L’Âme enchantée/L’Annonciatrice/La Mort d’un monde - Partie 3

Albin Michel (5p. 245-369).
L’Annonciatrice - La Mort d’un monde

TROISIÈME PARTIE

Le Vent du Crime.


En ce temps-là, Sylvie se ressouvint de son neveu. Sa furie d’affaires et de plaisirs était tombée. D’un coup de vent, comme le vent s’était levé. De sérieux craquements à sa fortune et à sa santé lui avaient rudement rappelé qu’il était l’heure de se ranger… « Rien ne sert de courir. Il faut savoir… » s’arrêter à temps !… Trop de bonne chère, trop de bons vins. Le sang aux yeux. De brusques poussées de colère folle, ou de fous rires… Après l’une d’elles, à un souper, elle fut tout près de la congestion. Elle se rendait compte, elle se voyait clair et sans flatterie ; même au milieu de ses accès, quand elle avait perdu la direction, elle se disait :

— « Tu dérailles ! Serre le frein !… »

Mais le frein refusait d’agir. Les artères du cou et de la tempe battaient, et elle commençait à divaguer… Halte !… Elle se décida, dans une nuit, ferma boutique, vendit l’hôtel, réalisa. Son imbécile de Guy Coquille avait sauté, comme un œuf pourri, dans une faillite de banque et d’États : car c’était le temps où les parfumeurs, par vanité de jouer un rôle dans la politique, entretenaient, comme des filles, les gouvernements, qui d’ailleurs faisaient défaut à leur signature et les escroquaient, sans vergogne, après avoir empoché. Bien fait pour lui ! Ce n’était point cela qui troublait le sommeil de Sylvie… Mais son sommeil était troublé, toute la machine était à mettre au repos, à démonter et à huiler… Elle se purgea, se sinapisa, se fit sucer le trop de sang par des sangsues. Et elle se mit à vivre, bourgeoisement, la vie de famille.

Elle en avait une, qu’elle avait prise, toute pondue, et dont elle acheva de régler légalement l’adoption. Trois enfants, entre quatorze et dix-sept ans. La mère. Perpétue Passereau — (elle avait affublé son pif Bellevillois du nom de grenade sur l’oreille : Carmen, qui lui allait comme un chapeau de paille à un bourricot) — avait été une de ses vieilles compagnes de travail et d’aventures. Elle lui rappelait ses premières armes, ses durs débuts à Paris. Une fidélité de vingt-cinq années. Sylvie n’oubliait pas ses vieux chiens, même si c’était un chien coiffé, un peu toqué, pataud, gaffeur, qu’elle bourrait de coups de poing, comme l’encombrante Perpétue, qui, sans rancune, lui léchait la joue. Elle avait fait un sot mariage, dont le bon Dieu l’avait délivrée, sans la délivrer de son extravagance. Le mari, coureur, buveur, avait disparu à la guerre. Carmen s’était hâtée de le remplacer. Sans posséder le périlleux équilibre de Sylvie, elle en copiait les fantaisies et l’exemple ruineux. Elle avait été la proie des amants, se faisait gruger et dépouiller par un joueur, qui, finalement, l’amena (sans l’obliger, ce qui est le comble de l’art) à se vendre à d’autres pour l’entretenir. Bonne femme au reste, travailleuse, sans dessoûler de son ivresse de plaisir. Elle n’avait jamais perdu, même aux pires heures, son fatalisme de bonne humeur ; et, pour conclure, quand il lui fallut s’en aller, elle fit une fin édifiante dans les bras d’un brave prêtre, très humain, — mais sans pouvoir sincèrement regretter ses péchés : elle le dit, en toute franchise, au curé qui fit semblant de ne pas trop entendre ; et, de son côté, docilement, sous sa dictée, elle ânonna son mea culpa, « afin, dit-elle, de lui faire plaisir. » Elle se vit mourir, sans émoi, versant une larme cependant à la pensée de ses enfants ; mais elle fut tout à fait tranquillisée de les laisser à Sylvie ; et elle s’entretint avec celle-ci, presque jusqu’au dernier moment, de la bonne vie (en dépit des saloperies), du bon travail, et des amants.

Les trois enfants, dotés par elle des noms suaves de Bernadette, de Colombe et d’Ange, avaient, chacun selon son rythme, réagi contre l’exemple de cette vie au petit bonheur, au petit malheur, offerte sans voiles à leur précoce expérience. Les deux cadets étaient jumeaux, Ange et Colombe ; ils avaient, à la mort de la mère, entre treize et quatorze ans. Bernadette en avait seize. Le garçon, sage, appliqué, qui possédait l’esprit de famille, montrait des aspirations pieuses et mystiques, que les curés ne manquèrent pas de capter : il se destinait, de bonne heure, à devenir prêtre. Il exerçait une influence sur sa jumelle, une brunette aux beaux yeux d’ânon, tendrement sotte et sensuelle. Ils faisaient tous deux ménage à part. Ils s’aimaient en Dieu. C’était bien Dieu que le pieux Ange aimait en Colombe. Mais la Colombe avait déjà l’instinct naïf, qui la posséda toute sa vie, pour aimer Dieu, d’aimer le garçon : c’en est l’image. À cette oaristys, chaste et gourmande, bien innocente, l’aînée assistait, avec une ironique indifférence. Elle n’avait point une âme de couple. Elle avait sa vie à soi et pour soi. Elle n’en faisait point part aux autres. À peine à soi. Elle ne tenait pas à trop se connaître. Et personne au monde ne la connaîtrait. Elle était une « refoulée », par son contact d’adolescente avec les milieux de Paris qu’affolait la détente orgiaque des années 1919-1920 ; elle avait vu ces oiseaux fous se brûler au feu ; et contre le feu, son instinct l’avait garée. Elle ne les condamnait pas moralement. La morale tenait une place minime dans ses pensées. La question, pour elle, était d’ordre, de raison, de propreté — surtout du dehors : corps et maison, la tenue de la vie… Elle avait trop souffert du « Va comme je te pousse, ! » de la vie de sa mère. Et c’est pourquoi sans véritable religion de cœur, elle acceptait de la religion l’armature extérieure. Elle y voyait une force de limitation nécessaire à éviter les expériences désastreuses, comme avaient été celles de sa mère. Ne pas penser au delà de ce qu’il est prudent de laisser entrer dans sa vie : c’était, chez elle, une règle instinctive de salut particulier. Cela ne nuisait en rien — (bien au contraire !) — à son sens, froid et aigu, du réel, qui était étroit, cru, et rangé, comme l’est celui d’une petite bourgeoise du quartier du Maine. Pas davantage, cela n’avait de prise sur sa vie passionnelle, dont elle gardait les clefs pour elle. Elle tenait noués, d’une main sèche, tous les cordons de son escarcelle. Point incapable d’affections, voire même ardentes, elle n’appliquait son énergie, son intérêt, même chez ceux qui la touchaient du plus près, que dans la zone de leur vie qui lui paraissait mitoyenne de la sienne. Peu lui chantait l’au-delà, — les jeux mystiques des deux cadets, les caprices toumeboulants de Sylvie, la vie d’esprit de Marc, que Sylvie (nous y reviendrons) lui faisait danser au bout d’une ligne. Elle n’avait aucune envie de discuter ce qu’ils pensaient. Elle ne fourrait pas là dedans son nez, petit, acéré, recourbé, comme d’un autour, qui cependant, s’il eût voulu, du premier coup, eût croché au fond du pot. Mais à chacun son pot ! Elle était toute à écumer le sien. Elle était d’ailleurs bien trop avisée pour ne pas savoir qu’il est décent de ne pas trop laisser voir aux autres cet intérêt trop exclusif qu’on porte à soi. Il faut avoir l’air de s’intéresser à ce qui les intéresse. Même Sylvie s’y trompait, — au moins en ce qui la concernait ; pour ce qui est des autres, elle n’était pas fâchée que sa pupille en maniât si dextrement les ficelles : — (elle n’aimait pas ceux qui sont dupes ; — et elle l’était). — Bernadette, qui avait saisi son faible, lui faisait part de ses observations malicieuses, dont elle mesurait la pointe selon les dispositions secrètes de Sylvie envers ou contre les gens ; et à Sylvie elle réservait ses câlineries de chatte maigre qui vient se frotter aux mollets du maître qui tient l’assiette. Tout n’était pas faux dans son ronron et son dos rond : la chatte maigre aimait la main qui tenait l’assiette. À seize ans, Bernadette était portée à se faire un idéal de la sultane des Mille et Une Nuits, que représentait Sylvie aux yeux du jeune peuple de l’aiguille, à Paris. Si elle n’avait pas l’étoffe pour l’imiter dans ses plaisirs et fantaisies, elle se sentait de taille à ramasser sa pelote, et elle lui savait gré de l’avoir faite pour son profit. Sylvie ne lui cachait pas qu’elle avait l’intention de l’instituer son héritière privilégiée, à défaut de Annette et de Marc, qui s’obstinaient à ne rien vouloir recevoir d’elle. Et comme elle se piquait au jeu, elle avait entrepris, pour forcer Marc à accepter sa pelote, de l’y emmailloter dans le lit de Bernadette. Elle prétendait les marier. Elle eut la sottise — (les plus fines sont sottes là-dessus) — de le leur faire entendre à tous les deux. Le résultat, pour l’un et l’autre, fut différent. La froide Bernadette s’enflamma, comme un échalas. Marc, dédaigneux, se détourna de la vigne. Il en eût peut-être — (qui sait ?) — apprécié le raisin musqué, si on l’avait laissé lui-même le chercher. Mais il s’indigna qu’on disposât de lui, sans le consulter. Cela suffit pour que le renard pissât contre le cep. Du coup, il ne vit plus rien de Bernadette, corps et esprit, que ce qui l’irritait.

Elle n’était pourtant pas dénuée d’attraits. Sa maigreur était souple et bien faite, un peu trop brune, mais savoureuse. (La maigreur est, ou peut être, mère de volupté.) Surtout, elle avait l’art parisien de tirer parti de ses défauts. Un rien de fard, une toilette simple et de goût sûr, une ligne parfaite… Ce n’était pas un de ses moindres titres à l’estime de Sylvie. Elle eût pu faire une Tanagra, — à part la tête de pie-grièche. Mais la tête même, la petite tête, ronde et rêche, ne déparait point la ligne ; elle était de style et dans le style de tout l’objet. Elle s’illuminait, au reste, — quand elle voulait (c’était seulement quand Marc la regardait) — de deux yeux pers qui se faisaient tendres et pleins d’esprit, et dont l’appel eût pu réveiller un mort. Mais le résultat était, sur Marc, qu’il regimbait, — et d’autant plus que, malgré lui, il en vibrait ; il arrachait, avec colère, l’aiguillon.

Sylvie ne comprenait pas pourquoi son neveu ne voulait pas du bonheur qu’elle lui offrait : un fin et solide article de Paris : (elle s’y connaissait !) Pas de camelote ; en bonne étoffe, faite pour durer : la tunique userait le corps, plutôt que de s’user, — une fille probe, active, avisée, dotée (en plus de l’héritage ) d’une intelligence vive, claire et pratique, — qui, par-dessus le marché, apportait à ce méchant singe une virginité non entamée et un cœur tout neuf à l’amour, un cœur qui ne brûlait que pour lui… Ce sapajou !… Car Bernadette lui avait versé ses effusions. Et Sylvie, grondeuse, ravie au fond, lui avait fait honte de s’enflammer pour ce mauvais garçon, laid, sot et orgueilleux, pauvre comme Job, et comme Job hargneux — (elle le pensait et ne l’en aimait que mieux :) — si elle l’épousait, c’était un honneur qu’elle lui faisait… Mais il n’eût pas fait bon que Bernadette la prît au mot et le répétât, comme de son cru : elle lui eût lavé les oreilles, en lui disant qu’elle n’était pas bonne à dénouer les cordons de souliers de son neveu : elle en était sacrement fière ! elle ne s’accordait qu’à elle, qui lui avait, gosse, mis et enlevé sa première culotte, le droit de le dénigrer : elle se l’arrogeait, de la tête aux pieds. Mais pourquoi diable cet animal, quand elle lui faisait son lit, se refusait-il à y entrer ? Après avoir fait honte à Bernadette de trop aimer Marc, elle lui faisait honte de ne pas savoir s’en faire aimer. Et c’était là, pour la fierté de Bernadette, un point beaucoup plus sensible. Elles débattaient ensemble comment prendre cet ingénu. Puisque c’était pour le bon motif, tous les moyens étaient licites : même de farder sa pensée, comme le museau était fardé. Sylvie enseignait à Bernadette comment ferrer à l’hameçon le brocheton, en s’intéressant à ses préoccupations, ou intellectuelles ou sociales… (Pauvre toqué ! tout homme l’est plus ou moins !…) Bernadette s’appliqua consciencieusement à tirer parti de ces leçons. Mais le résultat de ses beaux efforts fut que la situation, qui n’était pas bonne, devint pire. On ne se fabrique pas un esprit, comme un corps. La petite bourgeoise n’était point bête, mais dans ses limites naturelles ; quand elle en sortait, elle se guindait, elle récitait, sans mettre les points et les virgules : la pie-grièche devenait une perruche. Marc n’avait pas la politesse de cacher ses impressions. Bernadette, mortifiée, ne s’attarda point sur ce terrain avancé ; elle envoya promener, sans le lui dire, Sylvie et ses sermons ; elle se replia sur ses positions, et elle eut raison. Mais quand on se bat, c’est trop peu d’avoir raison ; ce qu’il faut avoir, c’est la victoire. Elle ne l’eut point. Elle tenta, sans plus chercher à lui servir la messe, d’offrir à Marc toute faculté pour lui de dire la messe, — (celle qu’il voudrait ; elle s’en fichait !) — tandis qu’elle veillerait, rangerait, épousseterait la chapelle. Pour lui, la chaire et l’autel. Pour elle, l’entretien des bénitiers. Est-ce que l’affaire ne serait pas, ainsi, arrangée à souhait ? Il serait libre de dire et penser tout à son gré. Elle s’occuperait du matériel. Ce n’était pas peu ! C’était assez, pour elle, si elle tenait le mari. Elle ne tenait pas au reste.

Le reste était le seul à quoi le Marc tenait… Avec la fille dans ses bras, bien entendu ! belle ou laide, mais qui lui agréât. Bernadette ne lui agréait pas. Et de la sécurité matérielle qu’elle lui offrait, comme un appât, il ne faisait aucun cas. Pis encore ! il s’en méfiait. La sécurité trop complète, pour un Marc, c’est avoir fini avant d’avoir commencé. Il est en chasse de ce qui lui échappe et qu’il lui faut dangereusement attraper. La sécurité d’une Bernadette était acquise à trop peu de frais. Son peu de besoins intellectuels lui faisait clore, avant vingt ans, son jardin — moins, sa courette de maison bourgeoise, sans s’inquiéter de ce qui se passait hors de son quartier. Tels ces petits bourgeois de la rue Cassette qui, en pleine Commune, ne s’apercevaient pas des combats boutant le feu à d’autres quartiers… Marc, lui, humait, la poudre et flairait le sang, d’un bout à l’autre de la ville ! Il sentait, sous ses pieds, crouler tout l’univers de la pensée. Il lui fallait vivre et jusqu’au menton barboter dans les révolutions de la terre, assister, aider au monstrueux accouchement… Bernadette n’ignorait point les bouleversements ; chaque fille de Paris les lit, dans son journal, — après les petites nouvelles de Paris, les faits-divers, le feuilleton, la mode, les sports, et les annonces — quand elle a le temps ! Il faut d’abord faire ce qu’on a à faire, on ne vit pas pour s’amuser ! « Bon pour les hommes, de perdre des heures à discuter sur ce qui se passe en Chine, ou chez ces voleurs de nos fonds russes, les bolcheviks ! » Il n’y a qu’à s’occuper de son travail et de ses comptes, de sa table aussi et de son lit, dans son appartement propre et rangé, sans se soucier des extravagances du dehors : elles s’en iront, comme elles sont venues… Les théories lui paraissaient des billevesées. Elle se contentait de tout l’ensemble de conventions, morales, sociales, mises à l’épreuve, cimentées par le labeur et l’épargne de solides générations bourgeoises ; la religion y tenait sa place, — une religion catholique, point exigeante, avec ou sans foi, surtout pratique et ponctuelle, qui contribuait à l’ordre et le consolidait. En ceci, Bernadette se distinguait de l’incroyante Sylvie, qui n’avait jamais pu se défendre de brocarder les « ratichons » mais qui laissait faire sa pupille, avec une blague indulgente, en marmonnant à son bonnet que, chez une femme, la cagoterie, à petites doses, offrait, « en somme », un gage de plus de sécurité domestique, pour le mari.

Ce qui n’était, « en somme », pas aussi sûr que cela !.. Cette Bernadette, en apparence, modérée, dénuée de surprises ; froide et sensée, trois semaines par mois, avait des troubles singuliers, l’autre semaine. Elle changeait de tempérament ; elle ne jugeait plus, ne raisonnait plus, des mêmes yeux ni des mêmes lobes, les choses et les gens ; elle ne gouvernait plus sa direction : gare aux fossés et aux arbres sur la route ! La machine semblait tentée d’aller piquer du nez dessus… Comme ces risques étaient chroniques, Bernadette avait appris à les entendre venir ; et elle s’arrangeait pour, quand ils venaient, s’enfermer le mieux possible à l’écart ; elle s’était fait, pour dissimuler, une force extrême de contrainte. Mais dans son for, et à ces heures, haine et amour, désir, envie et jalousie, toutes les poussées venues du ventre ou du front, les pires imaginations d’un tempérament inassouvi et sans frein, rôdaient, guettaient. Elle eût été toujours à deux doigts des plus inconcevables inventions. Mais on ne s’en apercevait qu’aux ondes rosées qui, brusquement, lui mouillaient le cou, ou, refluant, laissaient aux joues des pâleurs vertes. Elle frémissait, se broyant la bouche avec le mors, elle se sentait près de s’évanouir, et elle s’arrêtait juste à temps. C’était, au fond, tous risques comptés et toutes peines, une volupté. Elle était seule à la savourer.

Marc était loin de s’en douter. Et, qui sait ? s’il l’eût connu, peut-être aurait-il commencé de s’intéresser à elle. Il était de ces hommes qui, sottement, sont attirés d’instinct par le dangereux, l’obscur, le gouffre trouble : car la nuit chaude est prometteuse de richesses, que le jour plat démonétise ; et dans la vie, ils ne craignent rient tant que l’uniforme. Il était, en cela, pour son malheur, bien fils de Annette !.. (Elle avait eu, plus d’une fois, à en pâtir ; et son pire remords était que son fils en pâtît, pour elle…). Même si Marc eût vu au fond de Bernadette la vie informe et reptilienne qui remuait la bourbe de la mare (elle remue au fond de presque chacun de nous), il l’eût honorée de plus d’attention qu’il n’honorait la plate surface de la mare, la froide vie de la petite bourgeoise monotone.

Sylvie, moins sage que Bernadette qui la suppliait de ne pas s’en mêler, eut beau prêcher à son neveu les avantages d’une femme qui administrât, avec une sage économie, son strict domaine domestique, et qui le laissât d’autant plus libre au dehors. Mais cet idéal familial de « proprio » qui touche ses rentes et sa femme, par coupons, en gardant les titres enfermés dans sa banque, n’est plus de mise à notre époque, qui ne peut plus se renfermer à la maison : elle veut de continuels déplacements, — l’âge revenu du « Wanderer ». La femme peut-elle être, pour « le Voyageur », le compagnon de route qui partage sa perpétuelle instabilité, l’insécurité journalière du corps et de la pensée ? C’était la question. — Si elle eût été posée à Bernadette, celle-ci eût répondu, avec un soupir de renoncer à la maison, mais fermement, — puisqu’elle l’aimait ! —

— « Oui, je le veux. Donc, je le peux. »

Et elle l’eût pu, au moins pour un temps. Elle était brave. Elle eût affronté tous les dangers pour ce qu’elle voulait, pour ce qu’elle aimait. Mais si sincère que fût ce « Oui ! », seul le corps l’aurait suivi ; l’esprit, non. Elle eût promis au-delà de ce dont elle disposait. Elle se fût appliquée en vain : elle eût été perdue, hors de chez elle ; et fatalement, elle eût réagi : (c’était son droit). Ç’aurait été une pierre attachée au talon de l’homme, et qui le tire en arrière. En fin de compte, la terrible force d’inertie de la femme eût eu raison de l’élan du mâle, qui traîne son boulet dans la montée. L’instinct de Marc était plus sage que les calculs de Sylvie pour faire son bonheur malgré lui. Mais aussi bien Sylvie n’eût-elle pas été fâchée de lui lier les pattes, pour l’empêcher d’aller se casser le cou. Entre les deux femmes, la maréchale et la conscrite, il y avait, sans se le dire, entente secrète là-dessus. Et le nez de Marc, méfiant, l’avait flairée. Il n’en fallait pas tant pour qu’il prît Bernadette en grippe. Plus Sylvie lui en chantait merveilles, plus Marc lui en répondait pouilles. Cela alla si loin des deux côtés que Sylvie, après lui avoir mis marché en main, dans une de ses bourrasques apoplectiques, rouge à craquer, claqua sa porte, en furie, au nez de Marc :

— « Au diable, gueux ! Et tire-lui la queue ! »

Le jeune gueux ne s’en priva pas.

Et Bernadette resta assise, comme Cucendron, sur sa braise, — héroïquement, le visage froid, couvant le feu et la rancune, sous sa jupe.


Un jour que Marc, n’ayant en poche que quelques francs à dépenser pour son manger, était allé les boire au café — (oh ! sans excès ! sa déraison n’avait pas les moyens de s’exercer… Mais quand il se trouvait, comme ce matin, las, écœuré, sans appétit, il n’avait pas le courage d’ingurgiter une viande de mauvaise qualité, mal présentée, qui lui répugnait, il préférait prendre un café noir avec un marc qui lui était un stimulant, au détriment de son estomac), — il y joignait l’autre stimulant de la lecture des journaux. En première page d’un quotidien, son regard tomba sur un portrait, sensationnellement déformé ; mais il le reconnut, du premier coup, ce front bas, bourrelé au-dessus des yeux, sillonné de gros plis, ce mufle de gorille en colère… Simon… Simon Bouchard… C’était bien lui ! Au-dessus de la tête, à l’étal, la boutique annonçait, en manchette :

« Un assassinat en express. Le bandit est arrêté… »

Marc renversa son petit verre de cognac. Il lut sans voir. Il relut, en se forçant à mâcher chaque mot. Le fait ne laissait aucune place au doute. Dans l’express de Paris à Vintimille, entre Dijon et Mâcon, la nuit, un voyageur qui dormait avait été étranglé, sur sa couchette. Le meurtrier, surpris au sortir du compartiment, avait sauté du train en marche et roulé sur le ballast, où on l’avait ramassé, la face tuméfiée et un fémur fracturé. La victime était une personnalité connue de Paris, un financier, membre de nombreuses Sociétés d’administration. L’assassin, un intellectuel dévoyé, un anarchiste, un communiste… La presse bourgeoise n’est jamais parvenue à distinguer entre les deux… (elle se fait plus bête qu’elle n’est ! son intérêt est de les confondre). Bien entendu, « la main de Moscou était au fond de l’affaire… »

Marc, bouleversé, partit, laissant à moitié bue sa tasse de café. Il ne savait ce qu’il faisait. Sur le boulevard, il se répétait : « Simon !… Simon !… » sans s’apercevoir des passants, que dans sa marche son instinct de somnambule lui faisait frôler sans les heurter. Il revoyait confusément les jours passés avec Bouchard, et par un système inconscient de défense, comme s’il était au tribunal, c’étaient surtout les premiers jours qu’il revoyait, les premiers temps de leur connaissance, lorsque Bouchard arrivait à peine de sa province, mai dégrossi, incorruptible, intact et dur comme une pierre à fusil. Marc sentait en lui une probité de percheron entier, qui ne trompe sur rien, sur la solidité ni de son encolure, ni de son plantoir, ni de ses pâturons. Auprès de lui, que Marc se sentait mal défendu, perméable, livré à tous les germes de putréfaction qui rôdent dans les grandes villes ! Si les sorcières de Macbeth leur eussent dit : — « L’un des deux sera tranché sur l’échafaud », Marc eût porté, épouvanté, ses mains nerveuses à son cou. Il était si sûr de l’autre, et de lui, si peu ! Qu’avait fait l’autre ? Qu’avait-on fait de lui ? Qui « on » ? Tous ! Tout ce monde atroce d’après-guerre. Et nous, les premiers…

Son regard heurta, à la terrasse d’un café, contre les gros yeux, qui le voyaient venir, de Véron-Coquard. Il ricanait. Marc traversa la rangée des tables, et sans s’asseoir, lui dit, d’une voix oppressée :

— « Véron, tu sais ? »

Véron n’arrêta point son ricanement. Il dit :

— « Je sais. L’idiot s’est fait piger. J’attendais ça ! On le saignera… »

Marc vit rouge. Le sang de Simon lui jaillit aux yeux. Il se jeta sur Véron, et l’empoignant par son gros cou, il le colla contre le mur du café, criant :

— « Assassin !… C’est toi, c’est toi qui l’as tué !… »

Véron-Coquard se dégagea, furibond ; il pilonna, de ses gros poings, les pectoraux maigres de Marc ; il le rejeta contre une table, où Marc s’assit sur les soucoupes et la bière renversée ; dans le hourvari de protestations, l’intrus fut, en un tournemain, expulsé. Du trottoir, où l’on commençait à s’attrouper, Marc voyait Véron, les yeux saillants, qui lui montrait le point, tonitruant :

— « Et tâche, salaud, de ne pas recommencer ! Ou je te fais empoigner par la police… »

Deux agents traversaient le boulevard. Marc, dont les jambes tremblaient de colère, dévisagea Véron par-dessus la haie humaine qui les séparait, et dit :

— « Bourrique ! tu en es donc ? C’est complet ! »

Véron hurla, bousculant tout, fonçant sur lui. Marc l’attendait, les bras croisés. Mais une main de femme s’y coula. Une fille, qui le connaissait, l’entraîna, disant :

— « Tu es fou, mon petit ; ne reste pas ! Je ne veux pas qu’ils t’abîment. »

Elle ne le lâcha qu’après avoir passé le tournant de la rue. Il n’entendait lien de ce qu’elle disait. Il ne vit qu’après, deux rues après, dans son souvenir, les paupières lasses et bouffies, le fard saignant aux lèvres allongées, qui lui avaient adressé un sourire d’adieu fraternel. Il pensa :

— « Si cette bonne Samaritaine avait rencontré Simon, il eût peut-être été sauvé. »

Il chercha vainement à se remémorer son nom. Mais le flot brûlant de la tragédie le refoula, avec son image, dans l’ombre éternelle. Il continuait de se répéter : « Simon… Simon… » Et le ricanement de Véron lui fit remonter la rage au cœur. Il monologuait :

— « Cette canaille l’a dévoyé. Il lui a mis au ventre l’alcool, la fureur de l’or et des femmes, comme aux renards de la Bible, la torche en feu ; il l’a lâché, fou de torture, dans les blés. Et du supplice, et de l’incendie, le gredin se frotte les mains… »

Et dans les siennes, ses longues mains, il sentit, lui aussi, des démangeaisons d’assassin. — Mais il s’aperçut qu’on le regardait, il fit un violent effort sur lui-même, il serra les ongles contre les paumes ; et, d’un coup, redevenu froid, il examina la marche à suivre.

