laissa, après l’école, engager dans le corps de ballet d’un grand théâtre qui se fondait, moitié music-hall, moitié Opéra. Sa docilité ne faisait pas qu’elle ne restât une étoile de second ordre ; mais avec ses attraits, pour une plus fine, c’eût été un jeu de devenir, comme dit Forain, une comète du Grand Opéra. Il n’y manquait qu’un protecteur. Les protecteurs ne manquaient pas. La pauvre fille ne sut ni les accepter à propos, ni les refuser, quand l’à-propos faisait défaut. Elle prétendait écouter son cœur. Son cœur pleurait, disait « non » à tous les protecteurs « sérieux », — puis, pourchassé, excédé, disait « oui », pour échapper, aux protecteurs sans sérieux. Elle venait après (elle n’osait plus venir) sangloter auprès de Sylvie, qui lui disait :

— « Grande bécasse ! Qui m’a fichu une dinde pareille ? »

ou de Bernadette, qui pinçait la bouche ennuyée :

— « Je n’ai pas le temps… »

et qui pensait :

— « Fais, ou ne fais pas ! Mais ne dis pas !… Est-ce que je dis, moi ? »

Elle ne trouvait, pour déversoir, que son frère Ange, le séminariste. Le bon garçon en entendait, des confessions ! Mais c’était, ou ce devait être son métier : il faut s’y faire ! Il s’y faisait. Il était d’ailleurs habitué, depuis l’enfance, à recevoir ces confidences. Et il en était, dans leur candeur et leur confiance, de toutes couleurs. Celles d’aujourd’hui avaient beau l’effaroucher, il écoutait, recueilli, avec patience, avec pitié : car il connaissait trop bien sa Colombe, pour ne pas reconnaître en ses erreurs et en ses hontes la même candeur ; et s’il eût eu l’absolution à donner, il l’eût versée à pleines mains sur son plumage maculé ; faute d’eau lustrale, il versait sa tendresse et le baume de ses homélies, auxquelles la petite danseuse mêlait dévotement son roucoulement mouillé de sanglots.

Mais le confesseur n’était pas toujours disponible. Il faisait retraite. Puis, ordonné, il fut nommé dans une cure de province. Et la Colombe, qui n’était pas douée pour écrire, dut garder pour elle ses infortunes. Il n’est pas sûr que le pieux Ange ne s’en soit pas senti bien soulagé. Il continuait de lui envoyer, de loin en loin, des consolations par la poste. Mais pas plus qu’elle, il n’avait l’art, tout simple, de parler en écrivant. Parler, écrire, pour lui, étaient deux hommes. Celui qui venait à Colombe par la poste était fleuri et onctueux, un saint prêtre plein de la parole de Dieu. Colombe lisait religieusement, et elle faisait, après, le signe de croix. Mais elle avait froid. Elle attendait, il lui fallait, pour la réchauffer, la parole de l’homme. Ses bras, aussi, et son étreinte…

La catastrophe conjugale de Marc, que Bernadette lui confia, la bouleversa, comme si elle était sienne. Plus d’une nuit, elle la retourna sur son oreiller brûlant.

Elle y retournait aussi Marc, innocemment. La romanesque se faisait un Marc à son image, aimant, non aimé, trahi, abandonné. Elle eût voulu le réchauffer, en s’y réchauffant… Oh ! humblement ! Le consoler, en se consolant… Qui sait, après ? Mais ces nuits-là, elle ne lut pas plus avant… La pensée se refusait à tourner la page…

Et un matin, elle se trouva, Dieu sait comment ! sur le passage de Marc. À ravir, discrètement fardée, le fin visage avivé d’un crayon sobre et exquis, artistement présenté, bonne à croquer. Et le jeune loup avait faim. Ni l’un ni l’autre n’y vit malice. La nature s’était chargée de tous les frais. En vérité, la Colombe ne songeait (elle le croyait) qu’à consoler. Et c’était là ce que l’orgueilleux Marc, à l’ordinaire, eût le moins toléré. Mais par un détour non calculé de l’instinct, la maladroite à l’ordinaire s’offrit à Marc ingénument comme à un frère de combat, blessé comme elle, et plus fort, — afin d’être consolée. Peu de paroles, ses doux yeux tristes, qui n’appuyaient pas, qui se posaient comme une main légère sur un bras, en prenant garde de peser : on sent seulement, à travers l’étoffe, les doigts tièdes… Comme ils étaient beaux, ces doigts, ces yeux, Marc le découvrit, pour la première fois ! (Il était à jeun.) Ils semblaient même (c’est incroyable !) intelligents. Et le plus fort, c’est qu’ils l’étaient, en ce moment. La chair aimante, la belle aveugle, a de ces miracles. Le malheur est qu’ils ne durent pas. Mais s’ils durent assez jusqu’à son but, c’est tout ce qu’elle veut. Marc se trouva, sans y penser, la main au bras de la jolie fille et le pressant, marchant ensemble dans la rue, et se confiant affectueusement. Elle n’avait fait aucune question ; sans qu’elle l’eût interrogé, il lui disait, avec une sobre vérité, mais sans passion, comme d’un autre, sa mésaventure ; et elle ne faisait ni « oh ! », ni « ah ! », elle ne demandait rien de plus que ce qu’il voulait bien verser dans son oreille et dans son cœur. Il n’avait pas besoin d’insister. Elle savait. Elle comprenait. Du moins, ses yeux le faisaient croire. Et Marc ne pouvait demeurer en arrière. Il se découvrait, par gratitude, la même intelligente sympathie pour les peines de l’autre. Et d’abord, son attention s’y arrêta, pour la première fois : car jusqu’alors, il ne s’en était jamais soucié. Il voulut bien se détacher un instant des siennes, pour se pencher fraternellement sur celles de la petite danseuse. Aux premières questions qu’il lui en fit, elle répondit par un regard de reconnaissance si éperdue qu’il fut sur le point d’y chavirer. Ils s’assirent à l’ombre d’une statue, dans un square, qu’enveloppait le ronflement des voitures. Elle lui ouvrit sa boîte de Pandore. Mais le même art ingénu, qui l’avait jusque-là guidée, retenait, aux bords de la boîte, les confidences déplacées, ne laissait filtrer entre ses doigts que les aveux doux et touchants d’une tendresse pudique et blessée. Quoique le Marc ne fût rien moins qu’un naïf et qu’il eût pu savoir à quoi s’en tenir sur les effarouchements de la Colombe de corps de ballet, il était prêt, en ce moment, à lui donner, si elle l’eût demandé, le bon Dieu sans confession. C’était le diable qu’elle eût demandé !… Le diable aussi était tenté. Mais Marc s’obstinait à défendre l’intégrité de son veuvage. Il avait beau regarder comme morte l’infidèle. Justement ! Il y mettait son point d’honneur. L’orgueil était complice de l’amour, nié et renié, pour cette femme qui l’avait trompé : aussi, la haine, le mépris furieux, qu’il se croyait tenu de professer pour toutes les femmes, et qu’il ne voulait pas abdiquer. Il pensa donc maintenir dans la zone neutre de l’amitié fraternelle l’intérêt qu’il consentait à s’avouer pour les beaux yeux plaintifs de la petite danseuse et pour sa bouche de fruit charnu. Les zones neutres sont un terrain dangereux dans les guerres d’aujourd’hui. Un beau matin, on se réveille envahi…

