L’Âme enchantée/L’Annonciatrice/L’Enfantement - Partie 2

Albin Michel (6p. 177-312).
L’Annonciatrice - L’Enfantement

DEUXIÈME PARTIE

Mai Florentin


« Il l’attrapa, sur ses lèvres de sucre il la baisa, fort contre son cœur il la serra. Un peu couchés ils demeurèrent, et du reste aussi un peu ils firent… Allons, assez ! je n’en dirai pas plus… »

Ainsi raconte le conte populaire de Maria-la-belle-Natte-noire, que « Natte-Noire » Assia, pleine de contes, conta à Vania, plus d’une fois.

Mais cette lune ne ressemblait pas à la première lune de miel. Ce n’était plus le miel de fleurs, miel de printemps. Mais miel d’automne (et cependant, ils étaient si jeunes !) miel de sapins, d’âpre parfum, sombre et doré. C’est le plus brûlant, l’amour mûri par la douleur. Il ne se dépense plus en jeux prodigues. Il n’a besoin que de la présence, là contre soi, du bien-aimé. Il ne se lasse point de le palper, de tous ses sens, avec tout ce que la vie nous a donné, ce corps étroit, qui nous dessine et nous limite, sans nous contenir tout entiers… « Bien-aimé, bien-aimée, est-ce bien toi ?… »

« Amantito, amantito,
Amante, amante,
Les cils me gênent pour te regarder ! »[1]

Et ils retombent, épuisés…

« Agrippe-toi et je m’agrippe à ton amour,
Comme lézards à la muraille… » [2]

Le lézard dort, l’œil ouvert… L’œil ne voit pas, il boit le soleil. Cela qui voit, c’est le flanc chaud contre la muraille, c’est tout le long corps déroulé… « Toi ? tu es là ?… »

Et l’on n’a même plus la force de bouger… Une lassitude immense, des siècles de lassitude à réparer… Qui se doutait qu’on avait ces nuits, ces nuits de non-sommeil à rattraper ?… Même quand ils s’étaient imaginé dormir, en ces mois d’exil, loin de leur terre, ils s’épuisaient dans des souffrances et dans des luttes, et le regret insatiable les rongeait… À présent qu’ils s’ont, qu’ils se « ré-ont », ils n’ont même plus la force de reprendre leur possession ; et c’est assez qu’ils la sachent là, contre leur flanc.

— « Je dors, je t’ai, tu m’as, je dors… »

Assia dort, elle dort… Elle n’aura jamais fini de dormir…


Quand ils commencent à s’éveiller — (par intermittences, jamais ensemble), — ils contemplent, à leur côté, l’autre endormi. Ainsi Psyché tenant la lampe, ils scrutent le corps de l’amant et ce visage, comme un livre d’amour meurtri, qui, dans le sommeil, se trahit. Ils ont tous deux un saisissement à lire les secrets de la douleur et de la révolte, qui ont, pendant les mois de séparation, laissé la trace de leurs ongles sur cette figure connue, qu’ils ne connaissent plus. Elle est la même, et elle est une autre… Quoi de changé ?… Et tandis qu’ils interrogent le miroir de ce visage, de celui qui dort, ils y découvrent, par réverbération, le reflet du leur : le leur aussi, celui qui veille et qui observe, n’est plus le même, il est un autre… Quoi de changé ?.., En tous les deux s’est accompli un profond travail de labour. Le soc a passé, et des semences ont levé…

Premières de toutes, premier blé : un autre amour. Celui d’hier s’est brûlé. Un autre est né. Un amour fait de gratitude et d’abnégation passionnée. Car ils ont, au prix de leur souffrance, éprouvé ce qu’ils étaient l’un pour l’autre, et que l’un sans l’autre ils ne pouvaient vivre. L’orgueil qui les affrontait l’un à l’autre est brisé. Et quel bonheur qu’il soit brisé ! La porte s’ouvre entre leurs cœurs…

— « Je suis ta demeure. Habite-moi ! Je suis déserte, si tu ne me remplis… Ah ! quelle merveille, comme dit Gorki, d’aimer une créature humaine !… Pourquoi celle-ci ? Je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que c’est elle que j’aime. Et son amour me fait revivre d’entre les morts… Et moi, c’est moi, qui l’ai mis en croix. !.. » (Assia, penchée sur le corps de Marc endormi, baisait le coup de lance au côté…) « Que jamais plus je ne le fasse souffrir !… »

Et elle lisait, dans les yeux de Marc réveillé, la même peur de lui faire mal, la même tendre sollicitude. Tous deux, meurtris, étaient sur-le-champ avertis des moindres frémissements qui effleuraient l’épiderme de l’aimé. Ces attentions qui se manifestaient, de mille façons imperceptibles, modelaient le fond de l’âme. Chacun s’efforçait en secret vers ce qui pouvait satisfaire l’autre. Chacun réprimait les tendances de sa nature qui pouvaient heurter celle de l’autre. Ils avaient pris un sentiment d’humilité mutuelle, qui leur était inusité. Il ne s’agissait plus d’avoir raison contre l’autre. Il était meilleur d’avoir tort avec lui. Assia ne cherchait plus à pousser Marc hors de ses limites, ou avant l’heure ; elle cueillait sa joie, en ces jours de « retrouvance », à adapter le rythme de ses pas à ceux de l’ami. Il lui suffisait de savoir qu’ils allaient ensemble…

— « Va à ton pas ! Ne te presse pas ! Je suis avec toi, nous avons le temps !… »

Même si Marc ne pourrait pas, sans forcer sa nature, atteindre au but qui semblait naturel à Assia, Assia ne tenait plus à atteindre au but sans lui. Sa première œuvre, son premier devoir et son bonheur étaient — (son cœur le sentait maintenant) — d’aider l’aimé à réaliser sa nature. Il était son enfant, son vrai enfant, — plus que le petit : — le petit, une fois pour toutes, était pondu ; mais le grand enfant, elle le portait toujours dans ses flancs, elle le faisait, elle le couvait, elle le modelait avec sa tendresse et avec son sang… Elle se souvenait des paroles d’Annette, au lendemain de la rupture :

— « Nous sommes la mère. Il nous faut avoir pitié de notre enfant… »

Elle les lui rappela, seule à seule :

— « C’est vrai. Même dans l’étreinte, le sentiment le plus puissant — (le plus obscur ; mais je vois clair en lui, aujourd’hui), — c’est le sentiment d’être la mère. Il est en nous ; et c’est la suprême douceur, de le bercer en notre corps, celui qui nous prend en se livrant, — notre grand enfant. »

Annette dit :

— « Il ne faut pas trop le lui montrer. Une mère sage sait ménager l’amour-propre de son petit, qui se croit grand. Elle doit apprendre la bonne science de lui servir de champ d’expérience, pour exercer contre elle, maladroitement, sa force naissante. Elle supporte avec indulgence ses injustices ; et même elle y goûte une secrète volupté. Celui que nous aimons, notre enfant, nous le faisons homme, il devient homme à nos dépens. Et c’est l’amour. L’amour débute par une blessure. »

— « C’est moi qui l’ai blessé, mon grand. Je n’ai pas été une mère sage. »

— « On n’apprend à l’être qu’après qu’on ne l’a pas été. »

— « Les vierges sages sont, pour vous, les folles de l’an passé ? Vous ne leur auriez pas fermé la porte ? »

— « Je l’aurais fermée plutôt aux sages, qui refusaient de prêter leur huile. Je ne suis pas une bonne évangéliste. »

— « Oui, vous m’avez prêté votre huile, et ma lampe s’est rallumée. L’époux est revenu. Je l’ai, je l’ai, et je le garde, je ne laisserai plus souffler ma chandelle… « Au clair de la lune !… » Je veille sur mon feu. »

Marc regardait, penchée sur lui, la petite veilleuse. Il voyait bien sa vigilance à abriter entre ses mains la flamme de l’amour rallumée, la roseur de la lampe au visage tendre et soucieux. Les attentions de Assia pour protéger la liberté de Marc et ne point le gêner dans son développement, n’étaient pas perdues pour lui. Il était touché qu’elle parût prête à lui sacrifier sa propre loi. Il n’était pas homme à l’accepter. Il n’en sentait que davantage les devoirs qu’il contractait envers elle. L’acte de foi qu’elle faisait en lui, l’obligeait à se rendre digne d’elle. Ne pas décevoir son attente. Marcher devant. Et jusqu’au bout ! — Ce n’était pas qu’il pût jamais lui sacrifier la sincérité de sa nature. Il savait — (et elle aussi, maintenant, savait) — que ce serait elle-même qu’il trahirait, si, par faiblesse envers elle, il se trahissait. Sa sincérité était sa dot, le bien propre de la communauté. Il fallait veiller dessus, mais en faisant qu’elle ne restât point improductive, que cette force intérieure s’accomplit, qu’elle se frayât son lit de torrent entre les monts. Il fallait résoudre l’énigme des exigences contradictoires de l’esprit. Et de ces lois qui s’opposaient, dans l’âme de Marc, faire jaillir la loi plus vaste qui les embrasse.

C’est ici que se révélait la vertu inattendue de l’amour — de l’amour nouveau, qui rénovait le sang de Marc, par la blessure. Car, en le dépouillant de certaines chaudes illusions de la vie aveugle, de l’égoïsme de la chair, de cette folie d’accaparement d’un autre être, — l’amour l’amenait à se dépouiller de l’égoïsme de l’esprit — le plus mortel — celui de ses idéologies et de ses absolus de pensée. Il l’aidait à passer d’un plan de vie à l’autre plan, de l’individuel au social. De même qu’en ces premiers mois de Vita Nuova, Assia trouvait sa joie naturelle à subordonner son indépendance et son orgueil au service amoureux de Marc, — Marc s’acheminait au sacrifice de son individualisme chaotique, plié sous la main des exigences d’action sociale et de combat, que lui soufflait, sans le savoir, l’amour de Assia. Elle n’avait pas besoin de le lui demander. Il suffisait qu’elle se fît lui, pour qu’il se fît elle, et qu’il y retrouvât, comme siens, cette vigueur d’instincts élémentaires, qui étaient essentiels à la nature de Assia. Il va de soi qu’un tel accouplement des deux pensées n’était possible qu’au paroxysme des premiers temps, où les deux corps s’étaient retrouvés. Il devait, ensuite, relâcher son nœud, reprendre le côte-à-côte indépendant des deux vies intérieures. C’est la loi. Mais de ces instants où ils s’étaient pénétrés jusqu’au centre et mélangés, au point d’être plus l’autre que soi-même, ils gardaient une imprégnance d’âme, qui ne pouvait plus s’effacer. Ils en avaient le goût dans la bouche. Même s’ils avaient voulu en laver leur langue — {il y avait des heures où cette hantise sentait la fièvre) — ils n’eussent trouvé aucune eau pour s’en nettoyer le palais. Il leur fallait vivre avec leur mal — avec leur bien — l’âme de l’autre greffée au corps. On la sentait battre comme une dent. Une dent à naître. De neuves dents. Ainsi que de jeunes animaux, ils cherchaient des objets à ronger, afin de se faire les dents. Ils avaient faim. Faim d’agir.


Il subsistait entre les deux une différence. La faim de Assia était tout plaisir ; car elle était saine et sans soucis : « J’ai faim, je mange… Tant pis pour ce qui est mangé ! » — Mais la faim de Marc ne pouvait pas oublier les droits à vivre de qui est mangé, comme de qui mange. Toute vie en marche chemine sur des victimes. Nulle société vraiment nouvelle ne s’édifie que sur les ruines de celle qui était, avant. Et ces ruines ne sont pas des pierres, ce sont des corps qui ont du sang. Pour connaître le goût de ce sang, Marc n’avait qu’à lécher ses propres blessures ; dans le combat qui s’imposait à sa volonté, il se trouvait, par sa nature, des deux côtés : les coups qu’il portait, il les recevait. La cruauté du combat lui était deux fois sensible : frappant, frappé. Et l’idéologie du combat heurtait la sienne : cet esprit de masse prolétarienne, ce matérialisme dialectique, l’offensait personnellement dans son aristocratisme invétéré d’individualiste intellectuel, qui a beau faire : il lui faut croire aux privilèges de l’intellect et de la caste qui s’identifie avec lui ; s’il ne croit plus, il se sent perdu !…

Marc n’arrivait à s’en sauver que par une réaction ascétique, qui se punissait — lui et sa caste — de leur indignité reconnue, en se condamnant au dur service de la classe prolétarienne et aux moyens de combat que ce service impliquait. Il avait usé jusqu’à la corde les vieux habits de l’individualisme destructeur ou stérile. Il avait vu et touché, chez ses compagnons intellectuels, la prostitution des idées qui lui étaient chères : la liberté de l’esprit, la non-violence. Tous les idéologues de la bourgeoisie, petits et grands, avaient commerce avec ces idées ; ces idées-filles leur procuraient la volupté à bon marché de l’intelligence magnanime et confortable, qui ne risque rien. Il y en avait pour tous les cuirs : objectivisme, idéalisme, esthéticisme, honneur, pitié, respect, vertu, libre conscience individuelle, humanité… Elles avaient passé par tant de lits qu’elles s’accommodaient de toutes les formes : tous les esprits s’y emboîtaient. Ils évitaient ainsi le contact pénible du réel, les mains râpeuses, les mains sales, et le sang. Ils se servaient de leurs idées, de leurs prostituées, pour échapper aux responsabilités et aux risques de l’action sociale. Ce n’était pas seulement, chez les meilleurs, la pusillanimité, la peur du sang ; c’était surtout le secret orgueil froissé : ils voulaient bien, à la rigueur, se dévouer pour la cause du peuple ; mais à condition de ne point perdre leur place d’honneur, de rester l’élite privilégiée qui dirige les masses mal éduquées, les professeurs qui font la classe ex cathedra. Sous la fiction d’une démocratie, ils n’admettaient pas, sans oser le dire, l’insolente égalité des prolétariats, qui les acceptaient, mais dans le rang. Quand la nécessité les eût forcés, comme en U. R. S. S., à coopérer avec ces masses, ils auraient eu beau faire, ils eussent conspiré, ou bien de cœur, ou bien de fait, pour établir l’oligarchie des techniciens, de la matière ou de l’esprit. Leur origine prolétarienne ou petite-bourgeoise, pour la plupart, ne les défendait pas d’une attitude protectrice à l’égard de ceux qu’ils regardaient comme des mineurs. Dans tous les temps, les plus dédaigneux envers le peuple et les plus durs ont été ceux qui, sortis du peuple, s’en sont élevés, par la souplesse ou par la force des poignets. Les intendants de l’ancien régime étaient les chiens de garde des privilégiés. Les intellectuels et les techniciens sont aujourd’hui ceux de l’ordre bourgeois. Marc les avait scrutés à fond ; et ce qui l’avait aidé à lire leurs pensées de derrière la tête, c’est que derrière sa tête à lui, il avait lu cette même pensée ; il avait eu à l’extirper. C’était aussi pourquoi il apportait plus d’énergie à les combattre : car en eux, c’était lui, c’était un de ses « moi », un « moi « renié, qu’il combattait.

Dans une nuit de lutte fiévreuse avec lui-même, une de ces Nuits du Quatre août où l’on se libère de ses privilèges, Marc se libéra de sa liberté individuelle, pour s’imposer de servir l’action commune des masses qui veulent renouveler l’ordre social. Mais son esprit n’était pas au clair sur la place qu’il assumerait dans l’ordre de combat. Car il ne pouvait dépasser la notion du sacrifice. Celle de la violence, il s’y butait. Par un effet de la même réaction passionnée contre ses instincts, qui lui faisait durement mater son individualisme, son esprit se refusait à admettre, pour soi, l’emploi de cette violence à laquelle son tempérament n’était que trop porté. Il savait, par expérience, que s’il y mettait le pied, il s’y noierait. Et il avait quelques raisons de croire que, pour le plus grand nombre, il en était de même. La violence est un vin trop fort pour les hommes. Un verre suffit, pour qu’ils perdent le contrôle de leur raison. Et cependant, l’Europe d’aujourd’hui ne peut plus agir sans elle. Il y a trop de siècles qu’elle est habituée à cet alcool. Pour l’en guérir, que peut-on faire ? Ce ne sont pas des mots qui opèrent. C’est l’exemple seul de l’action. C’est le sacrifice. Mais au service de l’ordre de combat.

Une telle décision faisait appel aux plus héroïques énergies et aux plus pures. Mais il y manquait la touche de lumière : la joie qui, seule, auréole l’action. Ce grand effort pour se purifier, pour se sacrifier, pour renoncer, enveloppait le jeune garçon d’une secrète mélancolie. Il la cachait à Assia ; et Assia n’y prenait point garde : car sa nature, dont la substance n’était peut-être pas moins compliquée, mais dont l’épiderme était moins délicat, s’arrêtait peu à ces scrupules de l’action. Elle respectait chez Marc les problèmes qui le tourmentaient ; mais elle le laissait les résoudre, seul. Il suffisait qu’elle acceptât, d’avance, de le suivre dans la ligne d’action qu’il aurait décidée. L’amour faisait confiance à Marc. Mais qu’il choisît, et qu’il agît ! Tout chez cette femme en pleine sève, était action, jusqu’à l’amour. Elle était un arbre tourné vers le soleil, la vie en marche, le flot du jour. Conquérons le jour ! Jour après jour, prenons le jour ! L’introspection n’est plus de saison.

Si Marc voulait faire part à une autre de ses débats de pensée, c’était sa mère qu’il cherchait : déjà sortie de l’action jusqu’à mi-corps, y baignant des genoux à la plante, elle était faite pour comprendre la dualité tragique de son garçon. Elle le voyait passionné toujours autant pour la vie, mais plus tout à fait dupe de cette vie : en l’étreignant, il la jugeait. Et le plein de sa flamme s’érigeait, à travers la vie, vers un avenir, vers un au-delà, qu’il ne voyait pas, mais qu’il voulait et qu’il cherchait, comme un serpent aveugle qui se tend. Le fils parlait peu à la mère de cette vie secrète. Ils l’échangeaient entre eux, par contact. Leur sang ainsi s’établissait au même degré de température ; il atteignait, en commun, son point d’équilibre. C’était le principal bienfait de ces colloques incomplets : car Annette pouvait bien lire dans son garçon ; mais elle ne pouvait pas lire, pour lui, au delà ; elle était incapable de lui conseiller ce qu’il devait faire.

Il se tenait ainsi entre les deux femmes, qui l’aimaient, mais qui ne pouvaient l’aider à marcher, sinon en marchant avec lui ; elles étaient prêtes à l’accompagner, où qu’il allât ; mais elles ne pouvaient ou ne voulaient pas lui dire : — « C’est là ! » Elles attendaient qu’il le leur dît. Il le trouvait juste. Il était l’homme. Mais vouloir pour elles deux et pour lui ne simplifiait point le problème. Chacun des trois avait sa loi. Comment trouver le bel accord de trois notes, qui réalisât leur pleine harmonie ?

En attendant que l’intelligence le découvrît, l’instinct plus sage et plus sensible les y acheminait. L’échange secret de leurs natures communiquait à Marc, par Assia la brûlante sève, l’élan d’agir, — par Annette le calme du front, qui tient l’écluse de l’action. Et aux deux femmes, il offrait le point ferme, l’arbre auquel accrocher leur vigne. Il les mariait.


Ils confrontaient leurs expériences, pendant les mois de vie à part. Celles de Assia, en Europe centrale, étaient lourdes de sens, puisqu’elle avait surpris, de son poste aux écoutes, des lambeaux du « secret des Dieux ». Elles complétaient les révélations, que Annette avait récoltées, de son intimité avec Timon. Elles confirmaient les intuitions et les appréhensions de Marc, dans ses courses de chien errant sur le pavé de Paris.

Il était clair que l’Europe et le monde étaient livrés au pouvoir occulte de monstrueuses puissances industrielles et financières, qui manœuvraient les États ; démocraties, fascismes, tout leur était bon ; rois de Balkans, les princes vendus qui vendent leurs peuples, les condottieri et les duci braquant leurs yeux de revolvers, les grandes gueules soufflant la guerre et les pogroms, les héros du poignard, de la matraque et du ricin, — ou, aussi bien, les pères nobles des Immortels Principes de 89, ces poires blettes, et l’avocasserie des Parlements, — Hitler, Horthy, Mussolini, ou Pilsudski — et pourquoi pas ? les hauts-parleurs de Paris, Prague, Londres, Genève ou Washington ; tout peut servir, le brigandage et l’idéalisme, la noble candeur et l’infamie ; il suffit d’y mettre le prix : la gloire, l’argent, ou le crime. Pour tous les goûts ! Les plus naïfs y étaient pris, comme les plus roués : une fois le doigt dans l’engrenage, toute la bête y passait. La peur achevait la prise, dont les flatteries de vanité et les petits cadeaux d’amitié avaient été l’amorce. Les gros poissons étaient ferrés à l’hameçon.

La partie eût été gagnée, sans deux conditions : — il eût fallu que ces maîtres du monde s’entendissent pour le partage du monde ; — il eût fallu qu’ils s’entendissent contre l’unique ennemi de taille, qui préparait la contre-offensive du monde : l’U. R. S. S., qui s’armait, derrière la muraille d’acier, fumante, de ses grands Plans. Ces conditions étaient élémentaires. Un enfant les eût comprises. Mais ces géants de l’argent et des affaires, membrus, charnus, avaient, comme Timon l’avait dit, de très petits cerveaux. Leurs gros yeux myopes, injectés de sang, n’arrivaient pas à se dégager de leurs passions antagonistes, de leurs vanités, de leurs intérêts rivaux, du jour présent. Depuis des ans, ils n’avaient pas été capables de faire front commun contre l’ennemi. Ces acheteurs du monde se laissaient acheter ; ils se trahissaient mutuellement, pour un gâteau volé à l’autre, pour un contrat conclu avec le sage ennemi, qui les avantageait aux dépens du concurrent. Ainsi, ils avaient laissé grandir l’énorme usine prolétarienne, qui, jour et nuit, forgeait leur ruine.