Ils ne pouvaient laisser sombrer Bouchard, sans un secours ! Il fallait battre le rappel des compagnons… Les compagnons ! Où étaient-ils ? En était-il encore ?… Jean-Casimir était à Prague, deuxième attaché à l’ambassade. Adolphe Chevalier, secrétaire particulier d’un ministre, toujours en route et en banquets… Ils se souciaient bien de Bouchard !… Il fallait les y forcer. Mais où les saisir ? Jean-Casimir, il n’y avait pas à y songer ! Marc lui griffonna, à un bureau de poste, une carte-lettre incohérente et impérieuse, qui était plutôt faite pour le blesser. Après l’avoir jetée dans la boîte, il eût voulu la reprendre. Trop tard !… Tard ou tôt, on ne pouvait compter sur lui… Jean-Casimir n’en perdrait pas, pour un homme à la mer, une soirée. Marc se mit à la chasse de Chevalier. Si peu de sympathie que celui-ci eût jamais marquée pour Bouchard, il professait du moins, en principe, le sens de la camaraderie ; il trouverait peut-être son intérêt de camarade à étouffer, autant que se pouvait, le scandale de l’affaire ; et par ses femmes de ministres, il avait les bras longs… Marc courut au ministère de la rue de Grenelle ; il fut de là carambolé, comme une boule de billard, au luxueux appartement de Chevalier, Avenue du Bois, mais sans trouver l’hôte. Finalement, se rabattant sur le Palais, il réussit à l’attraper, en conciliabule d’importance, entouré de toges pérorantes, que flanquaient, cherchant à happer, les becs de harengs jaunes et salés de trois ou quatre journalistes. Chevalier, sans s’interrompre, lui fit un signe protecteur de la main ; et quand sa période fut finie, il l’entraîna à grands pas, l’oreille distraite, l’air affairé :

— « Et alors, mon bon ? Qu’est-ce que tu as à me raconter ? »

Mais aux premiers mots, il dit :

— « Pardon ! »
et s’en alla serrer la main d’un maître qui passait. Marc attendait. Chevalier n’était pas pressé de revenir. Marc attendait. Chevalier comprit que l’animal attendrait jusqu’à la nuit. Il revint et arrêta Marc, qui voulait reprendre sa requête. Il fit un grand geste pathétique, qui voulait dire : — « Quel malheur ! » — qui disait aussi bien : — « Quel rasoir ! »

— « Oui, oui, fit-il, c’est navrant !… Mais qu’y pouvons-nous ?… La parole, maintenant, est à la loi. »

Il hocha le menton, solennellement, sourit à droite, sourit à gauche, puis bredouilla :

— « Je suis pressé… Pardon… Et autrement, cette santé ?… Je te ferai signe, un de ces matins, pour déjeuner… Adieu, mon bon ! »

Et s’évada.

Marc resta figé. Rien à répondre. Chaque animal reste fidèle à sa nature. Le chien est chien. Le chat est chat. Le loup est loup. Moi, je suis loup, que fais-je ici ?…

Il rentra… Mais il ne pouvait s’enfermer seul, avec ce poids sur l’estomac. Si las qu’il fût, il cherchait des prétextes pour retarder le moment de remonter dans sa chambre. Il se raccrocha à la pensée de Ruche. Il avait cessé de la voir, depuis longtemps. Entre elle et lui, il y avait une glace. Chose curieuse, ce refroidissement avait commencé, du matin même de cette nuit, où Ruche s’était montrée secourable pour lui, — où, d’une couche à l’autre, leurs mains s’étaient tenues. Ils s’évitaient. S’ils se rencontraient. Ruche affectait de ne pas le voir, ou elle avait un sourire hostile. Marc, sans comprendre, ne tenait pas à en éclaircir la cause.

Mais, à cette heure, il avait besoin d’une femme, d’une camarade, dans le cœur de qui (même hostile) se décharger de ce qui l’oppressait. Une femme est toujours une femme, une mère, une sœur : si froide que puisse être sa tête, son ventre est chaud, et il frémit de toutes les passions de l’homme, il compatit ; on peut y poser son front, quand il est trop lourd à porter. Elle est le nid.

Il monta à l’entresol du croissant de rue, sous la masse du Val de Grâce. Il frappa.

— « Entrez ! »

Il était tard, La chambre était déjà dans l’ombre. Au fond, Ruche était étendue dans sa niche, ses jambes nues, ses longues jambes de lévrier, que découvrait sa jupe courte retroussée ; l’une pendait sur les marches de l’alcôve. Elle ne fit aucun mouvement pour la voiler. Elle regardait, indifférente, Marc qui avançait à pas lents. Et celui-ci, dont les prunelles élargies peu à peu s’habituaient à l’ombre, avant même qu’il eût vu, avait perçu le grésillement et l’odeur : elle allait fumer l’opium. Il ne perdit pas son temps à discuter là-dessus. Il avait d’abord à laisser tomber son fardeau. Il parla, parla, avant qu’elle l’eût interrogé. Il raconta tout, Simon, Véron, Chevalier, toutes ses agitations de la journée, ses fureurs et sa douleur et son horreur. Il n’attendait pas d’elle un conseil. — (Qui sait, pourtant ? fille de procureur, elle pouvait, mieux que lui, voir clair dans la marche de l’affaire) — mais un simple mot, un cri de pitié, — moins : sa main tendue, qui presse la main cherchant dans l’ombre un appui, et dise : — « Mon petit !… » Elle ne dit rien, elle ne fit rien, elle entendit, elle attendit. Il attendit. Rien ne sortit. Il la voyait maintenant sans ombre, couchée sur le dos, tout de son long, la tête plus bas que le ventre, un bras pendant et une jambe, immobile, impudique, indifférente, le fixant d’un regard froid. Et dans ce regard, il lisait ce qu’il avait toujours soupçonné… Mais il s’était toujours refusé à le croire, surtout en face d’un aussi tragique dénouement : — une antipathie de femme pour Bouchard, muette, profonde, implacable, sans appel. Elle l’avait toujours détesté.

Il suffoqua… Les lèvres minces, et que barrait un sillon rouge, de la femme étendue, s’entr’ouvrirent froidement, pour lui dire :

— « Veux-tu une pipe ?… Non ?… Eh bien, va-t’en ! »

Il s’en alla sans un mot. Derrière lui, il entendit craquer les lamelles de parquet sous les pieds nus, et sur son dos, le grincement de la clef dans la serrure, que l’on fermait à double tour.


Quand il fut rentré chez lui et qu’il fit le compte de sa journée, il ne savait plus lequel des trois il haïssait le plus : Véron, Chevalier, ou Ruche… Plus tard seulement, très tard dans la nuit, le visage de Ruche, qu’il s’acharnait à redessiner, afin de pouvoir mieux le détester, lui apparut ravagé. Quand il était là, en face d’elle, il n’avait vu que la dureté des yeux, la haine qui ronge. Il voyait les traits. Elle aussi était rongée… Tant pis ! Tant mieux !

Les jours suivants passèrent sous le joug de l’obsession perpétuelle. Il s’obligeait à travailler ; il le fallait bien ! Il était pris par son métier ; mais il se faisait un classement de l’esprit : tout le métier s’opérait machinalement ; toute la pensée était sucée par l’idée. Il n’avait aucun moyen d’agir. Le seul soulagement fut d’écrire à sa mère. Elle ne pouvait rien lui conseiller. Mais ils partageaient leurs misères. C’était un pacte entre eux tacitement conclu. Marc avait senti un flot de fierté et de gratitude au cœur, quand, la première, Annette lui avait écrit des choses qu’une mère n’a point l’habitude de confier à son fils, — les choses toutes droites, les choses toutes crues de sa vie et de ses combats, ainsi que fait un compagnon à un compagnon. Il ne lui avait rien dit de son émotion. Mais il avait payé son écot en faisant, depuis, assaut de confiance avec elle. Cette confiance, de sa part, allait fort loin ; et Annette était parfois interloquée ; mais elle non plus n’en témoignait rien. Elle comprenait que ce n’était point impudence, mais témoignage d’allégeance : il se livrait, avec ses hontes, pieds et poings liés. Et l’on ne pouvait le soupçonner de je ne sais quel malsain étalage moral, à la Jean-Jacques. On le devinait rougissant, se disant : — « Elle me méprisera, cette fois… Tant pis ! Je dois… » Maintenant, ils étaient sûrs : rien d’eux qu’ils confessaient à l’autre, l’autre ne le renierait. « Le mien est tien. Le tien est mien… » C’est grande fortune, dans le chaos des jours, que cette communion du sang. Marc et Annette lui durent, à plus d’une heure, le salut. Quand de lassitude et de dégoût, le sang reflue au cœur, le rythme régulier des valvules qui se contractent relance le sang dans les artères. Il n’est même pas besoin que la réponse soit arrivée. L’appel suffit, pour qu’on perçoive la systole. D’avoir écrit, Marc fut soulagé, pour une nuit.

Et six jours après, il eut la surprise de voir entrer Jean-Casimir. C’était le dernier qu’il eût attendu ! Il balbutia :

— « Tu as reçu ?… « 

— « J’ai reçu ta lettre, dit Jean-Casimir. J’aurais dû lire l’affaire dans les journaux. Mais tu as bien fait de me l’écrire. L’événement m’avait échappé. »

— « Et d’où viens-tu ? »

— « De Prague, naturellement. J’ai pris l’avion pour Strasbourg. Il y a déjà trois jours que je suis ici. Je ne suis pas venu te voir plus tôt, parce que je suis allé droit au plus urgent. Tu ne m’en veux pas ? »

— « Jean-Casimir ! »

Marc l’embrassa.

— « Je crois n’avoir pas perdu mon temps, poursuivit l’autre. Mais je te le dis tout de suite, je crains que nous ne puissions rien. »

— « Quoi que nous puissions, tout le possible, nous devons le faire. »

— « C’est ce que je pense. Mais le possible ne va pas loin. Tu sais déjà ce qu’il faut attendre des amis. »

— « Oui te l’a dit ? »

— « J’ai fait leur tour. J’ai trouvé ta trace sur leur seuil. »

Marc se répandit en invectives contre eux. Jean-Casimir dit :

— « Ils sont ce qu’ils sont. Tu te fais toujours des illusions ? »

— « Je n’en ai aucune. Et je m’obstine à espérer que je fais tort aux hommes. Mais ils sont encore pires que je ne les jugeais. Et le pire de tout, ce sont les femmes. »

Quelques mots brutaux et accablés laissèrent voir sa hantise de la haine atroce qu’il avait vue et touchée dans le silence de Ruche. Jean-Casimir dit :

— « Oui, Mais elle a peut-être ses raisons de haïr. »

Marc fut saisi :

— « Quoi ? Quelles raisons ? Contre Simon ? »

— « Contre Simon, ou contre un autre, toi, moi ? n’importe ! Elle hait quelqu’un, ou tous les hommes… L’as-tu bien regardée ? Qu’elle ait ses raisons, c’est inscrit. »

Marc fut frappé de la perspicacité de cet homme qui passait sur tout sans s’arrêter. Il revit instantanément le visage ravagé de Ruche, il plongea au fond, et il se dit : — « C’est vrai !… » Il demanda :

— « Mais que penses-tu ? »

D’un plissement de lèvres, Jean-Casimir écarta le sujet :

— « Je n’en pense rien. Je n’ai pas le temps d’y penser. Chacun est pris au piège, quelque jour. Elle a laissé de ses plumes, ici ou là. C’est son affaire. Avec ou sans plumes, elle s’en tirera. Les femmes s’en tirent toujours. Occupons-nous de nous, de notre affaire !… »

— « Tu es devenu dur pour elles, dit Marc, tu passais jadis pour être de leur bord. »

— « C’est pour cela. Nous avons roulé ensemble. Je les connais. Elles m’ont roulé. J’en ai roulé. Nous nous retrouvons toujours sur nos pattes… Pensons plutôt à cet imbécile, qui a trouvé moyen de se casser la sienne, en attendant qu’on lui rompe le cou !… Si je suis femme, comme tu dis, c’est donc dans l’ordre que je m’intéresse à ces idiots d’hommes, comme toi, et lui… Ne proteste pas ! Tu es comme lui — d’une race plus fine — mais aussi entier, aussi borné dans tout ce que vous entreprenez. Vous, quand vous tombez dans le piège, ce n’est pas vos plumes que vous laissez, c’est toute la bête. Vous me faites pitié ! On a pour vous un peu de mépris ; mais c’est peut-être pour cela qu’on vous aime… »

Marc l’aurait volontiers giflé. Du fond de sa gorge, il soufflait : — « Cette fille !… » Et puis, il avala sa salive : — « Elle a raison… » Et se rappelant qu’ « elle » ou « lui », Jean-Casimir n’avait pas hésité un instant à revenir de Prague pour secourir l’ami tombé, il éteignit le regard furieux qu’il assenait sur le sourire équivoque du malicieux garçon, et dit :

— « Assez causé ! Allons au fait. »

— « Le fait, reprit Jean-Casimir tranquillement, est que j’ai vu Simon… Oui, j’ai réussi, non sans frapper à diverses portes (ce ne sont point les plus hautes qui ouvrent le mieux), à me faire entre-bâiller celle de sa prison, ou plutôt de l’infirmerie, où l’on est en train de lui recoller les morceaux, afin qu’il soit au complet pour le grand jour. J’ai essayé de lui parler. Mais aux premiers mots, il m’a couvert d’imprécations. Sous ses bandages, il n’avait de libres qu’un œil et le museau : un œil de rhinocéros, petit, dur et renfoncé, sous la corne de la paupière. Mais du premier coup, l’œil a vu ; et il s’est rué, le rhinocéros ! Il piétinait tout, moi, toi, Véron, tous les amis. Il refuse de recevoir aucun de nous. Il a fallu tourner les talons. »

Marc demandait le cœur serré :

— « Moi aussi ? il m’a nommé ? »

— « Il t’a nommé. Ne t’affecte pas ! Tu es dans le bloc. Côté des vivants. Lui, c’est déjà marqué sur son front : côté des morts. »

— « Est-ce qu’il n’y a aucun moyen de le sauver ? »

— « Je ne crois pas. J’ai vu l’avocat et quelques autres. J’ai tâché de les intéresser. Mais que peut-on faire, quand l’animal refuse de se laisser sauver ? Il refuse même de causer avec l’avocat, et il lui déclare qu’aux assises, il l’injuriera… »


L’instruction ne traîna point. Le fait était clair. Il n’y avait rien à démentir, et l’accusé ne démentait rien. Jean-Casimir revint de Prague, encore une fois, pour les assises. Bien que leur intervention dût être vaine, les deux amis s’étaient fait un point d’honneur de comparaître, comme témoins. Devoir pénible pour Marc. Il lui était insupportable de s’exhiber en public ; il savait qu’il s’y montrait toujours inférieur à lui-même : la sauvagerie, l’orgueil le paralysaient. Et la pensée de se retrouver face à face, dans la lumière du sinistre spectacle, avec l’ancien compagnon, d’affronter peut-être ses invectives et ses reproches, lui faisait peur. Il eût voulu fuir, ou, comme un enfant, se boucher les yeux et les oreilles, jusqu’à ce que « ce fût fini »… Mais plus il avait peur, plus il était brave : car il s’enrageait contre lui. — « Marche, poltron ! » — Il marcha.

Tout était trouble autour de lui, il ne vit rien, il ne retint rien de son entrée, au Palais bruissant, dans la salle des témoins. Jean-Casimir, très à son aise, le guidait, échangeait avec l’un, avec l’autre, un salut ou un mot plaisant. Il n’était pourtant pas beaucoup plus tranquille que Marc sur sa rencontre avec Bouchard. Leur tour vint assez tôt. Les témoins à décharge n’étaient pas nombreux. Quand il fut introduit dans la ruche à mort, Marc, raidissant ses jambes qui lui paraissaient rembourrées de son, serrait les dents, se disant : — « Ne pas regarder ! Surtout pas lui ! Ne pas le voir ! » — Et ce fut lui que, du premier coup, il vit ; et dès qu’il vit, il fut pris ; il n’en pouvait plus déprendre ses yeux. La voix impatientée du président dut lui rappeler qu’on lui parlait. Il revint précipitamment au rôle que l’on attendait de lui. Mais dans un trouble où il ne retrouvait plus son propre nom. Il entendait des rires derrière lui. Le président les réprima et voulut bien le rassurer. Il reprit peu à peu son aplomb : il était honteux que l’on crût qu’il avait peur ; ce qui lui avait coupé le souffle, c’était, là-bas, ce mufle qui l’avait fixé, cette face connue, et si changée par les coups du destin (ceux de la police y compris), qu’il eût douté, si son regard n’avait rencontré l’œil féroce du rhinocéros : (Jean-Casimir avait bien vu ! Mais le rhinocéros n’avait qu’un œil : il était tout à fait borgne, maintenant). Les deux regards s’étaient reconnus. Marc avait vu le mouvement brusque de Bouchard pour se lever, — aussitôt rassis sur son banc par les gendarmes, — et le jet de fureur, le premier jet, qui avait jailli de l’œil unique. Les yeux de Marc s’étaient baissés. Il était terrifié. Il lui semblait qu’il était coupable et que la voix de Bouchard allait l’écraser. Il n’avait pas vu le second jet. Le regard de rage s’était subitement radouci ; et l’œil de Simon n’avait plus pour lui qu’un mépris cordial et bourru. Mais Marc s’attendait, à chaque instant, à ce que sa déposition fût interrompue par une apostrophe. Et il lui fallut quelque temps pour retrouver son assiette. Enfin, après avoir enfantinement pataugé, se rassurant du côté du cyclope, et de l’autre côté piqué à vif par les ricanements étouffés qui accueillaient ses maladresses de langage et qu’entretenaient plus que n’empêchaient les ironies du président, Marc se rebiffa ; et, comme les timides, quand la poudre leur monte au nez, il souffla le feu, instantanément. Il sauta, d’un coup, toutes les barrières de la prudence. Il fit, non pas même le plaidoyer (qu’on ne lui demandait pas), mais l’éloge de Simon, avec une violence provocante. Aux premiers essais pour l’arrêter, il répliqua, comme un jeune coq ébouriffé, en attaquant la société. Une sèche et claquante intervention du procureur lui tordit le bec et le moucha. Décontenancé, forcé de se rétracter, le coquelet retomba, de son pauvre vol aux ailes coupées, dans sa mare, où il repataugea. Et la déposition écourtée finit sans éclat. Comme il s’en allait, humilié, Marc jeta de nouveau un regard de honte sur Simon ; l’œil de Simon le suivait, avec une gouaille affectueuse ; il avait l’air de dire : — « Pauvre gosse ! » — Confus, ému, Marc bravement le salua de la tête. Simon, d’un geste protecteur et familier, leva la main, lui donna congé.

Marc, dans son trouble, ne sut pas ce qui se passa après lui, l’accueil que fit Polyphème à Jean-Casimir. La vieille haine ne désarma point. Dès qu’il aperçut le fin museau de l’androgyne, Simon, le corps en avant, aboya. Il inonda de son crachat l’ancien ami. En quinze mots, il l’enduisit d’ignominie. Son avocat, se précipitant, tâchait de lui remettre la bonde. Le président tonitruait qu’il le ferait sortir, s’il continuait à insulter les témoins. L’autre répliquait insolemment qu’  « il défendait qu’on le défendît » ; et il traitait tous les témoins de « chiens couchants », et celui-ci de « chienne ». Enfin, on réussit à le faire taire ; et il consentit à écouter en ricanant. Jean-Casimir, pâle, dédaigneux, commença, d’un débit net et froid, bien ponctué, à déposer. Il affectait une objectivité indifférente, dont tous les traits calculés pouvaient servir à la décharge de l’accusé, en le rabaissant, en le représentant comme un paysan dévoyé, une victime de la noble et stupide illusion démocratique, qui arrache à la glèbe l’homme de la terre, non dégrossi, et qui l’attelle, dans nos écoles, à des exercices de pensée que son cerveau ne peut mener sans danger. Il dit qu’à l’ancien mot, qui avait fait époque, de Barrés : « Les Déracinés », il fallait substituer celui plus exact de : « Les Désorbités », et que le vrai responsable du désordre était le système, non les outils qu’il avait faussés. Une telle thèse flattait la vanité secrète des bourgeois qui l’écoutaient : ils étaient bien aises de s’attribuer, in petto, le privilège de rester les détenteurs de la raison civilisée. De temps en temps, en parlant, Jean-Casimir promenait son regard froid et fin sur le prétoire, frôlait sans hâte, indifférent, la face grondante de Simon, gonflée de fureur, l’évaluait comme un objet, et retournait à d’autres objets, en achevant de dérouler ses petites phrases impeccables. Un mot flatteur du président et les ondes muettes de la sympathie générale accueillirent la fin du témoignage.

Mais un coup de théâtre se produisit. Le père de l’accusé demandait à être entendu. Bien qu’il eût été convoqué, dans ses Causses, on ne comptait pas beaucoup, le connaissant, que ce cul-terreux s’arrachât à ses champs pierreux pour une besogne aussi ingrate. Il s’était décidé, au dernier moment. On attendait, naturellement, qu’il prît la défense de son fils. Mais avant même que le premier mot fût sorti, toute la salle avait frémi. Les deux hommes — père et fils — étaient dressés, l’un contre l’autre, et, tordant la bouche, se dévisageaient terriblement. Un vent de haine souffla sur toutes les têtes. Dans le silence de mort, après avoir levé la main, prêté serment, le vieux parla.

Il était, comme sa graine, lourd et carré, taillé dans le bloc à coups de hache, le buste épais sur des membres courts, ébranchés ; au bout, vissées, les mains — des pinces ; les pieds, qu’on ne voyait pas, devaient au sol tenir de même. On ne pensait pas à regarder la tête. Elle était un membre, comme les quatre autres. Le bloc cria : (un enrouement et la rage refoulée l’empêchaient de parler à voix posée) :

— « Messieurs les juges, je ne viens pas pour vous demander d’épargner cet homme-là. Je viens vous dire : — « Vengez-moi de lui ! » Depuis le jour qu’il est sorti du ventre de sa pauvre mère, qui en a péri, il a été ma maladie. Il ne m’a causé que des ennuis. Trop orgueilleux pour travailler avec ses mains, il avait honte d’être paysan, il aimait mieux se prélasser sur les bancs, à ne rien faire qu’à se bourrer le cerveau de sacrés livres, pleins de vermine, qui lui apprenaient à insulter tout ce à quoi on doit le respect. Je me demande à quoi vous pensez, messieurs de Paris, de nous empoisonner ainsi nos gars. Si c’était de moi, je les foutrais tous dans mon fumier, — tous ces papiers, avec leurs torche-culs d’écrivassiers ! On se disait au moins, pour se consoler, que cette sale denrée finirait peut-être par lui rapporter. Il se vantait d’être en passe de devenir, un jour ou l’autre, quelque ministre. Il est devenu ce que vous le voyez : gibier de chafaud ! L’un mène à l’autre, — possible ! Lui, il est resté en chemin. Gardez-l’y bien ! Nous ne vous le réclamons pas. Il a eu le temps de nous faire assez de mauvais sang. Il n’y en a pas un de sa connaissance, dans la famille ou le pays, à qui il n’ait tâché de soutirer de l’argent. Si l’on racontait tous les moyens dont ce gueux-là se servait pour trayer le pis aux gens, on aurait de quoi déjà le faire embarquer pour la « Nouvelle ». Il n’y a qu’avec moi que ça n’a pas pris. Je le connais. On ne me le fait pas ! »

Simon ouvrit une bouche énorme, et lui cria :

— « On te l’a fait !… Vieux cocu !… »

Une explosion de rire nerveux secoua la salle. Elle se soulageait de sa tension. La cible — le vieux — marquait : — « Touché ! » Il avait beau se démener, vociférer. Il n’en accusait que mieux le coup porté. Dans la mêlée de gueules qui suivit, avant que le président eût réussi à rétablir le silence, il fut facile de reconstituer la tragi-comédie de village, qui mettait furieusement aux prises le vieux Thésée remarié et son Hippolyte. Le drôle avait sali son nid ; et qui plus est, on entrevoyait qu’il avait dû se faire ouvrir par sa Phèdre non seulement le lit, mais la bourse. Le vieux refusait mordicus d’en convenir. Être volé l’enrageait encore plus qu’être cornard. Mais il affectait maladroitement de nier le tout. Et c’était le voleur qui le proclamait.

Dès cet instant, il fut clair à tous que le père allait livrer sa chair au bourreau. On attendit…

On n’eut pas longtemps à attendre. Quand la parole lui fut rendue, le vieux, serrant les poings, les brandit :

— « Je ne réponds point à ces saloperies. J’en ai assez ! Je ne connais plus ce gredin-là. Il nous a tous déshonorés. Je demande pardon à Dieu de l’avoir pissé. Messieurs les juges, il est à vous. Faites votre devoir ! J’ai fait le mien. Lavez-moi de lui ! »

Tout d’une pièce, il se tourna, une dernière fois vers son fils, le front baissé, le regard torve. Il cracha par terre, vira, et au petit trot, cornes en avant, il détala. Dans le brouhaha, on entendit le procureur, qui le traitait de « Romain » ; et, barrissant, Simon, qui s’étranglait de rire. Il y eut ensuite une mêlée de trompes, entre lui et le président. Simon voulait se décharger de sa rancune contre le père, qui, lorsqu’il luttait contre la misère, l’eût vu plus volontiers crever que son cochon, — ce ladre, dont la dureté l’avait acculé au crime ; il prétendait, pour se venger, non seulement dénoncer les friponneries du vieux avec le fisc qu’il avait fraudé, mais sans pudeur étaler la scène de fabliau gras qu’il lui avait jouée, avec le concours de la belle-mère. Le public ne demandait pas mieux que d’entendre. Mais la cour s’interposait : elle couvrait de son écu, à défaut de la vertu, (on eût été en peine de la rencontrer !) le Code. Le furieux refusait insolemment de se taire : il bafouait le président, et se fût colleté avec son avocat, s’il n’eût été tenu par les menottes. Pour mettre fiun à cette dispute, il fallut le faire sortir de la salle.