L’envahisseuse était discrète. Elle avait, la sotte, appris de son cœur, à se replier en plein avantage, afin de se faire désirer. Elle prenait garde de fatiguer la patience, trop novice pour durer, du complaisant écouteur ; elle n’attendait pas qu’il prît congé, et elle partait la première. Elle espaçait les rencontres, et se refusait à lui accorder ce qu’il attendait qu’elle lui offrît : qu’il vînt chez elle. Elle redoutait que son regard trop averti ne reconnût la source d’un luxe entretenu ; et en même temps, l’élan sincère d’un pur amour l’eût fait souffrir si elle eût reçu dans ce lit celui dont elle voulait recevoir, pour la lui rendre, fondue à neuf, le don de sa virginité perdue. Ainsi, l’histoire traîna longtemps, sans qu’ils se vissent que dans la rue, de brefs instants ; et cependant, croissait la faim du louveteau. Mais la brebis qui languissait d’être mangée recouvrait toute sa sottise, pour courir après chaque rencontre chez la bonne sœur Bernadette, qui lui témoignait un chaleureux intérêt à connaître les progrès de l’aventure et lui donnait de sûrs conseils. Elle ne manquait pas de lui conter tout, si enivrée de son récit qu’elle ne voyait pas le durcissement des prunelles. — Et le jour vint où, haletante d’avoir monté trop vite, (elle n’avait pu attendre l’ascenseur), elle cria d’avance son bonheur : — (la main sèche de Bernadette lui mit son tampon sur la bouche) : — elle devait, le soir, aller chez Marc ; le fier garçon avait prié, prié ; et elle s’était laissé arracher l’Amen : (elle s’était tenue à quatre pour ne pas lui crier : « Enfin ! enfin !… Je baise tes mains… Merci ! Merci !… » )

Bernadette fit de sérieuses remontrances, pour qu’elle ne compromît pas son succès, en livrant trop sa faiblesse ; elle s’intéressa au costume que l’amoureuse porterait, ce soir ; elle en discuta posément les détails ; et elle recommanda à la Colombe de ne pas, surtout, arriver avant l’heure : il était mieux de se faire attendre. Colombe partit, le cœur gonflé de reconnaissance. Tout était beau, tout était bon, le ciel, la terre, les hommes et Dieu. Et le plus beau, le plus bon, le bien-aimé qui l’attendait, ce soir… Elle riait toute seule dans la rue ; et sous l’étreinte, les yeux perdus, elle pâmait déjà, comme Danaé…

Marc n’avait point « prié, prié… » Il s’était laissé arracher par le suçoir de ces beaux yeux d’âne pareils à ceux de la Fornarina l’invitation à venir le voir dans son taudis. À force de la lire écrite dans ce regard, il avait fini par dire les mots, qu’à peine sortis, elle avait happés encore tout chauds. Ils étaient dits. Il était trop tard pour les lui reprendre. Mais il était mécontent de lui. Il avait voulu sincèrement se refuser à cette aventure, que cependant dès le premier jour il prévoyait. Il eût tenu à conserver contre Assia l’avantage de la fidélité, même sans raison, pour avoir plus de raisons de la mépriser. Et il n’était pas sans évaluer les dangers de gages donnés à l’avidité sensuelle et romanesque de la belle ânesse du Transtévère. Gare à qui elle s’attache ! Elle l’attache. Il était bien résolu à ne pas se laisser river ; et le soir encore, l’attendant, il se dupait en s’assurant qu’il n’irait pas au delà d’une sage conversation. En se défendant, il se croyait tenu de la défendre : car son aîné, et l’ayant connue enfant, il s’attribuait à son égard certains devoirs. Il se répétait même (c’est du toupet !) la leçon qu’il se proposait de lui faire. Mais il perdait le fil, en se la disant ; il était distrait. Il comptait les quarts à l’horloge de l’église voisine ; et il ne pouvait rester assis… Il reprenait, pour la dixième fois, la phrase de prude accueil qu’il préparait, et qu’il n’arrivait pas k mener au bout. Il entendit, dans l’escalier, les pas hâtifs, les pas avides. La fin de la phrase fut oubliée. Le commencement, aussi. La main se trouva posée sur la poignée, et la porte était ouverte, avant qu’elle fût heurtée. Avant de se voir, ils entendaient, des deux côtés, haleter leur souffle de coureurs…