Mais, à la onzième heure, — (et même le premier quart était sonné), — ils avaient fini par sentir sur eux l’ombre de l’usine qui s’allongeait. Et ils voulaient faire l’union. L’Union Sacrée. Tous leurs buccins et toutes les cloches de leurs églises la sonnaient. C’était bien tard ! La terre tremblait. De premières secousses lézardaient les gros murs du capitalisme. Quelques piliers massifs s’étaient brusquement écroulés : Stinnes, Timon, Lœwenstein… Ceux qui restaient, les plus puissants, devaient faire bloc. Assia avait assisté aux tentatives pour grouper les gros cartels industriels et les fascismes franco-allemands. D’autres tentacules se tâtaient par-dessous les mers, entre pays anglo-saxons, British Empire et U. S. A., pour recoller l’Oktopus ; elles engluaient les bravi à vendre et les fascismes à tout faire de l’Italie et des Balkans. Une nuée d’espions et d’agents provocateurs grouillaient, comme des mouches vertes, dans tous les coins. La France entretenait, sur son sol même, une armée Blanche de mercenaires, — chair à mitraille, toute prête à être lancée, à tout moment, ici ou là, à l’intérieur ou au dehors. Et entre Paris, Londres et Moscou, par Prague, Riga et Varsovie, c’était un va-et-vient d’agents secrets, qui s’insinuaient dans l’U. R. S. S., pour désorganiser, pour saboter les travaux, pour fomenter des soulèvements, pour bétonner la route aux chars d’assaut de l’Invasion, que sottement cocoricotait, six mois d’avance, la jactance des généraux blancs et du roi du pétrole hollandais.

Le « libéralisme » d’Occident laissait faire. Et les rancunes des socialismes, ulcérés par les polémiques sans ménagements des vociférateurs communistes, feignaient de ne rien savoir. Une surdité opportune les dispensait d’intervenir. Il fallait pourtant les forcer à entendre ! Et eux aussi, ces intellectuels des partis de gauche, gras et quiets, qui ne voulaient point avoir l’air de se désintéresser de regorgement d’un monde nouveau, mais qui voulaient encore moins se compromettre pour sa défense. Ils étaient sourds et faisaient : « Bée ! » comme le berger de Maître Pathelin.

— « Attends un peu ! Je vas te secouer ! Le hululement des S. O. S. finira bien par te percer le tympan… »

Mais où installer l’instrument ?

Marc fut des premiers à organiser en France, avec quelques braves garçons qui ne craignaient point de risquer — (ils avaient tout à perdre, rien à gagner) — des groupements de combat pour la défense de l’U. R. S. S. Assia n’avait rien fait pour l’y pousser. Rien que d’être, et d’être aimée. Car il lui prenait sa pensée, comme l’odeur de ses vêtements. Entre deux compagnons de nuitées, la pensée qui a besoin, pour être prise, d’être exprimée, est une fleur sans parfum. Chaud s’exhalait du jardin de Assia son parfum d’acacia. Elle était trop rusée, pour laisser Marc s’apercevoir qu’il emportait, aux poils du corps, l’odeur de sa pensée. Elle avait l’air de suivre Marc. — Et somme toute, les deux suivaient la piste, qui les menait à leur vrai but, à l’action juste qui est la maturité de toute vie pleine. C’était leur ligne propre de développement. Elle s’ajustait à celle de l’époque en marche vers la Révolution nécessaire. Quand se font les grands plissements de la terre, les petits ruisseaux suivent la même pente que les rivières, et tous ensemble mêlent leurs eaux. Annette même, qui, par son âge et son travail de pensée, était arrivée au bas de la pente, où le courant s’apaise, participait à la même marche et, reflétant un ciel plus calme, se rendait dans la même direction.

Marc adjoignit à l’atelier de reliure de son vieux patron, et avec son aide, une petite imprimerie, d’où sortaient irrégulièrement des brochures d’éveil et de combat social, des traductions de Marx, Lénine, des maîtres de l’action internationale, des cahiers de documentation, et des appels ou des pamphlets, qu’il rédigeait. Assia était, naturellement, sa traductrice du russe et de l’allemand ; et quelquefois Annette, pour l’anglais ou pour l’italien. Mais elle y apportait moins d’ardeur ; elle traînait sur ses traductions, surtout quand c’étaient des livres d’économie ou de théorie sociale ; elle faisait l’école buissonnière avec l’enfant Vania, dont elle ne s’était pas dessaisie, depuis que la mère était rentrée ; elle était aussi reprise par sa vie de rêves, à mesure que déclinait son jour ; on la trouvait flânante, comme une écolière, devant son livre ou son cahier, les yeux absents : il fallait la rappeler :

— « Eh ! la dormeuse ! C’est comme ça que tu gardes notre pré ?… »

Assia aimait à la bousculer. Et il ne déplaisait pas à Annette d’être bousculée. Elle revenait, mais sans hâte, à son pré. D’où elle revenait, elle ne le contait à personne, bien que Assia la taquinât pour savoir. L’activité galopante de ses deux poulains lui était amusement. Elle ne cherchait point à la modérer.

Elle leur ouvrit d’autres champs. Son vieux libéralisme et ses souvenirs de Roumanie et d’Italie lui faisaient sentir plus vivement les attentats des fascismes dans les pays latins. Elle y avait gardé des amitiés, et elle contribua à faire de la librairie de son fils un des foyers de l’émigration antifasciste italienne. Ils y apportèrent leur clientèle, moins riche d’argent que de discussions. Il n’était pas facile qu’ils s’entendissent avec le communisme. Même entre eux, ils avaient peine à s’entendre. Ils s’épuisaient à reconstruire un édifice démocratique, que la grande guerre avait miné, et sur lequel à la fois Révolutions et Contre-révolutions tiraient à coups de canon. Ils se trouvaient doublement exilés, hors de leur terre, et hors de leur temps. Annette, qui les comprenait, tout en ayant accompli pour elle le renoncement à beaucoup de ce qu’elle avait, avec sa génération, cru et aimé, aux idéaux de sa jeunesse, qu’elle avait vus vieillir avec elle et qui feraient place (c’est la loi de vie) aux idéaux d’une autre jeunesse, — Annette était l’intermédiaire entre ces deux époques de la liberté, et elle tâchait de faire mutuellement estimer, aux uns la grandeur mourante du vieux idéalisme bourgeois issu des ruines de la Bastille, aux autres le renouvellement du monde par le matérialisme héroïque de la Révolution prolétarienne. Elle n’était pas de ceux qui s’inquiètent des mots d’école. Matérialisme, idéalisme, que le feu de vie se nomme comme il voudra ! Toute la question est qu’il flambe.

Marc avait tendance, comme sa mère, à sympathiser avec ces fuorusciti : la tragédie de leur destinée, en marge du temps, lui était secrètement apparentée, bien que sa volonté réfléchie l’y arrachât. Il se faisait leur champion. Assia trouvait que son Don Quichotte défendait une cause perdue. Mais elle s’était imposé la loi de ne plus gêner les chevauchées de son chevalier sur Rossinante ; et elle aimait, non sans en rire, ses longues jambes et ses coups de lance. Ceux-ci valurent à Marc la reconnaissance des exilés, et l’honneur, dont il se serait passé, d’attirer les regards des agences fascistes en France. La petite rue, peu fréquentée, où gîtait la librairie, s’anima de certains promeneurs, qui trouvaient un intérêt singulier aux humbles étalages du quartier ; la librairie bénéficia de longues visites de clients, qui bouquinaient interminablement, avant de se décider à acheter ; et Marc reçut, jusque chez lui, des admirateurs italiens de ses articles, qui lui témoignaient, avec une gratitude trop attendrie, un antifascisme véhément, dont l’expression faisait dresser l’oreille de Assia, dans le couloir, montant la garde à la porte de son grand. Car il n’était pas assez méfiant ; et il fallait lui rappeler qu’en politique il vaut mieux écouter que parler, avant d’agir… Années à mouches ! Elles pullulaient sur l’Europe de ces temps. Celles de l’O. V. R. A. italienne étaient particulièrement harcelantes, à Paris. La colonie antifasciste avait toujours à s’en défendre ; et ce n’était point un de ses moindres troubles : car l’ignominie de personnages, dont l’honorabilité paraissait jusqu’alors établie, se révélait subitement ; même des hommes, des amis, dont on se croyait sûr, s’avéraient, trop tard, des rabatteurs de la police secrète du fascisme, qui venaient cueillir les victimes et les pousser dans les filets. Tant avait crû, dans ces couches véreuses d’après-guerre, et particulièrement dans les jeunesses désorbitées, l’appétit du lucre et de l’infamie. Assia avait un flair, qui se trompait rarement ; et plus d’une fois, elle brûla les ailes de quelques insectes qui voulaient se faufiler chez Marc ; un certain ton, un certain regard, suffisaient à les faire s’éclipser : ils se gardaient d’insister. Mais il suffisait d’une heure d’absence : Marc résistait mal aux appels qui étaient faits à sa fierté ou à sa pitié : il ouvrait facilement sa bourse et sa confiance.

Le camp communiste était à peine moins dangereux. La guerre avait appris aux gouvernements à utiliser les vices honteux qui sont tapis dans la bedaine de tant d’ « honnêtes gens » — « honnest Iago » — qui ne demandent qu’à les nourrir, ou (encore mieux !) à être nourris par eux. Leurs aptitudes, qui s’ignoraient, à trahir, moucharder, dénoncer, étaient richement cultivées. Suivant les traces expérimentées de la vieille sainte Russie des Tsars et du grand maître ès-perfidie politique, l’Intelligence Service, soutien de l’Empire Britannique, les chefs de la démocratie française maniaient maintenant l’agent provocateur, comme un moyen de gouvernement ; ils en avaient impartialement dans tous les camps de l’opposition, à gauche, à droite, — parmi le parti de la Révolution, comme chez ces Messieurs du Roy. L’appareil de police politique avait formidablement grandi en quinze années. À l’exemple de l’Intelligence Service, elle aspirait à devenir un État dans l’État. On pouvait déjà prévoir le temps où, pour se maintenir, le premier-ministre devrait se faire le premier flic de l’État, (ou le second : le sous-Chiappe). Il ne restait plus à la liberté qu’une heure de souffle, avant qu’on lui tordît le cou. Faisons comme Marc, profitons de l’heure !

Marc risqua, plus d’une fois, par ses attaques, le passage à tabac, et même l’attentat, — la nuit, revenant, au coin d’une porte l’assommade par des rôdeurs patentés. — Mais ils avaient compté sans le revolver de Assia, qui les devança, claqua dans le tas : le blessé ne tint pas à se faire connaître. Et, par la suite, sans que Marc ni Annette en eussent vent, Sylvie entra en scène.

Assia l’avait avertie : les deux femmes, qui ne s’aimaient pas, scellèrent l’entente, pour la défense de leur petit, Sylvie avait des amitiés dans tous les mondes ; elle en avait dans la presse, et au Parlement ; elle y jouissait de ces privilèges qui, à Paris, sont reconnus à certaines vedettes féminines de la mode, de la vie galante, et de l’esprit, — surtout à mesure qu’elles deviennent blettes : pour le nez des Parisiens, les femmes en renom prennent, avec l’âge, comme le vin, plus de bouquet. Sylvie usa de cette primauté et de sa langue bien affilée, pour faire savoir à ces messieurs de la Tour Pointue qu’ils eussent à s’abstenir de coups de main sur son neveu : champ réservé, gare au scandale ! La Ligue des Droits de l’Homme fut alertée. Et jusqu’au vieux Roger Brissot[3], qu’on fit marcher ! (Si Marc l’eût su, il eût étranglé Sylvie).

Brissot était alors garde des sceaux, gorgé d’honneurs et d’argent, gros pilier de vingt conseils d’administration des plus puissantes Sociétés financières, qui se partageaient le pouvoir de la France et les rapines du monde. Un mot de lui valait un ordre. Il était au bout de sa vie, atteint par la maladie — le foie rongé — qui lui vaudrait avant peu des obsèques nationales, dégoûté de tout, et toujours affamé : il portait son existence comme un vide béant qu’il s’acharnait, vainement, à combler. Le Panthéon, qu’il convoitait, n’eût pas suffi à boucher le trou. La gloire de pierre est de la mort. Il eût fallu la vie, — la vie qu’on laisse après soi. Il ne laissait rien, que des discours, qui suaient l’ennui, qui puaient la mort. Il connaissait bien l’existence de Marc. Les tentatives qu’il avait faites pour s’annexer cette chair vivante, sortie de lui, s’étaient heurtées au plus outrageant des refus — même pas direct (Marc ne l’avait pas honoré d’un mot) — par humiliant intermédiaire. Ce que Brissot ressentait maintenant pour cet homme, c’était quelque chose comme de la haine. Il aurait voulu le retrancher de sa pensée. Et si même Marc eût été retranché de l’existence, qui sait si Brissot n’eût pas été secrètement soulagé ? Mais il y avait trop de gens qui, par Sylvie, connaissaient sa paternité honteuse et reniée. Il était tenu par l’amour-propre, par le contrôle secret de cette opinion, qu’il redoutait. À moins de jouer les Brutus romains qui sacrifient leurs rejetons sur l’autel de leur devoir — (il avait beau manier la rhétorique : c’eût été un exploit oratoire un peu épais à faire avaler !) — il était tenu de protéger son rejeton contre les guets-apens de l’État… « L’État, c’est moi… » Il en était.

Il y mit ordre. — Il n’était pas, en somme, un mauvais homme. Il eût aimé à aimer un fils, et surtout à être aimé de lui. Il pouvait être un homme d’État corrompu ; homme de famille, il n’eût pas été sans vertus, — ainsi que la plupart de ces bourgeois français. Peut-être Marc et Annette lui eussent été bienfaisants, s’ils eussent consenti à l’accepter. Mais Marc et Annette avaient été impitoyables. Nous n’avons pas à les en louer. L’inhumanité est trop naturelle chez les jeunes hommes. Et quant à la femme, même la meilleure, elle a souvent de sombres replis du cœur, une dureté impénétrable, des ressentiments qu’elle ne s’avoue pas, afin de ne pas avoir à les discuter. Annette pensait, de bonne foi, qu’elle ne pensait pas à Roger Brissot : elle ne lui voulait donc pas de mal, puisque pour elle il était mort. Mais c’est le plus terrible : subconsciemment, elle l’avait tué ; elle lui refusait l’air des vivants. Il y a du crime, qui s’ignore, dans plus d’un cœur, à qui le crime ferait horreur. Et les meilleurs, les plus généreux, ne sont pas les moins à redouter. Ils ne haïssent pas. Ils suppriment. Mieux vaut la haine que ce calme anéantissement. — Même un Brissot n’en était pas capable. Il n’avait pas assez d’énergie personnelle. Ses haines étaient, comme ses amours, incohérentes et d’épiderme. Il fit donner des instructions, pour que Marc ne fût pas inquiété.

Marc ne sut jamais ce qu’il devait à son père, ni la complicité des deux commères : son Assia et la Sylvie. Elles se gardèrent bien de lui en parler. Mais ce secret les rapprocha l’une de l’autre. Sylvie, sans rétracter son animosité contre l’intruse qui était rentrée au nid, relégua ses ressentiments au fond de ses tiroirs, — (l’occasion reviendrait peut-être de les en ressortir) ; — et elle consentit à reparaître plus souvent au logis du jeune couple. La lierté de ses propos et son humour s’accordaient avec ceux de Assia ; elles riaient toutes deux, à belles dents, tout en sachant que la paix n’était point faite ; mais trêve franche et alliance : elles avaient leur Marc à défendre.

Marc continua donc à vendre et publier des livres et brochures de propagande antifasciste, antiimpérialiste, prosoviétique, progandhiste, etc., sans se décider à prendre position nette entre ces diverses formations de combat, mais en tâchant de se faire le lien entre ces armées et de les amener (rêve utopique) au front unique contre les forces massives de la Réaction. Bien entendu, il n’y arriva pas ; et la seule unité, créée entre ces troupes de Résistants et de Non-résistants, de libéraux et de violents, le fut par la consigne officielle d’écrasement commun, sous la chape du silence. Aucun journal n’en parlait, et l’on n’eût pu trouver une seule des publications dans aucun kiosque de librairie. Mais elles n’en furent pas moins lues et répandues sous le manteau. L’âpre et brûlant génie de Marc, que le combat et la peine avaient mûri, — marié à la verve cinglante de Assia, qui ne signait pas, mais s’accouplait à l’esprit de Marc, — ne furent pas longs à s’emparer d’un public indépendant, qui fit lui-même sa publicité, de proche en proche. C’est la meilleure. Elle s’allume, par-dessus tous les obstacles, comme ces feux sur les collines qui se transmettaient autrefois le signal. Le signal toucha les veilleurs isolés dans les milieux les plus divers et les plus lointains. La correspondance commença à affluer, avec les souscriptions volontaires. Annette se réjouissait de voir grandir le cercle d’action de son fils, sans vouloir voir où cette action le mènerait. Elle n’ignorait point les dangers. Et elle ne souhaitait point qu’il s’y exposât. Mais elle n’eût pas voulu qu’il s’y dérobât. Elle se leurrait de l’espoir que l’action dangereuse ne serait pas pour demain…

Et puis, il y avait en elle, comme en toute nature forte, un fond de fatalisme, qui s’accorde avec la volonté : — ( « Ma volonté est ce qui doit être : ce qui doit être sera. » ) — Le courant du fleuve nous emporte. Nous n’avons qu’à tenir la barre de la barque. La barre, la barque, et le courant : c’est moi. Soit fait selon la volonté du fleuve !…


Pour le moment, le danger restait lointain. L’action de Marc paraissait encore inoffensive pour le pays qui l’abritait. Elle gardait un caractère généreux et général, dont l’hypocrisie d’un État démocratique pouvait habilement s’accommoder. Il s’agissait surtout alors pour Marc et pour son groupe, de défendre les droits des opprimés, des exilés de toute l’Europe, d’être ou de créer autour de soi un bastion des libertés contre la Réaction universelle. La France, favorisée par la victoire, qui lui assurait, pour quelques années encore, dans la misère et dans la fièvre du reste du continent, une économie privilégiée, pouvait se permettre ce luxe d’une liberté idéologique, qui ne lui coûtait guère. Même sa politique d’impérialisme capitaliste trouvait en cette opposition une justification aux yeux de l’Europe, et pour ses ruses un paravent, à l’ombre duquel on réchauffait l’équivoque d’une démocratie aux joues gonflées de nobles principes, qui, en sous-main, soudoyait les fascismes de la Yougoslavie, de la Pologne et des Balkans, et sur son sol même entretenait des prétoriens, des gardes-blancs. — Marc et ses amis ne commencèrent à devenir gênants que du moment où ils s’attaquèrent à ce mensonge. Mais on s’arrangeait de façon que leurs incartades eussent peu de retentissement. Il ne manquait point, dans leurs rangs, de bons chiens de garde de l’équivoque officielle, qui réussissaient à la défendre contre la jeune intransigeance de ces fils irrespectueux de la mère France : ils entretenaient une division salutaire parmi les opposants. La petite poignée d’irréductibles étaient trop peu nombreux et trop peu notoires pour inquiéter. Les persécuter eût été les mettre en lumière. On les tolérait, — en les tenant à l’œil.

Mais l’entrecroisement des destinées allait mettre celle de Marc en contact avec d’autres destins, plus riches d’expériences et d’influence, qui devaient le renforcer, en se renforçant de lui.


Ce fut en ces jours que rentra dans la vie d’Annette, — et par elle, de son fils — une vieille amitié, perdue, qu’on croyait morte, et maintenant mûrie et décantée de ses impuretés : celle de Julien Davy, l’ex-fiancé de ses trente ans[4].

Elle était alors malade, forcée de rester en chambre. Depuis la pneumonie contractée dans les marais de Roumanie, bien qu’elle eût semblé guérie, elle était reprise, chaque hiver, par des retours de grippe insidieuse, en apparence innocente, qui à la longue grignotait sa robuste constitution. On ne le remarquait, pour le moment, qu’à ces accès inoffensifs, qui l’obligeaient à une quinzaine de repos. Pendant ces semaines d’inaction forcée, où elle avait du temps pour lire, songer, et remonter les sentiers du passé, Annette eut occasion de rencontrer son vieux compagnon des années mortes, qui faisait, comme elle, bande à part. Généralement, elle évitait ces anciens chemins : il y avait trop de sa toison — amours, regrets, remords, songeries, rongeries — accrochée, çà et là, aux buissons ; on n’a pas besoin de les chercher : ils sont comme ces graines de pissenlit qui flottent et s’accrochent aux vêtements, on ne peut plus s’en épouiller. Et Dieu merci ! on a déjà bien assez à brosser, de la poussière de chaque journée ! S’il fallait encore récolter celle du passé ! À chaque jour suffit sa peine…

Mais quand la machine, par accident, est momentanément immobilisée, l’esprit, comme l’écureuil enfermé dans la roue, continue de tourner ; et il se retrouve en arrière. Annette retrouva l’ancienne Annette, et son vieux amant, son Thésée, qui avait Ariane abandonnée, — Julien Davy.

Ce n’était pas la première fois, depuis vingt ans, qu’elle s’était heurtée à son nom. Bien qu’elle n’eût plus assez de loisirs pour suivre les publications scientifiques, — (et quand on cesse, quelque temps, de la suivre, la science marche d’une telle allure qu’on s’époumone à la rattraper), — elle avait aperçu parfois ce nom sur des revues ou sur des livres. Jamais ce n’avait été sans un choc imperceptible : le premier mouvement était de détourner les yeux : — « Je n’ai rien vu ! » — Mais l’un des jours qui suivaient, ses pas la ramenaient devant la devanture du libraire ; et là, son regard, indifférent, n’hésitait point… Elle repartait. Le titre du livre est maintenant inscrit dans sa tête. Aussi, les titres de l’auteur. Il est professeur au Collège de France. Il a bien travaillé… Son cœur se serre, mais elle est contente. Elle aurait eu peine à laisser en arrière ceux qu’elle a aimés. Julien avance…

Mais dans quelle direction ? Elle n’a pas essayé de s’en informer. Parler de lui à un autre ?… Non ! Elle suppose qu’il a poursuivi sa voie, dans le vieil esprit de sa famille traditionaliste et catholique. Pendant la guerre, elle était trop prise par sa propre action et ses passions, pour percevoir l’écho étouffé de la voix de Julien, à Paris. Et ce n’est pas Julien qui ferait rien pour empêcher que sa voix soit étouffée ! Il est trop fier pour lutter à coups de poumons avec le chœur aux cent gueules. Il ne parle pas pour les autres. Il parle pour soi.