Le réquisitoire et la plaidoirie parurent, après, sans intérêt. On le rappela pour le jugement. Il ne faisait de doute pour aucun. À l’unanimité, le : Oui : « Coupable », — « en mon âme et conscience ». Sans circonstances atténuantes. La peine de mort.

Simon, tout rouge, mais impassible à la lecture de l’arrêt, darda son œil de braise ardente sur la Cour, les mesura tous à la ronde, férocement, puis il dit :

— « Je n’ai qu’un regret, c’est qu’il n’y ait pas en France une douzaine comme moi, pour vous crever la panse à tous. »

Aussitôt traîné hors du prétoire, il leur hurlait :

— « Assassins !… Je vous jette ma tête. Mangez-la ! »

Le public mugissait avec lui. Il paraissait pris de folie. Jamais spectacle ne l’avait mieux possédé. Le vrai « théâtre du peuple », tant cherché, le voilà ! Au moins, l’on tue, pour de bon ! La meute ne s’y trompe pas : elle sent le sang. Ils aboyaient. Il y avait des femelles, près de tomber en convulsions. Sans rangs de classe. On fraternise. Marc, livide, que Jean-Casimir entraînait, fut agrippé par une Bette méconnaissable, très excitée, qui déversait un flot de mots incohérents, riait, pleurait. À un moment, Jean-Casimir, qui la guettait, l’empoigna, quand elle allait tourner l’œil. Il la fit asseoir sur une marche de l’escalier. Elle ressaisit presque aussitôt le peu qui lui tenait lieu d’esprit. Mais ce fut pour être prise de nausées. Marc n’était pas loin d’en avoir aussi. Ils réussirent à lui faire descendre l’escalier. Mais au bas, dans un angle, elle vomit. Fraternellement, Jean-Casimir lui tenait la tête. Il voulait la reconduire ; mais il ne pouvait lâcher aucun des deux. Il les hissa dans un taxi, et donna l’adresse de Bette. Mais elle retrouva une vigueur inattendue pour protester : elle voulut qu’on la déposât chez Ruche. Dans le trajet, une fois encore, elle vomit. Jean-Casimir la monta chez Ruche ; il redescendit et rejoignit Marc dans le taxi, le mena chez lui, dans son hôtel. Marc, défait, se laissa conduire ; il n’osait pas desserrer les dents : le cœur était contre l’écluse. Il se trouva, sans savoir comment, dans la chambre de Jean-Casimir, sur sa chaise longue. Jean-Casimir lui disait :

— « Étends-toi ! »

Il eut honte. Il se fit dur. Il dit :

— « Ils ont bien joué ! Nous en avons eu pour notre argent ! »

Jean-Casimir n’en fut pas dupe. Il était trop fin pour reprendre avec lui ce sujet. Il regardait bouillir son café, dans un élégant filtre de voyage. Il le lui fit admirer ; et tandis qu’ils humaient l’arôme de leurs tasses, il prit son sourire d’Arlequin, pour demander :

— « Quelle est la bête ? »

— « La Bette ? » répéta Marc, étonné.

— « Je dis : « la bête de la Bette »… »

— « Je ne comprends pas. »

— « L’as-tu regardée ? »

— « La pauvre fille ! elle ne paie pas de mine. Elle a maigri. »

— « Mais non du ventre ! »

Marc s’exclama… Il avait compris… Ils ne parlèrent plus de Simon, aujourd’hui.


Le surlendemain, dans la soirée, Marc reçut la visite d’un homme jeune, dont le visage laid, ingrat, famélique, ne lui était pas étranger. Avant qu’il l’eût identifié, le visiteur s’était nommé : l’avocat de Simon. Il n’était pas très habile dans sa façon de s’exprimer, et sa parole n’avait aucun charme. Mais il montrait une sincère émotion. Il dit que son client s’était refusé à signer le recours en grâce, et que le dénouement était imminent, mais que Simon, en vain pressé d’exprimer ses derniers vœux, l’avait, à l’instant même où il se retirait, rappelé pour dire qu’il serait bien aise de voir Marc.

Marc ne l’était point. L’angoisse lui était remontée au cou. Mais d’une gorge contractée, il dit :

— « Je le verrai donc, si c’est possible. » Il espérait que ce ne le fût pas. L’avocat lui dit qu’il s’était assuré l’autorisation nécessaire, et que si Marc y consentait, on se rendrait sur-le-champ à la prison : un taxi attendait en bas. Du lendemain, on n’était pas sûr. Marc se leva :

— « En ce cas, allons ! »

L’avocat voyait son trouble, et le comprenait. Dans le taxi, il essaya de lui témoigner gauchement la commisération que lui inspirait son client ; il savait la cause perdue d’avance : c’est pourquoi, d’ailleurs on la lui avait laissée pour compte ; et il l’avait acceptée, ayant lui-même connu le désespoir où la misère, la soif de jouir qu’on ne pourra jamais satisfaire, et le féroce abandon des proches peuvent acculer un jeune paysan perverti de l’après-guerre, à Paris. Son amertume était profonde ; mais elle était sans vigueur. L’homme était né vaincu. Il ne faisait pas bon être pris sous son égide. Marc, qui écoutait sans trop entendre, s’écartait instinctivement.

L’ordre était donné, à la prison. Ils passèrent ; et, à la porte de la cellule, l’avocat, serrant la main de Marc, le laissa seul. Marc entra, comme dans la fosse.

Une lumière blanche, dépouillée de vie, tombait de la vitre d’en haut, grillée et dépolie. Il n’y avait point d’ombre. L’ombre est la vie.

Le mort était debout, dans un coin. Il vint à Marc, qui restait figé, au seuil, et sans le vouloir, recula d’un demi-pas, se heurta le dos contre la porte refermée. Simon perçut l’effroi, et ricana :

— « Tu as peur ?… Allons, mon gosse, remets-toi ! Ce n’est pas ta peau que l’on va prendre… Ta peau, veinard, elle est à toi. »

Marc rougit. Il dit avec honte et douleur :

— « Simon, crois-tu que je tienne à ma peau ? Mon Dieu, mon Dieu, pour ce qu’elle vaut ! » D’un ton bonhomme, Simon dit :

— « Elle ne vaut pas cher. Tiens-y, tout de même ! Elle te va. »

Il était debout devant Marc, jambes écartées, les bras ballants. Marc, qui n’avait pas osé encore le regarder, leva les yeux, vit la grosse face au crâne tondu, qui lui souriait sans méchanceté. Il eut un élan. Ses mains, peureuses, qui se dérobaient derrière son dos, se tendirent. Simon les saisit.

— « Une sale corvée, que je t’ai imposée !… Hein ! mon petit ?… Je le savais ! C’est même pour cela que je l’ai fait… J’avais parié ma tête contre moi-même que tu ne viendrais pas… Tu es venu, J’ai perdu. C’est tout gain… »

— « Simon, dit Marc d’une voix encore tremblante, en quoi puis-je t’aider ? »

— « En rien. En étant là. En me prouvant qu’il y a encore dans ce bordel du monde que je vais quitter, un petit garçon qui ne s’est pas encore vendu tout à fait, qui ne se renie pas, qui ne me renie pas… Tu as beau trembler… Si, tu trembles… Comme aux assises… Tu n’étais pas fort ! On t’a fait peur. Tu as eu peur, tu t’es dépêché de demander pardon, tu as retiré ce que tu avais dit… N’importe ! tu l’as dit… Tout seul contre les loups, les chats-fourrés et les cochons… Et ce n’était pas si mal pour un petit garçon ! Je t’en ai su gré. Il y a dans tes tripes plus d’honnêteté que dans tout le troupeau mis ensemble. »

Marc était plus humilié que flatté. Il eut un écart imperceptible, pour se cabrer, et il répliqua amèrement :

— « Merci du brevet d’honnêteté ! »

— « Tu te dis que je ne suis pas qualifié pour le donner ? Tu te trompes, mon petit. Je m’y connais !… Honnête, je n’entends pas un mouton châtré. Tu peux avoir sali ton poil, dans la sanie et dans le sang, tu es honnête si tu ne fuis pas, si tu ne dis pas lâchement :

— « Ça n’est pas moi » — si tu leur craches dans la gueule : — « Moi ! Me, me ! adsum qui feci !  » — si tu acceptes ta responsabilité. »

— « Et tu l’acceptes ? » demanda Marc.

— « Et je l’accepte. Et si c’était à refaire, je le referais… Je le referais, mieux. »

Marc n’avait pas envie de discuter. Il murmura :

— « A quoi bon ? »

— « À quoi bon vivre ? Vivre, c’est tuer, ou être tué. »

— « Non ! » cria Marc, en faisant un geste des mains, pour se garer, comme un enfant.

Simon le considéra avec un sourire de pitié.

— « Veau de lait ! il te faut toujours le pis de ta vache… Allons ! les cornes pointent pourtant, sous ton front. »

— « Dans l’arène, le taureau est toujours condamné d’avance. »

— « Eh bien, tâche au moins que le spectacle soit beau ! Et étripe le matador !… Moi, je suis resté, idiot, encornaillé aux entrailles des chevaux… Tu feras mieux. »

— « Et c’est pour me dire cela que tu m’as fait venir ? »

— « Et pourquoi pas ? » fit le cyclope, se redressant de toute sa hauteur. « Mon testament à la société ! »

— « Tu lui lègues un monstre ? »

L’œil unique eut un éclair de gaieté, s’humanisa. Simon pétrit dans ses poings rudes les maigres bras du jeune ami :

— « Pauvre petit monstre ! Il a peur de son ombre… Mais tu as beau faire, je te connais, tu combattras… Veux ou ne veux pas !… Qui naît taureau, taureau il meurt. On ne le coupe pas… Mais ça te regarde ! Je n’ai pas besoin de m’en occuper… Si je t’ai fait venir, c’est, mon garçon (je ne vais pas mentir, à cette heure), qu’on a beau s’être tanné, avoir le cœur plus dur que les poings, haïr les hommes, et regretter de n’avoir pu faire sauter la boutique, — au moment de s’en évader, on se sent, à des minutes, une faiblesse dans les jambes, et sur la langue — la langue sèche du taureau, — une démangeaison de lécher, une fois, une fois encore, le poil d’un autre taurillon… »

Il le regarda, qui eût voulu se dérober. Il sentait le frisson des bras sous ses doigts. Il lui souffla, avec une gauche tendresse :

— « Ça te coûterait trop de m’embrasser ? »

Marc l’embrassa, plus mort que vif.

— « Merci. Va-t’en ! dit Simon. Tu es le seul que j’aie aimé. »

Marc ne trouvait plus la porte. La poigne de Simon, fraternellement, l’y ramena. Il n’eut même pas la force de se retourner, pour dire adieu à l’homme qui allait mourir.


Le lendemain, la tête tomba.


Marc, en ces jours, déversait plus que jamais toutes ses pensées dans ses lettres à sa mère. Pour les âmes qui se sont proches, l’absence est le plus grand bienfait : elle les libère de la pudeur ; elle brise entre elles toutes barrières.

C’était une étrange correspondance. On n’eût point dit d’un fils et d’une mère. Ils se sentaient tous deux en marge de la société. Ils n’étaient pas seulement affranchis, au fond du cœur, de ses préjugés, de sa morale conventionnelle et de ses lois : — (des milliers d’hommes et de femmes, aujourd’hui, en sont là !) — ils s’étaient construit, d’un sûr instinct, leurs lois à eux. leur pacte moral d’alliance et d’union : — le pacte secret, inscrit par la nature, de la mère et de son petit, dans la jungle. À mesure que le petit avait grandi, les relations avaient changé de caractère, la mère avait insensiblement fait place à l’aînée, — plus proche : car ils sont maintenant sur la même rive, et le cours d’eau ne coule plus entre eux : ils s’y abreuvent, côte à côte ; chacun apporte à l’autre sa chasse — ses expériences de la jungle : ils les partagent, neuves ou anciennes ; et ce ne sont pas les plus anciennes qui semblent au jeune les moins neuves ; ni les plus neuves qui sont pour l’aînée les moins substantielles.

Marc lui a tout raconté du drame, que sa vie a côtoyé de si près qu’il lui semble que le couperet, en tombant, a sifflé près de son oreille. Il lui a dit que, si le coup ne l’a pas tranché, c’est une affaire de hasard : Simon aurait pu être Marc, et Marc Simon ; le désespoir et la démence, le crime, rôdent en chacun de nous : l’un résiste, l’autre succombe, sait-on pourquoi ? « Ç’a été lui, ç’aurait pu être moi. Je n’ai le droit de condamner personne… »

Il n’est pas surpris d’entendre Annette qui lui répond :

— « Non, ni toi ni moi n’avons le droit de condamner ce malheureux. »
et qui lui parle de Simon avec une pitié qui a compris. Mais elle ajoute — (et son cœur sursaute) :

— « Mais il n’est point vrai, mon Marc, qu’il aurait pu être toi, que tu aurais pu être lui. Tu es celui que tu es : toi… Mon fruit… Il peut être arraché de l’arbre. Il ne peut être véreux… Le crime et la honte rôdent, oui, je le sais, en toi, en moi. Mais ils n’entreront point dans notre lit. Tu aurais beau être tenté… (Tu l’as été… Tu ne me l’as point dit, mais je m’en doute… Et qui te dit que je ne l’aie pas été ?…) Mais, grâce à Dieu, ils ne veulent pas de nous ! »

Marc se sent chaud par tout le corps. Et il frémit… « Tu l’as été… » — Et elle aussi, cette femme, elle « l’a été !… » Et elle le lui dit !… Elle vient, d’un geste, de balayer sa peur secrète. Si elle a frôlé les mêmes abîmes et est si sûre de ses pas, il ferait beau voir que lui, un homme, ne le fût point ! Pour l’éprouver, il va pourtant dans ses confidences plus loin qu’il n’a jamais été. Il lui écrit certaines heures de cette démence qui couve au ventre des jeunes hommes, et où il s’est réveillé en sursaut, haletant, les doigts crispés, au bord de l’infâme. Après, il pense : — « Qu’ai-je dit !… » Mais elle répond :

— « Tu as été au bord. Tu as vu au fond. C’est bien. Tu ne seras plus pris au dépourvu. J’ai fait mon Marc, pour qu’il risque. Mais je l’ai fait, pour qu’il résiste. Risque ! Je risque, et j’ai risqué. Il n’est pas donné à tout le monde de se perdre. »

Et elle ajoutait, avec son libre sourire, grave et malicieux :

— « J’ai essayé, vingt fois. Jamais je ne l’ai pu. Tu ne seras pas plus habile. Résignons-nous, mon petit, et embrasse-moi ! »

Quand il fut à ces lignes, Marc trépigna de joie. Le carreau de sa chambre en trembla. Il souffla de ses lèvres la honte, avec une bouffée de cigarette.

— « Va dans d’autres poumons ! »

Ce jour-là, dans les rues, il aspirait, par bravade, l’air souillé. Il disait :

— a J’ai mon air. J’ai, sous mes pieds, ma terre ferme. J’ai dans mon sang, ma Rivière. »


Mais la rivière ne roulait point l’or. Et la vie fut dure, cet hiver-là. La chance ne favorisait point le courage de Marc ; et sa santé eut à souffrir des privations. Il se refusait à faire appel à sa mère ; et même, il eut l’absurde amour-propre de lui refuser l’offre d’argent qu’elle lui faisait. En premier Heu, il n’était pas sûr qu’elle ne se privât point. Et en second, ce sot petit coq n’admettait pas de recevoir de l’argent d’une femme… Est-ce qu’une mère est une femme ?… Eh bien, pour lui, oui !… Sa lettre de refus claqua sèchement : — « N’insiste pas ! » — Elle n’insista pas… Ces stupides hommes !… Elle était bien aise qu’il en fût un.

Mais s’il ne prenait point l’argent de Annette, il se tenait à sa pensée ; et s’il ne l’avait portée en lui, ce dur hiver, il se fût senti bien seul et transi. Il s’y réchauffait, comme à un feu que nul ne voyait. Même pas elle, à ce qu’il croyait. Mais elle était trop liée à lui par les fibres les plus secrètes, pour ne pas voir luire dans certains mots rudes et serrés, comme des blocs de charbon, le grain de feu concentré. Elle se devinait obscurément l’objet d’une exaltation violente et pure, presque religieuse. Elle la jugeait absurde ; mais elle en avait au cœur une humble gratitude. Il faut aux combattants une illusion d’amour et de vénération… « Non sum digna… Mais je te remercie, mon petit chevalier… »

Cette étrange communion, entre eux inexprimée, porta le jeune combattant sur les eaux noires et glacées de ces mois de solitude et de gêne, sans y couler… Mais il avait bien froid aux pieds ! Et il claquait de la semelle, dans la rue, attardé, cette nuit-là, quand il crut apercevoir, au travers du brouillard, dans un coin du trottoir mal éclairé, une forme connue. Il fit un brusque crochet pour la voir sans être vu. Il ne se trompait pas : c’était elle — c’était Ruche. Collée contre un kiosque à journaux fermé, de façon que ne l’atteignît point la lueur du fanal électrique, elle guettait la porte d’une maison. Elle était comme à l’affût, tapie, l’avant-corps projeté hors de l’abri. Marc s’arrêta, se dissimulant à quelques pas. La rue était déserte. Une horloge marquait une heure du matin. Ruche ne bougeait point. Son regard était rivé à la porte fermée… La porte s’entr’ouvrit. Ruche fut près de bondir ; et son bras droit jaillit de l’ombre, pointa, mais aussitôt se replia… L’homme qui sortait n’était pas celui qu’elle attendait… Elle s’était de nouveau tapie, écoutant s’éloigner les pas de l’étranger. Et Marc s’était replié aussi. Mais il avait vu le bras, et il savait maintenant. Il s’approcha sans bruit, tourna autour du kiosque, et la saisit. Elle eut un sursaut d’effroi et de colère, elle se débattit, sans un cri, mais enfonçant ses griffes. Marc avait commencé par lui arracher l’arme, en lui tordant le poignet. Il l’immobilisait durement contre le mur, tout en soufflant à la nuque de la femme enragée qui, penchée sur sa main, la mordait :

— « Ruche ! C’est moi ! C’est Marc ! Ruche, ma petite, ne crains rien !… Veux-tu lâcher ! »

Après une lutte brève, mais violente, la frénétique, vaincue, céda. Ses derniers soubresauts s’apaisèrent en une crise de sanglots. Marc la serrait, la bouche en pleurs, contre sa poitrine…

— « Allons ! allons !… »

Il lui releva le menton ; faute de pouvoir atteindre son mouchoir, il lui essuya, d’un geste de nourrice, les joues, le nez, avec ses doigts ; elle se laissait faire, effondrée. Il lui renfonça sur le front son casque d’étoffe, chaviré ; il rajusta le désordre du manteau dégrafé ; et quand il la vit sans résistance, il lui passa le bras sous le bras, emboîta sa main sous le coude, et l’entraîna. Elle allait comme une somnambule… Où allaient-ils ? Ils ne savaient. Elle n’avait point d’avis à donner. Où il allait, elle allait, sans voir, traversait la rue, tournait à droite, à gauche, docilement. Que lui importait ? Elle eût été aussi bien au fond de l’eau. Marc parlait machinalement, sans que ni elle ni lui entendissent ce qu’il disait. Il se demandait : — « Que vais-je en faire ? »… La ramener chez elle ? La laisser seule dans cet état, n’était pas humain, ni prudent. Ses pas le conduisirent vers son hôtel de la rue Cujas. À la porte, il se décida.

— « Monte !… »

Et il pensa, à haute voix :

— « Chacun son tour ! »,…

C’était à lui d’abriter la désespérée.

Elle n’objecta rien, elle ne fit aucun geste de refus ou d’acquiescement. Elle monta.

Dans la misérable chambre, sale, en désordre (il eut honte qu’elle la vît, mais elle ne voyait rien…) elle restait debout et figée. Il la fit asseoir sur son lit ; elle exécutait tous les mouvements qu’il lui faisait faire, sans réagir, les bras pendants, les deux mains posées à plat. Il fronça le sourcil, se mordit les lèvres, et se résolut. Il lui enleva son bonnet, il lui dégrafa son manteau, il lui défit ses chaussures, et l’étendit sur son lit. Le corps avait maintenant une réaction nerveuse, il frissonnait sous une vague de froid. Marc murmura :


— « Entre dans le lit !… Laisse-moi faire, ma petite ! … »

Il la souleva, pour ouvrir sous elle les draps. Elle se laissa déshabiller, les yeux ouverts, le regard absent. Ses épaules maigres ne percevaient pas le contact des doigts maladroits qui la dépouillaient. Il couvrit le lit de tout ce qu’il trouva dans sa malle de lourd et de chaud, de ses vêtements. Et tandis qu’il lui faisait chauffer une boisson sur sa lampe à alcool, il était assis près du lit, et glissant un bras sous les draps, il lui réchauffait entre ses doigts les pieds glacés dans les bas. Ils s’absorbaient tous les deux dans la même immobilité d’épuisement. Le grésillement de la bouillotte qui débordait sur la flamme l’en arracha. Il se releva, il fit un grog, il souleva la tête de la femme, afin de lui faire absorber quelques gorgées. Le liquide d’abord lui ressortit de la bouche ; il lui coula du menton le long du cou ; la brûlure la réveilla. Elle regarda Marc enfin avec des yeux qui consentaient à le voir. Elle regarda ses yeux inquiets, le verre fumant qu’il tenait, ses gestes gauches qui tâchaient de lui introduire dans la bouche une cuiller. Elle ouvrit le bec et avala, comme un enfant. Un peu de couleurs lui revint aux joues. Elle écarta le biberon, d’un mouvement ébauché de la main. Marc, soulagé de la voir revenir à la vie, lui serra les tempes entre ses doigts, et lui dit

— « Maintenant, dors ! As-tu bien chaud ? »

Et presque aussitôt, il remarqua sous la tête la taie sale de l’oreiller et il fut accablé de confusion. Au lieu de le cacher, il dit :

— « Pardon ! »

Et il alla chercher une serviette propre pour l’étendre entre l’oreiller et la tête. Cette honte naïve réveilla Ruche tout à fait ; et même, après avoir soulevé un coin de la serviette, elle sourit, elle enleva la serviette, la laissa tomber sur le parquet, et, appuyant la joue sur l’oreiller, elle ferma les yeux.

Marc attendit encore un moment, puis, la voyant tranquille, il s’installa, comme il pouvait, sur deux chaises, et il éteignit sa lampe.

Dans l’obscurité, la voix de Ruche dit :

— « Mais toi, comment vas-tu passer la nuit ? »

— « Ne t’inquiète point ! Je suis bien. »

— « Tu ne peux pas dormir sur une chaise. »

— « Ce ne sera pas la première fois. »

— « Eh bien, au moins, viens appuyer ta chaise contre le lit, pour ne pas tomber ! »

Il s’installa sur les deux chaises, le long du lit, les pieds vers la tête de Ruche, et la tête presque appuyée sur ses pieds.

— « Oui, tiens-les moi ! dit Ruche. Ça me fait du bien. »

Il les reprit.

Après un temps, elle dit :

— « Tu es bon. »

— « Je ne sais pas… Je ne crois pas… »

— « Quand je dis : « bon », c’est par comparaison. »

— « Avec qui ? »

— « Avec les autres chiens. »

— « J’en suis, aussi. »

— « Et moi, une chienne. »

— « Oui, tu l’étais, cette nuit. »

— « Et n’avoir même pas été capable de lui déchirer le ventre ! »

Elle lançait des coups de pied dans le lit.

— « Allons, assez ! Ne gigote pas ! Tu es à l’attache. »

Il l’enserrait rudement aux chevilles.

— « Écoute, Marc, il faut au moins que tu saches, puisque le sort a voulu que tu te jettes dans ma toile… »

— « Je n’ai besoin de rien savoir… Et quoi savoir ? Une stupide histoire d’amour trompé — si on peut appeler ça, de l’amour »

— « Oui, moi, je l’appelle… Et qu’est-ce que cela me fait, qu’on l’appelle ainsi ou autrement ?… Il m’a voulue, et je l’ai voulu. Il m’a prise, et je l’ai pris. Et il me jette, il en a assez. Il veut une autre, il prend une autre. Je veux le tuer… »

Marc gronda :

— « Ruche, c’est fini, ces bêtises ? Tu ne vas pas recommencer ? »

Ruche avala sa salive, respira fortement deux ou trois fois, puis elle dit :

— « C’est fini. Oui. Le coup est manqué. On ne le refait plus… Mais j’ai besoin de te raconter, pour me soulager, pour me venger… »

— « Ma pauvre fille, tes petites histoires me dégoûtent. Tais-toi !… Et puis, je n’en peux plus de sommeil. Je meurs… »

Ruche rit nerveusement :

— « Tant pis !.. Meurs !.. Et écoute !… Ça m’est égal, que tu aies dégoût. Je l’ai aussi. Je t’en frotterai le nez… » (Elle lui avait empoigné la tête par les oreilles, et lui frottait le nez contre son drap)… « Tu as fait le terre-neuve, tu m’as sortie de l’eau, malgré moi… Tant pis pour toi ! Il faut, pour compléter le sauvetage, que tu absorbes ma poche à fiel. »

— « Allons ! » fit Marc, résigné.

Mais il ne tarda pas à s’assoupir. Ruche, assise dans le lit, penchée sur lui, lui débitait furieusement sa chanson et, pour rappeler l’attention partie, elle lui secouait de temps en temps la tête, où ses doigts fiévreux fourrageaient. Mais le sommeil était le plus fort. Marc percevait seulement ce grondement comme une berceuse, un peu agitée… Il pensait à une nuit en mer… Et la dernière conscience qui persista fut celle, dans ses mains, des deux pieds qui remuaient, remuaient, se repliaient comme des mains, tandis qu’elle parlait…

Bien qu’elle sût que depuis longtemps il n’entendait plus, elle alla jusqu’au bout de son histoire. Et alors seulement, repue et dégorgée, elle s’arrêta. Au silence brusque du moulin, Marc fit un mouvement dans son rêve. La chaise sur laquelle étaient ses jambes bascula. Ruche l’attrapa par la ceinture, et des deux bras passés autour des hanches, elle fit glisser le dormeur sur le lit, auprès d’elle. Il était tout habillé, mais les pieds nus. Elle les posa sur l’oreiller, près de sa joue, et la tête de Marc à ses pieds. Et dans le sommeil elle le rejoignit. Ainsi, ils passèrent la nuit, côte à côte, elle dans les draps, et lui dessus. Les deux étaient écrasés de fatigue. Ils formaient bloc. Ils dormirent comme on peut dormir à cet âge, sept heures d’affilée, sans un mouvement. Il était près de onze heures du matin, quand ils se réveillèrent à la même place, les deux ensemble.