La coureuse de Marathon entra. Il n’eut le temps que d’entrevoir le buste penché en avant, avec la tête enveloppée d’une mantille. Une preste main avait tourné, près de la porte, le bouton de l’électricité. Porte refermée, ils étaient l’un contre l’autre plaqués, dans la nuit, comme les deux couvercles d’une boîte ; et l’avide bouche plongeait. Il était pris et il la prit. Il perdit conscience de ce qui suivit. Ils se retrouvèrent dans le lit, roulés pêle-mêle ; il haletait sous les coups de bec de l’épervier. Quelle colombe ! Elle n’était point rassasiée. Ils roulèrent de nouveau dans la nuit. Mais, la fièvre tombant, ses yeux commençaient à voir dans les ténèbres, et au dessus de lui il aperçut le bec et les yeux ronds du rapace, et il ne reconnut pas son oiseau. Se dégageant, et le tâtant, il palpa les cuisses dures et les bras maigres. Son souffle se figea. Il se tendit pour se relever, et il appela :

— « Colombe ! »

Mais les bras maigres le tinrent cloué ; et contre sa bouche, la bouche fendue, qui s’étirait, riait, riait ; et l’un des longs bras, se détendant, alla tourner au-dessus de leurs têtes le commutateur électrique. Dans la lumière crue qui l’aveugla, il vit sur lui, buste soulevé, mais l’emprisonnant entre ses jambes, la pie voleuse, la brune et maigre Bernadette, qui triomphait… « Nigra sum, sed pulchra… » Elle l’était, de tout l’éclat de sa volupté, de sa malice et de sa victoire. Il la fixait, hébété, et sottement il répétait :

— « Colombe… »

Elle éclata d’un rire aigu, et elle lui dit :

— « Achève la semaine de Lia, et nous te donnerons aussi l’autre, pour le service que tu nous feras, sept autres années !… »

Son rire, ses yeux, ses dents aiguës, sa longue bouche qui se tordait d’excitation, d’astuce et de plaisir, et par-dessus tout cette buée de terre qui s’ouvre au soleil, ce corps heureux qui, pour la première fois, s’épanouit sous la bouche qu’il convoitait, qu’il a voulue, qu’il a conquise, tournèrent la tête au vaincu. La protestation qu’il tentait vainement de formuler, d’une langue paralysée, comme sa conscience, mourut avant d’être née. Nerveusement, il rit aussi, et empoignant aux reins Lia, une année de plus il la servit…

À ce moment, en sueur, en fièvre, il entendit « l’autre », qui s’arrêtait sur le palier et qui frappait… Et ce fut la foudre qui le frappa ! Du coup d’éclair, il s’éveilla, transpercé ; il arracha le lierre vivant ; il se dressa sur son séant, l’esprit en déroute, atterré… « L’autre » attendait derrière la porte, elle écoutait, elle pouvait voir par la fente la lumière qui, par oubli, brûlait au mur. Il fit la mine d’un gamin pris en faute, qui tâche de nier ; précipitamment il allongea, par-dessus le corps de Bernadette dont les yeux aigus le fouillaient, un bras maladroit pour éteindre ; et dans son trouble, il rata le coup. Cependant que, sur le seuil, la Colombe recommençait, impatiente, à donner du bec contre la porte. Et sous son corps à demi soulevé, il vit la gazza ladra, dont la longue bouche se crispait d’un de ces rires qu’il connaissait. Il fit des yeux épouvantés, pour lui commander le silence. Trop tard !… Le rire aigu partit en vrille, il se déroula, il s’enroula par toute la chambre, et sous la porte et dans le trou de la serrure il allongea ses poinçons. Marc, violemment, lui appliqua sa paume brutale comme un soufflet. Trop tard !… Il entendit, derrière la porte, un gémissement… Et puis, plus rien !… Il demeurait paralysé, incapable même de penser, ne sentant pas dans sa paume les dents de Bernadette qui s’enfonçaient. Et sur le seuil, l’autre restait aussi, assommée, étayée au mur, comme inhibée par la douleur… Et soudain, un cri déchirant. On entendit la fuite affolée sur les marches de l’escalier… Marc bondit du lit, repoussant du poing dans la poitrine celle qui s’accrochait à lui, et il courut sur l’escalier, il se pencha, il appela :

— « Colombe ! »

Il dégringola même, à sa suite, un étage. Mais la Colombe, qui sanglotait, ne revint pas ; et sur ses « Hou, hou, hou… », inarticulés, se referma la porte de la maison. Il remonta. Bernadette, debout et nue, s’étirait devant le miroir ; elle touchait du doigt, curieusement, la marque au sein bleui par le coup de poing ; et s’asseyant au bord du lit, elle se rhabilla posément. Marc, immobile, debout, stupide, la regardait ; et c’était « l’autre » qu’il voyait. Mais entre « l’autre » et son regard, cette femme nue, maigre et repue, se tendait comme un rideau : brune de peau, fauve de crin, elle étalait sa laideur fière du succès, et chaque détail de ce corps, les cuisses laineuses, les pieds osseux, l’échiné de chatte décharnée, et souple et dur le buste penché, cette silhouette ramassée, aux genoux pointus sous le menton d’Arlequin qui se chaussait, et son sourire aigu de côté, — toute cette image se gravait, au fond de ses yeux, comme au couteau. Il ne fit rien, pas un mouvement pour l’aider. Il se taisait. Elle se taisait. Elle acheva de s’habiller, elle jeta un dernier regard au miroir, elle y vit la face sombre et figée de Marc, et elle sourit ; elle se tourna, elle lui posa ses mains sur les épaules, elle lui enfonça dans les yeux troubles ses yeux d’acier, elle y fouilla, elle y trouva sous les décombres du désir et sous le désarroi, un fer de lance : — la haine. — Alors, sa victoire fut complète. Elle avait eu sa vengeance et son plaisir. En se retirant, elle enveloppa, d’un dernier regard qui fait ses comptes, le champ de bataille, le lit, la chambre et la face du vaincu. Tout était en règle. Elle partit. Depuis le rire dans les draps, ils n’avaient pas rompu le silence. Déjà sortie sur le palier, elle se rappela la mantille, tombée, quand elle entrait, au coin de la chambre. Elle rentra. Marc, se baissant, la lui tendit. Remerciant du menton, elle vit le trouble où elle le laissait, et s’humanisant à sa manière, elle lui dit :

— Ne t’en fais pas ! »

Et le quitta.