C’est un hasard qui, tardivement, a apporté quelques bribes de sa parole à Annette. — Elle est encore chez Timon, elle lui tape un article. La porte de son cabinet est ouverte ; tout en dictant, il cause avec l’un ou avec l’autre, qui entre et sort. Dans cette cohue, le nom de Julien Davy a roulé. Et l’oreille d’Annette s’est dressée. Elle ne perd rien de ce que Timon dit de ce « défaitiste », de ce foutu pion du Collège de Prusse », qui est « en train de passer du bleu de Berlin au rouge du Kremlin. »

— « Je m’en vas lui botter le cul !… » Sans interrompre son doigté, elle demande :

— « Qu’est-ce qu’il a fait ? » Entre deux tranches de sa dictée, il lui réplique :

— a Et qu’est-ce que ça te fait ? »

Elle répond :

— « Je le connais. Et je l’estime. »

L’interlocuteur de Timon s’attend à ce que le gueuloir se retourne contre l’imprudente secrétaire, qui lui oppose son jugement. Mais les habitués savent le pouvoir de la dactylo sur le tyran. Il écrase d’un coup de poing son cigare sur le bureau ; et il s’étrangle :

— « Ah ! tu le connais ? Ah ! tu l’estimes ? Ce j… f… !… *

Il avale, d’un grognement, sa fumée :

— « Eh bien, moi aussi !… »

Mais il ajoute :

— « Ça n’empêche pas que j’aurai sa peau ! »

Elle redemande :

— « Qu’est-ce qu’il a fait ? »

— « Puisque tu le connais, qu’est-ce que tu demandes ? »

Elle explique, à mots mesurés, qu’il y a longtemps qu’elle l’a connu, elle l’a perdu de vue. Il est tout de suite sur la voie. Elle sent son regard rigoleur qui la fouille. Mais pour l’instant, il n’insiste pas ; il lui raconte brièvement, avec sa brutalité ordinaire, mais sans insultes pour son « type », comment Davy a, pendant la guerre, joué le rôle inopportun de pacifiste et d’Européen ; — et, depuis la paix, (il a le vice incarné !) il est passé au rôle opposé d’avocat des hommes-au-couteau-dans-la-bouche et de champion de l’Anti-Europe (de l’U. R. S. S. : — ainsi en juge Timon). Et il conclut :

— Tu es satisfaite ? Qu’est-ce que tu en dis ? »

Elle réplique :

— « Je dis que s’il a soutenu les deux thèses opposées, il faut bien qu’il y en ait une qui soit la vôtre. »

Il s’esclaffe :

— « Penses-tu ! »

Elle sourit :

— « Non, je ne pense pas. »

Elle sait très bien que ce ne sont pas les thèses qui l’intéressent. Ce sont les profits. Et mieux encore, gains ou pertes, c’est le jeu. Les thèses sont pour ces benêts d’idéalistes, ces pions qu’on fait manœuvrer sur l’échiquier. Mais alors, cela vaut-il la peine de tempêter contre eux ?… Eh ! cela fait encore partie du jeu…

Plus d’une fois, par la suite, Timon, quand il est seul avec Annette, ramène sur table le sujet ; et quoiqu’il le fasse sans beaucoup de délicatesse, sa taquinerie n’est point méchante ; il veut savoir… Et (que c’est étrange !) cette Rivière, qui n’a jamais livré au plus intime son secret dormant sous ses eaux, elle s’ouvre tranquillement à la curiosité de ce brigand. Sans aucune gêne, le sourire aux lèvres, elle lui conte, non sans un grain d’ironie, la mésaventure de ses trente ans. Et lui, il ne pense pas à en abuser ; il lui boute bien, çà et là, une goguenardise ; mais c’est une bourrade d’amitié. Elle est la première à se narguer. N’empêche que le sujet est sérieux, ou l’a été ! Il ne faut pas y toucher avec des mains sales. Les lourdes pattes de Timon n’y touchent pas. Et, sans que Annette le lui ait demandé, Julien Davy n’est jamais attaqué dans le journal ; son nom est tacitement écarté. Timon se contente de dire à Annette :

— « Hein ! ton idiot, il est fort pour manquer le train !… Dis le contraire ! »

Annette ne dit pas le contraire. Et que le patron dise qu’  « il l’a manqué », elle se sent un peu vengée… Elle a donc besoin d’une vengeance ?… Quoi ! après quinze ans d’oubli complet, sur lequel tant d’autres passions ont passé, la trace encore restait, et elle cuisait ?… Quelle femme peut jamais oublier la blessure faite à sa fierté ou à son cœur ?

Mais d’autre vengeance, Annette n’eût point voulu. Celle-ci la satisfaisait. Si seulement ce que le patron venait de dire, Julien avait pu le penser !… Oh ! deux ou trois fois dans sa vie… Il n’en fallait pas plus ! Elle n’eût pas voulu que ce regret fût une épine sous ses pas… Après tout, elle ne s’était pas gênée pour lui trouver des Ersatze !

— « Et lui-m.ême, le pauvre garçon, il m’était probablement un Ersatz à celui que l’on cherche, toute sa vie, sans le trouver… C’est beaucoup mieux que nous ayons suivi chacun notre route. »

Tout de même, Annette n’était point fâchée que la route de Julien ne se fût pas trop écartée de la sienne.


Satisfaction toute platonique ! Elle ne fit rien pour s’en rapprocher. Rien même pour la connaître exactement. Elle ne lut rien de Julien, jusqu’à cette maladie, qui lui donnait des loisirs. Peut-être lui donnait-elle en même temps une petite fièvre, propice à ces retours de pensée.

Or, ayant réussi à se procurer, par sa jeune bru, avec une rouerie de curiosité indifférente, un des volumes de Julien, puis un autre, puis tous les autres — ( « Quand on est au lit, il faut bien savoir s’ennuyer ! » ) — elle passa des jours dans un trouble du cœur bienheureux. Assia disait, la voyant bâiller, avec les yeux ensommeillés :

— « Dors ! tu feras mieux… »

Elle, docile, fermait les yeux sur sa joie.

Qu’est-ce donc qui la réjouissait et lui causait un émoi, dans ces livres, presque tous de science et d’histoire, où les autres yeux ne voyaient qu’un miroir de l’esprit désintéressé, réfléchissant les lois de la réalité objective ? Elle y voyait, d’abord, cette intrépidité de l’esprit, qui ne ressemblait guère aux vacillements de l’esprit timide, qu’elle avait connu. — « Qui ne ressemblait guère ? » — Qui ressemblait ! Si fait ! Elle, elle seule avait perçu déjà en lui, sous le tremblement, les élancements étouffés de la pensée vers l’héroïque vérité ; et elle les avait couvés sous ses ailes. Elle les reconnaissait, ses poussins ! À lui, à elle. Ils avaient foré du bec la coquille. Le vrai Julien.

— « Mon Julien… Le voilà donc ! Il est né !… Et de quel ventre ?… Du mien, du mien ! Je l’ai porté et enfanté. Il est le fils de mon amour et de ma douleur. Je le reconnais. Je me reconnais… »

Comment n’eût-elle pas reconnu ? C’était elle-même qui parlait, en certains mots. Elle se rappelait, quand elle les lui avait dits… Et que quinze ans après, il les eût redits !… C’était souvent moins que des mots, et infiniment plus : c’étaient ses propres inflexions ; ce qu’il disait était de lui ; mais pour le dire, il avait pris sa bouche, à elle. Le goût lui en était resté aux lèvres… Et, dans son lit, les yeux fermés, immobilisée pendant des journées, elle baignait dans une joie de gratitude…

— « Cher Julien !… »

N’y avait-il pas là beaucoup d’orgueil et, par l’orgueil, beaucoup d’illusion ?… D’illusion ?… Non, elle était sûre ! Elle était la seule à le savoir. Mais elle savait. On ne pouvait pas la tromper… Quant à l’orgueil, elle ne disait pas non. C’est vrai, il y en avait. Un peu… Beaucoup ?…

— « Peut-être plus que je n’en conviens ! C’est vrai, j’en ai, de l’orgueil, dans toutes mes actions, tout au fond, même quand je me crois le plus dépouillée de toute pensée personnelle, quand je veux l’être, quand je me dis : — « Enfin ! je suis morte à moi-même… » Je ne suis pas morte. La bonne femme vit encore… Et comment ! Comme elle revendique son dû !… Son Julien… Dire que je l’avais, depuis dix ans, et que je n’en savais rien !… »

Car il avait beau avoir grandi, il était sien. Elle ne songeait pas à s’égaler à lui. Elle sentait combien la pensée de Julien la dépassait. Elle suivait de loin, jusqu’à telle borne de la route. Passé la borne, elle ne pouvait plus, elle l’avouait. Il eût fallu trop de temps pour rattraper l’avance que la science et lui avaient prise sur elle, depuis quinze ans. Mais son orgueil y trouvait encore son compte. Il est si loin, il est devenu si grand, son petit !…

Et elle songe à ce que sa vie aurait pu être avec lui. Elle y songe, pendant des heures, sans bouger, au creux de son lit. Elle a tendresse, tristesse, et amusement. Sa vie se défait et se refait, en songeant…

Assez songé ! Elle est guérie… « La vie est un songe… » Peut-être !… Mais elle est un songe, où le pain ne vient pas dans la bouche, sans qu’on l’ait gagné… Elle saute du lit. Et au travail !

— « Mon petit Julien, on se reverra, quand on chômera ! Ce ne sera pas pour demain… »

Elle n’y pense plus. Mais Marc lui dit :

— « Tu as rajeuni. »

Elle rit :

— « Les gens comme nous, il n’y a qu’en étant malades qu’ils se reposent… »


Julien ne s’est jamais reposé. Il est de ces hommes qui ne savent pas… Il ne peut vivre sans travailler. Il n’a pourtant pas besoin de travailler pour vivre. Mais il a besoin que le travail remplisse sa vie de pensée. Ce travail de pensée intensive bloque sa porte aux autres pensées. Il la bloque mal. La porte bâille ; passent des courants d’air. Julien n’a jamais chaud.

Mais il ne s’immobilise plus frileusement, au coin de son vieux âtre du quartier Saint-Sulpice, comme aux temps où Annette l’a connu. Il est sorti de la maison du passé. Et il y a laissé tous ses lourds vêtements de préjugés bourgeois, arrachés. Annette, en lisant ses livres, a bien vu.

Il n’a pas fallu peu d’héroïsme à ce petit bourgeois français, timide et timoré, dominé par une mère autoritaire, engoncé dans l’habit démodé de coutumes d’esprit et de mœurs séculaires, de famille bien pensante, conservatrice, cléricale, — pour oser, à trente-cinq ans passés, s’examiner à fond, et, au fur et à mesure, sans tricherie avec son entendement, se dépouiller de tout ce qu’il juge faux, après y avoir cru. Ensuite, on se trouvera terriblement nu ; et comment se montrer aux yeux de ceux qui vous ont connu vêtu de ces mensonges, dont ils voilent toujours leur pudeur offensée, — ceux qui ne veulent pas voir la nudité du monde, et qui couvrent, horrifiés, d’une feuille de vigne, la vérité de l’esprit, comme un sexe ? Le cas était d’autant plus grave pour un Julien qu’il n’était pas de ces tristes défroqués, qui se font dédommager de ce qu’ils ont laissé, en se faisant héberger dans la boutique d’à côté et servant les passions rivales de l’anticléricalisme et de la « libre pensée ». Il restait nu, tout seul, en plein vent, dans la rue.

Ce fut dur. Mais cet homme timide ne revint jamais sur ses pas.

Il vivait, grâce à Dieu, dans le milieu familial qui se souciait le moins de ses combats de pensée. (C’est un grand dénûment, de n’avoir à son foyer personne avec qui échanger sa pensée ; mais c’est aussi un repos : que deviendrait-on s’il fallait, au foyer, à toute heure, rencontrer le regard d’une ennemie de sa pensée ?) Sa mère l’avait marié, peu avant de mourir, à une femme bien portante, bien pensante, nulle à souhait, richement dotée ainsi qu’il convenait, assez jolie et fade et bonne ménagère, mais d’une incuriosité d’esprit, rare même dans son espèce : elle n’ouvrait presque jamais un livre ; ceux sur lesquels, jeune fille, dans son institution pieuse de demoiselles, il lui avait fallu bâiller, l’avaient tant ennuyée, que l’un des profits du mariage lui avait paru d’être enfin libre de les fermer. Que son mari passât la vie dans les papiers, n’était pas pour la gêner. Les hommes ont leurs affaires, qui ne l’intéressaient pas. Elle ne l’aimait pas assez… elle ne le détestait pas : elle n’avait point déplaisir, — ni, mon Dieu ! grand plaisir — à le retrouver, chaque jour, à la table et au lit ; elle était assez gourmande, il ne l’était pas assez. Bref, elle l’aimait assez, mais (comme les Normands) elle ne l’aimait pas assez pour qu’elle s’intéressât à ce qui pouvait se passer dans l’esprit de cet homme. Cette armoire à ranger ne rentrait pas dans ses attributions mobilières.

Aussi, n’eût-elle pas eu vent de la crise, qui le fit, à quarante ans, sortir de la passivité satisfaite, acceptant l’ordre social et religieux des gens dits « comme-il-faut », si des amies bien intentionnées et même son confesseur ne lui avaient appris le devoir que l’on attend d’une épouse chrétienne, quand son époux cause, par son exemple, un scandale d’esprit dans la communauté. Il s’ensuivit quelques interventions éplorées de la femme auprès du mari. L’effet en fut fâcheux pour la paix du ménage, mais sans aucun profit pour l’ordre moral : car la brave Constance n’avait naturellement rien compris au délit de son mari, et ce qu’elle lui en pouvait dire n’était point fait pour y remédier. Il était fort cassant, pour tout ce qui touchait à sa liberté de pensée. Et sur un tel terrain, la sottise de sa femme s’étalait d’une façon si aveuglante qu’il n’eut pas la charité de le lui cacher. Elle-même en eut conscience ; mais comme toutes les sottes, elle ne s’en entêta que plus. Dieu sait comment ils en seraient sortis tous les deux, si le confesseur, plus fin, craignant l’éclat public où risquait de verser la championne maladroite de la religion, ne se fût empressé de lui fermer le bec. À travers son moucharabi, d’où l’épouse ulcérée exhalait son désordre verbal et ses mouchements de nez, il s’appliqua maintenant à calmer le débit incohérent et la funeste bonne volonté de sa pénitente, imprudemment arrachée au béni non-penser. Il fallait l’y faire rentrer. Il n’y eut pas trop de peine : elle ne demandait qu’à être convaincue que Dieu ne pouvait la rendre responsable des écarts de son mari, — qu’à vouloir contredire l’égaré on risquait de l’enfoncer davantage dans sa perversité, — que le mieux qu’elle pût faire était d’offrir à Dieu ses prières pour le salut du malheureux. Le reste était à Dieu… (Le reste c’était, s’il plaisait à Dieu, que Julien fût damné… ou bien qu’il ne le fût pas… Constance espérait sincèrement qu’il ne le serait pas. Mais toutefois, s’il l’était… eh bien, elle préférait n’y pas penser ! On a déjà bien assez de troubles avec soi !…)

Aussi, quand Julien, touché, non sans remords, de l’air de victime résignée que sa femme prenait maintenant, tenta, pour s’excuser, d’expliquer sa pensée, d’une façon élémentaire, comme un instituteur à une fillette de sept ans, elle eut un geste d’effroi : — « Non, non ! C’était trop fatigant !… Et puis, s’il arrivait qu’elle comprît !… Comme dans une course de glacier, on se trouve attachée par la corde à un fou qui dérape… Merci bien ! Je préfère ne pas être attachée… Pauvre Julien ! »

Elle dit qu’elle était trop bête pour comprendre ; (elle était fière et heureuse de l’être… « Heureux les pauvres d’esprit ! » ) Pauvre Julien !… Et de penser que ce pauvre homme était en train de déraper seul, fit qu’elle s’ingénia à se faire toute douceur, à lui confectionner une vie douce, quiète, bonne cuisine…

— « C’est bien le moins qu’il ait quelque plaisir, dans cette vie d’ici-bas !… »

Julien ne s’abusait pas sur la vraie signification de la bonté de sa compagne. Du moins, il avait la paix, à son foyer. Ce n’était pas un feu très chaud. Mais, le collet relevé, dans son manteau de pensée, il pouvait travailler, sans risques d’être troublé. Il ne fallait pas en demander plus à la vie. Puisqu’il l’avait a ratée !… » Car, il l’avait « ratée ». Cela, il en était sûr. Il en avait le sentiment sourd et obsédant. Il se gardait de l’analyser. À quoi bon, maintenant ? La chance était venue. Et il avait fait pis que la laisser passer : il l’avait rejetée. Il avait divorcé d’avec celle qui aurait dû être la vraie compagne de sa vie. Il avait eu beau s’être retiré d’elle. Depuis seize ans, sa vie profonde se déroulait en dehors (en dedans) de sa vie apparente, de son ménage, de sa maison, — dominée par l’absente. C’était moins la figure d’Annette, son image matérielle — (ce l’était aussi ; mais les yeux de cet intellectuel étaient myopes dans les choses du cœur, et l’image était trouble) — c’était moins la vision d’Annette que son sillon brûlant, laissé au noyau de l’esprit. L’être intérieur de Julien en avait été transformé. À dater de ces jours lointains de 1905, où il avait cessé de la voir, elle n’avait cessé de le travailler : le regret, le remords, l’avaient secrètement modelé à l’image spirituelle de ce qu’elle aurait voulu de lui, ou de ce qu’il se figurait qu’elle eût voulu.

Ce fut ainsi qu’il lui dut le grand effort de sa vie et l’élargissement de son esprit affranchi. Ce ferment invisible changea l’eau en vin, et dans cette pensée casanière fit entrer les semences audacieuses de toute la terre. Elles furent encore assez lentes à lever ; il sentait depuis longtemps en lui ces libres hôtes, avant qu’aucun de ceux qui l’entouraient — famille, amis, collègues — s’en fût encore douté. Il n’était point pressé de les leur montrer. Les ouvrages qu’il écrivit dans cette première période, presque tous consacrés à la science, faisaient preuve de vues originales, mais strictement limitées par le cadre professionnel. Prudence ? Égards envers son milieu, qu’il savait devoir blesser ? Peu de vocation pour lutter ? Restes de sa timidité congénitale, qui faisait le silence sur le plus secret de soi ? Ou bien n’était-ce pas un sentiment plus mystérieux, une réserve religieuse du plus profond, du plus précieux, pour soi et pour le témoin imaginaire de sa vie intérieure, — son Annette irréelle ?

Mais l’Annette réelle — c’était le plus singulier ! — il n’avait jamais cherché à la revoir. Il avait même eu peur de s’informer d’elle. Et ce n’était point brillant ! De crainte d’être troublé, il avait évité de savoir s’il n’aurait pas eu plus d’une occasion de lui venir en aide, dans le besoin, dans le danger. C’est le cœur « trop sensible », qui se détourne de la bête écrasée, parce que « cela lui fait mal », ou « pourrait lui faire mal », et qui n’essaie point de la panser !… On connaît ces tristes cocos ! Mais qu’il en fût un et qu’il le sût, il y avait de quoi, pour lui, être suffoqué de dégoût… Ah ! il lui fallut du temps, avant d’éliminer les vieilles tares de sa nature… Et il ne s’en nettoya sans doute jamais tout à fait. Il lui en resta toujours, au fond du vase, une rouille que ses ongles s’acharnaient à gratter.

Mais chacun a sa rouille, et Annette avait la sienne. L’essentiel est que, dans l’âme, l’eau courante empêche les conduits de vie de s’obstruer. L’eau fraîche, l’eau nouvelle… La seule pourriture, pour l’âme, l’irrémédiable, est celle de l’étang. Le fleuve lave sa vase. Elle passait, la Rivière ! Elle l’avait arraché à son immobilité torpide, à la résignation de ce purgatoire de l’esprit, où végètent des milliers d’infusoires humains. Elle lui avait imprimé l’élan et révélé la vie, avec sa passion, sa douleur et sa flamme dans la nuit.

Et de plus, — (triste à dire, mais c’est ainsi !) — par les souffrances mêmes qu’il avait causées à Annette, eh bien, lui, il s’était racheté ! Faire souffrir injustement un être qu’on aime, peut, quand on a l’énergie d’en prendre pleine conscience, devenir une révélation qui enrichit. Julien lui avait dû, depuis, par le remords, une vue plus profonde des hommes, un instinct de justice, un besoin de réparer, par le bien fait aux autres, le mal fait à une seule. Annette avait payé, pour lui. Julien était d’une vieille bourgeoisie française, où l’on a bien des vices encrassés et les doigts qui crochent sur l’argent épargné ; mais on a la religion de celui que l’on doit et le souci fiévreux de ne point mourir avant de l’avoir rendu. Quand ils vont dans les champs, ces bourgeois, les oiseaux ne chantent pas pour eux l’amour et le printemps ! Mais ils entendent la caille, qui leur crie :

— « Paie tes dettes ! »

Julien paya les siennes.


Qui l’aurait cru ? Lui-même l’a-t-il bien su ?… Ce fut pour les payer qu’il se trouva, pendant la guerre, jeté, bien malgré lui, dans cette mêlée sociale, dont il avait l’aversion physique et morale.

Pendant la période d’avant, où son esprit, sans se livrer, replié sur lui-même et concentrant son souffle, amassait l’énergie pour son indépendance, Annette l’invisible n’avait cessé de se tenir à ses côtés. Elle n’avait pas besoin de parler. Elle marchait. Il ne se demandait pas où le chemin menait. Il n’y avait qu’un chemin : celui où les belles hanches, près de lui, avançaient.