Marc, stupéfait, se mit d’un bond sur son séant, vit contre ses pieds la joue de Ruche, les retira précipitamment sous lui en balbutiant :

— « Pardon, pardon !… »

Ruche rit, et dit :

— « Merci ! »

en s’asseyant, comme lui, sur ses talons. Ils étaient là, à se dévisager, accroupis sur le lit, comme deux bonzes.

— « Tu me fais honte », dit Marc.

Ruche frotta son nez contre celui de Marc.

— « Aie honte, aie honte, stupide gamin !… Je n’ai jamais eu un meilleur oreiller… Quel bon sommeil ! Je suis lavée, je suis vidée de tout ce fiel qui m’infectait. Je suis sûre que tu n’as rien écouté, rien retenu de tout ce dont je t’ai arrosé, cette nuit… »

Marc chercha :

— « Pas un mot. »

— « Ça ne fait rien ! Tu as reçu tout le paquet. Et, mon ami, tu as beau faire, tu le retrouveras, par morceaux, un jour ou l’autre : car je te l’ai infiltré, par les os du crâne : j’avais collé dessus ma bouche, pour parler. »

— « Joli cadeau ! »

— « Qu’est-ce que tu veux ? On ne se soulage qu’en se vidant de sa charge sur un autre. »

— « Et tu es soulagée ? »

— « Absolument. L’estomac vide. Le cœur libre. Nette et fraîche. »

— « Alors, c’est bon. Je ne dis plus rien. »

— « Et tu fais bien ! Car si tu osais maintenant faire allusion à quelque chose de cette nuit, je nierais. Je nie… Ose un peu !… Il ne s’est rien passé du tout. »

Elle le défiait. Il en restait, bouche bée, devant l’aplomb de ce visage riant et reposé, qui ne gardait plus trace des convulsions de la nuit.

— « Sacrées femmes ! dit-il. Elles ont sept âmes et sept visages. »

Ruche dit :

— « C’est bien peu. »

Elle lui prit les joues entre ses mains et les pinça :

— « Mon bon garçon !… Mon petit garçon !… Comme tu es maigre !… Ce que je te dois !… T’en fais-tu seulement une idée ?… Non, n’essaie pas ! C’est mieux que je sois seule à m’en rendre compte. »

— « Mais je m’en rends très bien compte, aussi. »

— « Voyez-vous ça !… L’outrecuidant ! Sot vaniteux ! … Il va me faire valoir maintenant les services rendus… Il prétendra peut-être me les faire payer… »

— « Mais parfaitement ! Il faut payer. »

— « Juif !… Dis le prix ! »

— « Que tu t’engages envers moi à ne plus jamais recommencer. »

— « À chaque fois que je recommencerai, je viendrai, avant, te demander la permission. »

— « Et si je refuse ? »

— « Je t’obéirai. »

À la raillerie avaient succédé brusquement un ton de voix ferme et sérieux, et des yeux francs, qui disaient :

— « Fini de jouer ! »

— « Tope ! dit Marc. Tu es liée. »

Ils se prirent les deux mains.

— « Et maintenant, dit Ruche, dépliant ses jambes du fourreau, allons manger ! J’ai une faim… »

Elle sauta sur le plancher.

Marc était embarrassé. Sa bourse était plate. Ruche s’en doutait. Elle lui dit effrontément :

— « Et je t’entretiens. C’est moi qui paie ! »

Marc protestait énergiquement.

— « Mon petit, tu en passeras par ma volonté. Autrement, il n’y a rien de fait ! Je recommence ma tuerie. »

Marc discutait.

— « Ferme ton bec ! Tu le rouvriras devant l’assiette. »

— « Ruche, tu veux m’humilier. »

— « Mais certainement ! C’est excellent pour ta santé. Tu crèves d’orgueil. Il faut que je le saigne. Tu m’as lessivée. Chacun son tour !… Et dis-moi, n’est-ce pas ? Tu n’as jamais mangé de l’argent d’une femme ? »

— « Sûrement que non ! »

— « Parfait ! tu mangeras du mien. »

Elle se frottait les mains, fit une pirouette, lui prit le bras, le lui pinça dans l’escalier, et sortit avec lui, dans la rue.

Au restaurant d’étudiants, ils dévorèrent la viande saignante. Ruche ajouta à l’ordinaire un entremets, un Brie bien gras, et un vieux Beaune. Ses yeux brillaient de malice et le narguaient. Il n’eût pas fallu la défier ! Marc se laissait faire, résigné — bien satisfait — la conscience muette et engourdie, comme un chien de garde qu’on a repu. C’était bon de manger, une fois, à sa faim !

Quand ils ressortirent, Marc devait se rendre à son travail. Ruche lui dit :

— « Donne-moi ta clef ! »

Il la retrouva, le soir, installée dans sa chambre, au milieu de ses chemises et de ses chaussettes, qu’elle reprisait. Tous ses tiroirs et sa malle étaient vidés. Papiers, effets, encombraient le lit, les deux chaises, et le parquet. Et tout n’était pas propre, il s’en fallait ! Marc jetait son linge sale, dans le recoin d’un placard. Ruche avait tout sorti, rangé, compté, examiné, et même, elle avait fait dans la cuvette un blanchissage. Devant la fenêtre, sur une corde, des flanelles et des mouchoirs s’égouttaient.

Marc aurait voulu rentrer sous terre. Rien ne lui était plus sensible que de laisser voir ses misères de corps et ses hontes sous-vestimentaires. Il s’affaissa sur le lit, cachant sous sa main ses yeux. Il répétait, d’un ton plaintif :

— « Ah ! non, non, non !… »

La voix de Ruche, avec bonhomie, dit :

— « Allons, allons !… Est-ce que ça n’est pas tout naturel ?… »

Il gémit :

— « Toutes ces guenilles… »

— « Précisément. Elles avaient grand besoin de mes doigts. »

— « Non ! Les salir dans ces ordures ! »

— « Si tu crois qu’ils n’ont pas l’habitude ! Quand on est femme, on en voit d’autres ! »

— « Ça n’est pas bien ! Non, non ! Tu n’avais pas le droit… »

— « J’ai le droit que je prends. Il fallait bien qu’après cette nuit, je reprenne sur toi l’avantage… Je l’ai repris. Je m’en suis donné, cette après-midi !… Je te l’avais dit : « Je te lessiverai »… Je t’ai lessivé… Petit saligaud !… »

Marc s’enfuyait de la chambre, suffoqué de honte. Ruche envoya promener l’ouvrage qu’elle faisait, rattrapa Marc par le bras, le ramena :

— « Mon cher petit gosse… Je t’aime mieux, ainsi… »

Marc continuait de détourner la tête. Ruche la lui prit au menton, la fit tourner sur son pivot :

— « Gros bêta !.. On est frères, — frères de misères… »

— « Frères cochons », fit Marc, grognant, riant, touché.

— « Qu’est-ce qu’il y a de mieux ? »

Il l’aida à ramasser le linge. Le jour tombait. Il fallait allumer.

— « Assez pour aujourd’hui ! dit Ruche. Il y en aura bien encore pour une après-midi. Je reviendra demain. »

— « Comment ! fit-il, tu pars ? »

— « Naturellement. Je rentre chez moi. »

Elle vit son regret.

— « Oui, mon ami. On ne risque pas deux fois la belle aventure de cette nuit. »

Il avait l’air penaud. Elle rit.

— « Tu ne trouves pas ? Quand ç’a été, pour une fois, par impossible, si réussi, ce serait tenter le diable que de recommencer. »

— « Le diable ne demanderait pas mieux que d’être tenté. »

— « Parbleu !.. Et la diablesse ! »

— « Alors ?… »

— « Alors, non. »

— « Tu as raison. Ce qu’on a eu, c’est trop bon. »

Elle enfonçait du doigt ses cheveux sous sa capuche, en se regardant dans le miroir pendu à la fenêtre ; elle voyait Marc derrière son dos :

— « Tu es tout de même un bon garçon. »

— « Et toi, pas si mauvaise ! »

— — « Mais très suffisamment, je t’assure, pour mes amants. »

Elle se retournait, dressée sur ses ergots.

— « Et alors, nous ? »

— « Et alors, nous… Justement !… Quelle veine qu’on ne le soit pas !.. Allons, ne fais pas ta moue de politesse ! »

— « Pas de politesse ! »

— « Si, menteur !.. Et dis avec moi : « Quelle veine !… »

Il lui tendit les mains. Elle les prit.

— « Quelle veine qu’on soit toi, qu’on soit moi, et qu’on se tienne les mains ! »

Narquoise :

— « C’est les pieds qu’on se tenait. »

— « Tu as marché sur moi, et j’ai marché sur toi. Amis, amants, si on ne l’est. Ruche, qu’est-ce qu’on s’est ? »

— « On s’est sa terre. On enfonçait dans le bourbier, on a repris pied, on a repris terre. Maintenant, on repart. Pour le départ, — une fois n’est pas coutume — on peut s’embrasser. »

Ils le firent, à pleine bouche, comme deux gamins.

— « Mais tu reviens ? » demanda Marc.

— « Il le faut bien ! Gueux, j’ai tes nippes… Et puis, nous n’avons rien dit, aujourd’hui. Demain, on cause. »


On ne causa point, le lendemain. Quand Marc rentra de son travail, attardé, Ruche déjà s’était évadée, — le tas de linge bien rangé, une seule paire de chaussettes sur la table, avec sa paire de brèches étalée, par où devaient passer au moins six sur les dix doigts. C’était comme une impudente carte de visite, qui disait : — « On me reverra demain. »

On la revit. C’était samedi. On avait l’après-midi pour causer. Elle était assise sur le lit. Lui, sur une chaise, à califourchon. Ils se brûlaient les doigts à leurs cigarettes, en oubliant de les fumer. L’intimité s’était faite, sans la chercher, tout uniment. Ruche se dévidait de ses mystères. Belle forfanterie que ses amants ! Elle n’en avait jamais eu d’autre que celui de l’embuscade de l’autre nuit. Elle convenait railleusement, avec un cynisme de parade, que dans sa vie très libre à Paris et qui avait couru après les risques, elle n’avait jamais pu se décider à sauter le pas : une répulsion quasi-physique l’en défendait, au dernier instant. — « Cependant, protestait-elle, je suis entière, je suis saine, j’ai des besoins, je n’ai pas peur de les satisfaire, je l’ai bien vu avec cet idiot-là !… Mais pourquoi faut-il que ce soit précisément avec cet animal, ce grand cheval… (Je voudrais lui casser le fouet sur le dos)… plutôt qu’avec quelqu’un qui me ragoûte… par exemple, toi ?… »

Marc la laissait parler. Puis, il dit :

— « Au fond, tu es une bonne femme française, qui t’obliges à jouer un rôle pas ajusté pour toi. Tu t’y entêtes, par dépit, par défi contre tes vieux. Ta place serait bien mieux dans ta province, à côté d’eux… » (Elle protestait)… « Tu n’es point faite pour guetter, la nuit, des amants avec une carabine. Tu es faite pour garder dans ton lit un mari, un bon, un seul, pour toute une vie, et fabriquer avec, consciencieusement, des enfants — des ribambelles… Je les vois qui te pendent aux tétons… »

— « Je n’en ai point. Mets-y la main ! »

— « Les petites vaches donnent le meilleur lait. »

— « Même pas une vache ! Une bique maigre, qui court aux champs. Et tu t’imagines qu’elle se laissera attacher à une haie, pour toute une vie ! »

— « Tu garderas, si tu le veux, la bique en tête, cabriolant, mordant, mâchant, aux autres haies. Tu tromperas, dans ta tête, plus de dix fois ton mari… Et même, mon Dieu, je ne vois pas d’inconvénient à ce que tu le coiffes, une ou deux fois. Une ou deux fois, dans toute une vie, ça n’est pas une affaire !… »

— « Je voudrais t’y voir, grand brigand ! »

— « Non, non, il ne s’agit pas de moi. »

— « Mais dis-moi, Marc, dis-moi franchement, depuis le temps que nous nous connaissons, tu n’y as jamais pensé une seule fois ? »

— « À quoi ? »

— « À ce que je te coiffe ? »

— « Non, vraiment non. Et tu y penses ? »

— « J’essaie en cet instant. Je ne peux pas. »

— « On n’est pas fait pour l’attelage. »

— « Et pourtant, on se comprend si bien ! Tu es le seul qui aies vu en moi, et je te vois… C’est pour cela, précisément ! Il n’y a, pour s’unir que ceux qui n’y voient goutte. »

— « Il faut la nuit, pour qu’on se prenne. »

— « Toi, tu l’auras, tu te la feras, j’en suis certaine, tu tomberas dans la toile de celle qui pourra le plus te nuire. Tu ne voudrais pas d’une tout unie, de tout repos, dont tu sois sûr. Il ferait trop jour ! »

— « C’est peut-être vrai. »

— « Chacun des deux sait mieux le destin de l’autre, ce que l’autre doit faire pour son bien. Et naturellement, l’autre ne le fera pas ! »

— « Alors, je n’ai pas trop mal vu — tu en conviens ? — ce que tu devrais être, ce que tu es ? »

— « Ce que je ne suis pas. Oui, cette vie que je mène à Paris, tu as dit vrai, je m’y massacre. Je suis née Ruche, une ruche à moi, au soleil ardoisé de ma Loire. Mais ces énormes termitières, avec leurs champignons de pensées empoisonnées, me gorgent de dégoût et d’horreur. Je voudrais pouvoir y fiche le feu. Vivement, les gaz, qu’on en finisse avec ces saletés ! »

— « Eh bien, va-t’en ! Fuis ! Retourne aux champs ! »

— « Je ne peux pas. »

— « Pourquoi ? »

— « Il y a mon vieux. Il m’a défiée. »

— « Tu crois que la leçon que tu lui as donnée ne suffit pas, pour qu’il se tienne sage ? »

— « Oh ! je ne le crains plus ! Il est malade. Il se tiendrait coi. Il n’aurait qu’une peur, c’est que je reparte. »

— « Alors ? ».

— « Alors, c’est à lui de faire les premiers pas. »

— « Qu’il demande pardon ? »

— « Qu’il tende les pouces ! »

— « Et s’il ne le fait, tu ne bougeras pas ? »

— « Non, sûrement non ! »

— « Tête de bourrique ! »

— « Tête de bique !.. »

Il recommença ses exhortations. Elle écoutait, elle se taisait, elle trouvait in petto qu’il avait raison. Mais elle était bien résolue à garder son tort.

Pour détourner la conversation — (mais elle suivait obscurément sa pensée) — elle lui parla de Bette. La grossesse avait failli se dénouer tragiquement. La petite bourgeoise affolée, qui continuait niaisement à la nier, quand elle s’étalait comme le nez dans le visage, n’avait su ni l’accepter, ni la refuser. Par triste bonheur, une chute dans l’escalier l’en avait délivrée ; mais sa vie avait été bien près d’y rester.

— « Et qui était le drôle ? » demanda Marc.

— « Elle n’était même pas capable de le savoir exactement. Bonne, faible, simple, sotte, ils ont joué d’elle, tant qu’ils ont voulu. »

— « Qui ? »

— « Tous, Véron, Simon, Chevalier, toute la bande. Tu es le seul qui n’y ait point passé. »

— « Ma pauvre Ruche ! Je comprends ta haine. »

— « Non, c’est une faute, même de haïr. Il faut savoir qu’il n’y a qu’une loi dans la jungle : être le plus fort. Malheur à ceux qui se font rouler ! »

— « On ne peut pas toujours être sur la défense. »

— « Attaque, alors ! Pas d’autre choix ! »

— « Et nous, en ce moment, Ruche ? »

Elle vint s’agenouiller devant lui, et posa la joue dans ses mains :

— « Trêve de Dieu. »

Il lui caressa doucement la tête :

— « Eh bien, il faut en profiter. Sauve-toi, Ruche ! Pars de la jungle ! Tu finirais par y laisser tes os, tes petits os blancs. Et ce serait piteux. Tu vaux bien mieux que tu ne le veux. Tu as beau tâcher de le faire croire. Je ne te crois pas… »

Ruche lui embrassa le creux des mains :

— « Mais qu’est-ce que nous avons tous ? Nous sommes piqués… »

— « Tout est troublé. La guerre, les guerres, la sauvagerie des temps nouveaux, qui ont détruit tous les vieux nids, ont mis la folie chez les fourmis. Toi qui le peux, refais le tien ! C’est le plus sûr. Je pense bien que tu ne t’en tiendras pas à ton nid. Mais il t’en faut un. Pour rebâtir, il faut commencer par le commencement. Fais ta cellule, ton rayon, et puis ta ruche. »

Ruche se releva, soupira, se recoiffa, siffla, se détendit les bras, dit ;

— « Père Marc, tu devrais prêcher le catéchisme. »
lui rit au nez, le lui tira, et s’en alla…


Elle ne fît rien, elle laissa passer le temps. Un jour, elle revint, gantée de noir :

— « Le vieux est mort. Tu avais raison. J’ai trop attendu. Je m’en vais. Trop tard !… »

Elle parlait sans émotion. Mais il vit la peine et l’amertume des remords.

— « Ce qui est fait est fait, dit-il, en lui serrant la main. Ma Ruche, regarde devant toi ! »

— « Ta Ruche, oui, eh bien, on la refera. On tâchera… Mais toi, mon petit, je m’inquiète, c’est toi qui restes… Promets-moi qu’au moins, un jour, tu y goûteras ! »

— « À quoi ? »

— « À Ruche. À moi. À ma famille. À ma maison. »

— « Je promets. Ruche. Fais ton miel ! »

Ils se serrèrent dans leurs bras.

Marc replongea dans la cuve. Il était alors dans cette fureur de jeunesse, « où ton cœur se fond dans l’ouragan, où tout sonne en toi, et frémit, et tremble… », — cette participation aux forces élémentaires, que le jeune Prométhée de Francfort clamait, les cheveux au vent, dans son Chant du voyageur dans la tempête. Marc n’avait pas, hélas ! sa magnificence de dons lyriques. Moins encore il possédait ses privilèges de jeune grand-bourgeois, qui connaît toutes les faims de l’esprit, mais jamais celle de l’estomac et la misère du corps épuisé, qui se surmène pour gagner son pain. Il avait le sentiment de sa force torrentielle, de sa communion avec la Nature, bonne ou mauvaise : même chair…

 « Celui que tu n’abandonnes pas, Génie,
Ni la pluie ni l’ouragan
Ne lui feront frisson au cœur.
Celui que tu n’abandonnes pas, Génie,
Chantera en face de la nuée pluvieuse,
Chantera en face de la trombe de grêle,
Comme toi, l’alouette, Comme toi, là-haut…
Celui que tu n’abandonnes pas, Génie… »

Le génie — le démon — n’abandonnait pas… Il battait des ailes, en furieux. Mais (assez menti, poètes !) l’alouette là-haut ne vole et ne chante que parce qu’elle est soûle du grain pillé en bas. Tu n’en as jamais manqué, Prométhée du Mein ! Mais Marc devait chercher le sien, comme les moineaux de Paris dans le crottin. (Et même le crottin se fait rare, dans la ville qui pue la benzine d’autos.)

Il se consumait éperdument, sans pouvoir jamais trouver l’aliment et le repos indispensables à entretenir un jeune corps qui brûle par tous les bouts. En fin de compte, il avait attrapé, pour un temps, un emploi mal rémunéré et fatigant de placeur et poseur d’appareils de radio. (Comme tous les garçons de son âge, — même les moins inclinés aux sciences, — il tripotait les « mécaniques », avec aisance). Il se trouvait donc enrôlé dans l’équipe de ceux qui brassent cette machine invraisemblable à fabriquer la bouillie cérébrale du nouveau genre humain, en le bourrant d’une macédoine de bruits, sons musicaux et leur vermine (on les appelle : parasites), chuintements, grincements, grondements, pétarades électriques, sifflets qui crèvent le tympan, — une tour de Babel de sermons et de réclames d’apothicaires ou de tribuns, une foire sur la place de « m’as-tu vu ? » de la politique et des tréteaux, jazz et chorals, pas-redoublés et symphonies, juxtaposés, superposés, à deux, à trois, à cinq étages, — un défilé de cornets à piston et de clairons, ( « Dieu ! que j’aime les militaires ! » ) avec la Neuvième de Beethoven — une parade électorale, sur une mélopée de Debussy, — ou le grand-gousier d’un commis-voyageur toulousain, duellant avec le vocifero d’un ténor de Milan… Ce défilé abracadabrant de tous les pays, par rangs d’ondes, qui fait de la carte de l’Europe un puzzle, où toutes les langues, où toutes les races sont malaxées sous le rouleau en une seule pâte qui n’a de nom qu’à Capharnaüm… Mais il faut bien songer aussi — (nul mal sans bien !) — à l’extase hallucinée des pauvres vieux Schulz abandonnés, cloués au foyer, que vient visiter dans leur lit telle divine messagère, expédiée des lointains du monde…

Marc, surmené, astreint tout le jour au maniement des outres à Éole, sortait de la cuve aux sons, l’ouïe pullulante de vibrations jusqu’à la fièvre. Il semblait que se fussent ouverts à son oreille de jeune Siegfried tous les frémissements de la forêt. Mais ce n’étaient pas les beaux bois frais des bords de la Sihl, où se détendait l’oreille hantée de Wagner. Marc entendait des harmonies sortir de barres de fer sur un camion, du rail qu’ébranle le lourd tramway, de tout ce qui l’entoure, de tout ce qu’il touche, de la feuille qu’il froisse, d’un tintement de vitres dont il sursaute, de l’air qui bruit dans ses oreilles… Plus de repos !… Nulle part, un trou de néant où s’engloutir… Est-ce là cette musique des sphères, que nous promettaient les grands menteurs de la Grèce et de Rome, aux oreilles bouchées, si peu musiciens (ils n’entendaient rien !) Merci de Dieu ! Qui nous rendra le silence, la mort sans oreilles, la bonne tombe !

Marc achevait de se détraquer, en usant de l’éther, qu’un mauvais garçon lui avait fait goûter. Il avait des crampes et des cauchemars, une conscience exacerbée, désagrégée, qui perdait son moi, ou le retrouvait multiplié, par morceaux, en tourbillons vertigineux, sans point fixe. C’était d’ailleurs une maladie de la conscience européenne, consécutive de la surtension, sans mesure, sans frein, sans fruit, des années de guerre ; et que les intellectuels cultivaient, comme ils cultivent toutes les maladies de l’esprit. (L’esprit lui-même n’en est-il pas une ?) Elle se trouvait, des mers du nord à celles d’Afrique, chez Joyce, chez Proust, chez Pirandello et chez les aulètes de toutes flûtes qui font danser la bourgeoisie-gentilhommière, les nouveaux-riches de l’intelligence. L’étonnant n’était pas qu’elle s’y trouvât, mais que les professionnels de la pensée, les professeurs et les critiques, se contentassent de l’enregistrer, en l’encensant, pour se montrer « à la page », au lieu de réagir vigoureusement, pour sauver la santé de l’esprit européen, que leur raison d’être était de garder. Marc, peu attiré par le snobisme neurasthénique de l’androgyne aux yeux de velours franco-sémite, ou par le dévergondage paralytique de l’Irlandais, était plutôt livré à la contagion du mal du moi décomposé, chez le Sicilien halluciné Pirandello : car la décomposition s’accompagne là d’une violence explosive, qui se lie à l’acte et le déclenche. Son tempérament y était apparenté. Mais ce délire mental — inoffensif chez l’écrivain qui s’en décharge, (surtout quand il est déjà parvenu à la maturité), — a des répercussions dans un corps de jeune homme à peine formé, fiévreux, miné, épuisé de fatigues, de jeûnes et de tourments, qui risquent de le tuer.

Le brave petit luttait de son mieux, sans crier grâce, sans demander aide. À bout de souffle, crispé des poings, penché de tout l’avant-corps sur l’abîme, il assistait à cette terrible dissolution d’un monde dans la fosse, il aspirait ces pourritures qui s’exhalaient du cadavre d’une civilisation — près de tomber d’horreur sacrée et d’asphyxie, — mais transpercé par les coups de feu de violentes fusées, — il attendait, il appelait, avec une foi aveugle et enragée, que de la bouche du cadavre surgît la tige droite et verte, porte-graine de la vie nouvelle, du nouveau monde qui allait venir. Car il viendrait ! Il faut qu’il vienne…

— « Je sens sa brûlure dans mes reins. Je meurs, ou je le sème ! Même si je meurs, je le sème. Il jaillira !.. Il est — je suis, vivant ou mort, le flot de substance, le flot d’esprit, qui se renouvelle, l’éternel Renaissant »


Le petit hôtel du Quartier Latin suait la fièvre. C’était, la nuit, un bourdonnement de mouches entassées. On entendait tout, du haut en bas : les portes frappées, les craquements des lits et du plancher, les rires idiots des filles soûles, les discussions et les étreintes sur les sommiers. C’était comme si on y prenait part. Tous pour chacun ! On était noyé dans la sueur de tous ces corps. On cherchait une place sèche dans ses draps. Tout le troupeau y avait couché… Marc avait fini par échouer là, par dénuement, par épuisement, par dégoût même. Il vient un moment où le dégoût est si âpre qu’on s’y abandonne, il submerge : on ne choisit plus entre le plus et le moins puant : ils puent… Il avait pris sa chambre, au coin le plus éloigné de l’escalier, au fond du couloir, l’avant-dernière, là où le bruit parvenait le plus étouffé ; mais avec le bruit, le jour et l’air. Les vitres jaunes de la fenêtre, presque toujours fermée pour éviter l’odeur nauséabonde, donnaient sur le mur sale d’une courette où jamais rayon ne s’était égaré. — La dernière chambre près de la sienne était occupée par une personne taciturne, absente comme lui pendant le jour, qui revenait tard, s’enfermait, travaillait, lisait jusque très avant dans la nuit, ne dormait guère comme lui : (il percevait les moindres mouvements, à travers la paroi mince comme une feuille), elle ne faisait aucun bruit. Il n’eût point connu le son de sa voix, si dans son sommeil elle n’eût parlé, gémi, même crié. Une voix de femme, volubile, saccadée, aux modulations riches, plaintives et courroucées. Dans les premiers temps, réveillé par ce flux de paroles en une langue qu’il ne comprenait pas, il avait pensé qu’elle n’était point seule, et il avait frappé avec colère contre son mur. Elle se taisait alors, et il l’entendait, après, longtemps, comme lui, se retourner sans sommeil dans le lit. Il avait regret de sa brusquerie, car il savait trop le prix de quelques heures de sommeil pour ceux qui peinent, pour ne pas sentir le remords d’en avoir frustré un autre. Il imaginait (non sans raison) que la femme qu’il venait d’arracher à son monologue était crispée dans la crainte d’y retomber. Et en vérité, l’étrangère, que venait de souffleter le brutal réveil, brûlait aux joues dans la nuit. Non qu’elle se souciât de gêner ses voisins. Elle avait un mépris total de ce qui l’entourait. Mais une colère contre soi de s’être livrée dans son sommeil. Et elle s’empêchait de se rendormir jusqu’au matin.