Marc, après une nuit de sommeil orageux, se réveilla, le corps détendu, le cœur honteux. Le malaise moral s’accommodait moins du bien physique qu’il ne l’eût fait de la maladie. Une anxiété le rongeait. Il n’eut pas le temps de s’y arrêter : réveillé tard, il lui fallait courir au travail, et il ne lut aucun journal. Mais sous-jacente, l’inquiétude flotta, tout le jour, entre deux eaux.

Le soir, tard, rentrant chez lui, il entendit dans le métro deux filles causant d’une danseuse, qui s’était jetée à l’eau. Il acheta, au premier kiosque, il lut, à la lueur d’un fanal, sous la pluie, sur le trottoir miroitant, le fait-divers qui défrayait, pour quelques heures, la badauderie des petits-bourgeois de Paris. Ce qu’il lisait, il l’avait lu, il l’avait vu, pendant le sommeil orageux de la dernière nuit. La Colombe éperdue avait fui, droit devant elle, jusqu’à la Seine ; elle s’était jetée, au pied du pont Saint-Michel. Elle avait été repêchée, portée à l’Hôtel-Dieu, à demi-morte ; ce ne fut que le lendemain qu’on établit son identité. Elle était encore trop en danger pour qu’on pût la rapporter chez elle. Son nom brûla d’un bref éclat, dans les journaux : ce que n’avaient pu ses entrechats, son plongeon l’auréolait d’un feu de Bengale. Et sur les causes de son désespoir, les langues marchaient bon train. Celle de Marc séchait dans sa bouche. Il était pétrifié d’horreur. Il ne sentait pas la pluie qui le trempait. Il errait dans les rues et sur les quais ; et il se trouva au pont Saint-Michel ; il inspecta les sombres moires sous les arches, et les vitres éclairées à l’hôpital. Il rentra, fiévreux ; les jours suivants, il promena la grippe à son travail et à l’hôtel du quartier de l’Étoile, où il était allé quêter des nouvelles de Colombe. Mais on lui dit qu’elle n’y était pas rentrée ; et de l’hôpital elle était sortie. Il ne savait où s’informer : car, pour rien au monde, il n’eût revu Bernadette ; et celle-ci ne fit rien pour le revoir, sans faire rien d’ailleurs pour l’éviter. Elle avait eu ce qu’elle avait voulu : sa réussite, l’apaisement de l’obscur désir qui la rongeait depuis des ans. Cet apaisement interdisait tout remords et endormait pour un long temps la faim. Il n’y avait plus qu’à replier sur le secret de sa jouissance les ailes ouatées de l’oubli. Elle avait repris le train de sa vie domestique, qu’une demi-nuit de froid délire calculé avait à peine interrompue. Le bruyant plongeon de Colombe l’enragea : il l’obligeait à remettre en cause le coup triché au jeu et gagné ; et surtout, il provoquait dans l’honorable famille Verdier-Passereau, l’intrusion de l’opinion, le nez en truffe du « qu’en dira-t-on ». Elle ne fit même pas prendre des nouvelles de la rescapée : car du scandale, son « honneur » était blessé.

Mais un soir, rentrant de l’atelier, Marc trouva près de sa porte, dévisagé par les trotteuses du quartier, un curé qui faisait les cent pas. C’était Ange. Ils eurent ensemble, dans sa chambre, un long et bizarre entretien. Le bon prêtre apprit à Marc que Colombe s’était retirée, convalescente d’une pneumonie, dans un home provincial, d’un caractère à demi religieux ; elle se refusait à rentrer jamais dans son hôtel, ni au théâtre. Ange, qui avait passé des heures à son chevet, et qui avait recueilli de sa bouche ses confidences, ou qui les avait reçues, toutes chaudes et nues, sorties de la fièvre, par l’entremise de la garde qui la veillait, en savait plus qu’il n’en disait, — et probablement qu’il n’y en avait. Marc voyait bien que Colombe n’avait pas fait mystère de sa passion pour lui, mais Ange imaginait qu’à cette passion il avait répondu et qu’ils avaient été amants. Peut-être elle-même, à force de le désirer, y croyait. Dans tous les cas, elle y laissait croire. L’honnête curé, hochant la tête, regardait Marc d’un air de reproche, mais affectueux ; et il avait l’air de vouloir dire ce qu’il ne disait pas, ou bien d’attendre ce que Marc ne disait pas non plus… Qu’est-ce qu’il voulait ?… Il hésitait, et il toussait ; puis, il parlait à Marc d’un autre sujet, du propre drame conjugal de Marc, car il était bien informé ; mais le mot : « conjugal » n’était pas prononcé ; il avait soin de ne pas dire : « votre femme » : pour lui, sans sacrement, l’union n’était pas valable ; et la rupture, en somme, ramenait Marc dans les voies de l’ordre. Il tâtonnait, il pataugeait… Et brusquement, Marc comprit : le saint homme aurait voulu que Marc, redevenant libre, épousât vertueusement sa sœur Colombe. Ainsi, tous péchés, après pénitence, seraient remis, ad majorent gloriam Dei, et conformément aux intérêts de la famille. Le curé Ange était sincère dans sa piété ; sincères aussi, le bon frère qui veut le bien de sa petite sœur, et le madré paysan de Paris qui n’oublie pas les lois humaines et leurs ficelles. Il ne restait à Marc qu’à se fâcher, ou à faire la bête. Il la fit. Il fut atteint d’une déplorable surdité. Le curé Ange eut beau tousser et élever le ton ; abandonné seul, sur un terrain compromettant, il fit quelques pas, il s’embourba, il s’arrêta, regarda Marc, comprit, soupira et, sans rancune, il le bénit et s’en alla.