Il avait peu à peu, dans ses travaux, incliné vers l’histoire et la philosophie des sciences. Et par un double effet d’actions et de réactions complémentaires, l’esprit, en même temps qu’il se dégageait du réseau de lianes catholiques qui entravaient ses membres, s’engageait dans une forêt de pensées qui dépassaient de beaucoup les limites non seulement de la religion, mais de la science et de la raison d’un temps. C’était une expédition aussi aventureuse que celle de Vasco, et elle doublait, comme lui, le Cap des Tempêtes. Une fois sorti du port, il n’y avait plus d’escale ; on était pris par les vents et les courants marins ; on avait dit adieu à la terre ; la patrie était dessus, ou dedans l’Océan.

Un catholique et un Latin, quand il a cru et qu’il ne croit plus, ne jette plus l’ancre dans les flots du Doute, ne s’arrête plus, comme font ceux qui « protestent », ou qui ont « protesté », — il y a bien longtemps ! — chez les Germains et les Saxons. Il va au fond, et il n’y a plus de fond. Il ne se crée point, entre deux eaux, comme ces « Réformateurs » (les bien nommés, qui ne rejettent qu’à moitié !) et comme ces métaphysiciens de la Raison nordique, pure ou pratique, un plancher de bois, suspendu sur l’abîme. Il est seul et nu, et il nage. Il n’est soutenu que par ses membres. Il sait qu’une heure ou l’autre, il coulera. Mais il ne mendiera pas un secours.

Julien s’était jeté dans l’âpre raison désenchantée, qui n’admet aucun compromis. Comme beaucoup de ceux qui ont trop plié sous la foi et sous l’amas des contraintes imposées par la société, il gardait à l’une et à l’autre une rancune, qui dépassait les bornes de la stricte justice. Il n’était pas incapable de le reconnaître ; mais il l’était de renoncer à cette vengeance. Il s’appelait lui-même, amèrement, « Julien l’Apostat ». Et dans ce besoin de représailles, qui ne tarda plus à percer sous ses écrits, il y avait un châtiment contre lui-même, — contre celui qu’il avait été.

On l’entrevit d’abord entre les lignes de ses « Essais philosophiques » ; et ce fut d’abord la religion qui se reconnut visée. Elle le dit trop, elle accusa les coups ; il les redoubla. Et bien qu’après quelques aigres engagements, elle eût jugé plus prudent de se replier et de faire le silence, — (par un merveilleux accord, toute la presse bien pensante ne souffla plus mot des publications de Julien), — la rupture fut définitive ; et les saints échangés avec les vieilles connaissances ne firent pas illusion : « la mobilisation générale n’est pas la guerre », comme disent ces augures ; mais ils ne rient point en se regardant : la guerre vient, la guerre est là, elle attend l’heure.

Et vint l’autre guerre, — la vraie guerre de 1914. Toutes les passions accumulées de l’avant-guerre y trouvèrent le bouillon de culture où proliférer. Il n’était pas d’inimitiés à satisfaire que contre l’ennemi du dehors. Et comme les soupçons, les rancunes, les haines enfouies, avaient vu plus juste (c’est l’ordinaire) que les amis ! Elles avaient vu peut-être plus juste que Julien lui-même. — Car il ne se rendait pas encore compte de l’esprit de révolution, qu’il portait en lui. Dans le grondement monotone des autobus qui s’ébrouent entre les deux rangées de grises façades, bordant la rue de tous les jours, la révolte qui monologue s’assoupit, comme le battement douloureux de la gencive. Il n’y a rien à mordre. Calme trompeur. Julien savait que sa critique désabusée avait percé, par delà la première croûte de sa foi défunte, l’écorce pourrie de la société ; il ne tenait qu’à lui d’enfoncer la pointe, pour mettre à nu l’abcès purulent. Il ne l’enfonçait pas. Il reculait le moment de constater que l’ordre social entier et ses colonnes morales étaient condamnés. Il lui eût fallu se mettre en quête d’une autre maison ; et quarante ans de vie casanière lui avaient toujours fait envisager avec terreur un déménagement. Il savait pourtant que le congé de l’ancien appartement était donné. Mais il attendait, avec fatalisme, le jour du terme, où il devrait déloger… Et parmi ce caravansérail du passé, il y avait encore un grand bazar, dont il ne se résolvait pas à rendre la clef. Il évitait même d’y aller voir, il en avait fermé la porte et les volets sur la poussière des siècles : ce n’était pas prudent d’y faire le jour et de balayer. Ce grand bazar était la Patrie. Pour ]es Français d’avant 14, elle était le seul Dieu indiscuté. Tous les autres dieux étaient soumis à la loi commune de la vie : la mort, en gros et en détail, la vieillesse, la maladie, le ver qui ronge les autels. Aucun dieu n’était plus intangible. Hors elle seule. Pour les croyants aux religions, comme pour les « libres-penseurs ». Et davantage encore pour ces derniers. Car ces pauvres gens, en dehors d’elle, n’avaient plus où poser les pieds. Ce cri d’angoisse, pathétique et pitoyable (dans les deux sens du mot : pitié) de ce grand-maitre de l’Université laïque, le vieux Lavisse :

— « Mais si vous m’enlevez la Patrie, que me restera-t-il ? Pourquoi alors aurai-je vécu ? »

Ces vieux hommes, jusqu’au dernier jour enfermés dans l’harmonieux mais si étroit horizon de leurs collines ! Il leur fallait cette terre et tous ses morts, quinze siècles de morts, sous les talons ! Si vous ébranliez leur « patrie », c’était comme quand la terre se met à trembler : tous ceux qui se sont trouvés dans un séisme, connaissent l’angoisse unique, inexprimable, qui s’empare de tous les vivants : le point d’appui, le seul, sur lequel l’homme a bâti, se retire : il n’y a plus rien… Julien, d’avance, étant un sismographe ultra-sensible, percevait les grondements annonciateurs sous la terre et l’obscure détresse de l’âme qui va perdre son support. D’autant plus en détournait-il les yeux. Il restait là, muet, inhibé ; et il prenait garde de ne pas toucher à la dernière idole. — Mais certains de ceux qu’il avait désertés, des prêtres habitués à lire dans les consciences, son ancien directeur religieux, un fin vieillard à la grande bouche sans lèvres, comme celle de Voltaire, (mais les yeux n’avaient point déplace pour l’ironie, ils entraient par ruse ou par effraction dans la maison), virent, de très bonne heure, dès les débuts de la révolte, que l’insurgé n’aurait point la prudence de distinguer entre fas et nefas, qu’il s’attaquerait au grand Fétiche ; et patiemment, les bras croisés dans les longues manches, ils attendirent, aux aguets, la catastrophe. Moins avisés, ces laïques qui s’imaginaient voir en Julien un libre-penseur de tout repos, n’ayant trahi la sacristie qu’au profit de la loge et enrôlé au service de la raison traditionaliste, nationaliste, bourgeoise, laïque et obligatoire : ils lui avaient ouvert, avec les portes du Collège de France, celle de l’Académie des Sciences morales et politiques, en attendant l’autre, la seule qui compte, l’Immortelle : car certains des grands-électeurs, dans la maison, avaient jeté leur dévolu sur lui ; et son vieux maître, celui dont nous venons de citer l’exclamation touchante et puérile, lui avait fait entendre que dans les deux ou trois ans, l’élection était assurée : il en faisait son affaire personnelle. Le vieil homme avait, on ne sait pourquoi, pour Julien, une tendresse ; il l’avait vu, enfant, dans sa classe de lycée, puis sur les bancs de la Faculté ; et, sans trop s’inquiéter de pénétrer sa pensée, il s’était attaché à ce visage, dont le jeune sérieux et la loyauté lui étaient une agréable assise, tandis qu’il conférenciait ; entre les deux regards qui se souriaient s’étaient établis, au cours des années, des rapports muets de père à fils. Le vieillard était convaincu d’avoir en Julien un héritier spirituel. Et Julien, reconnaissant et respectueux, ne s’était pas clairement demandé s’il répondait à l’attente de son maître.

Quand vint la guerre et que, d’eux mêmes, les intellectuels (les Universitaires, au premier rang) s’enrôlèrent au service de la patrie, le vieux chevronné de l’intelligence officielle, le maréchal de l’Université, confia tout naturellement à son favori un rôle de choix dans l’équipe qu’il organisait de l’Arme nouvelle : l’Esprit, pour la première fois militarisé, réquisitionné dans les usines de fabrication des munitions intellectuelles et des canons. L’histoire, la science, et l’éloquence, tout était bon. — Il eût mieux fait de laisser Julien dans l’ombre. Julien n’eût pas demandé à en sortir ; et il eût probablement évité de discuter les conclusions que ses aînés, que ses pairs et ses collègues, lui feraient lire et soussigner. Mais lui demander de les contrôler, de participer à leurs secrets de fabrication ! Quelle imprudence ! Ils étaient de bonne foi, — à leur manière. Ces braves gens étaient si pleins de leurs passions nationales et de la conviction qu’elles s’identifiaient avec la vérité, que lorsque celle-ci faisait mine de les contredire, ils n’hésitaient pas à la faire taire, ou à lui faire dire ce qu’ils voulaient. Il suffisait de lui cheviller un peu les membres, bien ligotée sur le chevalet : (ce n’est pas pour rien que la Sorbonne compte parmi ses ascendants les hommes d’art et de science qui soumettaient à la « question » les corps de ceux dont ils voulaient faire issir la vérité !) Julien était maladroit au métier. Il écoutait parler la vérité ; et il ne savait pas ce que « questionner » veut dire. Il rapporta naïvement de son étude de textes allemands ce que ces textes avaient dit. Ce n’était pas ce qu’on lui demandait. Une discussion s’engagea ; et comme elle amena la confrontation avec les résultats fort différents de ses collègues, l’opposition se révéla. Elle fut nette, soudaine, et brutale. L’intellectuel, quand on l’irrite, en le touchant imprudemment au point sensible, voit non pas rouge, mais blanc : (c’est, on le sait, dans le feu, un degré plus intense). Julien, dont les lèvres blêmissaient en écoutant les transcriptions d’un de ses collègues, frappa du plat de la main sur la table, et cria :

— « Mais c’est un faux ! »

Quel tollé !… L’homme qu’il venait de souffleter était, jusqu’à cette heure, un ami aimé et estimé, un grand professeur respecté, non moins pour sa science que pour l’intégrité de son caractère. Julien, sur-le-champ, s’excusa, tâcha d’expliquer confusément son jugement, en le rendant plus acceptable. Mais la face qui avait reçu le soufflet, gardait l’empreinte ; elle avait verdi, et, dans ses yeux brûlait maintenant la haine inexpiable. Jamais intellectuel n’a pardonné à un confrère de voir en lui ce que lui-même ne veut pas voir : car, quoi qu’il fasse maintenant, il sait que ce qu’il ne veut pas voir, est là. — Julien, plus consterné encore que celui qu’il venait de blesser à mort, s’en retournait à la maison, se répétant :

— « Et il est honnête ! »

Il le savait, il en eût mis sa main au feu… Ce grand savant… Une vie de désintéressement… Et le culte de la vérité… — Il ricana amèrement :

— « La vérité des honnêtes gens !… »

C’était pour lui un écroulement. Il se ressentait de son éducation puritaine. Les plus puritains sont souvent ceux qui rompent avec la religion. Quand ils s’imaginent le faire par amour de la liberté, c’est un amour de pureté qui les pousse, la passion de vérité pure, sans compromis. Il avait cru la trouver au dehors, chez ceux de la libre raison. Elle n’y était pas davantage… Et Julien, d’une main fiévreuse, écartant les égards dont il avait protégé ces « honnêtes gens » qui l’entouraient, se mit à regarder au fond. Il enterra, ces jours-là, beaucoup de ses proches. Mais il n’eut pas le courage de prononcer leurs oraisons. Il les avait tant honorés que leur faillite était la sienne.

Le plus douloureux fut la rupture avec le vieux maître : car elle s’opéra sans éclat, comme la mort d’un père dans son lit ; et le mourant regarde en silence le fils, avec un reproche poignant. Le vieux homme, sans colère, refusait de lire le mémoire que Julien lui apportait : (car Julien, mis malgré lui sur la piste, ne pouvait plus maintenant s’empêcher de chercher la vérité, et rapportait le gibier au maître). Le vieux disait :

— « Non, je ne veux pas, c’est inutile… »

Et, lui posant sur la main sa grosse main gonflée par l’âge :

— « Mon ami, vous me désolez… Réfléchissez !… Vous vous perdez… Vous manquez à tout ce que nous attendons de vous… au devoir commun… »

Julien se raidissait :

— « Le devoir commun, commun à nous, hommes de science, est de servir la vérité, quoi qu’il en coûte. C’est vous-même qui me l’avez appris. »

Le vieux branlait sa lourde tête ; et dans ses gros yeux, striés de rouge, une flamme s’allumait :

— « La vérité ne peut jamais se séparer de la patrie. Les deux causes n’en font qu’une. »

— « Soit ! Que donc la patrie ne s’écarte point de la vérité ! »

— « Patrie, d’abord ! » dit le vieil homme. « Nous sommes tous à son service. »

— « Tous, mais non pas… »

Le vieillard lui coupa la parole :

— « Tout. Tout ce que nous avons. Sans exception. »

Les deux hommes se turent. La flamme du vieux était tombée. Il évitait de regarder Julien. Il attendait que Julien parlât, que Julien dît les paroles qu’il attendait. Comme le silence se prolongeait, il releva sa grosse tête de vieux lion malade, ses pesantes paupières qui faisaient penser déjà au couvercle du cercueil ; et son regard épais, humide, appuya sur le regard de Julien, avec tendresse, crainte, instance. Julien en était accablé ; mais il ne pouvait dire rien autre que :

— « Je ne puis pas donner ce qui ne m’appartient pas, ce à quoi j’appartiens : — la vérité. »

Il ne le dit pas : à quoi bon faire une peine de plus, inutile ? — Mais il la fit. Le vieillard lut ce qu’il ne disait pas. Les pesantes paupières retombèrent, et la grosse tête s’inclina sur la poitrine. Après avoir repris le souffle, un moment, le patriarche, accablé, se leva péniblement de sa chaise, en s’étayant de ses deux poings sur la table. Julien s’empressait, pour l’aider ; mais d’un geste gauche d’homme ankylosé, sans le regarder, le maître l’écarta. Et il partit, sans se retourner, faisant craquer sous ses lourds pieds le plancher, baissant le front, voûtant le dos. Il était blessé à mort.


Pour un homme comme Julien, la blessure qu’on fait aux autres n’est pas la moins douloureuse : on n’arrive pas à la guérir, comme les siennes propres ; on refait sa peau, on se cicatrise ; mais on ne refait pas la peau des autres, et l’on a mal à leurs plaies… Mais pour un homme comme Julien, cette obsession n’empêche pas l’implacable marche de l’esprit. Elle se poursuit, sur ses blessés et sur ses morts. Julien ne pouvait plus dire à son intelligence :

— « Halte !… Et ce que tu as vu, oublie !… » Il n’oubliait jamais rien. C’était une infirmité de son esprit. Il continua. Il ne cherchait point la polémique, et sa méthode était sans éclat. Il voulait seulement s’éclairer lui-même, — peu pressé d’éclairer les autres : car il en savait maintenant assez, pour savoir qu’ils ne voulaient pas être éclairés. Mais la seule pensée de sa présence à côté d’eux, de son contrôle silencieux qui les contredisait, du muet jugement qu’il portait contre eux, (car ils ne pouvaient plus l’ignorer), les jetait dans une irritation, que sa réserve même exaspérait. Un instinct aveugle les poussait à l’en faire sortir. Le plus provocant était l’ami — l’ami mort — l’ennemi mortel, dont la joue gardait éternellement la brûlure du soufflet. On ne permit pas à Julien de se taire. C’est trop commode, de ne point parler et de penser en liberté ! On le mit en face d’une déclaration commune. Il ne la signa point. On exigea qu’il dît pourquoi. Julien avait horreur de toute profession de foi publique. Mais il ne fuyait pas sa responsabilité. Il dit pourquoi. Il le dit, en termes si nets, si précis, qu’une fois dits, les imprudents qui les lui avaient arrachés, auraient voulu les lui rentrer dans le gosier. La passion stupide leur avait fait dépasser le but. En tendant le piège à l’adversaire, eux-mêmes s’y trouvaient coincés. Ce n’eût été rien encore, si leur fureur avait su demeurer à huis-clos. Mais des journalistes en eurent vent ; et l’un d’eux parvint à prendre copie de la dangereuse confession de l’hérétique. La sottise de la censure fit le reste : elle permit l’accès de la poudrière, pour exalter la patriotique flétrissure que le haut corps enseignant infligeait à l’indignité d’un de ses membres. Quelques coupures maladroites de passages, ni plus ni moins audacieux que le reste du texte, stimulaient l’imagination du public à chercher de pires audaces. Julien ne fut pas le moins saisi, à la lecture de son propre article. Sa timidité naturelle se demandait :

— « Mais qui ? Mais qui a dit cela ? Qui me l’a fait dire ? »

Et puis, soudain, il se tut. — Par-dessus son épaule, Annette lisait… Julien se leva, il marcha de long en large dans sa chambre, deux ou trois fois. Il se rassit. Et il sourit :

— « Ce que femme veut… Advienne que pourra ! »

« Elle » était arrivée à ses fins. Il avait brisé ses lisières — ainsi qu’ « elle » les avait brisées — avec le vieil ordre social. Et maintenant, il était seul — seul avec « elle » ; — mais il n’était pourtant pas assez sentimental pour ne pas savoir qu’ « elle », ce n’était qu’une ombre de son esprit ; et il aurait eu besoin de la chair, du corps vivant uni au sien, pour lutter contre ce monde de chair. Mais il ne songeait même pas à la chercher. Trop tard ! La partie était perdue. Il était de ces stoïques, (je les salue, Dieu les bénisse ! mais je ne suis pas jaloux de leur brouet, qu’ils s’en pourlèchent ! ) qui n’ont jamais peur de la défaite, mais qui ne font rien pour la réparer, et qui l’acceptent. Julien resta fièrement dans le désert de sa maison — que, par bonheur, commençait d’égayer la turbulence d’une enfant… Nous la retrouverons. Mais elle en est encore — je ne dirai pas à ses poupées, car elle n’a rien des goûts d’une fille — mais à ses jouets et jeux de garçon. Bien entendu, étant la fille d’un « pacifiste », elle ne rêve que plaies et bosses ; elle est Georgette : elle sera George. Pour l’instant, elle ne se fait connaître que par son fracas dans la maison. Pas une semaine sans écroulement ! La mère se lamente comme Rachel. Le père se tait. Il ne gronde jamais.

Au dehors, le vide hostile s’est creusé. La carrière académique de Julien est brisée. Les grands-électeurs de l’Académie n’auront désormais d’autre préoccupation que de faire entrer chez eux des complices, — des ministres, des maréchaux, ou des intellectuels qui aient, comme eux, pour la bonne cause, trahi la vérité… « Pour Dieu, pour le tsar, pour la patrie !… » la devise de Michel Strogoff… Le vieux maître et protecteur n’a plus répondu aux lettres affectueuses de Julien, et lui a fait retourner, sans la lire, une brochure où Julien, avec modération et respect pour ceux qui pensent autrement que lui, exposait objectivement (documents à l’appui) sa thèse des responsabilités de guerre partagées et du devoir des intellectuels de travailler à la prompte réconciliation. Les combattants à l’abri, de l’Action Française, qui se sont constitués, à peu de risques, les « défenseurs du moral de l’arrière », ont organisé quelques chahuts à ses cours du Collège de France. Il est heureux que la solidarité professionnelle, plus forte que même la passion patriotique, le défende contre les violateurs de l’enceinte sacrée, comme celles où les criminels, au Moyen-âge, ne pouvaient être appréhendés. Il conserve son cours. On ne le ferme que quelques semaines. Au bout de ce temps, on l’a oublié. Les pères Fouettards de l’Action Française ont d’autres chats à fustiger !

Julien ne renouvelle pas le scandale. Mais il n’y a aucun mérite. La censure, avertie maintenant, ne laisse plus passer de lui aucune ligne. Même ses Mémoires archéologiques sont suspectés. Aucun ne pourra plus paraître avant la fin de la guerre. — Quant à accepter les offres qui lui sont faites par les partis d’opposition politique, désireux de s’annexer son nom pour leurs associations et leurs meetings, d’ailleurs clairsemés et traqués, Julien a encore trop conservé de son double orgueil d’intellectuel et de bourgeois, pour s’y prêter. Il lui faudra bien des années pour se délivrer de son faux-col empesé. Même dégagé et déraidi, il sera toujours plus à l’aise avec ses livres qu’avec les hommes dans la rue. Mais son esprit est intrépide ; rien ne lui fera abandonner la piste commencée ; et loyalement, le corps, sans joie, mais sans plainte, suivra l’esprit où qu’il le mène, et s’il le faut, jusque sur les barricades.

Il n’en est point là, entre 1915 et 1919. Il se tait, et il médite. Le vide même que l’on a fait autour de lui, lui a donné des loisirs. Sa solitude intellectuelle l’enrichit et l’enhardit. Il apprend à se passer des autres. Et ces autres qui, voulant lui retirer l’air, lui ont enseigné à le chercher sur les sommets, sont irrités de la déconvenue, et leur hostilité s’en envenime. Ils ont eu beau murer le scandale. Le scandale est muet, mais il est vivant.