Avec le temps, ils s’habituèrent l’un à l’autre. Il s’imposa de tolérer ces coulées de paroles dans la nuit ; et même, il finit par y trouver une compagnie : la voix était belle, grave, un peu voilée, âpre parfois, parfois douloureuse : il avait pitié. Encore une qui avait porté plus que son faix de la vie !… Il ne savait pas que lui-même offrait à l’autre un spectacle du même ordre. Elle l’entendait parler et s’agiter derrière le mur. Mais elle ne faisait rien pour l’éveiller ; et il ne savait pas, au réveil, qu’il avait parlé. Bien d’autres dans la maison monologuaient, s’agitaient en rêve, et dans leurs ronflements éructaient des mots informes. Tous ces corps fatigués, cuisant dans la cuve du sommeil, digéraient lourdement leur âme corrompue, souillée, blessée, avide et lasse, criant grâce, ou aboyant au gibier.

Ce délire des nuits devenait chronique dans l’organisme épuisé de Marc. Pauvre, sous-nourri, dans un logement insalubre, abusant de ses forces, se tuant de travail, se défendant contre le désir et sucé par lui, ayant le feu au ventre et dans le crâne, enragé à faire l’ordre et la maîtrise dans son chaos, il livrait son combat de tous les instants dans un désert, à l’écart des yeux de tout être humain. Cette solitude meurtrière le livrait aux soubresauts d’une fièvre chaude, qui pompait tous les sucs du corps et du cerveau. Il ne savait plus se reposer. Il avait abusé des narcotiques. Et maintenant, à peine sombrait-il dans le sommeil, qu’il divaguait. Par lueurs de conscience, il s’en apercevait, au fond du trou, et il se tendait désespérément pour en sortir. Il se réveillait, hagard, las à la mort, écœuré, poursuivi par des hallucinations de l’ouïe. Tout bruissait, des moindres objets qu’il effleurait, de la barre du lit, de la vitre, de l’oreiller. Sa fièvre happait les vibrations imperceptibles et les amplifiait démesurément. Il se disait, angoissé : — « Je deviens fou. » Il combattit, plusieurs nuits ; et les jours, anéanti par le reflux de la fièvre, il campait prostré sur le champ de bataille. La dernière nuit, il ne se rendit, il était dressé sur son lit, il criait : — « Non ! » Il arrachait avec ses ongles l’ennemi de ses tempes et de sa nuque…

La porte s’ouvrit… Des mains de femme prirent ses poignets. Stupéfait d’abord, puis courroucé, il se secoua. Mais elles tenaient comme un étau. Il entra en furie. Il baissa la tête, il les mordit. Ses dents entrèrent dans la chair au-dessous du pouce. Mais l’autre main qui l’enserrait, se dégageant, lui appliqua un coup sous le menton. Il lâcha prise et se retrouva, étourdi, la tête renversée sur l’oreiller ; et une jeune femme, penchée sur lui, un genou posé sur le bord du matelas, pour assurer son point d’appui, le maintenait au cou, en lui disant d’une voix chantante :

— « Paix, mon garçon !.. »

Elle avait des yeux bruns ponctués de roux. Il fixait, hypnotisé, ces flammes rousses dans l’iris. Puis, son regard hébété tomba sur la main près de son visage, petite et musclée, dont la peau d’un brun doré avait, au-dessus de l’index la rayure pâle d’une cicatrice. Son flair fiévreux percevait avec un mélange d’avidité et de dégoût l’odeur soufrée de cette peau. Il eut un dernier ressaut d’énergie, banda son corps pour se libérer, mais resta cloué, et, le visage très rouge, la bouche ouverte, il chercha l’air comme un poisson hors de l’eau, jeta un regard d’appel désespéré aux rousses étincelles dans les yeux, et s’évanouit.

Il était nu. le corps tombé en travers du lit en désordre et souillé, et une jambe pendait sur le plancher.

L’intruse passa ses bras sous le jarret et les reins maigres du jeune corps abandonné, le recoucha dans les draps sales, l’examina, lui tâta le front ; puis, elle alla chercher dans sa chambre son oreiller pour lui hausser la tête, et s’installa.


Elle était de taille moyenne, plutôt petite. D’apparence frêle, elle ne l’était point : le corps maigre, mais robuste ; forte charpente ; les seins plats, mais les reins larges ; les bras musclés. Elle avait le teint blême, la face large, la caisse du crâne ronde et osseuse, un museau de chatte qui ne sera jamais domestiquée. Des yeux précis, jamais troubles, même dans les troubles qui la prenaient : il y avait de la pierre dedans. Et dur était le pli de la bouche volontaire, dont la lèvre inférieure était un peu gonflée, parfois mordue, avec une ombre de souvenirs amers et d’implacabilité. Il se dégageait d’elle toute, une énergie, qui saisit, inquiète et lie. (Il ne fallait point trop s’y fier ! L’énergie était à éclipses. C’était une âme périodique…)

Elle était Russe, réfugiée à Paris. Quand elle y avait échoué, deux ans avant, elle avait vingt ans. Elle en avait seize, au début de la Révolution. De dix-sept à vingt, elle avait vécu vingt vies — et combien de morts ? Elle avait été balayée dans les torrents de la guerre civile. À dix-huit ans, encore enfant, elle était mère ; et en Ukraine, à un des assauts de Ekaterinoslav par une bande de Makhno, elle voyait son enfant, son petit mâle, tué à son sein. À dix-neuf ans, elle était entraînée dans la déroute de l’armée de Wrangel, et traversait, en Turquie, les abominables étapes de l’exode, les hontes atroces du marché fait par l’hospitalité d’Europe à ces troupeaux humains, que la réaction européenne avait d’abord utilisés, poussés dans le gouffre, et puis lâchés. Elle avait connu les hystéries de la haine, qui veut se venger et faire souffrir à son tour. Elle avait connu les soubresauts de révolte frénétique contre les cruautés, — qui lui avaient fait exécrer celles de son parti comme des ennemis. Elle avait connu les égarements d’un corps recru de souffrances et délirant. Elle avait connu les heures d’horreur de soi et du monde, de vie vomie, d’impossibilité d’exister. Et elle avait connu, inexplicablement, l’oubli total de tout ce qu’elle avait vu et vécu — et les impitoyables recommencements. Ces années terribles étaient un tourbillon vertigineux, dont il ne lui restait presque plus rien de conscient. Table rase, en ses journées ! Les nuits prenaient leur revanche. Le passé n’était plus qu’un rêve halluciné. Elle l’écartait de ses talons. Elle se disait : — « Qui était-ce ? » — Elle avait semé derrière elle tant de ses « moi », usés, souillés, égorgés !… Le nouveau moi marchait dessus. Elle avait beau cracher sur la vie. La vie vivait en elle, et voulait vivre. Elle était une femme aux fortes hanches, de vingt-deux ans.

Son père était professeur d’histoire du droit à l’Université de Kazan, — un haut représentant respecté de l’ancienne intelliguentsia, qui avait été le marchepied de la Révolution et que la Révolution avait aussitôt dépassée, brisée, rejetée dans la pire réaction. En quelques semaines « l’intelligence » de Russie, comme une boussole affolée, avait sauté de Kerensky à Denikine, du socialisme révolutionnaire aux collusions indélébiles avec la contre-révolution blanche. Elle n’avait pas eu le temps de reprendre son souffle et son chemin ; égarée de trouble et de fureur, aveuglée par l’ouragan, elle s’était retrouvée, avec stupeur, parmi ceux qu’elle méprisait comme la boue de ses souliers. Elle s’en sentait déshonorée ; mais elle ne pouvait plus s’y arracher ; elle y était engluée par des caillots de sang ; même la langue était liée. Il ne restait plus d’autre issue que de s’enfoncer dans la fondrière, jusqu’à ne plus voir et ne plus sentir, jusqu’à mourir. Fedor Volkoff avait eu la chance de mourir, dès les premiers pas de son chemin de croix — (il n’est pas de croix que pour les justes : le Christ a eu pour compagnons sur son gibet deux hommes qui se sont trompés) ; — fait prisonnier dans une fuite, il s’était laissé fusiller sans un mot, ne pardonnant rien ni aux ennemis, ni aux amis, — ni à soi-même, — les dents serrées, maudissant le monde… La nuit, enfin !…

Et il y avait aussi un jeune frère, de quatorze à quinze ans, qui adorait Assia[1], qui partageait ses rêves d’amour et de génie, qui était parti, aux premières sonneries de rassemblement, avec une troupe de jeunes fous lycéens comme lui, à peine armés, pour combattre les bolcheviks : ils avaient tous été exterminés.

Assia avait continué seule sur le chemin de la déroute, où chaque station était marquée par une souffrance et par une honte. Et plus d’une fois, elle y avait fait le coup de feu. Elle y aurait rendu son âme, à chaque fois que la course éperdue s’arrêtait, si la fureur de vivre qui est au ventre des jeunes êtres et le délire qu’elle entretient dans leur cerveau ne lui avaient bloqué les yeux sous un voile rouge, et enfoncé leur éperon aux flancs. Elle le savait. Elle le voulait. Elle suffoquait de dégoût de soi et de mépris. Et puisqu’il fallait manger, pour vivre, le mépris, elle s’en gorgeait.

Quand elle avait pu, enfin, atteindre le havre d’occident — la côte de sable entre les falaises, où les naufrageurs achevaient de voler aux naufragés leurs épaves — Paris, la grève bruissante, où, rejetés par l’océan, les crabes entassés dans le panier se dévoraient, — elle s’était terrée à l’écart. Aux premiers contacts avec les émigrés, qui y avaient établi leur camp dès le début de la Révolution, elle s’était repliée, glacée : ils lui étaient plus étrangers que l’étranger ; ils avaient perdu liaison avec la vie ; ils ne comprenaient plus rien à rien ; et ils continuaient de pérorer, de disputer, de décréter, sans s’apercevoir qu’ils étaient morts. Chaque fois qu’elle les voyait, elle avait un recul de répulsion hallucinée : — « Morts… ils sont morts… Comment ne le sentent-ils pas ?… » Ils le sentaient, dans une convulsion désespérée. Ils hurlaient à Dieu, au diable, au tsar et à la mort — la mort des leurs, la mort des autres, la mort de l’entière humanité. Puisque l’Europe, puisque le monde, ne voulaient pas les sauver, il fallait que l’Europe, que le monde pérît avec eux. Et la folie du meurtre s’emparait de ces cerveaux qui sombraient dans la démence mystique et le délire de l’alcool. — Elle les fuyait, elle haïssait leurs bavardages, leur frénésie et leur inutilité. Elle fuyait, elle haïssait tout ce qui lui rappelait son passé. Elle avait plongé dans le gouffre énorme de la solitude, qui est le plus énorme au cœur d’une grande ville. Cette ville ne comprenait pas plus ces Russes qu’elle abritait, que ces Russes — qu’elle-même — ne comprenaient cette ville qu’ils méprisaient, en y logeant. Assia était en marge des vivants. Elle avait le sentiment d’appartenir à un monde englouti.

Mais elle ne pouvait pas être engloutie. Elle était d’une substance indestructible : la forme seule peut changer. Comme ces vies sous-marines qui s’adaptent à toutes les pressions, elle eût vu sans yeux et respiré sans poumons. Rien ne pourrait, avant son heure, la déloger : pas même, peut-être, sa volonté.

Elle avait duré deux ans dans un isolement presque complet, dénuée de ressources, vivant de moyens de hasard invraisemblables, se nourrissant certains jours d’une pomme qu’elle avait volée à un étalage, d’autres jours rien ; ou bien, le jour qu’elle avait gagné quelque argent, mangeant pour une demi-semaine, avec la voracité d’une jeune louve : elle avait l’estomac cosaque, on le resserre ou on le distend, selon qu’on a ou qu’on n’a pas à mettre dedans. Incapable, d’ailleurs, d’un effort régulier. Quand elle donnait le coup de collier, elle faisait le travail d’une équipe : aucune tâche ne la rebutait ; elle avait lavé le carreau d’un café, et les crachats ; elle restait sur ses jambes d’acier lisse, quatorze heures d’affilée, à faire la femme de charge dans une maison, ou à porter pour un magasin des paquets dont les ficelles sciaient les doigts, d’un bout à l’autre de Paris, sur des chaussures qui prenaient l’eau. Et il arrivait qu’en rentrant au logis, ces nuits-là, elle ne se couchât point : elle restait à lire, jusqu’à l’aube, assise sur une chaise défoncée, dans ses vêtements qui sentaient le chien mouillé ; elle avait seulement enlevé ses socques et rafraîchissait ses pieds gonflés sur le carreau. — Mais il arrivait aussi qu’elle plantât là le métier, sans s’excuser, et qu’elle restât, toute la journée, couchée sur le dos dans son lit, jambes repliées, les genoux dressés, à rêvasser, ne penser à rien, penser à tout, le sourcil froncé, en remplissant ses draps fripés de la cendre de ses cigarettes. — Et puis, elle avait, de loin en loin soudain, la fringale de se mêler aux êtres humains. Elle courait, sans but, toute la nuit, entrait dans les endroits bruyants, les cabarets et les dancings, mais à sa façon de chienne sauvage, qui flaire, qui passe, et qui repart dans la nuit. Elle n’avait aucune coquetterie, mais un goût barbare des couleurs. Jamais un homme n’eût songé à en sourire. L’expression, le mouvement, donnaient le style. L’apparition ne passait pas inaperçue. Les autres femmes faisaient la lippe, la voyaient laide, la « détaillaient ». Rien n’y faisait. Elles enrageaient, car elles savaient bien que, sur son passage, pas un homme qui ne tressaillît. Elle eût vécu, si elle eût voulu, de son corps. Et aucun préjugé ne retenait ce corps maigre, ardent, affamé, à qui la vie ne semblait plus avoir rien à apprendre. Mais pas une fois, elle ne le vendit. Même pour rien, à aucun corps ce corps à jeun, elle ne l’accola. Une horreur muette du passé et une rancune sauvage contre ce que ce corps avait subi. Souffrance, révolte, acharnement contre sa nature. Besoin inavoué d’expiation, l’inguérissable plaie que porte au flanc un être fier, un être sain, que l’indigne vie a outragé. De cette blessure, les effets sont tout pareils à ceux du renoncement religieux. Il se punit, pour les souffrances, pour les affronts qu’il a reçus. En ces deux ans de solitude effroyable à Paris, elle se contraignit à l’ascétique chasteté. Le monde entier n’eût pu l’obliger à rompre son vœu non formulé. Même pas les crispations de son estomac, que plus d’une nuit le manque du manger tenaillait. Au contraire ! Plus la nécessité lui broyait les côtes, plus elle se cuirassait dans son refus. Elle était défendue par son âpre fierté de vaincue, qui n’avait plus que ce gage à sauvegarder, pour ne point toucher la terre avec les épaules ; et elle s’engageait à ne le point céder, même dans la pire nécessité, — bien qu’elle n’y attachât aucunement le prix qu’y attribuait l’ancienne morale. C’était le signe des derniers restes de sa liberté. Dans sa méfiance soupçonneuse qu’on ne le lui arrachât, elle se condamnait, cette sans-dieu, à une Thébaïde sans eau et sans amour de moine farouche et entêté des premiers temps.

Elle cherchait à sa famine un ersatz dans un étrange intellectualisme, intermittent, mais, par accès, aussi tenaillant que la faim au ventre, et qu’en comblant, on soulageait l’autre. Alors, elle allait passer des heures, lisant un livre non coupé à la devanture d’un libraire, dans ces galeries de l’Odéon, où coulait glacé le vent d’hiver ; et les commis emmitouflés, qui battaient la semelle, la laissaient faire ; ils avaient fini par la connaître, et elle leur faisait chaud aux yeux. Elle, scrupuleuse, remettait le livre, après l’avoir lu, à la place et sous la bande d’où elle l’avait tiré ; mais elle avait, cachée dans sa manche, une épingle à cheveux, dont elle usait comme coupe-papier, quand le surveillant avait le dos tourné. Elle lut ainsi des livres entiers, des traités, — certaines brochures de Marx, que, dans sa course de trois ans, pourchassée par la Révolution, elle n’avait connu que par rumeurs furieuses, comme une des sept têtes du Dragon. Elle y passa plus d’une journée, s’ingurgitant, page par page, chaque chapitre. Elle se gardait de rafler le volume, comme elle faisait des tomates et des pommes, à l’étalage des épiciers. Le garçon nu qu’elle veillait en ce moment dans son lit d’hôtel, ne se doutait guère que c’était elle qu’il avait prise au poignet, certain jour, à la devanture de la rue Caumartin. Elle n’aurait eu aucun scrupule à emporter aussi un bouquin, dont sa faim avait besoin, si elle n’avait dû se ménager la possibilité de revenir manger le foin au râtelier du libraire. Elle aurait aussi bien pu arracher une page ou deux du livre qu’elle lisait. Elle était de ces barbares dangereux — (toutes les femmes le sont plus ou moins) — qui, dans leur avidité de s’approprier quelque parcelle de savoir, n’hésiteraient point à lacérer un livre précieux prêté dans une bibliothèque. — « Pourquoi donc pas ? Les livres sont faits pour que je les mange… » — Mais puisqu’elle devait s’assurer pour le lendemain le vivre — les miettes sous la table du libraire, la prudence lui commandait d’être aussi soigneuse que le libraire des livres qu’elle feuilletait. Ils se faisaient mutuellement confiance.

Après, elle rentrait ruminer son avoine, le ventre vide, le cerveau plein. Et elle mâchait l’écorce sèche et les pépins de l’orange d’hier, pour tromper ses crampes d’estomac.

Au bout de deux ans de ce régime de carême héroïque, entrecoupé de quelques lippées de rencontre, elle n’était point morte, elle s’était refait une vie neuve. Elle avait cette inquiétante élasticité des Slaves, à qui les siècles ont appris à tout souffrir, et à durer. Et elle avait ce miraculeux pouvoir de résurrection, qui est le don des âmes élues : (quand je dis : « âme », je dis : « corps » : il est des corps que — l’on croirait ! — l’âge et la mort n’atteint pas : aucune blessure, aucune souillure ; quand vient l’usure, l’enveloppe fripée se fend et tombe, une autre toute fraîche se montre à l’air)… L’âme féminine est un film. Comme des images, les âmes s’y succèdent et tournent (sont tournées). Des âmes souvent étrangères les unes aux autres. Même les plus stables, même une Annette, ont assisté plus d’une fois en elles à ce déroulement. Mais jamais en une Annette, et rarement en une femme d’Occident, ne se produisaient des coupures aussi nettes, de l’une à l’autre âme. En une seconde, chez Assia, il y avait éclipse totale de l’âme régnante : oubli complet. Et une autre âme, d’autres vouloirs, apparaissaient ; elle n’en avait aucun étonnement ; elle s’identifiait à eux immédiatement ; ils étaient siens, elle était leur, tout le temps de l’éclipsé. Puis, elle se retrouvait de plain-pied, sans heurt et sans surprise, dans la première psyché qu’elle avait quittée. C’était un danger permanent. Mais c’était aussi une assurance et un repos. Puisque la première âme revenait ! (On était sûr…) Et dans le temps qu’elle s’était engloutie, elle avait repris force et fraîcheur ; elle ressurgissait, comme des draps d’un bon sommeil…

Ainsi, Assia, sans liens, sans lieu, sans dieu, sans illusion, sans rien de ce qui fait vivre, vivait, imbrisable, l’arc retendu chaque matin, ferme et tout neuf, à la chasse de chaque journée. Des expériences accablantes de la vie où son esprit et sa peau s’étaient frottés, sa peau ne gardait pas la sanie, et son esprit point le goût de néant. Elle était foncièrement saine. La raison avait eu beau tout saper : l’instinct déterrait le jeune avenir sous la sape. Sa libre critique effrénée et la santé sauvage de sa nature, qui allait toujours droit à ses fins, sans s’embarrasser de faux-fuyants, l’avaient peu à peu rapprochée — d’abord, sans qu’elle en eût conscience, puis : — ( « Que m’importe ? Je vais mon chemin ; le chemin est aussi aux chiens !… » ) — des conceptions de la Russie nouvelle. Quand elle s’était retrouvée en contact avec quelqu’un qui en venait — une ancienne compagne de pension, à présent communiste, dactylo à l’ambassade des Soviets, — elle avait subitement reconnu sa terre et son climat spirituel. Son orgueil de vaincue qui ne voulait point l’être s’était refusé à l’admettre. Mais qu’elle l’admette ou non, le fait est là : cette émigrée voit, juge les émigrés et l’Occident, et le monde moral et social tout entier, avec les yeux d’un Russe de la Russie révolutionnaire. Ce qui le plus l’empêche d’y participer, c’est une fierté individualiste, que la solitude de l’exil avait encore accrue. Les circonstances de sa vie avaient imprimé à sa nature ce pli ineffaçable ; mais le fond même de sa nature eût aspiré à se mêler à ces masses humaines en fusion. D’où, des accès intermittents de nostalgie fiévreuse et torpide.

Alors, ces jours dont j’ai parlé, d’immobilité prostrée sur son lit. C’était alors qu’avait filtré peu à peu, à travers la cloison, la présence invisible du jeune voisin. Dans la paralysie des membres étendus, l’ouïe gardait une acuité accrue, et elle plongeait, comme une antenne d’insecte géant, entre les fentes, dans la chambre de Marc. Elle l’explorait, en tâtonnant, et, morceau par morceau, reconstituait l’antre et la bête. Celle-ci — je dis : Marc — trompée par l’immobilité du voisinage, se livrait, sans se douter que tous ses mouvements étaient palpés : l’antenne sans yeux, tenace, le fouillait, du haut en bas. La fièvre de Marc ne monologuait pas seulement en rêve. Quand il se croyait seul, il ne surveillait pas son bouillonnement : il en fusait des apostrophes passionnées, des sommets de phrases sorties de l’ombre, comme des crêtes de vagues au soleil, des dialogues de Jacob avec l’Ange. L’ouïe aux aguets plongeait, comme la mouette, sous l’écume ensoleillée des mots apparus, au fond du cœur. D’abord attentive au seul timbre de la voix et à l’image de la bouche, que la voix évoque, comme l’odeur évoque le fruit : puis, de la bouche se promenant sur le reste du corps, qu’elle tâchait de reconnaître dans la nuit. Elle le flairait. Non par attrait, mais par instinct animal de femelle, et par désœuvrement. Quand elle eut achevé son inspection et, au flairer, palper, goûter, pris possession de l’être à côté, elle eut le désir, mais sans hâte, de contrôler de visu l’individu qu’elle avait construit. Elle ne le chercha point ; mais un soir, elle le rencontra dans l’escalier ; elle s’arrangea pour que dans l’ombre il ne la vît pas ; mais elle le vit et, du premier coup, elle reconnut le garçon de la rue Caumartin, le piège à loups, qui s’était fermé puis rouvert sur son poignet. (En ce moment, à son chevet, penchée sur Marc brûlant de fièvre, elle la regardait, la belle jeune patte aux doigts longs, qui l’avaient tenue dans leur étau ; et avec sa main, elle la caressa). Pour le reste, l’image réelle ne lui parut point trop différente de celle qu’elle avait créée. En de tels cas, le réel se substitue instantanément à l’inventé, au point que l’esprit se figure qu’il ne l’a jamais vu autrement.

Mais le certain, c’est que, de cet instant, le voisin prit pour elle plus d’intérêt ; et elle suivit sa destinée d’un regard d’ouïe plus pénétrant. Elle fut frappée du sérieux de cette jeune vie, et son expérience personnelle lui ouvrit les retraites cachées de cette solitude inhumaine, comme la sienne, et les souffrances, dont l’orgueil stoïque défendait l’accès. Maintenant qu’elle s’obligeait à ne point dormir, une partie des nuits, pour ne point livrer les secrets de son sommeil, elle suivit ceux de l’autre sommeil et la marée de fièvre qui montait. Elle vit venir sur le jeune corps le mal infaillible, qui décrivait, comme l’épervier, ses gires, les rétrécissant à chaque tour. Elle attendait l’heure pour intervenir. — L’heure était venue. Elle entra.


Elle avait assez vu de maladies, dans les années de l’exode atroce où elle avait été balayée dans les remous de l’armée débandée, — elle avait assez dû soigner, par des moyens de fortune (d’infortune la plus abjecte), toutes les misères et toutes les hontes des corps blessés, — pour qu’aucun mal ne la prît au dépourvu. Elle ne jugea point utile d’appeler un médecin. Elle décida qu’elle suffisait. Marc guérirait, ou il mourrait, aussi bien dans ses mains que dans celles de la Faculté. Jugeant d’ailleurs de l’autre d’après elle-même, elle pensait que la première chose était de lui éviter l’hôpital, et que l’hôpital serait la première chose qu’un médecin ordonnerait… Non ! quand on meurt, on veut mourir, seul. C’est le dernier luxe.

Elle usa de révulsions énergiques. Elle lui appliqua aux cuisses des sinapismes et de la glace sur la tête. Elle le veilla, l’alimenta, elle le lava. Il n’était point pour elle de soins rebutants. La chambre était sale et l’air vicié ; le jour de la fenêtre sur la cour était bloqué par le mur d’en face si rapproché qu’en se penchant on touchait ses flancs lépreux. La chambre du coin, où gîtait la Russe, bénéficiait d’une échappée sur la rue. Assia ouvrit — força — la porte intérieure qui reliait les deux chambres, et transporta le malade dans la sienne. Il était plus grand qu’elle ; ses longues jambes maigres pendaient et une de ses mains frôlait le plancher : il avait l’air d’un jeune Christ porté au tombeau. Assia marchait, arc-boutée sur ses piliers, ses fortes cuisses écartées, la lèvre inférieure remontée, bouche serrée, sourcils froncés, ses yeux sévères couvant le corps livré à ses bras. Un je ne sais quoi de maternel s’éveillait sous son sein aride, d’où, avec la bouche de l’enfant tué, le lait de la tendresse humaine avait été arraché. Le flot tari remontait, par battements. Elle installa l’homme sans connaissance, dans son lit. Quand, la nuit qui suivit, dans un éclair de conscience, il rouvrit les yeux, appelant : — « Maman ! » comme ceux qui se noient, il se vit dans une chambre étrangère et, penchée sur lui, une belle bouche consolatrice, qui lui disait avec pitié : — « Oui, mon petit… » — et qui baisa ses lèvres sèches.