Marc avait pitié de Colombe ; mais il ne se sentait pas de remords envers elle. C’était envers une autre qu’il en avait. Était-ce du remords, ou du dépit ? Bien qu’il y eût peu de chances pour que cette autre l’apprît, il était mortifié d’avoir chu dans la même trappe, où son orgueil et sa passion lui avaient donné le droit de toiser d’en haut et de mépriser Assia. Et que ce fût, par-dessus le marché, pour trouver au fond de la trappe, au lieu de colombe, une corneille, il était honteux, deux fois honteux, comme un renard qu’une poule maigre aurait pris. Sa déconvenue, qui l’ulcérait contre Bernadette, lui fit, par ricochet, faire un retour salutaire sur lui-même. Il dut s’avouer qu’il n’était guère autorisé à condamner sans rémission la faiblesse des autres, et qu’homme ou femme, on n’avait rien à se reprocher, on ne valait pas cher ! L’occasion faisait le coupable, plus que la volonté. La pitoyable volonté ! Marc, si fier de la sienne, sentait qu’elle ne pesait pas lourd, quand la grande faim se lève du corps. Pas seulement celle de l’amour. Toutes les folies, toutes les passions, où le trop-plein du sang de l’être monte à la gorge de la conscience et la submerge… — Un seul remède : se servir de ces torrents, comme d’un grand feu qui alimente les hauts-fourneaux ; que le désir, que la passion soient l’éperon qui soulève les forces de l’action ! « Primum agere… » Saine est l’action, et nécessaire. Mais où, l’action ?… Assia avait raison de la chercher, loin de lui.

L’avait-elle trouvée ?


Assia courait, par l’Europe, le nez sur la piste. Mais elle n’avait pas rattrapé le gibier.

Des millions d’hommes, d’hommes et de femmes, — surtout des moins-de-trente ans — couraient comme elle. Dès qu’elle avait passé la frontière, elle avait trouvé ces peuples fiévreux de la jeunesse, qui couraient, couraient, butant, s’entrechoquant, comme des béliers, vers une action, n’importe laquelle, qui les fuyait, — vers un devenir vertigineux. Et c’était en cette Allemagne d’après-guerre un chaos de l’âme à la dérive, jusqu’au désespoir furieux. Tout était détruit de ce qu’on avait cru. État, famille, société, toutes les traditions de pensée, toutes les formes de la certitude, et la notion même de certitude. Toute croyance à un point stable et absolu était crachée comme un mensonge ignoble et une lâcheté. Et ces troupeaux de jeunes damnés de Dante, que l’égoïsme insensé des vainqueurs français avait déchaînés comme des tornades entre les murs de leur morne prison, nue d’espoirs, avaient mie seule fureur commune : la haine contre les murs qui les étouffaient, contre le calme, contre l’ordre, contre la sécurité stupides de cette prison du passé, que la France d’alors, enrichie, repue, rotant sa victoire, symbolisait aux yeux du monde, et dont l’obèse artériosclérose prétendait s’opposer au chaos, au désordre, au combat, qui sont la circulation nécessaire du sang du monde. Toutes les souffrances de la défaite, toutes les rancunes de la ruine, étaient habilement captées, disciplinées, mobilisées par les astucieuses puissances rivales ou ennemies de la France, par les cyniques capitalistes allemands exploiteurs de la misère allemande, et par les pêcheurs dans l’eau trouble des convulsions sociales, contre la France seul bouc émissaire, seule mort vivante, seule rendue responsable de l’agonie atroce d’un monde en révolte, qu’elle prétendait lier à son cadavre pourrissant. Et l’imbécile suffisance des Poincaré, des Painlevé, des Herriot et des Tardieu — (tous se valaient en contentement obtus de soi et de sa certitude !) — leur assurance meurtrière de tenir en poche la vérité morte et le progrès ossifié, qu’avaient conquis leurs arrière-grands-pères des Immortels Principes mis en terre — (ce cimetière !) — apportaient de l’eau au moulin… « Meunier, tu dors !… » Le moulin moud le désespoir et la haine. De nouvelles guerre du Droit se préparaient, qu’une nouvelle idéologie alimentait : — Droit à la Vie, Droit au Mouvement, aux Mutations, aux Explosions de la masse humaine comprimée qui fermente, Droit au Chaos…

Le Droit au Chaos était un droit dont l’Allemagne se faisait alors bonne mesure. En tous les temps, le Chaos avait été son élément ; l’esprit allemand s’y complaît, sous prétexte que le chaos renouvelle… « Stirb und werde !… » Mais pratiquement, tout finissait par des organisations militaires. Il lui fallait des bassines dures et des conduites à toute épreuve, où jeter la fonte fumante et la faire servir aux fins des Krupp, des Thyssen, des Hugenberg, des industries et des affaires, qui mènent le monde d’à présent.