L’âpre et brûlante méditation de Julien s’attache aux hommes, en même temps qu’aux idées. Ses expériences de la vie, qui l’ont meurtri, sont un bienfait pour son esprit. Elles lui éclairent l’humaine nature et les chemins tortueux du labyrinthe. Il est sorti de la science des livres. De jour en jour, pendant des années, il pénètre dans les catacombes de l’âme, tous ces réseaux entrecroisés du subconscient, qui parcourent la terre évidée, sous les pas de la pensée qui parle, du mensonge quotidien. Il les explore, seul, sans beaucoup s’aider de la chandelle des grands docteurs es psychanalyse. Il a sa propre lanterne. Son atavisme religieux lui a mis en main la clef d’une intuition singulière, qui tient autant de l’instinct animal que de l’intelligence raisonnée, mais que celle-ci vient diriger et ordonner. Le résultat est une pensée qui, après avoir longtemps erré sous la terre, cherchant l’issue, fore la croûte de la nuit, et surgit en jets artésiens d’images, aux points plus faibles de l’écorce, que l’ingénieur a repérés. Il se trouve que ces grands flots des profondeurs, chargés de symboles qui s’ignorent, comme des poissons aveugles, sont d’un poète-philosophe. Mais Julien mettra longtemps à s’en apercevoir. Comme il a peu de sens pour ce que l’on admire communément sous le nom de poésie, il se croit fermé à ces lumières, qui ne lui inspirent aucun regret ; et quant à la philosophie, depuis que le doute religieux a ruiné ses assises, il s’imagine qu’il n’est plus d’assises, et il raille les efforts vains de l’esprit pour les reconstruire. De bonne foi, il croit qu’il ne croit plus à rien… Possible !… Il ne croit plus. Mais il crée… Et qu’est-ce donc que créer, sinon croire ?… Peut-être pas du front, mais des reins. La voix de l’être crie : — « Engendre ! »… » Il faudra bien que le front suive. C’est un pauvre seigneur, auprès des forces profondes de la chair. Quand je dis : « la chair », je dis : « l’âme » et ses armées. Julien avait en lui plus de ces énergies qu’il ne pensait. Nous en avons tous. Mais elles dorment ; nous avons peur de les réveiller. Et la plupart de ceux qui ont peur, ils ont raison. Ils ne seraient pas capables de les diriger. Gare au pays, si les bandes étaient lâchées ! Mais Julien gouverne, même en les suivant, ses armées. Un intellectuel de sa trempe peut lancer sa barque sur les courants : il n’abandonne point la barre.

Ce rare équilibre de l’esprit critique et de l’intuition donna naissance à des « Dialogues du Peuple sur l’Aventin », où le peuple de l’Âme, qui a rompu ses liens avec la Cité, tumultueusement délibère ; et le dernier mot n’est pas, cette fois, à l’homme qui plaidait la cause de l’Estomac ; celui qui veut manger, qu’il travaille !… « Montre tes mains ! Intellectuels, savants, artistes, écrivains, rendez vos comptes ! Qu’avez-vous fait, depuis cent ans que vous êtes rois — ou bien valets — de l’opinion ?… » C’était une parade à la Daumier. Tous les héros de l’écritoire, sur les tréteaux ! Mais le vrai drame était dans l’âme du spectateur, qui se détourne avec mépris, — ce peuple, qui campe hors de la cité, autour de ses grands feux dans la nuit, et qui regarde monter au gouffre du ciel leurs fumées rouges, où les étoiles crépitantes sont des flammèches. — L’esprit, sans guide, faisait sa Révolution, à l’heure où la Révolution se faisait là-bas, par les poings des peuples, au fond de l’Europe. Mais l’esprit ne connaissait pas les faits ; et il ne faisait rien pour être connu. Julien ne publiait point ses méditations. Même après que, l’état de guerre et la censure ayant pris fin, il n’eût pas eu de peine à leur trouver un éditeur, il les garda en manuscrit ; il répugnait à les livrer au plein air. Peut-être parce qu’il eût été contraint alors à s’y voir lui-même, sous le jour cru. Et du moment où la lumière du dehors serait entrée dans la maison, il n’y pourrait plus fermer sa porte. Fini de l’ombre !… L’ombre était finie. Mais s’attardait complaisamment le clair-obscur, cher aux hommes de pensée… Fini de la pénombre à la Rembrandt, où du soleil invisible que fuient les yeux trop sensibles, les reflets d’orange veloutés s’allument au fond de la chambre… Le soleil entre. L’action est là.

Julien reculait, le plus loin possible, le moment d’ouvrir à la visiteuse.

Alors, il se contentait de publier, dans la période qui suivit la guerre, ses grands ouvrages d’histoire des sciences. Il les jugeait objectifs. Mais sa robuste personnalité, que la virile solitude avait nourrie, et dont les années de compression avaient bandé l’arc, ne s’apercevait pas des flèches d’airain qu’elle projetait, à tout chapitre, contre les mensonges de l’intelligence de son temps et de tous les temps. Comme il en avait été lui-même imprégné, c’était lui-même qu’il visait. Mais qui donc visait ? — Lui. Le nouveau Julien, le nouvel homme ensanglanté de son effort pour se libérer. Et c’était toute une époque intellectuelle, tout un âge de la société finissante, qui recevait le coup, et qui l’accusait.

Elle l’accusait le moins possible, pour ne point attirer l’attention publique sur l’archer. Et la jeunesse, qui n’avait point le temps d’aller chercher la pensée au fond des gros ouvrages bâtis à la façon des cathédrales, sans cacher leurs arcs-boutants (je veux dire les supports de leur monumentale documentation), passait auprès, sans regarder. Au reste, si elle eût tenté d’y regarder, eût-elle compris ? Eût-elle admis ? Dans les premières années d’après la guerre, la grande génération des héros de l’esprit, qui s’étaient accommodés, comme Spitteler et Thomas Hardy, de la fière solitude et du pessimisme héroïque aux yeux vaillants, fixant en face la tragique réalité et n’espérant point la transformer, subit un discrédit rancunier. La Suisse, si pauvre en génies, s’acharna en sarcasmes presque haineux contre le poète du « Printemps Olympien ». Jamais Stockholm, si prodigue de son prix Nobel, ne consentit à le donner à Thomas Hardy. On en voulait à ces hommes, de leur viril détachement, qui « sérénise », dans l’implacable vérité. On les accusait d’égoïsme, qui se satisfait d’un monde mauvais sans espoir et qui, ayant réussi à y installer leur vie et leur gloire, ne s’occupe point d’y remédier. On ne voyait pas que ces grands vieux hommes avaient été hantés, presque toute leur vie, par un esprit de justice blessée, qu’ils avaient dû se raidir contre la douleur, et que s’ils s’étaient retranchés, comme Spitteler, dans une cuirasse d’indifférente et seigneuriale ironie, c’était à la façon de Timon d’Athènes, trahi dans son amour pour l’humanité. .. « Durchaus ! »… « Malgré tout !… » Le mot de Prométhée et d’Héraklès, qui ne croient pas aux hommes, auxquels ils vont se sacrifier !…

Julien avait été nourri de cette âpre substance, de ce pessimisme nietzschéen de vieux lions qui rient. Mais il appartenait à une autre génération intermédiaire, entre ces grands solitaires de la pensée qui n’agit point, et la jeunesse d’après-guerre, qui voulait agir avant de penser, — pour combler le gouffre… (Elle n’était pas de taille à le combler ! Leurs corps, leurs âmes, allaient s’y briser…)

Julien avait, comme eux, la vision abyssale de l’Existence, du gouffre humain. Mais cette vision ne l’avait point frappé en jeune mue, quand la chair et l’esprit tendres ne sont pas encore formés. Il avait déjà sa dure ossature, il ne fut point brisé, il ne fléchit point. Il savait regarder dans les yeux le Rien de la sombre aventure. Et cette nuit, il l’illuminait de l’éclair de l’esprit, qui créait sa vérité, sa beauté, sa bonté. Il ressentait puissamment celles-ci, et s’en enveloppait avec amour, sans perdre, un seul moment, la conscience claire de l’abîme, au dessus duquel il était suspendu, avec tout ce qu’il aimait.

Ce qu’il aimait ? Qu’aimait-il ?… Il était seul, et désabusé des hommes, qui le tenaient et qu’il tenait à distance… Oui, le présent, — ce qui meurt, ce qui demain sera mort !… Ce n’était pas pour ces condamnés, pour ces hommes du présent, qu’il pensait, vivait et créait. Mais celui qui crée, de chair ou d’esprit, (c’est le même !) il porte dans ses reins les hommes de l’avenir. Comment ne les aimerait-il point ? Il les projette dans la nuit. Ce sont eux qui combleront l’abîme.

Ce grand solitaire qui engendrait intrépidement sa pensée, il faisait l’avenir, sans y songer ; sans s’en douter, il était un ouvrier dans le chantier des hommes et des peuples du monde, qui travaillaient en ce moment à bâtir un ordre, un monde nouveau. Et quand plus tard il le reconnut, — après que les événements du dehors eurent fait effraction dans son cabinet, — il se trouva enrôlé dans l’armée de la Révolution. Il y avait alors dix ans que ce « Révolutionnaire sans le savoir » décochait pour elle ses flèches d’airain contre la pensée ennemie.

Et quand il l’ignorait encore à demi, Annette, convalescente, qui lisait ses livres dans son lit, du premier regard le découvrit. Et la joie inonda son cœur dans sa poitrine, dont l’ancien amour, jeune toujours, gonfla les seins. Elle aussi, avait engendré !… celui qui l’aimait. Son Julien… L’archer…


Les vieux amis se trouvaient donc maintenant bien proches. Mais il était à craindre que le retour de l’un à l’autre ne se fût jamais produit, sans deux jeunes mains qui les poussèrent aux épaules : — « Avance ! avance ! » — des mains solides qui étaient expertes à lancer la balle.

Le bon génie, le jeune lutin qui rapprocha les deux vieux amoureux séparés par les fourrés de vingt années, dans la forêt magique du Songe d’une Nuit d’automne, n’avait rien d’un Puck, — que la gaîté. Elle était agile, certes, et son corps souple était capable, en se renversant, de toucher, debout, avec ses mains, ses talons. Mais elle ne passait point inaperçue ; et si la terre eût parlé, elle eût crié sous ses pieds. Ce qu’ils tenaient sous leurs plantes, ils le tenaient ; chacun de leurs pas disait : — « À moi !… À moi, la terre ! À moi, la vie !… » Et « moi », c’était une fille longue et robuste, comme un garçon, la tête ronde et tondue, le buste plat, large aux épaules, hanches effacées, les bras musclés, de longues cuisses, les mollets blonds et les pieds arqués. Elle était la fille de Julien. Georgette, de nom. Mais George elle était : un garçon. Et toute prête à marcher sur le dragon. Elle eût bien ri, à voir gigoter sous son talon le gros lézard… Rire, elle savait, depuis qu’elle était au monde. Dieu sait où elle l’avait appris ! La maison morose de Julien, père, mère et grand’mère, en avait été ébaubie, les premiers temps qu’elle l’entendit ; et encore aujourd’hui, après vingt ans qu’il la possédait, Julien en éprouvait, à chaque minute, le même émerveillement, honteux de soi et inquiet :

— « Si ce miracle allait cesser ! »

Car c’en était un. Il était si peu doué pour rire ! Il riait si mal ! Et il sentait, en l’écoutant, que c’était si beau, que c’était si bon ! Qui lui avait fait ce don ? Il se disait qu’il ne le méritait pas. Et il ne le méritait pas en effet, pour se tourmenter de cette idée de mérite ou de démérite ! Comme si la grive y songeait ! Elle trouve bon le raisin. George trouvait bonne la vie. « Pille !… » Elle pillait… Qui aurait dit à la génération de Julien que, sur ce champ de ruines, où ils ramassaient, en geignant, les tessons de leur écuelle brisée, la nouvelle couvée saurait trouver une vigne ? Nul des anciens ne lui avait indiqué le chemin. Elle allait seule. Il n’y avait qu’à la regarder, la George, marchant, le buste légèrement incliné comme une coureuse, les coudes aux flancs, mains en avant, prêtes à saisir, bouche entr’ouverte et la poitrine rythmant son souffle, les yeux très clairs dans un visage blond et hâlé : rien ne leur échappe de la route ; et au dedans, rien ne la trouble. Bien douée du corps et de l’esprit, elle s’était vigoureusement développée, sans hâte, sans scrupule et sans excès. Pour son bonheur, elle était née casquée d’une étonnante imperméabilité à l’atmosphère de sa maison. Sa faculté de ne pas entendre les doléances et remontrances, avait fait le désespoir de sa mère ; ce n’était pas mauvaise volonté, c’était bien pire : indifférence pure et simple. Elle n’entendait pas ce qui l’ennuyait. Cette insensibilité physique n’excluait point un cœur expansif. Quand sa mère avait parlé, parlé, et lui demandait :

— « As-tu compris ? Qu’est-ce que j’ai dit ? »

George lui riait au nez, en l’embrassant d’un tel élan que la bonne femme n’avait plus le courage de gronder ; mais aucun doute ne lui restait qu’elle avait, une fois de plus, perdu son temps. Si du moins, elle eût pu comprendre ce qui se passait dans cette fille ! Mais tout lui en était une chambre aux secrets ; elle n’en franchissait pas le seuil. Elle ignorait la pensée de George sur ce qui lui tenait le plus au cœur : la religion. George ne faisait aucune objection à suivre sa mère à la messe, dire ses prières, et même, si on y tenait, à aller périodiquement blanchir son linge à confesse : elle y allait, elle en revenait, avec la même bonne humeur insouciante qu’à son collège, ou au tennis ; ses péchés ne lui pesaient pas lourd !… Mais que pensait-elle ? Que pensait-elle de ces paroles qu’elle lisait dans son paroissien, de l’Évangile, de Jésus-Christ et de la Vierge, et de l’Église, et du Bon Dieu, et même de l’après-mort et de la résurrection ? Pas moyen d’en rien savoir ! — La vérité était qu’elle n’en pensait rien. Cela ne l’intéressait point…

— « Oh ! mon Dieu, oui, elle avait bien pensé, comme tout le monde, qu’on mourra. Mais c’est loin ! Et on ne meurt qu’une fois. Au lieu qu’on vit, cent mille fois, à chaque minute de la journée. On n’a pas le temps de s’occuper de la fin. Et à quoi bon ? Qu’est-ce qu’on en sait ?… Oui, justement, il y a l’Église qui vous dit ci. Et il y en a d’autres qui vous disent ça… Moi, je veux bien et ci, et ça. Ce n’est pas mon affaire de discuter ce que je ne connais pas. J’ai trop d’autres affaires qui m’intéressent. Pensez pour moi, si vous y tenez, sur ces choses-là ! Et surtout, ne vous tourmentez pas à cause de moi ! Je saurai bien toujours m’en tirer !… »

Elle ne le disait pas. Elle ne se l’exprimait peut-être pas clairement. Mais cela se lisait dans sa magnifique insouciance. Et les raisons de nouveaux tourments ne manquaient point à la maman. Elle s’en donnait à cœur-joie. (Il faut du pain pour toutes les faims. Certains préfèrent le pain de larmes. George ne le leur disputait point…)

Ce fut peut-être une chance pour toutes les deux que la mère s’en allât dans ce monde qu’elle jugeait meilleur, quand la fille n’avait pas encore quinze ans. Certes, George dit et pensa :

— « Ma pauvre maman ! »

Et elle pleura à gros bouillons : elle le pouvait, tout comme une autre ! Elle s’offrait à l’occasion un de ces gros chagrins d’enfant, où le nez gonfle et les yeux n’y voient plus d’avoir pleuré. Mais — ce n’était point sa faute — l’ondée passée, les yeux séchés, il n’en faisait que plus beau ; et la « pauvre maman » ne tint plus grand place au logis. Ni le père, ni la fille n’en convenait : mais on s’y trouvait bien plus à l’aise.

Si loin que Julien fût de l’esprit de sa fille — terre inconnue !… — il se sentait pour elle d’incompréhensibles complaisances, et encore plus depuis l’instant où, abandonnée à son seul patronage, l’enfant se muait en femme. Il n’avait gêné en rien son développement ; il lui laissait une liberté de mouvements, qui eût affolé la mère : George sortait, rentrait quand elle voulait, organisait ses journées comme elle voulait, en rendait compte, n’en rendait pas compte, si elle voulait : elle ferait de sa vie ce qu’elle voudrait. Julien ne lui demandait rien que d’avoir l’œil à la bonne tenue de la maison, d’être exacte à certaines heures des repas et, pour le reste, de savoir qu’il lui faisait confiance. Elle le savait, et c’était pour elle la plus efficace discipline. Aux minutes où l’esprit chavire, (il en est toujours dans la vie d’une fille), George se ressaisissait, pensant :

— « Nous sommes deux : moi et lui. »

Puisqu’il s’en remettait à elle ! S’il eût intimé un veto, elle l’eût probablement enjambé, par jeu. Ce n’est pourtant pas que le système de non-résistance paternelle eût suffi à la préserver ! Elle aurait pu aussi bien se dire :

— « Et si j’y goûtais ? Ça ne lui fera pas de mal, et ça me fera du bien… »

Mais elle n’avait pas envie d’y goûter. L’amour était le cadet de ses soucis. Elle était pourtant une belle fille, bien au complet. Rien ne lui manquait. Mais quoi ! Elle n’avait point le désir de l’homme. Et le désir de l’homme lui paraissait un peu grotesque. Ce n’était point par ignorance qu’elle péchait. Elle avait lu — et comment ! — au grand livre de la Nature. Elle faisait son P. C. N. Et Dieu sait ce qu’elle avait vu et entendu ! Mais c’était comme la pluie sur le dos d’une cane. Les spectacles ou les propos les plus osés faisaient un « plouf ! » dans son ruisseau et disparaissaient sans laisser de traces. Son bon gros rire de grand gamin brisait l’aplomb des plus effrontés ; et ils riaient aussi, désarmés. Ils la traitaient en compagnon, se contentant de plaisanter « l’invulnérable ». Elle était la première à s’en railler. Mais elle n’essayait pas de changer.

La passion du sport avait pris la place aux autres passions. Elle y donnait tout son meilleur. Toutes les joies en une seule : la joie du jeu, la joie de l’action, la joie de la maîtrise sur soi-même, la joie de l’orgueil et la joie de la passion désintéressée, l’ivresse du sang et la clarté de l’esprit, la plénitude des énergies et le paroxysme où la vie ne tient plus qu’à un fil. — « Et le fil est bon, la vie bondit, l’air et la terre sont à moi… »

Sans en rien dire à son père — (il ne l’avait su qu’après que tout Paris le savait) — elle s’était soumise à un entraînement méthodique, elle s’était dit :

— « Je ferai aussi bien que ces autres, je ferai mieux. »

Car, à les voir tourner sur la piste, son jeune sang tournait plus impétueux, et elle piaffait ; elle était sûre et de son coffre et de ses cuisses. Et elle avait couru sur le stade et battu le record du « trois-cents mètres » ; elle l’avait tenu opiniâtrement, pendant quelques mois. Elle avait eu son heure de gloire olympique, parmi ce jeune monde anachronique qui revivait, sans y penser, la Grèce antique, sous le bout de l’aile noire du chaos qui s’étendait sur le ciel d’Europe. Il fallait la voir, au jaillissement de la victoire, fourbue, haletante, luisante, sentant la sueur, les cheveux plaqués, les yeux ronds et cernés, les traits tirés, un peu hagarde, franchement laide, indifférente à la beauté — et plus belle que la beauté ; elle rayonnait :

— « Je l’ai eu !… »

Quoi ? Ce record ?… Ah ! beaucoup plus qu’un succès de stade…

— « J’ai eu mon plein ! Je m’ai eue !… »

Quelle possession vaut celle-là ? On n’a que faire de celle des amants. Voilà, toute pure, la joie complète. Vous n’y ajouteriez pas un grain de plus… Oui, elle ne dure… Rien ne dure… Mais on l’a tenue. On en garde le soleil sous sa peau. Que peut-il bien y avoir de plus solide sur terre ?…

Une voix secrète lui murmurait, à certains jours, à des rencontres de petits pieds qui trottinaient dans un jardin, et d’un petit nez au vent, qui n’était pas toujours torché :

— « Il y a l’enfant… »

L’amazone n’a pas coupé son sein. Ce cœur de femme se souvient… Elle sourit au trottinet…

— « Oui, ce serait bon aussi, — s’il n’y avait l’homme. »

Mais il y avait l’homme… « Zut !… » Elle écartait l’enfant, de ses pensées. On ne peut pas tout avoir ! Ce qu’elle avait lui suffisait.