Elle nettoya la chambre abandonnée. Pendant les semaines qui avaient précédé la maladie, la saleté s’y était amoncelée et les papiers étaient épars dans tous les coins. Elle eut le temps, pendant ses veillées, de les classer. Il s’y trouvait beaucoup de lettres. Elle les lut. L’homme dans son lit était sa proie, — momentanée ; mais compte seul le moment présent ; l’avant et l’après ne sont rien. Toutes les dépouilles du prisonnier faisaient partie du butin.

Beaucoup des lettres étaient de la « maman ». De son écriture ferme et élancée, qui s’envolait par grands coups d’ailes réguliers, comme un oiseau sûr de son chemin, surgit Annette. Sa figure passionnée se dessina dans la chambre obscure, au fond des yeux de Assia. À chaque page que tournaient les doigts de l’envahisseuse, le dessin, fier et tendre, se précisait. Bientôt, elles furent l’une en face de l’autre, se mesurant. Elles ne se dirent rien. Assia, les lettres repliées, flairait la femme inconnue. Elle évaluait son énergie d’amour et de combat : la force vitale. Elle s’y connaissait. Elle ne s’y trompa point. L’homme couché dans la chambre à côté lui en valut davantage, pour être sorti de cette femme.

Par les lettres de la mère, elle reconstituait celles du fils. Elle pénétrait les derniers replis de ce cœur ombrageux, toujours en lutte, ses ressauts de colère contre le monde et contre soi, sa pureté foncière et ses impuretés journalières, qui le faisaient cabrer de dégoût, ses faiblesses et ses défaites, qui le rendaient plus proche d’elle et plus humain… Et la franche intimité avec cette mère, dont la virile compréhension expliquait l’homme à lui-même et le calmait. Elle ressentit une jalousie pour cette femme. — Et ce lui fut le premier signe qu’elle aimait l’homme.

Elle perçut le signe. Rien ne lui échappait de ce que sa nature cherchait, sournoise, à lui voiler. Elle haussa l’épaule et se leva. Debout près du lit, elle considéra le corps étendu, qui se débattait toujours sous l’étreinte. Malgré les soins, le mal ne cédait point, redoublait. Le dénouement fatal menaçait. La main de Assia caressa le front brûlant, puis, s’introduisant sous les draps, serra tendrement les pieds. Elle réfléchit, jeta un regard sur les lettres laissées sur la table. Elle sortit, et télégraphia à la mère.


Annette se trouvait en Angleterre avec Timon. Quand elle reçut le télégramme bref et brutal, sans signature, elle chancela. Timon lui prit la feuille des mains, lut : (elle n’avait point la force de parler) ; et cet homme dur, qui eût vu mourir un peuple sans broncher, montra une bonté inattendue. Annette, dans son affolement, jetait sur ses épaules son manteau, voulait courir à la gare prochaine, oubliant tout, argent, passeport, effets. Il la retint, il la fit asseoir affectueusement :

— « Allons, mon petit ! Ne perds point la boule ! Prépare-toi, mais tranquillement. Avant quatre heures, tu seras près de ton garçon. »

Et il téléphona à l’aérodrome de tenir prêt immédiatement son avion. Il accompagna dans son auto Annette jusqu’au champ d’aviation. Il la rassurait, chemin faisant, avec une brutale bonhomie, qui ne la convainquait pas, mais la touchait. En la quittant, il était plus ému qu’il ne voulait le laisser voir. Il lui dit :

— « Tu le sauveras. Mais quand tu l’auras sauvé, reviens ! Est-ce que je tiendrai jusque-là ? » Elle dit — (le mot l’effrayait, mais cet effroi était lointain, elle était prise par d’autres pensées) :

— « Rien ne te menace… »

Il répliqua :

— « Moi. Quand je me retrouverai seul avec moi. Tu le sais bien. Aurais-je tenu jusqu’à aujourd’hui, sans toi ? »

Il vit que la pensée de la femme n’était plus là. Il dit :

— « Allons, merci ! Tu as fait plus que je ne pouvais l’attendre de toi. Et ne te souviens pas de tout ce qui, en moi, t’a sali les yeux ! »

— « Je me souviens de notre amitié. Elle a toujours eu les mains propres. »

— « Eh bien, mets la tienne dedans ! »

Elle les serra. — L’avion faisait ronfler son moteur. Elle regarda l’homme à la face d’athlète, comme martelée par les coups de poing, marquée des doigts brutaux des passions (quelques-unes nobles, et d’autres viles, pas une ne manquait à l’appel), le front de taureau et les lourds yeux, dont le regard épais s’imbibait de son image, afin qu’elle restât bue par leur éponge. Elle approcha son visage. Et elle dit :

— « Embrassons-nous !… »

La porte de la chambre était ouverte. Assia ne s’inquiétait point qu’on entrât. Il n’y avait rien à voler chez elle. Et elle comptait les voisins pour rien. Mais quand elle vit la mère qui était entrée (au premier regard, elle la reconnut), elle s’étonna ; elle ne s’attendait pas si tôt à la venue. Il n’y eut aucune parole échangée. Annette alla droit au but et, sans prendre le temps d’enlever son manteau, elle se jeta sur son petit. Mais comme une mère le sait faire : les bras emportés et les mains douces, comme une brise qui caresse les tiges brûlées d’un pré. De leur contact les membres fiévreux parurent éprouver un soulagement. Les lèvres du malade remuèrent. Il soupira. Annette reposa, avec précaution, la tête brûlante qu’elle avait soulevée, sur l’oreiller. Et se retournant, pour défaire ses vêtements, elle vit l’autre femme qui était restée, bien décidée à ne point céder la place. De brefs regards s’entre-croisèrent, droits et rudes. Annette dit :

— « C’est vous. Madame, qui m’avez télégraphié ? »

Assia dit, sans bouger la tête :

— « C’est moi. »

Anette lui tendit la main. Assia la prit. Les deux mains étaient sans chaleur. Elles signaient le pacte. Annette alla dans la chambre à côté, du geste invitant Assia à la suivre, et elle lui dit :

— « Racontez ! »

Il est naturel qu’une mère ait des droits. Mais ceux que Assia s’était arrogés s’y heurtaient. Et son instinct se cabra, contre l’involontairement impérieux de cette voix et de ce geste. Il y eut quelques secondes de muet engagement entre les volontés des deux femmes. Leur conscience le perçut à peine, mais leurs forces étaient tendues, comme un cheval sous la main qui serre la bride. Puis, le cheval céda. Assia parla. Elle exposa brièvement la marche de la maladie. Elle ne dit rien sur les rapports existants ou non entre elle et Marc. Mais elle prit un plaisir obscur à faire savoir à cette autre que le lit où dormait son fils était le sien. Annette, dont le regard rapide étudiait les deux chambres pendant qu’elle parlait, n’eut aucun doute que cette femme fût la maîtresse de Marc. Pour son esprit sans préjugés, dès lors Assia ne fut plus une étrangère. Et son attitude se détendit. Assia ne s’en expliqua point la cause. Elle restait froide et durcie, devant ces yeux graves, qui s’étaient adoucis.

Les deux femmes ne songeaient point à se faire comprendre l’une à l’autre. Il y avait là cet homme à sauver. Toutes deux s’allièrent pour sa défense. Elles mirent en commun leur expérience. Annette fut frappée de la maturité de celle de Assia et de la sûreté de sa pratique. Avec une froideur prompte et précise, la jeune femme, sans hésiter, faisait les gestes nécessaires. Pas un de trop. Pas un à faux. Devant la mère elle agissait comme si elle était seule, sans s’embarrasser des soins les plus secrets, maniant ce corps pitoyable et livré, comme sur un lit d’hôpital la chair qui souffre est la propriété de l’infirmier. Annette choquée et captivée, observant cette apparence d’inhumanité, en reconnaissait la justesse efficace. Elle subissait à son tour l’ascendant, et elle obéissait docilement, quand, d’une voix brève, l’autre lui disait :

— « Allons ! Soutenez cette jambe ! Soulevez les reins ! Ne voyez-vous pas ?… »

Bien qu’elle eût l’habitude, elle aussi, de ces soins — (quelle femme d’Europe n’en a fait son école pendant la guerre ?) — ses mains trahissaient leur émotion, en touchant le corps de son fils. Elle admirait l’exactitude impassible des mouvements de Assia. Cette impassibilité l’étonnait d’autant plus qu’elle avait aussitôt décelé la violence inscrite dans cette figure et ses passions ; mieux que Assia, avant que Assia l’eût définitivement reconnu et accepté, elle saisit, à des éclairs qui passaient sur cette face, que cette femme avait pris possession de son fils.

Elles se partagèrent la veillée. L’une après l’autre fut de faction auprès de Marc, et prit ensuite sa ration de repos. Assia, qui n’avait point dormi les nuits d’avant, tomba dans le sommeil comme une masse. Annette eut le temps de ruminer ses pensées, en écoutant le souffle fiévreux des deux êtres, — l’un inégal et saccadé, l’autre hâtif et rude, comme s’il se pressait de manger sa part. Et en effet, à l’heure convenue de la faction, Assia s’éveilla brusquement, et revint prendre sa place au chevet de Marc, forçant Annette à prendre la sienne sur le lit qu’elle avait quitté, tout chaud encore de son sommeil halluciné.


Quand, après plusieurs jours anxieux, Marc reprit connaissance, son regard trouble encore s’éclaira, en retrouvant le tendre visage de sa mère. Il lui sourit ; et ce fut pour elle un délice. Mais le regard qui tâtonnait, au-dessus de l’épaule de Annette rencontra les sourcils froncés, les yeux pailletés de Assia ; et il s’immobilisa, étonné, interrogeant, s’interrogeant, cherchant à comprendre ; il revint aux yeux de la mère et elle y lut l’interrogation. Derrière elle, Assia n’avait point parlé… Ainsi, ils ne se connaissaient point ? Elle observait, en silence. La réserve ombrageuse de Assia ne permettait point qu’on la questionnât. Elle continuait de remuer Marc sur l’oreiller, de disposer de lui, comme si elle avait des droits sur lui. Et Marc, muet, se laissait faire, n’osant demander, fasciné par cette présence qu’il ne pouvait s’expliquer, et cherchant à retrouver la clef de l’énigme dans les lueurs éparses de ses nuits de fièvre. Il avait l’étrange appréhension que s’il formulait une question, l’apparition s’évanouirait. Après des efforts qui retombaient, l’esprit retrouva la piste. Un jour se fit dans la pénombre. Mais il avait besoin d’en être sûr, et, pour pouvoir le contrôler, il était gêné par la présence de sa mère. Enfin, il profita d’un instant où elle était éloignée et où Assia se penchait sur lui, pour chuchoter :

— « Vous êtes ma voisine d’à côté ? »

Elle dit :

— « C’est vous qui êtes d’à côté. Vous êtes chez moi. »

Il ne l’avait pas remarqué… Son regard courut autour de la chambre. Sa tête encore faible fut inondée d’une coulée chaude, et son front rougit. Assia y posa sa main ferme :

— « Allons ! Reste tranquille ! Tu penseras, un autre jour. »

Et, toujours penchée, comme pour remonter l’oreiller, elle expliqua, en mots sommaires qui n’admettaient point de réplique, les événements :

— « Il y avait plus d’air dans cette chambre. Je t’y ai porté. Maintenant, ferme !… Il n’y a rien de plus à penser. »

Elle parlait à mi-voix, brusque ; mais Annette entendit le tutoiement impérieux, qui clouait de saisissement fasciné son fils sur l’oreiller. Et quand Assia, se retournant, croisa son regard avec celui de l’autre femme, elle y lut. Peu lui importait ! Elle n’avait rien à cacher. Mais elle ne tenait pas à parler. Et Annette, respectant ce silence, attendit qu’il plût à l’étrangère d’en dire davantage.

Ils restèrent ainsi, tous les trois, sans se livrer, s’observant. Marc lentement étudiait ce corps, qui lentement l’enveloppait d’un inexplicable attrait. Chacun des traits, séparément, lui était étranger, lui paraissait presque hostile ; et l’ensemble était comme un filet, qui se resserrait sur sa volonté, maille après maille, inextricable. Il s’irritait, il s’acharnait à en découvrir les raisons, il additionnait toutes ses critiques ; il n’arrivait qu’à un total différent des unités additionnées. Et il s’apercevait qu’il n’eût pas voulu effacer un des détails, y rien changer. Chacun était une maille nécessaire du filet. C’est que cette femme n’était pas, comme les autres que l’on aime pour une bouche, un nez, une gorge, des morceaux. Elle existait, et on l’aimait ou la haïssait, pour elle toute, pour l’animal unique, sans second, qu’elle était, qui s’imposait par sa force d’être. Et chacun de ses détails, beaux ou laids — surtout laids peut-être — enchaînait d’autant plus qu’il était sa marque, qu’il la désignait… « Toi… Et nulle autre… »

Par une convention tacite, il lui parlait le moins possible, directement ; et jamais il ne se risquait à la tutoyer, comme elle continuait de faire, avec un sans-gêne insolent — (on eût dit : une pointe de défi). Annette leur servait pour se faire entendre. Ils avaient tous les deux bonne oreille pour écouter d’une chambre à l’autre ce que chacun disait, seul à seul, à la mère. Mais comme Assia le savait, elle se surveillait et elle éludait les patients efforts de Annette à la connaître. Elle était bien ingénieuse à échapper, mais sans rudesse : car les yeux sincères et la cordialité de Annette la gagnaient. Elle se dégageait, par détours souples, qui, l’espace d’un moment, avaient ouvert des perspectives, évanouies avant qu’on ait pu les repérer, et augmentaient encore l’incertitude. Mais la déception de son jeune auditeur était recouverte par la jouissance que lui causait la voix chantante et balancée. C’était plus beau et plus savoureux que le plus beau corps. Il la goûtait, les yeux fermés, comme sur sa bouche et sous ses mains. Elle était chaude et chargée de volupté. Après, quand revenait à son chevet la femme qui lui disait : « Tu », en le brusquant avec des mains douces, qui mettaient le feu, il lui tournait le dos, pour éviter la tentation de lui ouvrir cette bouche volontaire et d’entrer dedans…

Quand il était seul avec sa mère, il était moins habile à dissimuler. La convalescence et le désir, qui remontait avec la sève dans ses jeunes membres, l’ouvraient naïvement aux regards. Peut-être en secret n’était-il pas fâché que ceux de la femme inconnue pussent y plonger, par-dessus l’épaule de sa mère, à qui seule il paraissait parler. Annette ne s’y trompait guère. La confiance débordante que son fils lui témoignait n’était pour elle qu’à moitié… — « Petit rusé !… Tiens ! Je t’embrasse, de compte à demi avec l’autre… Mais cela ne fait pas ton affaire… »

Marc parlait de lui, de lui, de lui… Il ne se vantait pas. Il disait le mal et le bien. Mais il y mettait une passion âpre et insatiable. Et c’est tricher qu’être passionné, en parlant de soi. Fût-ce contre, fût-ce pour, on prend tout l’air et la lumière. On mange l’autre. Ou on lui dit : — « Mange-moi ! » (c’est le même). Marc s’offrait, avide, naïf, sans vouloir ou pouvoir se l’avouer, à la bouche fermée et obstinée de l’inconnue : « Ouvre-toi ! Mange ! » Et comme cette bouche était affamée, elle n’en perdait pas une bouchée.

Elle mâchait sous ses robustes dents cet esprit brûlant, violent, amer, et tendre, comme un jeune bourgeon encore vert. Il était frais à la bouche, et sain. Dans toute cette vie en bouton, désordonnée, contradictoire, qu’il étalait, qu’il accusait, avec une sincérité emportée qui émouvait et faisait sourire les deux femmes — ( « Pauvre petit chien ! » ) — il n’avait rien de gâté, des salissures de ruisseau, dans ses poils — ( « Viens que je te lave ! »…) — mais le corps tout neuf resté, comme celui d’un nouveau-né : la convalescence y contribuait, elle est une nouvelle naissance… Assia, impassible, frémissait, dans son silence de la chambre à côté. Ses mains étaient démangées du désir de toucher ce jeune corps impudent. Elle aimait en ce garçon candide et hardi cette sincérité de torrent des montagnes, et ses ressauts contradictoires. Dans ces contradictions de pensée et — plus encore — d’instincts opposés qui s’arrachent l’être et qui l’exposent aux plus fâcheuses aventures, Assia ne cessait pas de se mouvoir, pour son propre compte. Mais elle y était accoutumée, elle s’en accommodait : c’était sa nature. Marc s’acharnait à en sortir ; et il se meurtrissait aux murs. L’âpre indifférence de Assia, par mépris de soi et de la vie, dont la démence des événements lui avait imposé le pli, s’éprenait du sérieux tragique dans le jeu, que manifestait ce garçon. Elle avait envie de le bercer contre son sein, ce grand bêta, violent et vrai jusqu’à l’absurde, et qu’on aimait pour son absurdité.

Et elle était rapprochée de lui, par leur commun isolement d’esprit, leur arrachement à leur milieu, dont ils avaient pénétré l’incurable erreur et vanité. De même qu’elle avait rompu les ponts entre elle et tout son camp de l’émigration russe, sans pouvoir passer à l’autre camp, qui avait tué les siens, qui l’avait traquée et outragée, qu’elle haïssait de toute la violence de son orgueil foulé aux pieds, — de même Marc rejetait avec fureur tous les mouvements de sa génération française, toute cette jeunesse, dont il perçait à jour l’incohérence, la frivolité, l’égoïsme et l’arrivisme, naïfs, cyniques ou hypocrites, le mensonge d’art, le mensonge de pensée, le mensonge d’action, le mensonge de politique : faux « intellectualisme », faux « réalisme », faux « européanisme », tous ces masques et ces mensonges de la servilité ( « Intelligence service ! » ), de l’impuissance et de l’intérêt…

Il était injuste, atrocement ; et c’eût été inutile de le lui prouver : il le savait, il voulait l’être ; il en avait trop souffert ; il y avait participé ; il avait besoin de se venger, d’arracher de sa peau cette glu, Annette n’essayait pas de discuter. Elle disait :

— « C’est le mauvais sang qui s’en va. Soulage-toi !.. Fais tes dents ! Fais-les aussi sur moi, si ça te fait du bien ! Ça ne sera pas la première fois que tu m’auras mordu le sein. »

Assia n’eût pas refusé qu’il mordît le sien. Ces jeunes dents cruelles lui plaisaient. Elles savaient haïr et aimer, — comme les siennes. L’injustice de Marc, qu’elle était capable de reconnaître, lui était plus proche et plus chaude que les jeux d’équilibre de ces singes sur la corde, qui pêchent l’argent et le succès. Ce n’était point un animal si commun qu’un Français qui déshabillait, avec cette vengeresse impudeur, l’hypocrisie de sa mère France — (non ! point la mère, mais la marâtre !) — Sans doute les Français toujours se sont targués — (les autres peuples, également) — d’être les seuls à s’accuser les uns les autres, tandis que les autres peuples se glorifient. Mais ce leur est encore — (aux autres peuples, également) — une façon détournée de se glorifier, en s’attribuant le privilège dangereux de savoir se critiquer soi-même. Et leur critique ne va pas loin. Ils l’enveloppent de coups d’encensoir. Ils sortent de là, agréablement parfumés : car ils s’exceptent de leurs blâmes. — Marc ne s’exceptait aucunement. Il flagellait, à tour de bras, ses compatriotes sur son dos. Assia qui, comme tous les Slaves, pratiquait l’auto-analyse, avec cette âpre volupté qui soulève les derniers voiles — (la confession est une manie qui développe chez les mieux doués de ce peuple le sens psychologique, aux dépens du moral) — appréciait en connaisseuse ce dépouillement de soi, ce libre regard et cette âme nue. Elle n’était pas sans pressentir qu’il la déshabillait pour elle. Et c’était vrai. Un obscur instinct animal poussait Marc à se faire voir et flairer de celle que l’instinct lui faisait désirer… — « Je me montre nu. Toi, montre-toi !… »

Elle entendait l’appel. Elle était maintenant parcourue, par bouffées chaudes, de l’envie d’y répondre, de se dégrafer et de lui crier : — « Regarde ! »

Elle le connaissait de beaucoup plus près que lui, elle. Il n’avait plus rien de caché pour elle. Chaque détail de ce corps était inscrit au fond de ses yeux. Et maintenant que dans ce corps la vie renaissante remontait, cette vie affluait aussi dans le double que ces yeux en avaient pris. L’empreinte brûlait. Le prisonnier prenait, à son tour. Il devenait gênant…

L’homme et la femme — les deux enfants — s’épiaient, d’un regard de côté, qui ne perdait aucun de leurs mouvements. Et maintenant muets — (Marc s’était tu, quêtant la réponse à l’appel) — ils écoutaient monter en eux le désir. Et maintenant, l’ouïe suraiguë du convalescent l’entendait monter chez la femme. Mais à mesure que celle-ci le sentait, elle se faisait plus dure et plus fermée.

Et un soir vint où l’homme eut la certitude que la femme livrerait son secret. Elle tournait autour de lui, elle approchait, puis s’écartait, — le crépuscule se répandait dans la chambre, Annette sortit, ils étaient seuls — la femme hésita, se décida, vint brusquement, et elle se pencha, comme tant de fois, pour remettre en ordre les draps ; — mais cette fois, il fut sûr que ses bras allaient se refermer sur lui, que sa bouche allait fondre comme l’épervier ; et, les reins tendus, la chair hérissée, il attendait, prêt à mordre…

D’un coup d’échiné, elle se redressa ; elle recula contre le mur ; elle s’y adossa, et dit froidement :

— « Vous êtes guéri. Il est temps que chacun rentre dans sa chambre. »

Il fut assommé. De stupeur, la parole lui manqua. Puis, le dépit la lui rendit ; et jetant ses jambes hors du lit, il dit, d’une voix étranglée :

— « Sur-le-champ. »

Elle haussa l’épaule et, sans bouger :

— « Demain suffit. »

— « Pourquoi attendre ? »

Elle ne fit pas un geste pour le retenir. Il piétinait déjà le plancher, traînant après lui les draps où, dans sa colère, ses pieds nus s’étaient empêtrés. Annette rentrait. Elle s’étonna. Marc dit :

— « C’est une affaire décidée. »

Le silence impénétrable de Assia acquiesçait. Annette n’insista point, elle savait lire. Elle dit :

— « Soit ! Le déménagement ne sera pas long. Il n’y a à changer que les draps. »

— « À quoi bon changer ? dit Assia. Ceux-ci, ou ceux-là… Nous n’en sommes plus à ces délicatesses. »

Dans sa rage froide, Marc lui en sut gré. Il était déjà rentré dans l’autre chambre. Puis, il réfléchit que cette indifférence était, dans sa froideur, encore plus insultante. Et il tourna le dos à l’assistance.

Annette, souriant aux deux boudeurs, dit à Assia, toujours adossée au mur, le museau froncé :

— « Ma fille, nous avons indignement abusé de votre hospitalité. Pardonnez-nous ! Jamais je ne pourrai vous aimer assez, pour tout ce que vous avez fait pour mon fils. »

Assia gronda :

— « Je n’ai rien fait. »

(Elle avait été touchée au cœur par cette voix, — par deux mots).

— « Vous l’avez sauvé », dit Annette.

Elle lui tendit les bras. Assia s’y jeta, le front en avant, qui s’enfouit contre le sein de la mère. Impossible de soulever ce front obstiné. Annette n’avait que les cheveux à baiser.

— « Maintenant, dit-elle, convenons de nos arrangements ! À présent que ce grand garçon est capable de sortir, je pense qu’il est mieux de lui chercher un autre logement, plus salubre. »

— « C’est mon avis », dit Assia.

Marc grogna :

— « On a le temps ! »

— « Pourquoi attendre ? » dit Assia, les lèvres pincées.

Marc, furieux, s’aperçut qu’elle lui rétorquait les mots mêmes qu’il lui avait dits.

— « Très bien ! fit-il. Alors, demain. »

— « Laisse-moi le temps de trouver ! » dit Annette

— « C’est tout trouvé, dit Assia. Je vous indiquerai, rue de Châtillon, si vous voulez, un logement vacant qu’une de mes connaissances a dû quitter, ces jours-ci. »

— « Nous verrons demain », dit Annette.

Elle tendit la main à Assia, qui se retira dans sa chambre et s’enferma ; elle jeta un regard apitoyé et ironique à son fils et lui dit bonsoir, en n’ayant garde de remarquer sa méchante humeur. Elle s’en retourna dans sa chambre, qu’elle avait louée, dans le même hôtel, à deux étages au-dessous.

Marc resta seul. Il eut le temps de cuver son dépit. Il eut même celui de perdre toute fierté, pour ne garder que le chagrin. Mais le désir était resté. Il se muait en une soif enragée. La source était là, tout près. Un seul mur l’en séparait. Un mur de plâtras, un mur d’obscurs malentendus. Mais demain, ce serait toute une ville. Il ne se donna pas le temps de réfléchir. Sa main frappa au mur. À peine l’avait-elle fait, qu’il le regrettait. Il eût voulu crier : — « Ne venez pas ! » — Il n’eut pas la peine de le dire. Elle ne vint pas. Rien ne bougea, de l’autre côté du mur. Marc, indigné, penaud, se mordait les poings… Il attendit… La nuit vint. La nuit était venue. Par-dessus les toits, la grêle horloge de la Sorbonne sonnait onze heures, sonna minuit, sonna une heure. Marc se rongeait, la face au mur, le corps ramassé fiévreusement dans ses draps, les genoux remontés comme un chien qui s’est mis en rond… Que voulait-il ? L’étreinte brutale ? — Non. Il n’eût pas su dire quoi… Cette femme, ce qu’elle porte dans son sein, ce qu’elle cache, ce qu’il flaire de cette vie, de cet esprit, le mal, le bien. Il veut tout. Il a besoin de ce ruisseau, pour le mêler au sien. Que roule-t-il dans ses eaux ? Il ne sait pas. Il lui faut ces eaux. Il lui faut tout… Et pour l’avoir, il faudra bien l’étreinte brutale. C’est le seul chemin. Mais tout son sang se révolterait, si vous disiez à ce garçon que c’est là ce qu’il veut. Il crierait : — « Non ! » — et il serait sincère. Comme le ruisseau qui se précipite vers la rivière. Il ne court pas à elle. Il court à la mer. Et il lui faut cette transfusion de sang, son affluent, pour ne pas mourir avant, dans les sables… La bouche de Marc veut boire le sang de Assia… Soudain, cette bouche aux lèvres sèches se colla contre la paroi ; elle souffla :

— « Assia !… »

La plus fine oreille n’eût pu l’entendre. Quelques minutes se passèrent. Il répéta :

— « Assia !… »
plus fort… Silence de mort. Marc haït. Haït jusqu’à en perdre le souffle. Il retomba sur sa couche, les mains au cou, cherchant à arracher le nœud invisible qui l’étranglait… Puis, l’air revint, afflua. Avant même qu’il eût entendu, il avait vu… La porte s’ouvrit, la femme entra.