Assia en recueillait des échos, dans son emploi de dactylosténotypiste, qui lui faisait enregistrer, machine vivante, les conciliabules de délégués franco-allemands des grosses firmes de l’industrie lourde. Sa virtuosité technique hors pair et son intelligente impersonnalité qui s’effaçait, comme si elle eût porté au doigt l’anneau invisible, lui avaient valu des postes de confiance, à la suite de maîtres français de la politique secrète et de la finance. Il n’eût tenu qu’à elle d’en profiter. Elle n’en profitait que pour son expérience et pour la soif de vengeance qu’elle amassait secrètement contre la société. — Elle amassait aussi beaucoup de mépris pour ces peuples de pauvres, d’exploités, de braves gens, qui se laissent mener par un anneau au bout du mufle. On faisait d’eux, en Allemagne, tout ce qu’on veut. Grâce à leur incohérence congénitale, à cette fièvre cérébrale qui est à domicile sous le crâne de deux tiers des Allemands, de ceux qui pensent ou croient penser, on enrégimentait leur révolte idéologique, sous l’uniforme des esclavagismes et des fascismes, venus ou à venir, de la finance et de la violence, des écerveleurs de la liberté. Assia ne comprenait pas pourquoi tous ces courants et tous ces vents furieux se heurtaient aux murs et carambolaient en zigzag, ou bien tournaient en spirale, au lieu de s’engouffrer dans le seul chenal qui menât au libre et large avenir, la porte étroite qui s’ouvrait à l’Est sur l’U. R. S. S. Mais à part quelques noyaux communistes, l’orgueil obscur et tenace de race germanique privilégiée, le crétinisme idéologique de l’homme « Aryen » 100 %, faisaient que même ceux qui voulaient, au prix de leur sang, la Révolution, la voulaient, sans se l’avouer, made in Germany. Et les esclavagistes en profitaient. Mais cette issue — cette porte de l’Est, qui tenait les regards de Assia accrochés, pourquoi elle-même ne s’y enfilait-elle pas ? Elle tournait autour, elle s’approchait, le vent de la porte l’aspirait, elle se sentait sucée par lui ; mais au dernier moment, elle se rejetait de côté, elle s’arrachait au suçoir… Pourquoi ? Son vrai emploi eût été là-bas ; elle s’en persuadait, de jour en jour ; et d’autres le lui faisaient entendre. Elle ne passait pas ignorée, à Berlin ou à Oslo ; une surveillance la suivait ; Djanelidze l’avait signalée, et ils savaient qu’elle leur était une alliée volontaire, postée au camp ennemi. Elle ne fut pas longtemps à reconnaître qu’elle n’était pas la seule dans ce cas. De même qu’à la veille des Grandes Invasions, les barbares s’enrôlaient dans l’armée de Rome, la Révolution s’infiltre aux grands Q. G. capitalistes, dans les usines, dans les bureaux, dans les oreilles ouvertes aux portes et dans les doigts alertes qui pianotent les secrets des états-majors. Le regard de Assia s’accrochait à tel autre de ses confrères, de ses complices ignorés, inattendus, dactylos ou secrétaires, en pleins conseils de guerre des grands capitaines d’industries. Ils se flairaient, sans mot dire : odeur du clan ! Il n’était pas besoin d’enrôlement payé. Le meilleur enrôlement est celui du libre instinct, celui du sang. Quand une civilisation tremble, à la veille de l’éruption, sous l’enveloppe la terre se fend, et par les veines le souffle de feu se répand. Il peut se communiquer subitement à un bourgeois fils de bourgeois d’Occident, tout aussi bien qu’aux déclassés et aux déracinés. L’ébranlement de toute l’économie européenne par la guerre, la ruine, l’inflation, les krachs, le chômage, la famine, livrait le corps de l’Europe à l’invasion de tous les microbes de Révolution. Et qu’est-ce autre chose qu’une de ces grandes épidémies qui font justice des organismes sociaux ruinés et qui font place, périodiquement, à de nouvelles vagues d’humanité ? Le phénomène se manifestait plus implacablement dans ce centre d’Europe fissuré, à mesure qu’on se rapprochait du volcan.

Mais Assia, qui en était une coulée de lave, ne cherchait pas à y rentrer ; sa pente la ramenait, quoi qu’elle en eût, vers l’Occident. — Était-ce l’Occident, vraiment ? Ou dans cet Occident, un lieu, un point, un aimant ? Elle s’en défendait. On ne se défend que de ce qui vous menace, — de ce qui vous tient. Elle avait beau s’en irriter. Son âme, son corps n’étaient pas redevenus sa pleine propriété. Un autre sang était mêlé au sien. Elle ne pouvait s’en dégager. Elle dut faire d’irritantes constatations. Sollicitée indirectement de communiquer à ses camarades de combat le compte-rendu des secrètes délibérations dont son emploi la rendait témoin, elle n’eût eu aucun scrupule à le livrer : car elle ne s’embarrassait pas d’égards moraux envers l’ennemi. Et cependant, il lui fut impossible de le livrer ; une main, un frein, lui serraient la gorge ; elle voulut passer outre, elle se cabra ; le frein, la main la refoulèrent en arrière. Elle les rongeait. Elle reconnaissait trop bien celui dont les scrupules orgueilleux la bridaient, ce mors auquel sa bouche s’ensanglantait. Elle remâchait le goût du fer sur sa langue… Ah ! si elle avait pu mâcher aussi la langue !… Faute de la trouver dans sa bouche, elle mâchait la sienne, comme si c’eût été l’autre, — avec colère et volupté.

Elle n’était pas femme à se tromper longtemps. Elle savait voir ce qu’elle ne voulait pas voir. Il la tenait donc toujours, ce Marc haï et rejeté ? Qu’est-ce qu’il avait, dont elle n’arrivait pas à se décoller ? Elle aurait eu vingt occasions de remplacer ce compagnon. Rien ne l’empêchait… Elle ne l’avait pas fait. Au dernier moment, l’autre — (non, non, pas l’autre ! l’un et le seul…) — s’interposait. Pourquoi le seul ? Il ne l’avait pas été, avant. Pourquoi le resterait-il, après ? Elle se révoltait, elle l’insultait, elle le mettait nu, pour le déprécier, comme un lièvre maigre, dont l’acheteur tâte les flancs au marché. Il était laid et efflanqué, faible et violent, tendre et brutal, une flamme folle, intermittente, médiocre au lit et passionné, triste gibier…

— « Le voilà, votre lièvre, le reprenne qui veut !… Je vous le jette au nez… »

À peine jeté…

— « À moi ! je le garde !… »

Mais elle n’entendait pas qu’il la gardât, qu’il la hantât. Elle accepta, elle donna un rendez-vous, afin de se désenvoûter… « Attendez-moi sous l’orme ! » Elle n’y alla point… Le seul qui fut sur le point de triompher fut Jean-Casimir, qu’elle rencontra et qui lui fit une cour effrontée : c’est qu’il était, pour elle, un faux alter ego de Marc ; et lui, le larron, c’était peut-être aussi à Marc qu’il en avait, quand il voulut piller son nid. Mais aussitôt (ce ne fut pas long !) qu’elle le comprit, elle lui darda un regard de rage, elle se haït, elle le haït avec mépris, comme la crotte à ses souliers.