Et Julien, qui de sa pénombre de vieux Faust morose dans son cabinet d’alchimiste, la contemplait sans qu’elle le sût et admirait avec effarement la libre fille sortie de lui, tremblait chaque jour qu’elle s’enfuît, et chaque jour se rassurait, en la voyant satisfaite, dépourvue d’inquiétude et de désirs. Il se demandait :

— « Comment fait-elle ? Comment a-t-elle fait pour sortir de moi ?… »

Et une voix en lui répondait :

— « Tu le sais bien ! Tu la reconnais… »

Qui ? — Celle qui avait marqué sa vie, celle que sa vie avait rejetée. Mais grâce à Dieu ! elle avait été la plus forte. Elle n’avait jamais quitté sa maison. Elle avait lentement pénétré sa pensée. Elle avait fait plus. Elle avait pénétré son grenier. Cette graine vivante qui venait de lui, Julien voulait se persuader qu’elle venait d’elle. Il prétendait la reconnaître. Il reconnaissait certains détails imperceptibles à d’autres yeux, une ombre duvetée au coin de la lèvre, le port du cou, la prononciation de certaines consonnes, des réflexions qu’elle avait faites, et Dieu sait quoi !… Il se disait :

— « Mon Dieu ! Annette… »

Illusion, sans doute. Sa vision, imprégnée d’elle, la projetait sur les objets. Mais après tout, si son esprit était imprégné, pourquoi ne l’eût pas été sa fille ? Peu importait qu’il fût le jouet d’une hantise ! — Mais cela importait beaucoup pour le bonheur de George. Sans qu’elle en eût le moindre soupçon, elle y devait l’étonnante indulgence de son père et le respect attendri qu’il témoignait pour sa liberté. Elle se disait : « — J’ai de la chance !… » Elle ne se doutait pas à qui elle la devait. Elle finit, un jour, par la rencontrer, l’ombre invisible, qui rôdait dans la maison ! Elle l’avait sûrement frôlée bien des fois, au seuil de la porte de son père, ou dans son regard, depuis les premiers jours de son enfance. Mais elle y était tellement habituée qu’elle ne l’avait jamais remarquée. Il fallut que l’ombre parlât… — Elle parla…

Julien était en voyage à Londres, pour un congrès. Il devait rester absent, une quinzaine. George en profita pour faire la chasse à la poussière dans le saint-des-saints : sa chambre de travail. Comme tous les vrais travailleurs, il ne permettait point qu’on y touchât : il prétendait y faire l’ordre lui-même. Et bien entendu, son ordre était, pour les autres yeux que les siens, le plus inextricable désordre. George, qui était l’ennemie née de la confusion, guettait depuis longtemps l’heure d’accomplir un coup de force. Elle saisit celle où le maître n’était point là. Il en ferait une musique, à son retour !… Il la ferait…

— « Chante, papa !… »

Elle en riait d’avance, comme une gamine :

— « Protestez, sacrés papiers ! » (Elle les prenait par brassées et les jetait sur le plancher). « Je suis le maître de ces lieux… »

Elle y allait de si bon cœur, raflant les liasses, jonglant avec les piles de cartons, qu’un de ceux-ci, ouvrant sa gueule pour protester, vomit, comme dans le conte de fées, le flot de paroles qu’il tenait entassées, des lettres, des lettres, maladroitement ficelées, qui s’éparpillèrent dans la chambre. Qu’est-ce que c’était ?,.. George s’accroupit par terre pour les ramasser, riant de plus belle :

— « Ah ! nom d’une pipe !… S’il s’aperçoit que j’y ai touché !… Comment faire maintenant, pour les remettre dans l’ordre où il les avait rangées ? Pas d’autre moyen que de les lire, pour voir la date de chaque lettre… Rien que l’en-tête. On ira vite. La correspondance de papa, ça doit être d’un embêtant !… Tiens, tiens, tiens ! » Les premières lignes de la première lettre n’annonçaient rien d’embêtant… Et cette ficelle avec son gauche nœud non dénoué, qui avait laissé échapper les papiers, c’était, ç’avait été un ruban…

— « Mais, dis donc, papa !… »

Elle ne se demanda pas si elle allait lire, comme on doit faire décemment, quand on a conservé un reste de pudeur de l’ancien temps. — Mais certainement qu’elle allait lire ! Ça promettait d’être très intéressant. Elle s’installa confortablement, jambes croisées sur le plancher, presque sous la table, parmi les lettres écroulées. Et elle piquait au hasard, dans le tas. Aucune crainte d’être dérangée. Elle était seule dans l’appartement… « Si on sonne, je laisse sonner… » La fenêtre ouverte. Dehors, les merles dans le jardin. Le soleil de juin coulait autour, et caressait au-dessus de sa tête les vieux cuivres du bureau. Mais elle était dans un berceau d’ombre, et à ses doigts s’enroulait la liane d’âme qui montait des lettres, avec l’odeur dans ses narines du jasmin en fleurs du jardin. Elle chantonnait. Elle était bien…

Ne se rendait-elle pas compte de son délit ?… Oh ! parfaitement ! Elle s’en rend compte et s’en amuse. Elle n’en est plus à respecter la morale d’opinion. Elle sait qu’il ne faut pas la braver ouvertement, elle est gaillarde et de bon sens. Mais, porte close ?… « La barbe ! Ma vieille !… » Elle est comme Kitchener. Une fois passé le canal de Suez, autre morale !.. « Moi, j’ai la mienne… » — Et (c’est de la chance, assurément), la sienne est bonne et saine, meilleure peut-être que celle qu’on a laissée au mouillage, de l’autre côté du canal… Elle aime son père, sincèrement. Peut-être pas, non, sûrement ! comme jadis les filles aimaient leurs pères. La dose de respect a rudement décru. Plus trace de crainte. Et le vernis de cette antique vénération s’est diablement écaillé. Mais l’affection y a-t-elle perdu ? Je croirais le contraire… À condition, bien entendu, que lui, cet homme, l’ait méritée !

— « Car pourquoi serais-je tenue à l’aimer, s’il n’avait rien fait d’autre que de m’engendrer ? Entre nous, papa, pour la peine que ça t’a donnée !… Oui, pour m’élever… Ça, c’est un autre compte… Eh bien, c’est à moi d’en juger à présent. Tant pis pour toi, si tu n’as pas voulu, ou pas su ce qui était mon bien et mon droit !… Tu l’as voulu et tu l’as su, mon vieux bonhomme ; et tu y as eu d’autant plus de mérite que ta fille était une chèvre pas commode à garder. J’ai piétiné toutes tes plates-bandes de préjugés ! Je n’oublie pas. Je n’oublie rien. Et si jamais quiconque s’avisait de toucher à toi, il aurait affaire à moi. On est alliés. Mais entre nous, vieux compagnon, de toi à moi, j’ai bien le droit de me fiche de toi et de fourrer le nez dans tes papiers… Oui, toi tu ne l’admettrais pas, tu es de ton vieux temps. Mais je suis du mien. Suffit ! Je lis… Et tu n’en sauras rien. Il ne faut pas faire de peine aux enfants… »

Elle alluma une cigarette :

— « Ah ! attention ! Il ne s’agit pas de fiche le feu à la boutique… »

Elle suça, silencieuse un moment, pour mieux lire, le suc de la lettre et le bout de la cigarette…

— « Non ! Quelle passion !… Ça n’est pas possible que ce vieux père ait été aimé comme ça !… »

La cigarette brûla, brûla, s’éteignit. George ne se rappela qu’elle la tenait, qu’à la brûlure, au bout des doigts. Elle ne songea plus à en rallumer d’autres. Elle s’étendit tout de son long, pour mieux lire, le ventre et les coudes sur le plancher. Elle lut, elle lut… Ce torrent !… Il lui semblait qu’elle y baignait son ventre… Elle lut, sans juger, sans essayer de se faire une opinion, sans bien comprendre. C’était, pour elle, un monde tellement différent !… Mais ce qui ressortait, pour elle, de chaque ligne, de chaque moire du courant, c’était une femme, une femme aimante et douloureuse, mais virile dans sa plainte et son ardeur, qui dominait l’autre — « cet homme » — de la hauteur de son âme fière, qui le guidait par la main, et dont la tendre énergie le réconfortait, qui se sacrifiait, qui à la fin le consolait de l’avoir sacrifiée… Et lui, l’homme, il faisait, auprès, figure mélancolique et pitoyable de qui a vu passer le bonheur et n’a pas eu la force de le saisir, et qui se rend si bien compte qu’en le refusant il s’est détruit, qu’il l’avait écrit, de sa main lourde, sur la couverture du paquet de lettres :

— « Mon bonheur tué. »

George ne lut ce cri que tout à la fin, quand elle cherchait à rassembler les lettres éparses.

Elle s’arrêta de les rassembler. Elle se coucha sur le dos, les mains derrière la tête. Elle regardait une rose rouge suspendue au bord de la fenêtre, que le vent d’orage remuait. Et autour d’elle, sur le plancher, cette symphonie muette de l’amour…

Trente ans avant, une autre femme, une autre fille, avait ainsi saccagé les secrets amoureux de son père[5]. La destinée vengeresse la livrait à son tour. Mais son père à elle, était mort. Le père de George vivait. Et les cendres remuées brûlaient encore. Brûlaient les doigts de George, qui les avait touchées… George rêvait, voguait sur des mers inconnues… Des effluves lui venaient d’îles polynésiennes, qu’elle voyait surgir de l’émeraude marine, lignes de madrépores et de palétuviers, avec une frange d’écume… Ces archipels lui étaient un pays étranger… Mais d’autant plus intense leur parfum, la pénétrait… Et sous ses pas se déclenchait le trébuchet de l’étrange émotion, que nous connaissons tous, au choc de certaines rencontres, en des lieux où jamais nous ne sommes passés :

— « Je fus ici, déjà… »

Elle ? Elle fut ici ? Comment l’aurait-elle pu ?… Elle n’a aimé personne. Et même en ce moment, elle est libre et lointaine de l’amour… Et cependant, l’amour de cette étrangère lui ressurgit du cœur, comme une sonnerie de cloches lointaines qu’on connaît. Toute cette histoire ancienne lui est un récit conté dans un demi-sommeil jadis, et oublié. Presque chaque épisode, après qu’elle l’a lu, il lui semble qu’elle l’eût conté avant d’avoir tourné la page. Et cette figure de femme, qui lui est à la fois énigmatique et proche, elle ne ressent pas sa peine, elle ressent ses élans — non pas la mélodie, l’amour ou l’élégie — mais le rythme, la force, le jet de source, le sang. Elle jurerait qu’elle l’a vue… Mieux ! Connue… Mieux !… Quoi, mieux ?…

George se redresse, assise ; si brusquement que sa tête a frappé le dessous de la table : — « Mieux !… C’est à moi. »

Mais le coup l’a réveillée. Elle se frotte le crâne.

— « Sapristi ! Je suis folle… J’ai oublié de déjeuner. »

Elle est une solide mangeuse. Pour faire un tel oubli, il faut en effet qu’elle ait perdu la boussole. Elle la retrouve sur-le-champ. Mais tandis qu’elle rattrape les bouchées en retard, elle conserve la piste, où elle vient de tomber en arrêt. Elle a beau se dire :

— « C’est idiot. »

Elle se dit :

— « Il l’a aimée, avant que je sois née. »

Et Dieu sait ce que, par la suite, sa femelle imagination, farcie de science romancée, ira bâtir là-dessus ! Avant d’être rangées, les pauvres lettres seront plus d’une fois relues et étudiées. George pourrait, après, discuter des faits et des dates avec son père. Si elle ne le fait pas, il ne s’en faut de guère ; certain soir, elle s’est mordu la langue, elle eût voulu savoir… Diables de préjugés ! Pourquoi ne peut-on pas bonnement causer de ces sujets ?… Ce n’étaient pas les sujets qui l’eussent arrêtée. Mais elle ne pouvait décemment lui raconter comment elle s’était emparée de ses secrets. Et que c’était amusant, pourtant, et touchant !…

— « Ce pauvre homme, qui est là assis, de l’autre côté de la table, qui croit être tout seul au monde avec ses mystères, qui ne sait pas que je les connais, que je le vois tout nu, avec sa peine, son amour, ses faiblesses, toutes ses blessures… Et je le juge… Je te juge… Tu en as fait, des gaffes ! Tu n’as pas été brillant… Ah ! je ne t’en aime que mieux !… »

Elle alla l’embrasser…

— « Pauvre papa !… »

Il ne comprenait pas.


Elle se mit en chasse. Elle avait décidé qu’elle retrouverait Annette. Mais il n’était pas à espérer que son père la mît sur la voie. Et ce ne fut point facile à découvrir. Le nom de Madame Rivière ne s’étalait pas dans les annuaires. Elle pouvait être disparue, ou bien mariée. Il fallut du temps pour s’informer.

George finit pourtant par retrouver la piste, — Assia d’abord et Marc, dont la jeune notoriété commençait à se répandre. Elle passa deux ou trois fois à la librairie, mais sans rencontrer Annette. Et elle ne se décidait pas à aller frapper à sa porte. Si près du seuil, elle reculait. Elle avait beau faire la fille hardie et bousculer tout : elle avait d’étranges timidités. Si elle la voyait, que lui dirait-elle ? Embarrassant, le tête à tête avec une étrangère si intime, une inconnue si connue, dont on avait impudemment fracturé les secrets !… Une Annette, telle que George se la figurait, ne pardonnerait pas, si elle savait. Et elle saurait, aux premiers mots. George sentait que devant son regard elle se trahirait. Elle en perdait, d’avance, tout son aplomb, et elle restait, la bouche ouverte, le fil coupé, elle rougissait ! Pour sortir de son embarras, comme les timides, elle se faisait brusque, elle lâchait maladroitement, comme par défi, tous les aveux qu’elle retenait. Aussitôt, le regard d’Annette se glaçait, lui refermait la porte de la confiance entr’ouverte. Et le fossé redevenait plus infranchissable qu’avant… George ne se trouva pas le courage d’essayer. Elle n’abandonnait pourtant pas son projet. Mais elle attendait on ne sait quelle occasion, qui l’aiderait ou la forcerait à oser. L’occasion devait venir. Elle viendrait !

Elle ne vient pas, pour la plupart de ceux qui attendent : car ils attendent passivement. Mais l’attente de George était, comme elle, toujours active et prête à agir. Elle ne dormait pas, elle guettait. — En somme, quand on manque l’occasion, c’est beaucoup moins parce qu’elle n’est pas venue, que parce qu’on ne l’a pas vue venir et cueillie au vol, lorsqu’elle passe. Pas de danger qu’une George la laisse passer ! Un regard, un bond, elle la rattrape, comme une balle de tennis.


Qui, cette fois, lança la balle ? — Un inconnu. Un partenaire, venu d’Italie. Pour lui aussi, c’était l’occasion qui lui avait fait rencontrer Annette. Mais ce n’était pas seulement l’occasion, c’était le destin de vie, c’était une parenté de pensée, qui l’avait rapproché de Julien, et qui allait faire de lui, sous l’impulsion de George, le messager qui rouvrit les portes entre les deux vieux amis.

Annette ne l’attendait guère !… Ce matin-là, elle était assise, lasse, les jambes rompues, dans un coin de sa chambre, qu’elle nettoyait. Elle n’avait point de domestique, seulement une femme de journée, qui venait quelques heures, pour les gros travaux du ménage. Elle était seule, passablement abandonnée par ses enfants qui, n’ayant plus de peines à lui apporter, gardaient pour eux leurs plaisirs et leur activité : (l’activité à deux est le plus grand plaisir !) Elle n’avait pas le mauvais goût de s’en plaindre. C’est le métier de mère ! Quand les enfants sont satisfaits, ils la congédient de leurs pensées, comme une bonne femme de charge. Elle a fait son service et s’en va… Annette souriait. Mais elle avait les reins endoloris. Elle n’était plus jeune. Et elle avait porté plus que son compte de ses tourments et de ceux des autres. Elle s’engourdissait dans sa lassitude et ses pensées, tenant à la main le torchon, avec lequel elle essuyait les meubles. La fenêtre était grande ouverte sur la rue. La fraîcheur de l’air glaçait ses épaules. Mais elle ne s’en apercevait pas plus que du bourdonnement de la rue. Elle songeait. Elle songeait que c’est bien bon de soutenir ceux qu’on aime. Mais ce serait bien bon aussi, d’être un peu soutenue, de temps en temps ! Et c’est un luxe, pas fréquent. Elle n’en faisait grief à personne. Chacun ne peut donner que ce qu’il a. Et chacun de ces hommes qu’elle avait connus, n’avait que tout juste ce qu’il lui fallait pour soi. Devant ses yeux repassaient, avec une affectueuse ironie, tous ceux qui avaient bu son lait. Ils défilaient, sans ordre, et leur réapparition était souvent imprévue ; parmi des figures connues et familières, d’autres surgissaient qu’on croyait oubliées, et dans le nombre, des visages à peine entrevus un jour, mais dont les traits véritables se montraient (peut-être par contraste) pour la première fois, en pleine lumière. Et par un de ces éclairs mystérieux qui semblent être le rayon projeté par l’instant qui va venir, un visage sortit du gouffre du passé, dont Annette se disait :

— « Celui-là ne m’a rien pris. Il m’a donné. »

Elle s’étonnait d’avoir pu l’oublier, au point de ne plus retrouver, en ce moment, même son nom… Et ce fut juste à ce moment que, la porte de sa chambre s’ouvrant, la jeune fille de service, mal stylée, sans prévenir, fit entrer :

— « Madame, c’est un monsieur… »

Annette, comme en sursaut, vit au seuil celui qu’elle venait d’évoquer : dans un visage de l’ancien temps, à barbe blanche, un beau sourire et des yeux clairs. Si improbable que fût la rencontre, elle n’eut pas un instant de doute. Et le nom qu’elle cherchait lui vint aussitôt à la bouche. Elle tendit les mains vers lui. Et seulement après, elle eut honte de s’être laissée surprendre dans son négligé d’âme et de toilette ; mais elle rit, de bonne humeur, en voyant qu’elle tenait encore à la main le torchon. Et il rit avec elle, s’excusant, excusant la servante qu’elle grondait. Il avait vu dans ses yeux l’élan de joie chaude et franche, qui allait au devant de lui. Le même élan le menait à elle. Bien qu’il fût presque un vieillard, ses jeunes yeux avaient vingt ans.


Il y avait sept ans qu’Annette l’avait rencontré, dans un compartiment de chemin de fer qui traversait le sud de l’Italie. Elle revenait alors de son séjour en Roumanie[6]. Sortant à peine de maladie, fiévreuse encore, elle éprouvait un besoin vorace de dormir. Mais elle se sentait toujours dans la jungle — la jungle aux roseaux où elle avait fui, s’enfonçant jusqu’au ventre dans la vase ; — les terres de fièvre, les grands marais que le train italien traversait la lui rappelaient ; et elle restait raidie, tendue, et frissonnante. Elle luttait contre le sommeil ; il la terrassait par instants ; elle ployait le cou, mais aussitôt elle le relevait en sursaut, elle redressait sa tête méfiante, qui observait, sourcils froncés, ses voisins. C’étaient, presque tous, des gens du peuple et de petits bourgeois italiens. Elle voyageait en troisième classe, dans un compartiment du milieu, bondé ; aux stations, on empilait à coups de poing, dans le wagon déjà plein, les en-surplus ; ils s’asseyaient sur les genoux des autres ; une femme, debout, oscillait, agrippée de ci de là, à une épaule ; les hommes fumaient, crachant entre leurs jambes. Annette se serrait dans un coin, n’osant remuer ses pieds dégoûtés. Par-dessus sa tête, un homme debout était accoudé sur la traverse qui, à mi-hauteur, séparait le compartiment de la travée d’à côté. Ils étaient presque tous hâves, les joues creuses, avec des barbes de quinze jours ; un vieux avait, à l’oreille poilue, un anneau ; des yeux de fièvre, le globe jaune, quelques belles prunelles luisantes d’animaux ; un jeune garçon, qui appuyait son menton sur la traverse de l’autre compartiment, juste en face d’Annette, et une petite fille, assise par terre dans les crachats, ne la quittaient pas de leurs vrilles. Entre les trois compartiments s’échangeaient les propos, dans un rude dialogue, et çà et là, un fiaschetto ou un fromage à l’odeur aigre. Annette se sentait, dans son cauchemar de fatigue, comme une bête d’une autre espèce, enfermée dans une cage d’animaux étrangers, inquiétants, qui la flairaient et resserraient leur cercle autour d’elle. Et elle avait beau crisper son énergie : elle les voyait attendant la minute où, d’épuisement, elle s’affaisserait, pour se jeter dessus. Elle sombra. Sa tête pesante se renversa en arrière, heurta le dossier de bois ; et tout le buste, entraîné, glissa. À cette seconde — sa conscience n’était pas encore morte, mais ne luttait plus, s’abandonnait — elle sentit par derrière elle des mains douces qui la soutenaient par les épaules et les aisselles, et qui glissaient sous sa tête un sac. Ses lourdes paupières s’entr’ouvrant une dernière fois, elle eut juste le temps encore d’entrevoir par leur fente les yeux de l’homme qui, par-dessus la traverse, comme l’homme de Rubens par-dessus la croix, soutenait son corps et l’étendait. Et ce fut le lac dans les montagnes. Une impression de sécurité parfaite. Elle se laissa choir dans le sommeil.