Depuis qu’elle était sortie, elle se tenait là, dans la nuit, tapie sur son lit, muette, immobile. Elle avait tout entendu, depuis le premier coup sur le mur, qui l’avait fait flamber de colère, jusqu’au premier souffle imperceptible, qui l’avait fait défaillir de douceur. Elle était tour à tour, et par sursauts, presque en même temps, feu et glace, un jet de sang brûlant qui fuse et qu’un coup de piston refoule, et l’insensibilité la plus complète… Elle était résolue à ne pas bouger… Et pourquoi donc ? Que lui coûtait de prendre cet homme, si elle le voulait ? Elle en avait pris d’autres… Mais celui-là, non ! Elle était prise. Et elle ne voulait plus l’être. Elle ne voulait plus se reprendre à l’illusion… Et comme elle aimait vraiment, cette fois — (elle se refusait à le savoir) — elle s’inquiétait, pas seulement d’elle, — de lui, et du mal qu’elle lui ferait. Car elle savait — (ceci, elle consentait à le savoir) — qu’elle n’était pas inoffensive. Qui la prendrait, prendrait, avec le corps, l’âme, l’âme tourmentée, l’âme harassée, l’âme affamée, les pieds talés, brûlants, qui marcheraient jusqu’au dernier souffle, — prendrait le passé, prendrait l’avenir… C’était beaucoup pour les jeunes reins du fiévreux garçon, que dans la nuit elle revoyait et étreignait !… Elle tâtait la souple échine. Elle la sentait, sous sa main, arquée jusqu’à se briser… Elle l’écarte, mais sa main revient Elle ne peut s’en détacher…

À force de dire : « Non ! » et de la repousser, en la cherchant, ses mains, ses bras et ses genoux l’entraînèrent. Elle se retrouva pieds nus, sur le seuil de l’autre chambre, indignée, se roidissant contre la violence qu’on lui faisait, haïssant celui qui la haïssait, prête à crier, d’une voix hostile : — « Qu’est-ce que vous me voulez ?… »

Elle courut à lui, et s’y heurta…


Maintenant, le nœud de leurs corps, distendus, se déliait. Mais leurs esprits restaient noués. L’un contre l’autre, ils sentaient battre, au creux du ventre, le même sang, et se répandre dans leurs membres, sa chaleur calme, son flot d’or. Et Marc enivré de sa prise, disait, riant, et l’étreignant :

— « Je t’ai, je t’ai !… Tu es à moi… »

Et Assia, muette, pensait :

— « Je ne suis à toi. Je ne suis à moi, ni à personne. »

Mais elle le serra dans ses bras… La fine échine, les doux reins… Il lui sembla qu’elle pourrait les casser… Elle fut inondée de tendresse. Elle se baissa impétueusement, et elle les couvrit de baisers. Le jeune compagnon soupirait, promenant ses longs doigts qui tremblaient, sur l’ardente face, dont les lèvres voraces les happaient. Et dans sa reconnaissance éperdue, il parlait, parlait, ramageait comme un oiseau, il se confiait en mots naïfs et sans suite, il épanchait le fond de son cœur, il livrait candidement sa solitude, le plus secret de son être et son destin, il les remettait aux mains de cette femme inconnue, qui l’écoutait, la face enfouie dans le sillon de sa ceinture. Elle l’écoutait, attendrie, avec amertume et ironie. Il se donnait, s’imaginant qu’il la connaissait : il ne savait rien d’elle, rien de sa vie, rien des cicatrices et des marques indélébiles qu’y avait laissées le passé, rien du dépôt de l’âme au fond du vase, rien du fond… S’il avait pu l’entendre, il eût répondu :

— « Le fond de toi, je le connais, mieux que toi. Si je ne puis pas faire le compte des jours et des nuits qui ont passé à ta surface, j’ai touché le fond. »

Qui eût pu dire lequel des deux avait raison ? L’éperon de l’amour entre jusqu’au delà de la conscience. Mais il est bien vrai qu’il est aveugle. Il touche, il tient, il ne saurait dire ce qu’il tient, il ne voit rien.

Tl tient pourtant… Quand les jaunes vitres de la chambre s’éclairèrent d’un jour plus jaune encore que d’habitude — la pluie tombait — Assia se pencha sur le jeune compagnon qui s’était enfin endormi, au matin. Elle n’avait point fermé les yeux… Elle regarda ses joues lasses, sa bouche heureuse, son souple corps abandonné, et leurs jambes étaient entrelacées, elle ne pouvait se dégager ; elle pensa :

— « Où est le mien ? Où est le sien ? Nous sommes maintenant emmêlés… »

Et, de lassitude et de volupté, elle avait envie de retomber… Mais elle se raidissait. Elle se disait :

— « Non ! Il ne faut pas ! Qu’a-t-il à faire avec moi ? Et moi, qu’ai-je à faire avec lui ? Que chacun de nous reprenne le sien !… »

Elle s’arracha. C’était dur. Il rouvrit les yeux. De ce regard, elle défaillit presque. Elle se fit violente. Elle lui referma les paupières, sous sa bouche. Elle lui dit :

— « Dors… Je dois sortir un moment ; mais je ne te quitte pas : je t’emporte, et je me laisse… »

Il replongea dans le sommeil, trop anéanti pour répondre. Elle s’échappa. Elle disait vrai : elle emportait, au fond de son cœur, un morceau de lui, incrusté. Il était trop tard pour échapper. Elle alla frapper à la porte de Annette. Elle lui dit :

— « Je vous ai parlé d’un logement libre. Je vais vous le montrer. Sortons ensemble ! »

Annette, habillée déjà, rangeant ses affaires dans sa valise, semblait prête au départ. Elle se tourna vers Assia. Un regard lui suffit pour entendre souffler dans cette poitrine les grands vents chauds, — non plus la bise glacée d’hier soir : — c’était toujours la tempête, mais l’ouragan avait tourné. Elle dit : — « Sortons ! » — Assia n’entendit pas dans la poitrine de cette autre femme une autre tempête de douleur. Son regard brûlant lut sur la table un télégramme ouvert :

— « Timon dead… » [2].

Les mots, à peine lus, s’effacèrent. Que lui importait ? … Elles sortirent.

Elles marchèrent d’abord, échangeant quelques brèves remarques inutiles sur la pluie qui tombait. Puis, elles se turent en traversant le Luxembourg, entre les deux portes grillées de la rue de l’Abbé-de-l’Épée et de la rue Vavin. Les vertes pelouses étaient sous la bruine. Brusquement, Assia s’arrêta, prit une chaise, dit à Annette :

— « Asseyez-vous ! Je veux vous parler. »

La pluie tombait, fine, tenace, pénétrante. Pas un passant. Elles étaient au pied de la pastoure et de sa chevrette sculptées en pierre. Annette ne discuta point. Elle s’assit sur la chaise ruisselante. Assia, près d’elle. Annette avait un imperméable, Assia un simple châle rouge, très usagé, dont elle ne cherchait même pas à envelopper ses épaules ; sa robe de laine et coton grise, échancrée, buvait l’eau. Annette se pencha, partageant son parapluie avec elle. Assia dit :

— « Ne vous occupez pas de moi ! J’en ai vu d’autres ! Cette robe aussi… »

Annette n’en continua pas moins à l’abriter. Et à mesure que Assia racontait, les deux femmes, coude à coude, prises également par le récit, se serraient, et leurs têtes finirent par se frôler.

Assia avait débuté ex abrupto :

— « Voilà cinq ans que tous les ruisseaux de l’Europe me roulent. Je n’ai pas peur d’une douche de plus. Je le connais, le goût de fange, le goût de suie, qui est dans votre pluie ! L’eau des grandes villes ne lave pas, elle salit. Mais je n’en suis plus à défendre mon hermine. Elle n’a plus une place qui n’ait traîné. Elle a ramassé l’odeur de tous les troupeaux. La sentez-vous ? » (Elle lui mit son châle sous le nez…) « Il a roulé dans les boues grasses d’Ukraine et dans la millénaire ordure de Constantinople et ses marchés atroces, avant de venir ici ramasser la poussière de votre épouvantable indifférence… »

— « La mienne ? » murmura Annette.

— « Votre Occident. »

— « Je n’ai à moi, dit Annette, que moi. »

— « Vous avez de la chance ! dit Assia. C’est plus que je n’ai jamais eu… Écoutez-moi ! Je dois parler… Si ce que je dis vous écœure ou vous ennuie, vous partirez… Je ne vous retiens pas. Je ne retiens personne… Mais essayez !… »

Annette se tut, observant de profil la jeune femme au front saillant, qui, la tête droite sous la pluie, le sourcil froncé, le dur regard fixé devant elle, ne voyait rien devant elle, tout au dedans, redescendait dans la prison de ses souvenirs.

— « Vous avez, dit Assia, plus du double de mon âge. Mais la plus vieille des deux, c’est moi. J’ai tout vécu. »

— « Je suis mère », dit doucement Annette.

— « Je l’ai été », dit Assia d’une voix rauque.

Annette tressaillit. Avec précaution, elle murmura :

— « Vous ne l’avez plus ? »

— « Ils me l’ont tué dans mes bras. »

Annette étouffa un cri. Assia fixait un coin du châle taché :

— « Tenez ! Regardez !… Les bouchers !… Ils l’ont saigné, comme un agneau… »

Annette, sans mots pour s’exprimer, avait, d’un geste instinctif, posé sa main sur l’épaule de Assia :

— « Ma pauvre petite !… »

Assia écarta son épaule, et dit sèchement :

— « Laissez !… Nous n’avons pas à nous apitoyer… Ce qu’ils ont fait, je l’aurais peut-être fait. »

Annette cria :

— « Non ! »

— « J’ai voulu le faire, reprit Assia. J’avais juré, après, de tuer tout enfant d’eux qui me tomberait dans les mains… Mais je n’ai pas pu… Et quand j’ai vu l’homme qui, pour me venger… ! c’est lui que j’ai failli tuer. »

Elle ferma la bouche. Pendant quelques minutes, on n’entendit plus que la petite pluie qui tombait, tombait, s’égouttait. Annette posa la main sur le genou de Assia :

— « Parlez ! »

— « Pourquoi m’avez-vous interrompue ? »

Elle reprit :

— « Je n’étais pas née pour de tels temps. J’ai dû m’y faire. Les temps sont venus. Ils m’ont violée. Je ne suis pas la seule. Nous sommes là-bas des milliers, qu’ils sont venus prendre dans notre lit de jeunes filles et qu’ils ont saignées… Le tour viendra pour vos filles de l’Occident… Tout le sang de notre cœur, de nos illusions, s’est écoulé. Beaucoup sont mortes. Moi, j’ai vécu. Pourquoi ? Je ne sais pas. Vous, le savez-vous ? … Qui me l’eût dit, quand j’agonisais, que je vivrais encore aujourd’hui ? Je lui eusse craché mon âme à la face. J’eusse crié — « Non ! » — Et j’ai vécu !… Et je vis !… Et je veux vivre !… N’est-ce pas terrible ? Que veut-on de nous ? Qui nous veut, — quand nous, nous ne nous voulons pas ? »

— « Notre destin, dit Annette. Celui des âmes qui ont à fournir un long chemin. Je le connais. Celui des femmes qui n’ont pas le droit d’arriver à la mort, avant d’avoir passé par le triple sacrement de l’amour, du désespoir, et de la honte. Parle ! »

Assia parla de sa tiède enfance alanguie dans le nid de la calme vie domestique. Cette épuisante douceur de vie, qui précède si souvent le coup brutal de la fin… Bonté, faiblesse, dissolution — l’arôme de lys des marais.,. Effluves sucrés d’amour sincère, — qui ne coûte rien — pour une imprécise humanité, et de sensuelle indifférence qui se caresse en silence, tandis que le ver de l’esprit ronge, à la branche, le fruit mûr qui va tomber. La force manque pour être méchant. La seule idée de la cruauté ferait tomber en convulsions. On se complaît dans l’atmosphère lourde, molle, chaude, écœurante, des belles pommes qui pourrissent au cellier… On se disait Tolstoyens, et l’on goûtait, d’une langue blasée, Scriabine et les entrechats élastiques de l’androgyne Nijinsky. Mais on acceptait les brutalités annonciatrices de Stravinsky, comme piment… Sans doute, la guerre était venue. Elle était venue là-basLà-bas, c’était si loin ! Comme un décor à l’arrière-plan. Elle aussi était un piment… Et la fillette de quinze ans regardait poindre la fleur de ses seins, et dans son buisson elle écoutait le chant qui s’essaye de l’oiseau d’amour… La pastorale égoïste continuait. À la campagne, où s’étaient retirés les siens, la vie était sans deuils et sans privations. Dans le grand jardin en désordre, plein de framboises, de groseilles et d’herbes folles, les deux enfants, le frère et la sœur, tout en croquant les graines de tournesol, se confiaient leurs expériences, leurs espérances ; ils dégustaient jusqu’à l’écœurement les pirojkis et les poètes, Blok et Balmont. On s’amusait de l’esthétisme, qu’assaisonnaient quelques pincées de théosophie, en cultivant un « narodnikisme » [3] tout verbal de pitié vague, de foi molle et idyllique en le pauvre peuple, ignorant, mal décrassé, riche de sagesse obscure et de bonté, qui dorment comme une nappe d’eau sous la croûte. L’idéalisme de bureau qui était la religion du père, se confiait en la bonne Nature, en le Progrès humain qui va sans heurts son bonhomme de chemin, en la sagesse des événements, de la guerre même et de la défaite, pour réaliser sans trop d’efforts l’âge d’or : la sainte Russie de la raison libérale et des lumières du cœur bourgeois : Korolenko, le bon génie, le président que l’on rêvait à la République idéale de l’avenir… Même à la veille du grand assaut d’octobre, à Pétrograd, on ne croyait pas à la gravité de la menace ; on était si sûr de sa force qu’on n’avait même pas pris de précautions pour se défendre. Et on se réveilla vaincu, avant d’avoir combattu… La face du monde avait changé. Ce fut, d’un bout à l’autre du pays, comme la secousse d’un tremblement de terre. Tout s’écroulait. Et l’énorme déplacement d’air dispersait en lambeaux des milliers de nids. Des volées d’oiseaux, affolés, tournoyaient au hasard, s’abattaient. On se retrouva, fuyant, dans le remous des armées. Et du jour au lendemain, tous les voiles de la vie, les derniers linges, furent arrachés. On découvrit avec stupeur l’amas de rancune et de haine, coagulées au cœur de ce peuple, hier encore bienveillant et geignant. On vit la bête, ses yeux fous, sa gueule sanglante, son souffle de meurtre, et son rut… Un domestique dont on était sûr, qui avait vu grandir les enfants, avec une humble et familière sollicitude, se révélait un jour brutalement menaçant, et voulait violer la jeune fille… Et ce fut la fuite parmi les Kerenskystes mêlés aux blancs. Et parmi eux, dans son propre camp, l’éruption des mêmes instincts. Et brusquement, la dernière ligne de défense, le donjon, fut envahi : dans la jeune fille firent irruption les mêmes folies. La bête vous soufflait au visage. Et l’on se voyait semblable à elle…

— « Et je le fus ! Et (le plus terrible) je le fus sans peine. Du premier coup… Faut-il donc croire que je l’étais, et que tout le masque de culture qui nous était collé à la peau, nous pesait, et que nos ongles brûlaient de l’arracher ?… Mon père me regardait avec effroi… Les vieux ne peuvent plus changer de peau… Sa présence m’imposait un dernier reste de contrainte. Ce n’était guère ! J’étais enceinte, quand il mourut. Heureusement pour lui, il est mort avant de l’avoir vu… J’ai enterré avec lui celle que j’avais été. Je l’ai laissée, avec lui, pourrir derrière moi sur la route. Je l’ai perdue, j’ai perdu jusqu’à son nom, jusqu’au sentiment de mon identité. Pendant deux ans, je n’ai plus été qu’une anonyme, une folle qu’entraîne le galop furieux du troupeau… Encore aujourd’hui, dans cet instant, mes yeux sont pleins de la poussière. Qu’ai-je vu ? Qu’ai-je fait ? Qu’ai-je subi ? »

— « Laisse, malheureuse ! dit Annette, sa main serrant le genou de Assia. Ne réveille pas ! »

— « Je le veux, dit Assia. Je ne m’en ferai pas grâce. Je vous l’ai dit, si c’est trop suffocant pour vos narines, partez ! »

Elle ne lui fit pas grâce. Elle ne se fit pas grâce. Elle raconta l’affreux exode, la descente aveugle en spirale, avec des bonds et des chutes, au fond du cercle. Elle ne s’épargna aucune humiliation. Elle n’en manifestait ni regrets, ni honte. Elle parlait avec une précision sèche et pressée, la tête haute, le regard dur : la pluie, faisant l’office des larmes, lui coulait le long du nez. Annette, saisie, avalait son souffle, admirait la sobre puissance du récit, impitoyable, ferme, serré, sans un repentir (ni au sens d’âme, ni au sens d’art), qui projetait dans l’aquarium de ce matin d’avril noyé, le film de sa course hallucinée. Si fascinée par la magie des images qu’elle ne songeait pas à en évaluer la qualité morale et qu’elle suivait, le cœur battant, la chasse infernale, ne sachant plus si le profil camus qu’elle fixait était celui de la Diane scythe, ou du gibier. Et sur son épaule s’égouttait son parapluie, que sa main distraite laissait pencher.

Un gardien du Luxembourg vint à passer, dévisagea les deux femmes, qui ne le remarquèrent point ; à quelques pas il se retourna, considéra leurs poses figées, hocha le menton, et s’en alla. Il y a tant de toqués ! On est habitué, à Paris…

Et Assia racontait maintenant l’exil avec ses hontes et ses avanies, les travaux serviles et dégradants, qui achevaient de briser tant d’âmes, encore fières, de l’émigration, ou les jetaient dans la frénésie, — mais qui avaient surexcité la sienne, qui l’avaient soulevée, par un sauvage ressaut d’orgueil et de mépris, la solitude farouche où elle s’était murée, et la révélation qui lui était venue, pendant cette terrible période où elle se retranchait volontairement de la vie des hommes, l’affirmation exaltée de son moi seul et perdu, de la puissance incompréhensible de ce moi inconnu, qui jetait le défi au monde et qui lui tenait tête, — cette lutte féroce de deux ans, où elle avait réussi à se défendre, non seulement contre les autres, mais contre ses propres guet-apens, ses lames de fond. Elle disait moins que Annette ne devinait, cette incroyable énergie, mais sans boussole et manquant de centre, qui s’enrageait, seule, à chercher ce centre, sans le trouver, qui cherchait, cherchait sa direction et son sens, parmi les exigences et les humiliations sordides du bas travail quotidien, et dans les affres de la faim, qu’elle préférait à la pâtée qui aurait pu lui être offerte, au prix de son assujettissement à un parti, ou à un homme. Ce dur orgueil, ce diamant pur et cette fureur d’indépendance, qui l’avait sauvée, Annette les discerna sur-le-champ, d’un œil exercé parmi le chaos de cette âme de femme qu’un cataclysme avait saccagée ; et elle sut voir, dans les alluvions, les filons de force morale et spirituelle que recouvraient les ruines d’un monde. Elle les vit, mieux que Assia, qui, dans le prurit de sa confession emportée, s’acharnait contre elle-même. Et Assia parlait, parlait, et l’autre écoutait, écoutait, songeait Depuis… depuis combien ?… Était-ce une heure ou davantage ?… Dans l’entre-deux d’une phrasé à l’autre, tomba, comme une pincée de grains de plomb sur le plateau creux d’une balance, la sonnerie d’horloge du petit-lycée… Assia s’arrêta, perdit l’élan se passa la main sur le front mouillé… Sortie du gouffre elle ne sut plus ce qu’elle y faisait, pourquoi elle avait raconté tout cela. Elle dit rudement :

— « Qu’est-ce que vous faites là, à m’écouter "> »

Annette n’eut pas à faire la réponse. La mémoire ressurgissait. Assia disait:

— « Depuis deux ans, je n’avais plus jamais remis les pieds là dedans… Qu’est-ce qui m’a prise, ce matin ? Qu est-ce que j’ai fait ?… »

Elle respira ; machinalement, elle tordit sa chevelure gonflée de pluie, sans s’inquiéter que les rigoles lui coulassent au long du dos. Et elle dit :

— « Ah !… Voici !… Vous savez maintenant qui je suis. Reprenez votre fils et emmenez-le ! »

— « C’est entendu, dit Annette. Nous lui cherchons un logement. »

— « Mais sur-le-champ ! Qu’il ne me revoie, et que je ne le revoie ! »

— « Quel danger ? »

— « Je l’aime. »

— « Et lui, vous aime ? »

Assia haussa l’épaule :

— « Si j’aime, on m’aime. « 

— « Et que puis-je alors, s’il vous aime ? »

— « Vous pouvez. Vous êtes la seule, à pouvoir sur lui. Je Je connais. Je vous connais. Je connais les liens qui vous unissent. Plus étroits et plus intimes que ceux habituels d’une mère avec un fils. »

— « Qu’en savez-vous ? »

— « J’ai lu vos lettres. »

Annette fut suffoquée.

Assia ne pensa même pas à s’excuser.

— « J’ai trop attendu. J’ai voulu l’éloigner, hier au soir. C’était trop tard. Le mal est fait, maintenant. »

— « Le mal ? »

— « Lui, il dirait : le bien… Moi aussi, si je m’écoutais, si je ne savais ce que je sais, ce que je vois venir… Allons, emmenez-le, tandis qu’il en est encore temps ; et dépêchez-vous ! Je n’en répondrais plus, demain… Je vous le prendrai et je ferai son mal. Je ne le veux pas. Mais c’est fatal. »

Annette demanda :

— « Et vous ? »

— « Moi ? Eh bien, quoi ? »

— « Quel est votre bien ? Quel est votre mal ? »

— « Qu’est-ce que cela peut vous faire ? »

— « Je vous demande de répondre. »

— « Cela n’a pas d’importance. »

— « Vous m’avez dit que vous l’aimiez. »

— « Naturellement ! Sans cela, pourquoi vous en parlerais-je ? »

— « Est-ce que vous avez l’habitude de chasser de vous ceux que vous aimez ? »

— « Je n’ai aimé personne avant lui… — Oui. après tout ce que je viens de vous livrer, vous secouerez les épaules. Je les secoue aussi… Et puis, assez ! Cela n’a rien à voir avec la question. Ça ne compte pas pour vous. »

— « C’est à savoir », dit Annette.

Elle regarda Assia, que la pluie avait transpercée. Sa robe avait bu l’eau, comme une éponge. Les seins saillissaient sous l’étoffe, plaquée au corps. Elle semblait dans un peignoir, au sortir d’une plongée. Toute couleur s’était retirée de ses joues. Elle serrait les dents, blême, glacée. Annette se leva :

— « Allons, rentrons ! Nous reparlerons de ceci, chez moi. »

Elle lui jeta de force son imperméable sur les épaules, et l’emmena. Assia essayait de résister ; mais après sa grosse dépense d’énergie, elle était épuisée.

Il n’eût pas fallu voir dans sa volonté de briser avec Marc un désintéressement par amour, pour sauver d’elle Marc. L’amour d’une Assia, si brûlant qu’il fût ne pouvait être désintéressé. Elle pensait bien (elle ne mentait pas !) à le sauver. Et elle était stupéfiée de ce renoncement : c’était une traîtrise de l’amour !… Mais elle pensait avant tout à se sauver, elle ! Il lui était inexplicable qu’elle se fût laissée reprendre à la passion, alors qu’elle s’était juré de ne plus rentrer dans la roue, qui l’avait broyée. Il lui restait de ses rencontres passées avec la passion une peur et une horreur jusqu’à la haine de cette servitude. Mais eussent-elles été aussi violentes, s’il ne lui en fût resté aussi le vertige ? Elle était tentée d’y retomber. Elle sentait le danger du gouffre et son invincible attrait Marc était le gouffre. Il l’avait prise, tout entière : tout son corps, que brûlait la torche, — tout son cœur, qui se consumait pour le cher garçon, par la tendresse, par la pitié qu’il lui inspirait, par une secrète maternité, par un mélange de supériorité qui domine et d’infériorité qui fait appel à la protection. Et déjà, elle n’était plus capable de se délier de lui, toute seule, après cette nuit. Elle l’était juste assez encore pour recourir à Annette, afin de la délier. Mais cet effort l’avait brisée. Annette, lui emboîtant le bras, la reconduisait à l’hôtel. En route, Assia eut encore un sursaut. Elle s’arrêta, elle l’arrêta en plein boulevard, dans la cohue. Elle lui cria avec colère :

— « Débarrassez-moi de votre fils ! Emportez-le ! »

— « Je serais bien avancée, dit Annette, si vous veniez ensuite le reprendre ! »

— « C’est votre affaire ! Que je ne puisse plus le reprendre ! »

Annette sentait sous sa main frémir l’aisselle de Assia crispée, et contre son flanc le flanc qui frissonnait. Puis, la tension des nerfs se brisa. Elle n’eut plus qu’un paquet mouillé à emporter, lourd et docile, à son bras. Elles rentrèrent. Annette dit à Assia d’aller se changer. Mais Assia avait laissé la clef de sa chambre fermée à l’intérieur. Pour y pénétrer, il fallait passer par la chambre de Marc ; et elle craignait qu’il ne la vît en cet état. Annette la fit entrer dans sa propre chambre, et alla chercher dans celle de Assia le linge de rechange. Assia eût voulu l’en empêcher ; Annette doutait un peu que ce qu’elle allait chercher existât. Elle traversa sur la pointe des pieds la chambre de son fils. Il dormait toujours, comme un bienheureux. Elle s’arrêta un peu, pour le considérer. Il n’avait pas dû faire un mouvement, depuis que Assia l’avait quitté. Annette explora sans bruit le placard moisi de Assia ; la pauvreté des nippes qu’elle y trouva lui fit pitié ; du moins, leur propreté relative témoignait de la ténacité de la lutte livrée, pour tenir le menton levé au-dessus de la boue. Annette s’y connaissait ! Elle revint, trouva Assia, à la même place où elle l’avait laissée, debout, appuyée au mur. Une petite mare s’était formée autour de ses pieds. Annette la prit par une épaule, et lui arracha les vêtements qui collaient au corps. Assia sortit de sa torpeur, pour faire un mouvement brusque de l’épaule au coude, qui la dégagea. Mais la poigne de Anette la reprit :

— « Tenez-vous tranquille !… Levez le bras !… Allons ! Dépêchons-nous !… »

Assia grondait :

— « Des bêtises !… Croyez-vous que je n’aie pas couché vingt fois dans l’eau, comme aujourd’hui ? »

Annette, sans lui répondre, parla du sommeil de Marc, et instantanément, le corps rebelle s’immobilisa. Dans le miroir, piqué de taches, en face, au mur, elle vit se refléter le sourire de Assia, auquel le sien répondit. Il était leur enfant, à toutes deux. Les deux femmes étaient d’accord…

Les doigts agiles de Annette avaient déshabillé Assia, de la tête aux pieds. Un corps robuste et souple, qui ne répondait pas aux lois de la beauté esthétique, qui était fait pour la marche, la lutte, l’amour, l’enfantement. Les attaches solides. La peau très brune, nette, serrée, avec des coulées de vieil or. Elle reluisait d’eau… Annette l’épongea. Assia se laissait faire. Elle n’avait plus rien à cacher. Elle avait tout montré : le dedans et le dehors. Les deux femmes causèrent, tandis qu’elle était nue.