— « Marc ! mon Marc ! À quoi sert-il que, pour te fuir, je te cherche, par ces honteux artifices ! Mais qu’as-tu donc par quoi tu me tiens ?… Ah ! tu as ceci que, quoi que tu sois, tu es mien ! »

Elle se trouvait à un des conciliabules de son patron, le délégué du grand cartel industriel, en train de sténographier la discussion, quand elle tenait ce monologue. Marc, son Marc, avait fondu sur elle ; il la couvrait de ses longues ailes, de ses membres maigres :

— « …Mon maigriot ! mon vilain oiseau ! Mon lièvre sans râble ! Tout en carcasse, avec des cuisses en échalas, et des genoux comme des pieux, et de dures mains qui sont douces et fiévreuses et font des bleus… Et tes fureurs, et tes faiblesses, tantôt enfant, tantôt tyran, et tes caresses, et tes insultes, et tes tourments qui vous harcèlent, qui vous flagellent, et puis qui quêtent un tendre mot pour consoler, qui cherchent mon sein et qui le mordent ou qui le tètent !… Petite brute ! Bien-aimé !… Je me suis vengée… Pas assez !… Mords-moi encore ! Plus fort !… Ah ! que je voudrais te faire crier !… »

Elle l’écrivait, sans s’en douter. Elle le retrouva, sténographié, au milieu des comptes du charbon et de l’acier. Il s’en fallait de peu qu’elle ne l’eût dessiné, — en gros (en maigre) et au détail. Elle en béa, quand s’éveillant, elle revit ses pages cabalistiques ; et, serrant les lèvres, elle se tordit de rire dans son ventre :

— « Marc, mon Marc !… Ah ! ce n’est plus la peine de continuer à me tromper ! Je trompe tout le monde, excepté moi… »

Maintenant, elle devait s’avouer qu’elle aimait tout de lui, même et surtout ce qui de lui l’avait le plus blessée… Sa fière intransigeance, son indépendance même sans action, même sans objet, même sa dureté, maintenant lui paraissaient belles, saines, bonnes à prendre, bonnes même à s’y heurter jusqu’au sang, — quand elle les comparait à toutes ces âmes vaseuses, faites de boue et de crachats…

— « Il me le faut ! Et je le veux. — Mais s’il ne veut plus, lui ?… Raison de plus ! Il ferait beau voir ! Je me passerai de sa volonté… Mais si pourtant il était trop tard ? S’il avait refait sa vie ?… Eh bien, il la défera !… »

Tout de même, elle n’était pas tranquille. Elle ne savait plus rien de lui. Les lettres d’Annette, qu’elle quêtait, lui parlaient d’elle, lui parlaient de l’enfant, ne lui parlaient pas du seul dont elle attendait le nom et les nouvelles ; et elle ne pouvait pas les demander. Jean-Casimir, perfidement, pour se venger, — (il n’y attachait pas grande importance) — lui communiqua un écho de Paris qui, à propos de la Colombe repêchée dans la Seine, laissait entendre aux initiés qu’elle était tombée non de Charybde en Scylla, mais de l’un à l’autre Rivière. Assia comprit l’allusion, griffa ses paumes :

— « Sale comédienne !… »

Si elle se fût trouvée au Pont Saint-Michel, elle lui eût plutôt tenu le bec sous l’eau,

— « Ah ! tu veux jouer ? Joue donc ton rôle !… »

Elle revint à Paris. Depuis quelques jours, elle hésitait, son paquet fait, elle le défaisait, chaque soir. Ce dernier trait la décida. Elle prit le train. Il lui fallait être, même sans le revoir, plus près de lui. Il ne s’agissait point de rendre les armes ! Dans le train qui la ramenait, elle revisait obstinément le procès, avec une hostilité redoublée. Elle admettait qu’elle avait cruellement blessé Marc ; elle avait accepté de l’épouser, sans rien ignorer de ce qu’il était, de ce qu’il attendait qu’elle lui donnât, qu’elle lui gardât ; elle était résolue, quoi qu’elle pensât, à s’astreindre loyalement, dans leur union, aux limitations morales, sociales, de son compagnon. Elle eût admis que, dans le premier élan de la douleur et de la colère, il l’eût frappée, même qu’il l’eût tuée. Elle était prête : « Ce sont les risques du métier. » comme disait ce roi poignardé. On ne doit pas fuir les conséquences de ce qu’on fait. Mais elle ne supportait pas qu’il l’eût outragée et méprisée. Sa fierté n’en était pas moins blessée que son sens de la justice. Elle ne voyait pas (elle voyait peut-être) que la passion pour elle restait chez Marc toujours égale en violence au mépris, et que ce mépris venait de la passion désespérée. Elle pouvait tout supporter de lui, hors le mépris. En ce moment encore, dans le train grondant, son sang grondait plus fort. Elle répétait :

— « Je ne lui pardonnerai jamais ! »

Elle revit Annette. Elle revit Vania. Elles causèrent de tout, sauf de Marc. Annette se gardait bien de lui en parler : il fallait que l’ombrageuse fût la première à en parler. Et Assia se fût plutôt brisé les dents que de les desserrer sur ce nom. Mais elle revenait souvent chez Annette, et elle cherchait pour revenir des prétextes maladroits ; elle attendait ; elles attendaient, toutes les deux, guettant leurs lèvres. Jusqu’à ce que Vania, qui n’avait pas les mêmes raisons de se taire, et qui peut-être en avait d’être soufflé par la grand’mère, demanda tranquillement, le nez au vent :

— « Et quand tu reviens dormir avec papa ? »

Assia blêmit, rougit, se leva furieuse, sourcils froncés, toute hérissée. Et elle sortit. — Mais, dans l’escalier, elle rit :

— « Le polisson ! Ce ouistiti ! »

Puis, elle pensa que Annette lui avait appris la leçon, et elle s’imposa, pour la punir, de ne plus la voir, de tout un mois. Elle tint bon, huit jours ; après, elle la revit, tous les jours. Mais elle était résolue à ne pas céder.