Quand elle en émergea, une heure après, l’air était allégé autour d’elle. Elle vit que ses voisins, bonnes gens, avaient veillé sur son repos. Elle trouva sous sa joue un châle, dont une vieille paysanne lui avait fait un oreiller. Et la petite fille à ses pieds, qui mordait une orange, la lui tendit. Tous, en la voyant rouvrir les yeux, la complimentaient avec une railleuse bonhomie. Et elle leur répondit sur le même ton rieur et affectueux ; plus aucune gêne n’était entre eux : ils étaient tous de la même espèce. Elle savait d’où venait le coup de baguette qui avait, au rebours de celle de Circé, changé les bêtes en compagnons. Le magicien était derrière elle. Elle n’avait pas besoin de se retourner pour le voir. Sa voix chantante et grave jetait le filet sur tous ces êtres entassés ensemble ; elle avait fait entre eux une communion de sympathies et d’intérêts ; entre les trois compartiments, la conversation était générale ; et sans qu’en rien il s’imposât, c’était autour de lui qu’elle gravitait. Presque tous les regards de ceux qui parlaient convergeaient de son côté ; et comme ils devaient, pour l’atteindre, passer par-dessus la tête d’Annette, ils s’arrêtaient sur le chemin. Annette était mêlée à l’entretien. Et peu à peu, son oreille s’habituant à leur parler, elle y prit part, en un italien hésitant, qui les faisait ricasser bonnement. Elle fut surprise d’entendre celui qu’elle ne voyait pas lui répondre en un français, d’une langue très pure et choisie. Ils poursuivirent le dialogue, sans qu’elle essayât de le voir. Il s’informait discrètement d’où elle venait, où elle allait, et la renseignait sur la route. De lui, il ne parlait pas, et elle ne cherchait pas à s’informer. Les paysans l’appelaient : « Signor conte ». Et elle savait qu’il était un homme âgé : il avait fait allusion à certains événements dont il avait été témoin dans la région, plus de trente ans auparavant. Il s’exprimait avec une courtoisie familière. Elle aimait à l’imaginer sans le voir. Mais elle savait qu’il la voyait ; et elle se sentait comme sous sa garde : ce ne lui était point déplaisant ; c’était comme s’ils eussent fait un accord secret… « Vous me gardez. J’ai confiance… »

— Le plus remarquable est que cette confiance se vérifia dans le danger. On cheminait en cahotant, dodelinant, insoucieux du moment suivant. Soudain, un choc épouvantable, un vacarme de ferrailles, de vitres et de bois brisés, le wagon craqua comme une noix, éclata. Tout s’effondra, dans des hurlements de bêtes égorgées. Annette se trouva sous les décombres, renversée, coincée entre les banquettes en morceaux, foulée aux pieds par le troupeau affolé : — (les compagnons étaient redevenus animaux). — Et pour achever la panique, le feu prit au bûcher. Annette, après avoir tenté vainement de se dégager, paralysée des quatre membres, s’abandonna à son destin. Couchée sur le dos, la tête un peu plus bas que le corps, elle sentait un liquide chaud couler d’une entaille au haut de sa poitrine, mais elle ne sentait pas la blessure. Dans le pandæmonium qui l’entourait, ses yeux voyaient par une fente, entre les décombres, un pan de ciel ravissant, d’où le soleil venait de disparaître. Et elle avait un calme surprenant. Elle entendait le bruit sinistre du feu qui rongeait ; et le vent rabattait par-dessus sa tête, sur le tendre ciel, la fumée noire où explosaient, comme dans la cendre des châtaignes, des nœuds de bois enflammés ; à quelques mètres de son corps immobilisé lui soufflait aux joues l’haleine bruyante du brasier. Elle attendait. Elle attendait qu’il la sauvât. Elle n’avait aucune raison de croire, ni qu’il fût encore vivant, ni qu’il s’occupât d’elle. Mais elle était sûre. Et elle ne fut pas du tout étonnée, quand elle entendit sa voix qui l’appelait :

— « Cara Francia, vous êtes là ? »

Elle répondit :

— « Ami, présente ! »

Presque aussitôt il l’aperçut, et elle vit à travers la fente son regard anxieux et fraternel. Il ne perdit pas son temps en exclamations. En un clin d’œil, il eut groupé des bonnes volontés, et hâtivement il les organisa afin de la dégager. Le travail était périlleux. La moindre erreur de mouvement risquait de faire tomber sur elle les lourdes masses, qu’un hasard avait tenues en suspens. Et cependant, il fallait faire vite. La langue du feu léchait presque les pieds de la femme étendue. Elle ne parlait point. Elle laissait taire. Mais à mesure que l’on dégageait ses épaules, elle sentait davantage la blessure. Et elle pensait qu’elle allait s’évanouir. Mais elle sourit avec confiance à son sauveteur qui lui libérait de la gangue, avec des précautions infinies, la tête emprisonnée et lui serrait entre les mains les tempes, en lui disant :

— « Courage ! cela va bientôt être fini. »

Elle dit : « 

— « Je n’ai point peur. Je suis dans vos mains. »

Il fut attendri de cette confiance :

— « Mon brave enfant… »

De la douleur, elle perdit connaissance. Quelques minutes… Presque aussitôt, elle la reprit. On avait réussi à la dégager, et on l’emportait. Elle dit :

— « Non ! Je veux, je puis marcher. »

L’ami lui dit :

— « Vous êtes blessée. »

Elle dit :

— « On aura le temps d’y penser. Il faut d’abord sauver les autres. »

Le wagon brisé était un brasier. On ne pouvait même plus s’en approcher. Les autres wagons avaient mieux résisté ; mais le feu devait les gagner, à leur tour. On s’occupa d’en retirer ceux qui s’y trouvaient encore empêtrés. Le plus grand nombre avaient fui, courant, criant, à travers la plaine, comme des volailles éperdues. On en voyait butter, s’étaler en braillant sur les champs. Dans leur panique, ils ne se croyaient jamais assez loin du danger. On eut grand peine à en rallier quelques-uns. C’est ici que le signor conte révéla sa calme autorité. Il ne criait point. Il ne s’agitait point. Il passait tranquille au milieu des gesticulations hystériques, il prenait cet homme ou cette femme par le coude ; il leur imprimait aussitôt sa volonté ; leurs cris leur restaient dans le gosier ; il leur disait :

— « Viens, toi, ma bonne… Allons, mon cher, garde ton ut de poitrine, pour quand tu débuteras au San Carlo… Avec de tels poumons, au moins souffle de l’autre côté ! Tu souffles sur le feu… »

Ils riaient. Il en faisait ce qu’il voulait. En peu de temps, on eut fini de déblayer ce qui restait à sauver. On aligna les infirmes, à quelque distance de la voie ferrée, dans un fossé, à l’abri d’un talus. Le comte avait une petite trousse de campagne ; il s’occupa de panser sommairement les plus atteints. Il cherchait des yeux la Française. Il l’aperçut à quelques pas, adossée à un olivier tordu. Elle se sentait toujours à deux doigts de tourner l’œil, et se mordait la lèvre pour se retenir sur la pente. Il quitta les autres et dit :

— « À vous ! »

Autour d’elle, la plaine sèche, aucun abri, et tous ces yeux qui l’observaient… Elle dit :

— « À la guerre comme à la guerre ! »

Elle se dégrafa. Le sang collait à l’étoffe. Avec un canif, il la décousit. Entre le sein et l’épaule droite, une flèche de bois du wagon brisé avait fait une encoche. En arrachant un lambeau de la chemise, un filet de sang sourdit. Elle restait, le bras levé. Elle semblait une Amazone dans la bataille. La foule indiscrète exprimait naïvement son appréciation de connaisseurs en belles formes et belles blessures. Le signor conte tâta, lava, pansa rapidement la plaie, avec des doigts sûrs et délicats. Une vieille paysanne l’aidait. Il demanda :

— « Je vous fais mal ? »

Annette dit :

— « J’en ai vu d’autres !… N’est-ce pas, ma mère » ? (Elle s’adressait à la vieille.) « Les hommes sont bien fiers de leurs blessures de guerre. Il y a beau temps que nous avons les nôtres ! Mais nous ne songeons pas à nous en vanter. »

— « Et quelles batailles ? » demanda le comte.

— « Si, signori ! Celles de vous avoir vêlés. »

La foule rit. Un vieux homme dit :

— « Bravo ! Et ces mâtines ne font pas seulement les veaux, elles font les cornes. »

Mais Annette plastronnait, pour ne pas défaillir. Elle parlait dans un brouillard. Son infirmier ne s’y trompait point. Il lui dit :

— « Et maintenant, étendez-vous ! »

Elle s’obstinait :

— « Est-ce qu’il n’y a rien, où je pourrais vous aider ? »

— « Il n’y a plus rien qu’à attendre de Tarente un train de secours. »

On eut longtemps à attendre. C’était encore la période de désorganisation d’après-guerre. Les sinistrés campèrent dans la plaine. La nuit était claire et fraîche. Avec les débris des wagons, ils avaient fait de grands feux. Annette et le comte, installés à l’écart, causaient. Loin, à leur droite, fumaient les restes de l’incendie. Et de très loin, apporté par le vent, le frémissement de la mer Tyrrhénienne. Les heures coulaient sous le dais merveilleux du ciel nocturne italien, où les astres suspendus roulaient, comme les grains d’or d’une treille, que les doigts auraient pu cueillir. Les deux compagnons de hasard échangeaient des compliments affectueux sur leur mutuelle vaillance ; ils n’avaient pas le mauvais goût de s’en étonner. Mais Annette faisait hommage de la sienne à la confiance que l’autre lui avait inspirée ; et elle lui demandait l’explication de ce grand calme qu’il dégageait, et dont le bienfait est si rare, dans la vie : d’où l’avait-il puisé ? Était-ce de ce ciel, qui lui était apparenté ? Il répondit, fixant le foyer, dont la flamme et les ombres mouvantes faisaient passer un frisson tragique sur son sourire :

— « Je l’ai puisé dans cette terre, qui a englouti tout ce que j’aimais. »

Annette se pencha vers lui, sans parler. Sans la regarder, il continua :

— « Amie, cette terre dure et desséchée, sur laquelle vous êtes étendue, vous paraît morte, comme d’une planète refroidie. Vous ne sentez pas le feu de la forge. Prêtez l’oreille ! Vous entendrez le marteau des cyclopes. Vous n’entendez pas ? Moi, je ne cesse jamais, ni nuit, ni jour, de scander l’iambe d’airain… Et j’entends s’écrouler Messine… »

— « Vous y étiez ? » demanda Annette.

— « Et tous les miens. Ma mère, ma femme, mon frère, mes quatre enfants… Ils y sont encore. Ils sont dessous. »

Annette, saisie, lui prit la main. Il la serra, et la gardant, dans la nuit calme, calme il lui conta sa vie.

Nous la conterons, à sa suite. Mais nous le ferons moins sobrement. Beaucoup des traits de sa figure ne furent dévoilés que longtemps après, et peu à peu, à Annette. Il ne lui en livra, dans ce premier récit, que les grandes lignes. Mais nous, les petits dieux, qui jouissons du privilège de lire les destins de nos enfants, déroulons le Livre de leur vie !


Il appartenait à une vieille famille Sicilienne. Comte Bruno Chiarenza. Un nom antique, illustré au temps des Normands. Quelques beaux débris de grands biens, aux portes de Messine, au haut de la ville ; non loin des ruines de Matagrifone une antique demeure sans confort, dont la façade donnait sur une rue étroite, mais dont éclairait le portail un bas-relief des Délia Robbia. Par derrière, un bois d’orangers descendait en terrasses étagées jusqu’à la mer. Les Chiarenza y avaient passé, depuis des siècles, une vie simple et rustique, avec les nobles traditions d’un humanisme d’esprit un peu désuet, mais harmonieux et fleurant le miel de Théocrite. Ils berçaient le sommeil de leur glorieuse turbulence des anciens temps dans des tournois d’académies philologiques et poétiques de province, qui portaient des noms de monstres héraldiques : Lynx ou Griffons. Ils y dépensaient beaucoup d’ingéniosité oisive et une réelle érudition gréco-latine, qu’ils se transmettaient de père en fils, et quelquefois aussi de père en fille. La Grande-Grèce a, depuis Pythagore, admis les femmes aux droits égaux de l’esprit.

Le comte Bruno avait, en se jouant, acquis dans l’hellénisme académique une réputation méritée. Tout en cultivant ses orangers et partageant avec un frère député les produits d’une solfatare, il publiait en un beau style des mémoires épigraphiques et une anthologie des Orphiques. Il poétisait même, pour son compte, aussi bien en grec qu’en italien. Il était arrivé à la quarantaine, sans rien connaître des rigueurs de la vie. Entouré d’affections et lui-même affectueux, il avait reçu, avec l’aisance, de ses parents intelligents, le goût du travail désintéressé, qui est un plaisir de plus, et l’indulgent optimisme qui ne coûte guère à ceux qui n’ont presque jamais eu à faire qu’au visage riant de « la Mère ». Ces gentilshommes « bellettristes » écartaient de leur jardin l’écho des luttes bestiales qui, dans l’enfance de Bruno, secouaient l’échine fiévreuse de leurs voisines, la Calabre et la Basilicate, — les guerres sociales entre galantuomini et cafoni, — et la misère épouvantable. Le comte Bruno ne s’était même pas donné la peine de visiter une fois la solfatare, dont les revenus lui permettaient d’aligner ses « rimes d’or », ou bien celles de Pythagore. Son frère, qui s’y rendait, rarement, l’en avait aimablement détourné, faisant une brève allusion à la poussière, à la misère, à la nécrose : il les déplorait sincèrement : c’était un mal nécessaire ; mais nécessaire il n’était point que les comtes Chiarenza y attristassent leurs claires prunelles où se mirait la nymphe Galathée, leur voisine de fable mythologique. Chacun son rôle : le leur était de réaliser, et par la plume, et (n’en étaient-ils pas dignes ?) par la vie, la beauté.

Pour une telle mission le comte Bruno était bien doué. Ses belles mains, adroites et nonchalantes, écartaient sans efforts les ombres de son chemin. Aimable et séduisant et facile à séduire, il n’avait point manqué d’amours, que, par la grâce de sa charmante nature, de sa bonté superficielle, mais spontanée, il avait su goûter, interrompre, regoûter, ou laisser, sans rien d’amer au fond du verre, ni pour ses compagnes, ni pour lui. D’assez bonne heure, à vingt-six ans, il s’était marié avec une jeune fille de riche bourgeoisie du nord de l’Italie, une brune de Vicence aux yeux bleus, qui l’adorait et qu’il chérit. Et ce fut l’union parfaite, fleurie par quatre naissances, quatre enfants gracieux et sains. Point de maladies, point de soucis, un bonheur si constant qu’il ne paraissait même plus possible qu’il en fût autrement. Lui et les siens eussent été tentés de croire que le malheur est le fait de ceux qui ne savent pas s’y prendre, ou dont la propension chagrine est un vice de nature, qui devrait être soigné. Évidemment, un tel esprit suppose une bonne dose d’indifférence au reste du monde ; mais cet égoïsme était si aimable et naïf qu’il n’était jamais blessant. Il faut aussi dire à sa décharge que le malheur des autres avait le bon goût de ne point trop s’étaler : le désespoir de ces populations du Mezzogiorno, endolories pendant des siècles, en était arrivé à ce dernier degré d’apathie, où elles n’eussent pas remué un doigt pour changer, de peur de sentir davantage la douleur. Leur sagesse amère s’exprimait en ce mot d’atroce ironie :

— « Addô ne’à sfizii, nun c’è perdenza. » ( « Où il n’y a pas d’élans pour résister, il n’y a rien à perdre. » )

Et les vieux loups de la politique, qui le savaient, se gardaient bien de rien changer à leur misère : car ils eussent risqué de les réveiller. Un de ces augures avait dit :

— « Il est mieux de ne pas éveiller les misères qui dorment[7] ».

Mais les temps venaient. Les temps étaient venus. Depuis les premières années du siècle, les nouvelles charges publiques qui étaient la suite des désastres africains, et l’esprit nouveau que commençaient à souffler des apôtres, galvanisaient la paralysie du Mezzogiorno et enfuriaient son désespoir. Surgirent de la terre à l’agonie les soulèvements sanglants des Fouilles, et en Sicile des Fasci. Il fallut bien que le comte Bruno s’en aperçût. Il ne mettait nulle mauvaise foi à ne point voir les choses tristes et non plaisantes ; il se contentait de ne pas aller les chercher. Du jour qu’il vit autour de lui la misère et la souffrance, il fut, lui et les siens, charitable jusqu’à la prodigalité. Mais ce n’était jamais que d’une façon occasionnelle et intermittente. On pouvait dire : « Loin des yeux, loin du cœur… » Ses yeux aimables avaient tant à s’occuper ! Il était de ces heureuses natures, favorisées par le sort, pour qui tout est jouissance, sans grossièreté : l’intelligence et le travail et le plaisir, et tous les actes de la vie quotidienne. Et il créait cette atmosphère de bonheur autour de lui…

Ainsi fut : — jusqu’à cette nuit de décembre 1908, où la vieille terre enchaînée souleva son sein, dans un sursaut de fureur ou un sanglot. Et en trois minutes, Messine entière, dix siècles de gloire, cent-vingt mille êtres, furent engloutis. Toute la famille du comte Bruno : sa vieille mère, son frère, sa femme et ses enfants restèrent sous les décombres.

La veille, on s’était attardés gaiement, en l’honneur du frère, qui était arrivé de Rome dans la journée ; et, dans les appartements du premier, donnant sur les jardins d’orangers, on avait longuement causé ou écouté le silence suave de la nuit et la musique. La jeune belle-sœur chantait Bellini : elle avait une voix frêle et pure de rossignol ; et le comte Bruno, les yeux fermés, la savourait amoureusement. La jeune fille le savait : elle le couvait des yeux, en chantant. Leur tendre flirt n’était un secret pour personne ; et personne ne songeait à s’en scandaliser. Même l’épouse et sœur en souriait. Bruno était l’enfant gâté ; chacun trouvait naturel que par chacun il fût aimé ; et il le trouvait, tout le premier. Il n’en était pas infatué. Il les aimait tous, et tous l’aimaient. Ainsi, tout le monde était content. Sa petite fille Sibylle, qu’il avait ainsi nommée en mémoire de la dernière charmante reine normande, sa cadette préférée, était assise près de lui sur un tabouret, et, la joue posée sur ses genoux, elle regardait le papa aimé, dont les paupières s’entr’ouvraient pour lui sourire ; il lui caressait les cheveux soyeux ; et il percevait sous ses doigts les émotions de ce petit crâne rond. C’était une enfant trop tendre, plus délicate que ses frères, dont la crise de croissance s’accompagnait de petits troubles de sensibilité, d’ombres de mélancolie passagères et d’anxiétés inexpliquées, dont on se moquait : (Bruno devait, plus tard, se les remémorer. ) Or, ce soir-là, quand la jeune mère, bonne pianiste, qui avait été, à Rome, élève de Sgambati, interrogeant les touches du piano, eut (pourquoi ?) l’impulsion obscure d’en faire sortir le mystérieux andante de la Septième Symphonie, — dès le premier crescendo de la morne Marche, inexorable, — (on la dit de noces, mais avec qui ? avec la mort ?) — la petite fille éclata en sanglots, et cria : non ! et se sauva. On changea de musique, et le père prit sa Sibylle dans ses bras. Ils se mirent à la fenêtre. La petite gazouillait déjà, et une de ses menottes enroulait autour de ses doigts la barbe du père. Les deux jeunes femmes, la tante et la mère, étaient venues aussi et respiraient le souffle embaumé du jardin ; elles s’appuyaient toutes les deux, sans jalousie, sur lès épaules de Bruno. Flora, l’épouse, dit à sa sœur :

— « Allons, Gemma, tu en meurs d’envie, embrasse-le, pour qu’il me rende ton baiser ! »

On entendait, au bas de la côte, contre la rive, le bruit de lèvres de la mer. Et dans le ciel, au dessus du toit, l’œil de braise du Cyclope : Sirius. Ils étaient trois, joue contre joue, qui se taisaient. Et dans ses mains, cette fauvette, ce cœur d’enfant qui palpitait…

Les nuits heureuses n’ont pas d’histoire. L’étreinte d’amour s’ébauche en rêve, et s’y achève. Et la pensée ne distingue plus à quel moment elle reprend pied. Cette nuit dernière n’entendit point l’enfant Bonheur, hôte familier de la maison, interrompre soudain sa chanson, et fuir, pleurant, hors de Messine…


Les deux époux s’éveillèrent, à la première secousse, Bruno sentit sur son pied se crisper le pied de Flora, comme un oiseau sur la branche. L’aube blêmissait aux vitres. D’un même élan, ils se trouvèrent assis sur le lit, les jambes nues, prêts à sauter. Le lit oscillait, la maison craquait, de la base au faîte. Et au dehors, un bruit de tuiles, de vitres brisées, une cheminée s’effondra…

Dans ces pays, le tremblement de terre est un visiteur connu ; et quoique l’insouciance du Midi ait bientôt fait d’oublier quand il espace ses visites, chacun a appris de père en fils, et chacun retrouve au premier choc, ce qu’il doit faire. On ne perd point son temps à geindre. On fuit sur les espaces découverts. Ou, si l’on n’a le temps, on cherche, aux gros murs, un appui. Flora courut aux chambres voisines, où déjà criaient les enfants, pour les emporter dans le jardin. Mais une seconde secousse, puis une troisième, plus violentes, comme un coup de lame, firent tanguer toute la maison ; comme des toiles, les murs des chambres se gonflaient ; les gros soffiti des plafonds se tordaient ; sur les planchers bosselés, les pieds nus chaviraient ; et du dehors monta le tonnerre de la ville et de la mer. Une clameur de Jugement Dernier…

Ce fut l’espace de quelques secondes. En ces instants, l’esprit affolé perçoit le seul hurlement de son épouvante. Bruno comprit qu’il n’était plus temps de s’échapper par l’escalier ; et, criant à sa femme de le suiTe, il se lança vers le balcon : car son instinct, où sommeillait le grain d’une très antique expérience, lui suggérait que quand s’écroule la maison, il faut se tenir, le plus qu’on peut, à l’écorce, afin d’avoir plus de chances d’être retiré des décombres. Mais, tout ce qui lui resta, depuis, à vivre, il se reprocha d’avoir suivi son instinct, au lieu de courir aux autres, pour les rallier et les sauver, ou mourir ensemble. Car aucun n’avait compris son dessein ; et il n’eut pas le temps de le leur expliquer… Dernière image… À la fenêtre voisine, les jeunes seins nus de Gemma, qui lui tendait les bras… Et les pleurs de Sibylle, appelant : — « Papa !… » D’un coup tonnant, l’antique demeure s’effondra. Tout disparut, et la conscience de Bruno…


Il se retrouva — (quand ?) — sur une couchette de navire, qui l’emportait de la côte maudite, — puis, (des éclairs de conscience, très espacés, sortaient de la nuit et y rentraient), dans un hôpital de Naples, après de périlleuses opérations. Il avait eu fracture de cuisse, fracture du crâne, et commotion cérébrale. Il ne pouvait rien saisir du passé. La première chose qui lui en revint, ce fut l’angoisse et la douleur. Mais il ne pouvait les fixer sur aucun point. Elles étaient une nuée obscure. Il se trouvait impuissant à lier ensemble deux idées ; il s’épuisait à faire le jour ; et il tremblait de ce que le jour lui révélerait… Ce fut soudain ! La nuée s’ouvrit. Il entendit le frêle pleur de Sibylle. Il cria :

— « Ma petite !… »

Il fit effort pour se relever ; mais il était immobilisé ; il se meurtrit contre un mur. Les infirmières lui tinrent les bras. Il continuait d’appeler ;

— « Mes chéris ! Je suis là ! Je viens ! Où êtes-vous ? »

On s’efforçait de le calmer. Il arrivait à reconstituer dans son esprit les derniers instants avant la chute, il suppliait qu’on lui dît où étaient les autres ; il voulait qu’on lui dît qu’ils étaient sauvés. On se gardait de le contredire ; on lui donnait des assurances vagues, dont, pas un instant, il n’était dupe, mais il exigeait qu’on les lui fît, qu’on les lui refît : sans cela, il n’eût pas pu revivre, et, malgré lui, l’égoïsme de la vie l’y forçait. Mais, quelques jours après, après qu’il eut longuement pesé dans le silence et dans l’horreur chacun des mots, chacun des regards de ceux qui l’entouraient, et ses souvenirs, il implora du regard le médecin, penché sur lui, qu’il connaissait : (il était d’une famille du Mezzogiorno, qui était en relations avec les Chiarenza) ; il dit :

— « Je sais, je sais… Je ne vous demande pas qui j’ai perdu… Je vous demande seulement qui me reste ! »

Une telle compassion se lut dans l’œil qu’il observait que, glacé d’effroi, il s’agrippa à la main robuste, posée à plat sur son lit, et il cria :

— « Non ! Quelqu’un me reste… Qui ?… Dites-moi qui ?… »

Le docteur se pencha et l’embrassa. Ce fut comme s’il croulait, une seconde fois. Du fond de l’abîme, il sanglota :

— « Pourquoi, pourquoi, m’avez-vous sauvé ?… »

Le lendemain, il ne sanglotait plus, il n’avait plus une larme. Le visage ravagé, mais calme, il se fit raconter tous les détails recueillis par les témoins. Il avait été retrouvé, lui seul, à demi enfoui, au rebord des décombres. Tout le reste formait un monceau. On n’avait pas les moyens d’y fouiller. Les bras manquaient. Toute la ville était ruinée. Les quelques centaines de survivants étaient livrés à une panique bestiale, où l’aiguillon de la mort irrassasiée (la terre continuait de gronder et l’on entendait, d’heure en heure, les dernières ruines s’ébouler) faisait sortir du ventre de ces damnés la luxure et la cruauté. Un peuple était sous les ruines. Et sous les ruines était Dieu. Mâles et femelles, ceux qui vivaient, les âmes mortes, s’accouplaient sur et sous les autels. Les premiers secours qui arrivèrent par la mer, suivirent le sac atroce par les barbares. Car une heure à peine était passée depuis la catastrophe, que des bandes de rapaces s’abattaient sur les morts pour les piller. Et des montagnes descendaient des peuples d’écumeurs de ruines, depuis des siècles montant le guet autour des écroulements des cités, comme naguère sur nos côtes de Bretagne, ceux qui guettaient les naufrages. Mais par bonheur, Bruno n’en apprit rien que plus tard. C’était assez pour lui de tenir tête à la férocité de la nature.