— « Pourquoi aimez-vous Marc ? »

— « Je l’aime parce que je l’aime. »

— « Je demande pour quoi ? »

Assia avait bien compris :

— « Pour quoi ? Comment je l’aime ?… Je l’aime, comme on aime, — parce qu’on a faim. Mais on n’a pas seulement faim, du corps. Cette faim-là, on la trompe. Je l’ai plus d’une fois trompée. — Mais il y a l’autre faim, qu’on ne peut pas tromper, et qui ne se trompe pas : j’ai faim de vérité, j’ai faim de propreté. Et votre fils est vrai, il est propre de pensée. Il est propre, comme vous… Allons ! je sais ce que je dis. Et vous le savez aussi… Croyez-vous que l’on s’y trompe, quand on s’est, comme moi, six années débattue dans le croupissoir de ces âmes d’aujourd’hui ? Et que lorsqu’on en rencontre une, intacte, qui émerge, on ne se jette pas dessus ? »

— « Mon fils n’est pas plus innocent peut-être, et guère plus intact que vous. Il a beaucoup erré. Il errera encore. Je l’ai, pour son malheur, fait de nature troublée ; et si j’ai confiance assez en sa loyauté foncière et en sa volonté, pour croire qu’il atteindra un jour à l’harmonie, ce ne sera pas sans risques, et ce ne sera pas demain… »

— « Je le sais, je le sais ! Et qu’aurais-je à faire de l’harmonie ? Oui, elle lui manque. Dieu merci ! Je l’ai vu, votre fils, nu comme vous me voyez, nu de chair et nu d’âme. Depuis que je l’épie, et dans sa maladie, il n’est rien qu’il ne m’ait livré… Non, il n’est pas sans tache, votre agneau ! Je le sais… S’il l’était, je ne l’aimerais pas autant. Je n’aime pas (ni vous) les agneaux blancs qui bêlent, leur goutte de lait au nez. On n’est pas un homme (vous, moi, lui) — si l’on ne s’est affronté à la vie dans son terrier, et si l’on n’y a laissé des morceaux de sa peau. Il faut, il faut passer par l’ordure et l’épine ! Vous y avez passé, Marc y a passé. Mais il n’y est point resté. Il est sain. Il est franc. Il est vrai dans sa haine. Il est vrai dans l’amour. Il a en lui trop de saine amertume, pour que la pourriture ait pu mordre sur lui… »

— « Il est comme vous. »

Assia s’arrêta net, dans son élan. Elle fixa, effarée, Annette qui la fixait. Les deux femmes se regardèrent en silence. Annette, enfin, ouvrit la bouche. Assia ébaucha un geste, pour l’empêcher de parler.

— « Je me refuse — dit Annette, pesant ses mots, d’un air délibéré — à l’éloigner de vous. »

Assia voulut parler. De la main, Annette lui intima de se taire :

— « Je sais ce que je risque. Je risque, des deux parts. Car j’ai deux devoirs, maintenant, au lieu d’un. Vous. Lui. Je les accepte. J’ai confiance en vous deux. Restez ensemble ! »

Assia, paralysée d’émotion, écoutait sans comprendre… Le sens des mots filtrait, au travers de sa pensée, goutte à goutte, glacés, comme des stalactites… Elle se mit à trembler, nue encore, sous la chemise que Annette maternellement lui passait… Elle baissa la tête, se tourna contre le mur, s’y appuya le front et les bras ; et le visage caché, comme une petite fille, elle sanglota.


Annette l’avait étendue sur son lit. Elle couvrit de son manteau les jambes nues de Assia, qui grelottait. Elle lui disait :

— « Vous avez pris froid… »

— « Non, ce n’est pas de froid, dit Assia. Laissez, moi, je vous en prie, ainsi, près de vous, encore un moment ! »

— « Alors, entrez dans le lit. »

Assia lui tenait les mains. Annette s’assit près d’elle :

— « Écoutez-moi ! Je pars aujourd’hui. L’homme, le maître, l’ami, dont j’étais l’aide, vient de disparaître subitement. Je rejoins mon poste que j’ai déserté. Je serai absente, quelques semaines. Je vous laisse Marc. Je vous laisse à Marc. Veillez tous deux !… Vous me comprenez bien, ma fille ? Vous ne vous méprenez pas ? Je vous dis : veillez, restez ensemble, mais attendez avant de vous enchaîner. Défendez, l’un et l’autre, votre liberté mutuelle ! Vous, défendez la sienne, si seul il n’y suffit pas ! Observez-vous loyalement. Il faudra bien du temps, avant que vous puissiez voir, non pas au fond de l’autre, mais au fond de vous. Prenez ce temps ! Soyez francs !… »

— « Je le suis et le serai, dit Assia. Je vous comprends. Je ne me suis pas méprise… Vous qui savez aimer, vous devez bien penser que, puisque je l’aime, je crains, en me trompant, de le tromper… Mais s’il m’aime et se trompe, est-ce que je serai assez forte pour lui ouvrir les yeux ?… Il eût été plus sage, peut-être, de l’éloigner. »

— « Si je vous prenais au mot ? » dit Annette.

— « Non, non !… Ne le faites pas !… Je ne pourrais plus… Il est trop tard, maintenant. »

Elle médita un moment, eut honte de sa faiblesse, et ajouta :

— « Mais je lui dirai tout. Il n’ignorera rien. »

Annette sourit mélancoliquement :

— « Non, ma fille. Je ne vous y engage pas. »

La femme couchée sursauta, et, rejetant ses couvertures, elle s’assit sur le lit, et regardant Annette :

— « Vous ! Vous m’engagez à ne point lui dire toute la vérité ! »

— « Oui, c’est étrange, n’est-ce pas ? de la part d’une mère… »

— « De la part de vous. »

— « Merci. — Oui, je crois être vraie, et l’avoir toujours été, surtout quand il m’était inopportun de l’être. C’est ce qui me donne le droit aujourd’hui de vous conseiller. Vous voulez tout dire à Marc de ce que vous avez été… »

— « De ce que je suis », dit Assia.

— « L’êtes-vous ? Ou avez-vous passé là dedans, comme dans les boues des routes, vos pieds qui sont lavés maintenant ?… Mais soit ! Je garde aussi le souvenir des boues où mes pieds ont passé. Je me tiens solidaire de celle que j’ai été. Et je n’aime pas ceux qui, lorsque ressurgit l’image gênante de celui qu’ils ont été, disent : — « Je ne connais point cet homme-là ! » — Mais que vous le connaissiez, c’est votre affaire. Vous n’êtes pas tenue de le faire connaître à d’autres. »

— « Non pas à d’autres, dit Assia. Mais à lui. »

— « Passe encore, dit Annette, avec un fin sourire d’un peu âpre ironie, passe encore si, en le lui disant, vous risquiez bravement de l’éloigner de vous ! Mais s’il vous aime, comme vous en êtes sûre (trop sûre), vous ne l’éloignerez pas, vous lui ferez une blessure ; et cette blessure, bien amère sans doute, lui sera un lien de plus, qui entre dans sa chair. Il ne vous aimera pas moins, il vous dira : « J’oublie tout. » — Il n’oubliera rien. Dans un an, dans deux ans, dans dix ans, la blessure se rouvrira et deviendra purulente. Quand vous, vous ne saurez plus qui était cette femme qui, recrue de douleur et la tête perdue, au milieu de la mort, se donnait dans la nuit, afin de s’agripper dans sa chute à un corps, quel qu’il fût, qui vécût et la retînt accrochée à la vie, — lui, le Marc, la verra, de ses yeux d’oiseau de nuit que l’amour emprunte à la jalousie, et il vous forcera, dans ses yeux, à la revoir. Il vous condamnera à rester liée, à vie, à cette chair du passé que vous aurez dépouillée — que nous dépouillons toutes — comme une vieille robe. Ils veulent que nous gardions, pourrissante sous notre peau, nos vieilles âmes, que nous avons, grâce à Dieu ! laissé tomber, à mesure que nous nous renouvelons. Les hommes sont incapables de comprendre, ma fille, cette force qui est en nous, et qui est notre devoir, de rajeunissement éternel. »

Sa voix, sans s’élever, avait pris un accent de sereine amertume. Assia, silencieuse, la contemplait, étonnée. Annette, qui ne la regardait pas et qui, depuis quelques instants, ne parlait plus pour une autre, mais pour soi, se rappela l’existence de celle qui la regardait, et se retournant vers elle, elle échangea un sourire d’entente :

— « La donna è mobile… » : voilà ce qu’ils disent de nous. Voilà ce qu’ils diraient, s’ils m’avaient entendue. Ils ne comprennent pas que, dans une vraie femme, le vrai ne varie point. Rien de ce que nous avons vécu ne périt, s’il a nourri notre vie ; il fait partie de notre sang ; et nous n’évacuons de nous que l’inutile et l’impur… »

Assia dit :

— « Je ne m’attendais pas à trouver une alliée. »

— « Je n’en ai jamais trouvé, dit Annette. C’est pourquoi je compatis à celles qui n’en ont point. »

— « Soyez-le donc pour moi ! Je n’en abuserai pas. Et je vous prie de m’aider, non jamais contre Marc, mais pour lui. Puisque vous ne voulez pas que je lui raconte tout — (je sens que vous avez raison ; mais je ne réponds pas de me taire !) — c’est à vous que je remets, dans vos mains, tout ce qui me pèse. Je m’y suis déchargée aujourd’hui du plus gros ; mais il en reste encore : vous aurez tout. Vous serez libre d’en user, à l’heure que vous choisirez, contre moi, pour votre fils. Je ne vous démentirai point. »

Annette eut un éclair de malice :

— « Très bien ! Et gare à vous ! À présent, je vous tiens. »

— « Tenez-moi ! Je le veux. Je vous fais juge. C’est ma seule façon de m’acquitter envers vous de ce que j’ai reçu de vous. »

— « Quoi ? »

— « Ne faites point celle qui ne sait point ! Vous savez… Ce que vous m’avez donné, personne ne me l’a donné… Non l’amour : je l’ai eu, je l’ai, et je l’aurai… Beaucoup plus : — la confiance. Vous avez eu foi en moi. Et savez-vous le résultat ? Vous me l’avez rendue — si jamais je l’ai eue… J’ai foi maintenant, foi en moi. Merci ! Je ressuscite… »

Elle sortit du Ut, et se jetant à genoux, elle baisa fougueusement les genoux de Annette.

— « Et je m’engage, disait-elle, à refuser à Marc de m’épouser, à le forcer à rester libre, libre comme moi… »

Annette, la prenant aux aisselles, la releva, avec un sourire ironique :

— « À beau promettre, qui ne sait pas ce qu’il peut tenir… »

Elle l’embrassa, elle tâta ses reins et ses épaules, et dit :

— « Ta peau est sèche maintenant… Habille-toi !… Il nous attend. »


Assia était bien décidée à ne pas épouser Marc. Ce n’était pas une question de loyauté envers Annette. C’était une volonté bien arrêtée, un refus de sa nature à se laisser atteler à deux… « J’aime, je t’aime, je te donnerai aujourd’hui ma vie, ma mort, mais je ne te donne pas mon demain. On ne me rive point !… »

Annette, qui n’avait pas les raisons de Assia pour se faire illusion, savait mieux ce qu’il en était, ce qu’il en serait…

Les deux amants, loyalement, se répétant : — « Nous nous aimons, en restant libres » — faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour qu’ils ne le fussent plus. Ils s’acharnaient à lier l’autre et à se lier. Annette, revenue après trois semaines passées à Londres pour l’enquête — (Timon, se rendant de Londres à Bruxelles, mystérieusement avait disparu, tombé d’avion : meurtre ou suicide ? Une main secrète avait raflé tous les papiers qui auraient pu aider à déchiffrer les circonstances) — Annette, qu’avaient capturée, pendant ces semaines, ses devoirs envers le mort, le rangement des ruines, et ses remords — (si elle ne l’avait pas laissé seul, serait-il mort ?) — Annette, rongée par ces pensées, mais les gardant enfermées pour elle seule, avait retrouvé à Paris Marc et Assia pris aux lacs de la passion, qui avait, jour après jour, tissé sa toile autour d’eux. Et à présent, que pouvait-elle ? — Les séparer ? Beaucoup trop tard 1 Les avertir des dangers ? Ils les savaient. Et ce qu’elle-même savait — ce qu’elle était peut-être la seule à savoir des deux enfants, — la prenait aussi dans leur toile. Cette Assia qui, dans ses confessions sans frein, comme une inondation, lui avait tout livré — pas seulement le pire, mais le bon, le rare, le plus secret, ce qu’une femme fière a le plus de peine à dévoiler — lui avait aussi inondé le cœur. Elle avait su voir d’un coup d’œil et apprécier en connaisseur, dans sa nudité, la sauvageonne, et la rude discipline qu’elle avait eu l’énergie d’exercer sur soi, pendant ces années d’exil à Paris, sa solitude et sa misère acceptées, sans transiger, son intraitable besoin de vérité, cette loyauté de l’esprit envers soi, — rien ne pouvait être plus sensible à Annette : auprès de cette vertu dangereuse, la « pureté », au sens bourgeois, était pour elle, secondaire. Que Assia ait eu et pût avoir encore des égarements de la passion, c’étaient des coups de vent à la surface, qui n’atteignaient pas l’essentiel : l’intégrité de l’âme, sincère et sûre. Elle passait l’éponge… (Mais elle savait que son fils ne la passerait pas. Et c’était là un des dangers…)

Des dangers, certes, il n’en manquait pas, ils abondaient ; et ils n’étaient pas tous d’un seul côté. Marc aussi était dangereux, — d’un autre danger que celui de Assia. Elle n’eût pas voulu lui remettre dans les mains, (comme Assia le disait, mais sans y croire) une jeune fille neuve et inexpérimentée. Il manquait de frein et d’équilibre, il manquait de prudence et de justice, il manquait de bonté et de vraie humanité. Annette voyait tout cela. Elle jugeait son fils. Il était trop jeune et trop marqué par une précoce expérience, incomplète et dolente. Il pourrait être assagi et vraiment bon, plus tard, plus tard, à quarante ans : alors, il serait peut-être capable de comprendre et de guider une jeune femme. Actuellement, ils achèveraient mutuellement de s’affoler, ils se feraient souffrir et risqueraient de se détruire. — Et cependant, il n’était pas bon que Marc restât seul. Cette solitude dans une âpre lutte contre un milieu empoisonné était, en se prolongeant, contre nature, et ses jeunes forces ravagées n’y suffisaient plus. Il lui eût fallu une aide, une compagne déjà virilisée par le corps-à-corps avec la vie, une sœur aînée, un peu mère, un peu frère, qui sache panser ses blessures et, au besoin, se battre à ses côtés. Assia pouvait-elle l’être ? — Elle le pouvait. Mais saurait-elle l’être ? Il y avait des raisons d’en douter. Et quelles raisons d’attendre d’une jeune femme un désintéressement dans l’amour, que l’homme n’a pas, et sur lequel la passion donne le change ? (Car elle est l’opposé du désintéressement ; elle dispose de l’autre, comme de soi). L’âge seul et la longue épreuve blessée peuvent l’apprendre à ceux qui sont susceptibles d’apprendre. Eh bien donc, pourquoi ceux-ci ne l’apprendraient-ils pas ? Annette faisait confiance à son fils. Et à cette autre ? Pourquoi pas ? Sur sa confiance Assia avait conquis des droits. Même (et surtout) en lui confiant ce qui, de sa nature, pouvait le plus l’éloigner d’elle. Au moins, les risques étaient francs, ils étaient nus, ils n’étaient pas habillés de petites vertus, comme chez tant de femmes et de filles, dont on ne sait pas ce qui se cache sous l’eau plate. Et les risques étaient payés par d’autres vertus plus robustes, et, comme eux, franches, comme eux, nues. Risques pour risques, si elle eût été Marc, Annette savait bien ce qu’elle eût choisi. Elle pouvait donc donc s’attendre au choix qu’il ferait. Et en le lui reprochant, elle eût été de mauvaise foi. Si la mère eût voulu épargner au fils les tourments qu’elle prévoyait, elle ne pouvait lui épargner l’âme tourmentée et les destins qu’elle lui avait faits… Allez, mes petits, votre destin ! C’est peine perdue de lui barrer la route ; il est plus sage et plus efficace de lui tendre la main, de faire appel à ses puissances les plus nobles, d’y prêter foi, de lui dire : — « Je crois en toi. Ma foi t’engage. » Aussi, quand Assia, troublée, brusque d’autant, et la défiant, tout en quêtant son consentement ou son pardon, vint lui annoncer — ce que, depuis quelques semaines, elle attendait :

— « Je vous reprends ma parole… Non ! Je ne reprends rien, je n’ai rien promis… Il me faut votre fils. Il lui faut moi. Nous nous épousons. »
elle sourit, sans répondre, la fixant dans le noir des yeux. Assia, attendant qu’elle parlât, parlait pour enfoncer la porte de ce silence qui l’inquiétait. Elle disait que leur décision était prise, qu’il n’y avait rien à lui objecter qu’elle ne sût déjà, qu’elle voyait, clair comme le jour, que leur union ne serait pas sans troubles, qu’ils se feraient du mal mutuellement, qu’elle lui ferait du mal… « Oui, c’est possible. C’est même certain. Mais elle ne pouvait plus autrement ! C’était écrit… » (La fatalité intervenait toujours chez elle, en dernier ressort, quand la volonté de résistance personnelle avait épuisé toute sa violence). « Et maintenant, elle venait l’annoncer à Annette, elle la laissait libre d’y faire obstacle, parce qu’elle savait que Annette n’avait plus aucun pouvoir de le faire… »

— « Et à la fin, pourquoi ne parlez-vous pas ? Vous vous taisez, vous me regardez, allons ! Dites un mot !… »

— « Après tout ce que vous venez de me dire, qu’avez-vous besoin que je parle ? Il vous faut Marc. Il vous faut à Marc. Qu’est-ce qu’il vous faut encore ? »

— « Il me faut vous. Que vous disiez : oui ! »

— « Si je vous disais non, vous n’en tiendriez aucun compte. Vous n’avez pas pris la peine de me le déguiser. Le « non » ne ferait que vous enferrer davantage sur l’hameçon. Vous avez avalé l’hameçon. Plus rien à faire, mes pauvres goujons ! Il ne vous reste plus qu’à digérer l’amorce. Elle est faite autant de ce qui vous sépare que de ce qui vous rassemble, — de vos différences de natures, de vos deux races, (elles sont une partie de l’attrait) : vous aurez le temps de sentir leurs arêtes qui vous raclent le gosier ! Il eût été peut-être plus sage de ne pas accrocher à leur appât vos petits boyaux. Qu’est-ce que vous aviez besoin de vous marier ? Vous ne vous en fussiez aimés que mieux… Mais puisque c’est fait, c’est fait, on ne le déferait plus qu’en déchirant les petits boyaux ; et les miens aussi saigneraient. Tout ce que je vous dirais, ou rien, c’est la même chose. Alors, mes petits, aimez-vous bien ! À votre manière, et non pas à la mienne. Je sais que vous êtes, l’un et l’autre, meilleurs que vous n’agissez. Chacun à part est faible, faible… Tâchez que vos deux faiblesses fassent une force ! Je te confie à mon garçon. Je te confie mon garçon, ma fille. »

Assia appuya la bouche sur l’épaule de Annette, et ne trouva plus rien à dire que :

— « Mamotchka… »

Elles restaient toutes deux, joue contre joue, sans bouger. Assia, avec son extrême lucidité et sa loyauté de contrôle intellectuel (inopérant contre les assauts de sa nature), remâchait au fond de sa bouche ce que venait de dire Annette ; et elle convenait que c’était vrai, que c’était fou qu’elle qui traitait le mariage comme une institution surannée, tînt à passer sous ses fourches, afin de se lier. Si même le mariage, au lieu d’être, comme désormais, une porte sans loquet, que le divorce rouvre à volonté, s’il eût été, comme jadis, une cage sans issue, je crois que tous les deux, elle et Marc, l’eussent préféré ! Il y a des heures de l’amour, où l’on aspire à la prison à perpétuité. On dit au jour : — « Tu ne passeras pas… » C’est la folie de violenter la nature…

Annette la connaissait. Elle qui, contre son menton sentait battre la tempe de Assia, elle entendait, elle comprenait ce qui se passait sous ce front. Dans son acquiescement à ce qu’elle n’aurait pu empêcher, il entrait — outre un certain « Amor fati », qui était le fruit de l’âge, l’acceptation des grands courants qui vous emportent et vous échappent, en échappant à l’entendement, — il se glissait une mystérieuse aperception du destin de Marc. Cette femme, que l’intimité avec Timon avait éclairée sur la réalité sociale et sur l’imminence du grand Conflit, voyait obscurément la place de son fils marquée, au front de combat — de l’autre côté ! Elle le pressentait, sans se le formuler, bien avant que Marc et Assia s’en rendissent compte avec netteté : (ils étaient trop occupés par leur passion !) Elle les devançait, et elle attendait, dans une conscience crépusculaire, elle attendait de leur union que ce destin se précisât. Elle sentait que cette union, quels qu’en fussent les épreuves et les échecs domestiques, était dans la ligne juste de leur marche en avant. Va pour les épreuves et les échecs ! Marche en avant !


Les deux amants se regardaient, et leurs regards étaient comme la vasque d’une fontaine où se verse l’eau jaillissante. Chacun des deux avait fait le vide, pour recevoir le flot de l’autre. Et noyés de joie, chacun se sentait plein de l’être de l’autre. Pour se retrouver, ils s’étreignaient. Ils se disaient :

— « Je t’ai ! Tu m’as ! Ne me le rends pas ! Je ne te le rends pas… Ah ! que c’est bon d’avoir fait échange ! Et que j’aime la vie, maintenant que la vie, c’est ta vie ! Je l’ai ! Que je saurai bien la garder ! »

Ces deux enfants qui n’avaient eu, jusqu’à présent, que soi tout seul à sauver !… Et ce n’était pas peu ! Par quels combats et à quel prix ils avaient réussi à l’arracher à la destruction de ce monde qui meurt !… Mais était-ce la peine de tant combattre, de tant supporter, tant de renoncements, tant d’avanies et tant de hontes, et, chaque jour, de recommencer, pour ce seul moi, ce moi tout pauvre, ce moi dénué, souillé, brûlant, brisé, courbaturé qui vous possède, qui vous obsède, et que vous n’aimez pas !… Ah ! et maintenant, quel sentiment plus exaltant, plus enivrant, quel afflux de sang, maintenant qu’on se dit : — « Sauver l’autre !… Il est à moi… » — Est-il à moi, ou suis-je à lui ? L’ai-je annexé, ou si c’est lui ? N’y a-t-il pas une duperie de la passion, qui n’avoue pas son égoïsme ? — C’est en tout cas un égoïsme élargi, un individualisme à deux. La porte s’ouvre sur la mer. Mais elle s’ouvre du fond du fjord. Il faut que la barque de l’amour franchisse la porte…

Et la barque de l’amour n’est pas tentée d’en sortir. Les grands vents sont tombés brusquement dans le repli abrité du fjord. La barque s’immobilise dans sa flaque d’or.

D’où pourra venir le salut ? De quelle bourrasque imprévue, dont le tourbillon ait son centre au cœur même de l’amour ? Faudra-t-il donc que la lutte se rallume au sein du couple ? Faudra-t-il que la haine souffle dans l’amour, pour que l’amour se ressaisisse, pour que ses voiles se regonflent, et que sa proue enfonce son soc dans la mer ?… Allons, avance ! Dur cavalier qui chevauches la vie, laboure ses flancs de ton éperon ! Laboure les flancs de ces enfants ! Le monde ne marche que sous l’éperon. Il faut marcher. Si tu t’arrêtes, tu tombes… Tu ne tomberas pas ! Je te soulèverai par la douleur.


Douleur d’un monde ! À la même heure, des nations meurent d’oppression et de misère. La grande famine vient de dévorer les peuples de la Volga. Sur Rome se lèvent la hache et les faisceaux des licteurs noirs. Les prisons de la Hongrie et des Balkans étouffent les cris des torturés. Les vieux pays de la liberté, France, Angleterre, Amérique, la laissent violer, et ils entretiennent les éventreurs. L’Allemagne a assassiné ses « précurseurs ». Et dans le bois de bouleaux près de Moscou, la prunelle claire de Lénine s’éteint, sa conscience sombre. La Révolution perd son pilote. La nuit semble tomber sur l’Europe.

Que comptent les destinées de deux enfants — leurs joies, leurs peines, — ces deux gouttes d’eau, fondues en une, — dans cette mer ?… Prête l’oreille ! Tu y entendras gronder la mer. Toute la mer est dans chaque goutte. Tous ses tourments s’y répercutent. Si seulement chacune des gouttes savait, voulait entendre ! … Viens, penche-toi ! Mets ton oreille au coquillage, ruisselant, que j’ai ramassé sur la plage ! Un monde y pleure. Un monde y meurt…

Mais j’y entends aussi, déjà, vagir l’enfant.


septembre 1932.
  1. Anastasia.
  2. « Timon est mort… »
  3. Le Narodnitchestvo fut le grand mouvement pré-révolutionnaire des intellectuels russes, « allant au peuple » (Narod = peuple. « Populisme » ).