Marc n’était pas moins entêté. Il acceptait bien de se confier plus intimement à sa mère. En tête à tête, il revenait mélancoliquement sur le passé, et il ne craignait pas d’avouer ses déconvenues, non pas des autres, mais de soi-même, ses erreurs et l’irréparable qu’on a causé. Il y avait de longs dialogues, — que de longs silences entrecoupaient, — tendres, amers, ironiques et détachés, entre le fils et la mère, sur la folie de l’amour qui veut accaparer pour soi un autre être, ses exigences tyranniques, ses violences et ses fureurs enfantines, sa jalousie meurtrière. Quel ridicule et quelle pitié !… Annette considérait le visage amaigri, précocement vieilli de son garçon, les petites rides nouvelles autour des yeux, le pli de la bouche, moins colérique, plus lassée. Son cœur se serrait. Mais elle savait que la lance d’Achille guérissait seule ce qu’elle avait blessé. Pour la saisir, les deux ennemis n’avaient qu’à tendre la main. Mais les deux fous s’y refusaient. Annette était sûre qu’ils s’aimaient, qu’ils se voulaient ; mais aucun des deux ne voulait vouloir le premier. Ils n’avaient de vouloir, qu’à se ruiner.

Ils étaient pourtant au bout de leurs forces ; ils n’en pouvaient plus, de ne pas se voir ! Car Marc savait que Assia était rentrée à Paris ; et tous deux avaient été avertis par Annette des jours et heures qu’elle réservait à chacun, afin de leur éviter (disait la bonne femme) la peine d’une rencontre. Ils s’arrangeaient, de mauvaise foi, pour s’apercevoir, ces jours-là, aux abords de la maison d’Annette, en tâchant chacun de voir sans être vu. Le fort était qu’en se livrant à ce jeu de cache-cache, chacun croyait être le seul. Et à chaque fois que, dans la rue, embusqués au coin d’un magasin, l’un happait de l’œil la silhouette de l’autre, son cœur bondissait dans sa poitrine, ils étaient près de s’élancer, ou de s’affaisser, les jambes molles, parcourus d’ondes chaudes et froides ; et ils rentraient, épuisés, vidés de sang, la bouche sèche. Après, leur journée était perdue…

Un tel état ne pouvait durer. Il fallut bien que l’heure vînt. — Marc était, ce jour-là, chez sa mère. Annette s’était enfin décidée à suggérer la possibilité d’un rapprochement ; mais Marc s’y était refusé net ; et il avait coupé court, avec rudesse, à ces propos. Assia guettait, sur l’autre trottoir, en face de la porte d’entrée ; elle attendait, cachée derrière un camion, que Marc sortît. Mais il tardait. Elle n’y tint plus. Elle traversa la rue, et elle entra dans la maison. Elle voulait seulement se rapprocher. Elle attendait, dressant l’oreille, au bas de l’escalier. Quand elle entendrait s’ouvrir au quatrième la porte d’Annette, elle ressortirait. La porte s’ouvrit ; et elle monta. La volonté n’y était pour rien, c’étaient les jambes qui la portaient. Elle montait, comme une somnambule. De réflexion, plus trace. Mais l’ouïe, accrue, était une caisse de résonance, où s’amplifiaient les pas de celui qui descendait. Ils s’aperçurent à mi-chemin. Assia venait de déboucher sur le palier du second étage. Trois ou quatre marches au-dessus, à un tournant raide, Marc descendait. Leur sang s’arrêta ; mais leur pas d’automates ne s’arrêta pas. Au lieu d’attendre sur le palier, Assia dans son trouble continua de monter la vis étroite, qui laissait à deux à peine la place de passer. Ils passèrent, droits, raidis, sans se regarder, se frôlant, près de glisser : Marc était collé au mur, Assia presque suspendue à la rampe. Il ne respirait plus. Elle, bouche fermée, soufflait du nez…

Ils avaient passé… Marc était maintenant sur le palier. Ils se retournèrent ensemble, d’an seul coup. Ils s’élancèrent… Marc empoigna au bas des hanches Assia, qui le dominait de deux ou trois marches. Son visage était à hauteur du ventre, il l’y enfouit, dans ce ventre traître, ce ventre sacré, — son logis, — perdu, repris !… Et Assia, perdant l’équilibre, glissa les marches, se retrouva sur le palier, bouche contre bouche : toutes les digues avaient sauté…

Au bruit de la glissade, à l’étage au-dessous, une porte s’ouvrit. Ils se lâchèrent. Qu’allaient-ils faire ? Où regagner le gîte et disparaître, au fond de l’abîme de la joie retrouvée ? Chez lui ? Chez elle ? Ils n’avaient plus la force de marcher, ils n’auraient pu fendre les bancs de la foule dans la rue. Ils ne voulaient pas engloutir leur amour dans cette marée… Une seule issue : — ils fuirent, en haut, jusqu’à la porte du quatrième !

Annette ouvrit. Elle les trouva, les doigts aux doigts, qui se dévoraient des yeux, comme les amants de Raphaël au Transtévère. Elle fit à peine un geste de surprise. Elle rit de bonheur, et s’effaça. Ils se jetèrent à l’intérieur. Rien ne fut dit. « Les peuples heureux n’ont pas d’histoire… » Annette referma sur eux la porte de sa chambre. Ils y passèrent toute la nuit, La mère était dans l’autre chambre, assise au chevet de l’enfant. Elle chuchotait avec le petit. Il était très intrigué, curieux, heureux, trop averti. Il s’endormit, riant, tenant les doigts de grand’maman…

Et dans la nuit, Annette couvait le bonheur meurtri, l’amour qui baise ses blessures, le fils prodigue, la fille aussi, — les vagabonds qui ont perdu et qui retrouvent leur logis. Ils sont rentrés. Elle les a là, de l’autre côté de la cloison, contre son lit. Et sur son ventre, la mère pressait ses mains heureuses. Et, dans son ventre, ses deux enfants.

  1. Annette et Sylvie.
  2. Voir le tome précédent de l’Annonciatrice : La Fin d’un monde.
  3. Ramakrishna.
  4. L’Annonciatrice, — tome I.