Il ramassa toutes ses forces. Il décida de retourner sur les lieux du désastre. Aucun espoir ne restait. Trois semaines s’étaient écoulées. Mais il voulait voir et toucher… Ah ! qui peut dire ?… La Madeleine, qui a vu de ses yeux la mort du Maître, et de ses doigts qui a touché son corps refroidi, le lendemain elle revient le chercher vivant, et elle trouve le Jardinier… Qui trouverait-il sur les décombres ?… On s’efforça vainement de l’en dissuader. Il était encore immobilisé dans Marceau (d)la gouttière. Il se fit porter sur un brancard. Un ami dévoué l’accompagnait. Toute la nuit, malgré le gros temps, il resta sur le pont du bateau, étendu, fixant, tirant du fond de la nuit, comme un aimant, la terre d’épouvante, dont les approches furent signalées par les feux des Stromboli. Il avait, pour garantir sa blessure du crâne, où l’on avait fait une prothèse d’argent aux clous d’or, un casque de cuir qui lui donnait l’aspect d’un croisé normand. Il allait aussi au Saint-Sépulcre ! … Sépulcre d’un peuple… « Horror, Fetor… » Dès Reggio, le vent en apporta l’odeur… Le Dieu géant pourrissait, sous les collines d’orangers… Près de vomir sur sa Litière, le croisé se fit hisser, avec une résolution implacable, jusque là où avait été son nid. Depuis le premier jour du sinistre, aucune main n’avait touché aux ruines. Elles décourageaient les efforts. Elles s’élevaient en pyramide, que, par une dérision du Fatum, couronnait l’écusson renversé des Chiarenza ; on y lisait, sous une torche, la vieille devise :

— « Per Chiarità Carità. » ( « Par la clarté, l’amour. » ) Sous la montagne, ils gisaient tous, toute sa chair, toute sa race… « Amour, Clarté. » La torche éteinte. C’est le tombeau des Chiarenza. Qu’il le reste !… Jamais il ne fit rebâtir la demeure. Il fit plus tard cimenter le tumulus et, sur la pyramide géante, il fit graver :

« Ruinae Sacrum. »

Plus tard, plus tard, il devait consacrer l’autel à « la Grande Mère » (Μἠτηρ μεγίατη), « Terre la Noire » (Γἥ μέλαια.)

Quand il revint, sur le bateau rentrant à Naples, il rencontra un autre blessé, un autre damné, sorti de l’Enfer, qui racontait, halluciné, qu’il avait vu, sur les décombres, des honunes se ruer, pour dépouiller les victimes encore chaudes, il avait vu casser le bras d’une suppliante, pour lui arracher ses bracelets. Il criait :

— « Qu’on les tue tous ! C’est tous les hommes qu’il faut exterminer. Quand donc la terre aura-t-elle écrasé sa vermine ?… »

Et, dans son cœur, Bruno remercia la Noire Mère d’avoir du moins sauvé ses morts de l’enfer des hommes.

Il s’enferma, près d’une année, dans une maison isolée, à la lisière de la Maremme, non loin de Ninfa et du cap Circeo. Elle faisait partie d’une des multiples propriétés de la famille, qui maintenant toutes lui revenaient : c’était sans doute la plus disgraciée ; nul de la famille n’y était venu. La population clairsemée, qui faisait paître ses troupeaux dans les ruines, presque tout entière émigrait, huit mois de l’année, dans la montagne, laissant comme gardiens de leurs murs, trois ou quatre sacrifiés. La malaria les rongeait. Nul des roitelets propriétaires, dont l’un dominait de son nid d’aigle les marais, ne leur distribuait un gramme de quinine. Leur œil d’oiseau se complaisait à cette immensité désertique de joncs et d’eau. Bruno resta, pendant le règne de la fièvre ; et il la prit. Que lui faisait ? Les seules figures humaines qu’il eut occasion de voir, dans ces mois, une vieille femme qui le servait, sa petite fille, son jeune garçon, (il n’y en avait pas un quatrième dans la région abandonnée), avaient la fièvre, comme lui. Ils ne songeaient pas à s’en étonner. Le jeune garçon (il avait treize ans ; et c’était lui, l’homme : il était le chef de famille) savait, disait tranquillement qu’ils étaient condamnés. Il avait de beaux traits purs, le teint exsangue, les yeux brûlants d’intelligence, le maintien grave et conscient de sa responsabilité, un parler simple et posé, la bouche sérieuse, que de loin en loin éclairait un sourire enfantin. Il se nommait Athanase. Après des mois de silence farouche, que le petit compagnon respecta, il fut le seul avec qui Bruno consentit enfin à échanger de nouveau le pain des âmes, la parole. Et le petit sut étrangement se tenir à l’unisson. Le huitième mois n’était point passé, qui marquait le retour des vivants et de leurs troupeaux descendant la montagne, que Bruno avait reporté sur cet enfant toute la passion désespérée, dont il ne pouvait plus baigner ses morts.

Il l’enleva à cette terre qui suçait son sang. Il avait placé à Tarente, avec une pension, la mère et la fille. Il prit chez lui, dans une villa sur un des derniers contreforts des collines qui dominent le golfe de Tarente, entre Métaponte et Sybaris, le petit aux yeux noirs, qui paraissait avoir entendu le même appel de l’âme. Il l’instruisit, et il trouva en cet esprit un champ merveilleux. La solitude exaltée lui avait ouvert certains chemins secrets de sa propre pensée, qu’il avait jusqu’alors négligés : le sens occulte de ces vieux mythes de la Grande-Grèce, dont les beaux textes et les images avaient seulement meublé l’indifférence amusée de son dilettantisme érudit. Et comme, pendant les longs mois de silence côte à côte, s’était développée entre le vieux et le jeune compagnon une étrange perméabilité, Bruno lisait, au fur et à mesure qu’il les énonçait, ses propres visions dans les yeux de l’enfant. Et au fur et à mesure, sans s’en rendre compte, il les modelait sur les formes obscures de cet esprit qui s’éveillait, — et avec lui, le génie de cette terre millénaire, où dormait là, près d’eux, Pythagore. Extraordinaires entretiens, où le petit être, attentif, avide, mais sans s’étonner, recevait de la bouche du vieux, qui les redécouvrait dans ce regard d’abîme ardent, les légendes illuminées à triple sens de la profonde théogonie des Orphiques : les six générations des dieux, — Dionysos, le Sixième royaume — et les Titans. Pour cet enfant, que ni l’école, ni l’Église n’avaient été pêcher dans son marais fiévreux, Christ était resté un « forestière » (un étranger ) ; il n’avait appris sa mort que par les cloches de là-haut, sur les collines : c’était un riche ! Il le respectait, mais de loin, sans l’avoir fréquenté. Et pour Bruno, dont le catholicisme pratiquant, jusqu’à la veille de la catastrophe, était aimable et à fleur de peau, la terre soulevée de Messine l’avait, d’un coup d’épaule, renversé avec son palais : il n’en restait plus que décombres, sur lesquels avait soufflé pendant des mois le vent furieux du désespoir. Dans les premiers temps qui avaient suivi, il haïssait le Dieu en qui il avait cru. La place était libre pour d’autres dieux. Et les grands mythes, qui sommeillaient dans sa pensée de noble érudit Trinacrien, ouvrirent les yeux, à la lumière Tarentine, où ceux du jeune Zagreus Dionysos, roi des mystères, avaient fleuri. Sans en être dupe, comme pouvait l’être l’enfant qui l’écoutait, Bruno était frappé, en les contant, de leur symbolisme divinateur et de la concordance qu’ils lui révélaient avec la chaîne implacable du destin qui l’accablait. Et comme il n’était pas, lui, le Sicilien éclairé, beaucoup moins superstitieux que l’enfant, il ne tarda pas à s’enivrer de la fumée de ces rêves, que le soleil faisait monter de cette terre des fantômes, avec les odeurs fades et sucrées de l’eau dormante à fleur de sol. Sa ville détruite lui évoquait les convulsions de Typhœus, écrasé sous le poids de l’Etna ; et la férocité des Titans qui avaient traîtreusement saisi l’enfant Dionysos, qui l’avaient mis en pièces et dévoré, se confondait avec l’aveugle fureur des éléments qui avaient anéanti tout ce qu’il aimait, tout ce qui, dans l’égoïsme de sa douleur, était la Vie… Mais cet amour, mais cette vie renaissait. Ses yeux de visionnaire les retrouvaient en cet enfant, que son besoin d’aimer, son instinct vital, avait étreint. Ils faisaient plus : dans la demi-hallucination qu’engendrait dans son cerveau de poète, ébranlé par la convulsion, cette lumière de mirage, l’enfant lui était l’image même du petit Dionysos ressuscité ; et tel il le vit, un soir, soudain, tel que le peint l’hymne homérique, assis « sur le bord de la mer inépuisable, à l’extrémité saillante d’un promontoire, sa belle chevelure noire flottant sur ses épaules » qui s’enveloppaient frileusement d’un haillon rouge, et « souriant », fiévreux, « de ses yeux noirs ».

Avec l’éblouissement de la vision, rentra en lui l’anxiété. Car le jeune dieu, « le dieu souffrant », ne devait-il pas mourir encore ? Il apercevait, trop tard, sur le pâle visage de l’adolescent, qui frissonnait au soleil, l’ombre de l’aile de Méphitis, reine de la Fièvre. Il n’avait pas eu la prudence d’arracher radicalement la plante malade à cette terre empoisonnée, de l’emporter au loin, au Nord, dans un autre air, sur une autre terre. Il s’était contenté de l’éloigner, de quelques lieues, des champs mortels, et de monter sur les collines, un peu au loin, un peu au-dessus. Il ne résistait même pas à la dangereuse fascination de redescendre souvent avec lui, dans la zone magique des ruines au bord de la mer. Qui a entendu une fois la voix des sirènes a bien de la peine à s’en détacher. On a beau être averti, comment n’être pas toujours repris par l’appel de ces oasis dans le désert, de ces ombrages luxuriants, entre lesquels rit le regard de l’eau vagante et sans cours, — cette quiétude ensorcelée, cette fleur des reflets du ciel et de la mer ? Quand il le vit, le mal était fait, l’arrêt signé. Il n’était plus temps d’en appeler. L’eût-il été, d’ailleurs, un an plus tôt ? Dès sa naissance, le petit dieu était condamné. Des milliers de jours, des milliers de nuits, le poison s’était accumulé dans ses veines, comme dans les artères de la plaine ; à pas feutrés, la fièvre cheminait, elle avait creusé au plus profond. Et voici que, maîtresse de la place, elle soufflait son haleine de tigre !

Bruno fut épouvanté de la violence des accès : aux claquements de dents, aux ondes de glace, qui pendant des heures, du haut en bas, secouaient le corps de frissons mortels, succédaient des vomissements incoercibles, un brasier, la face en feu, et le délire. Il serrait dans ses bras son oiseau, s’évertuant en vain, tantôt à le réchauffer contre sa poitrine, tantôt à lui souffler le frais. Et, comme une mère, il essuyait la sueur qui transperçait linge et draps ; il l’épongeait, il le changeait. Le pauvre petit Dionysos, au teint terreux, au ventre bouffi, aux maigres membres d’où la chair jour à jour fondait, Bruno le disputa, pouce à pouce, à la mort. Il lui fut tout, dans ce combat livré à deux : le père, la mère, le frère, la sœur… Il avait tout mis sur cet être, tous ses amours. Cette unique flamme était le dernier tison de son foyer : son cœur y avait concentré tout le reste du feu disparu. S’il eût écouté le hurlement de la révolte intérieure, il se fût abandonné à la frénésie, comme les Titans de la légende. Mais il avait dans les bras le petit Christ de Métaponte, qui portait la croix de sa Passion, — Διονύσου τὰ παθήματά — et qui paraissait en avoir conscience. L’enfant ne cessait point de le fixer de son regard profond et sombre, qui, par moments, dans le délire, était un gouffre, mais où régnait, même dans les ombres, une étrange paix. Et quand le mal laissait un répit au corps brisé, le petit mendiait tendrement à l’ami encore un autre de ses beaux récits, — la suite, ou bien le recommencement. Et Bruno, comme inspiré par l’appel du jeune dieu mourant, lui révélait — se révélait en même temps — le mystère de son destin : le Sauveur sacrifié de l’Évangile des Orphiques, qui vingt-cinq siècles avant le « Durch Leiden Freude » de nos héros, apprit aux hommes, par son exemple, à conquérir, par la douleur et par la mort, l’éternité, — le dieu qui rompt la roue des naissances, pour réintégrer ses élus dans la plénitude et la joie de l’Un. Qui pourrait dire si l’enfant comprenait ces pensées ? Mais son instinct s’y accordait. Son fatalisme de victime originelle, liée sur le bûcher, l’avait fiancé, depuis sa naissance, à cette Nature meurtrière, qui le dévorait. Il ne cherchait pas à s’en dégager. Il acceptait sa fiancée, sa dame Fièvre aux yeux de lagune ensoleillée, et ses colliers de vipères dans les roseaux. C’était ainsi ! Il acceptait. Et maintenant, il allait l’épouser. Il serrait ferme, comme un petit homme, la main de l’ami, dont il allait prendre congé. Et quand un frisson le secouait, il avait l’air de s’excuser. Il lui disait, à demi rêvant, qu’il partait en « pellegrinaggio pi l’Angile » [8]. Il caressait de sa main maigre la joue de Bruno.

Un accès pernicieux l’emporta. Il expira, un jour de soleil implacable sur le mirage des marais, les bras en croix, les yeux élargis, buvant l’abîme du ciel bleu, bleu sans un pli : la bouche ouverte l’aspirait. — Et dans son propre égarement, Bruno, penché sur le dernier souffle de l’adolescent, crut voir s’engouffrer dans cette bouche le fleuve du monde…

Pour achever le symbole, le jour tomba, d’arrière-automne. L’hiver venait. Le Dionysos, le dieu détruit, disparaissait. — Il ressusciterait, comme au printemps celui que saluaient les Thyiades, le Διϰνίτης, le « Nouveau-Né ».

Bruno lui ferma les yeux, lava son corps, l’ensevelit seul, sur la pente des collines qui descendent vers la mer, au milieu d’un groupe de jeunes amandiers ; et sur le tertre, il éleva une simple stèle, avec ce seul mot :

Ἀθάνατος [9]

Autour du tertre de son enfant, bourdonnaient les ailes d’abeilles de deux Vers Dorés :

« …ἐς αὶθέρ έλεύθερου… άθάνατος θεὸς ἅμϐροτος… » [10].

Alors, il revint vers les « mortels ».


Près de deux ans avaient passé depuis le cataclysme. Quand Bruno reparut parmi les hommes, bien peu y songeaient encore. Mais ceux qui s’en ressouvenaient, à la vue de ce revenant, se demandaient s’ils avaient rêvé. Aucune trace ne s’en montrait sur le visage du comte Chiarenza, dernier de sa race. Non seulement il n’en parlait jamais, et il écartait, sans paraître entendre, les allusions apitoyées ; mais ses traits calmes avaient un grave sourire détaché. Les doigts de l’épreuve n’étaient marqués qu’en sa chevelure et sa fine barbe bien soignée, qui avaient blanchi prématurément : (il n’avait point dépassé la quarantaine). Mais il était dans la plénitude de sa force, — de corps agile et robuste. Pour qui ne savait point dans quelle étoffe de dissonances avait été taillée cette harmonie, le spectacle était déconcertant… Il apparaissait comme un arbre, tranché de toutes ses branches, qui monte droit. Les cœurs sensibles n’étaient pas loin de le lui reprocher. Ils se complaisaient, comme Pécuchet, à l’image de l’arbre foudroyé. Le comte Chiarenza ne leur disait pas que la foudre était entrée dans ses moelles ; il était pareil à la salamandre de la légende : le feu était devenu son élément. Il y vivait, seul et nu. Tout l’édifice de son bonheur, toute la construction de sa pensée, tout son passé, avaient été détruits, tranchés, rasés au sol. Il avait dû tout reprendre à pied d’œuvre. Il avait refait, seul, ses fondations. Il y fallut… « quanto sangue !… » [11] Mais c’est le mortier nécessaire à tout ce qui s’élève, pour durer. À tout ce qu’il avait bâti jusqu’alors, le comte Bruno s’aperçut que totalement le mortier avait manqué. Tout ce qu’il avait fait, cru faire, aimé, pensé, jusqu’alors, n’était qu’un jeu… Ah ! le beau jeu !… De l’évoquer, la déchirante nostalgie lui gonflait la gorge de sanglots… Mais un jeu ! Et comment pouvait-il s’étonner qu’un souffle, un frisson de la terre, eût dispersé aux vents le jeu ?… Demeurait seul ce qui ne meurt : l’Esprit terrible de l’Un éternel, sa lumière implacable et son implacable paix. Il le trouva au fond du vide creusé en lui, et dans le regard mourant de l’άθάνατος. Il le trouva sous les bandelettes des momies de ses vieux penseurs Trinacriens et Ioniens, où il n’avait vu jusqu’en ces temps que de précieux objets de musées. Ils lui apparurent sous leur vrai jour, dans l’atmosphère catastrophique qui avait été la leur, qui était la sienne. Ils lui étaient apparentés. Et maintenant qu’il avait accompli, à leur suite, sa ϰατάϐασις είς Ἅδον — sa descente aux Enfers — il fit siennes leurs vues tragiques et sereines.

Ce n’eût été rien que son intelligence fût conquise, si le sourire d’agonie de son jeune compagnon n’eût conquis également son cœur. Il avait aspiré dans son dernier souffle, l’Acceptation, l’εύδαιμονία. Et s’il ne pouvait empêcher les blessures de se rouvrir dans la nuit — (combien de nuits !) — la nuit seule en était le témoin ; le sang des blessures s’y engouffrait, et la victime, couchée sur le dos, sans un mouvement, pressant son cœur avec ses mains, offrait son sang en sacrifice à la céleste Harmonie, dont il était un accord poignant. Et quand le jour revenait, le jour indifférent éclairait aux yeux des hommes, non la douleur de passage, mais l’Harmonie.

L’anéantissement total de sa race avait accumulé en ses mains toute la fortune de sa race. Elle lui pesait. Il n’eut pas de peine à en trouver l’emploi. C’était l’époque où l’Italie avait fini par découvrir la barbarie innommable où depuis des siècles croupissait, abandonné à lui-même, son malheureux Mezzogiorno. Toute une génération généreuse s’était vouée à l’effrayant problème, presque insoluble, d’arracher à la mort qui la rongeait, cette terre putride et sauvage. Le Parlement même, — les parleurs, — à défaut d’actes, avaient fait des lois pour lui venir en aide. Et l’initiative privée, suppléant à l’insincérité de l’État, créait des œuvres de secours et de reconstruction, en Basilicate et en Calabre. Le comte Chiarenza y versa la plus grande part de sa fortune, la distribuant en fondations de dispensaires, d’orphelinats et d’écoles.

Mais c’eût été lui en faire un mérite injustifié — (et il eût été le premier à le repousser) — que d’en rendre hommage à son cœur. Il n’était pas encore né à la fraternelle charité. Depuis la catastrophe qui lui avait pris tous ses vivants, il gardait une rancune sourde, aveugle, inavouée, pour ceux qui vivaient encore. L’illumination même de l’esprit n’avait point réussi à guérir cette plaie infectée. Il en avait honte, il la cachait. Il s’appliquait secrètement à y porter le fer, à la brûler. Il se forçait à rentrer dans la compagnie des hommes, à leur sourire, à les aider. Mais il ne pouvait vaincre son éloignement. Et il ne réussissait pas toujours à le dissimuler. Certains yeux en avaient saisi l’éclair glacé. Alors, il ne pouvait que contraindre l’esprit à l’acte, sans la joie chaude de l’amour. Il faisait le bien, des torrents de bien, par signature et par procuration. On n’avait pas à l’en remercier. Il se déchargeait comme d’une dette qui lui pesait ; et mentalement, il disait à ceux dont la créance était acquittée : — « Et maintenant, que je ne vous voie plus ! » — Il lui fallut longtemps encore avant d’être réconcilié avec le visage de l’homme. Il lui fallait que se réveillât de la tombe le petit Dionysos.

Le soleil d’hiver durait encore. Il dura des ans. Le comte Chiarenza les occupa dans l’étude et les longs voyages. En approfondissant ses vieux sages, il fut amené par l’étoile de Pythagore et d’Empédocle à l’Orient. Il avait déjà une teinture de connaissance du sanscrit. Il compléta son instruction philologique ; et le restant de sa fortune lui permettant les expéditions lointaines, il fit dans l’Inde et au Thibet des séjours de plusieurs années. Entre 1911 et 1914, il disparut. Où il était et comment il vécut, on ne le sut jamais exactement. Il faisait le silence sur cette période, où il errait sans doute, en pèlerin et en mendiant, sur les hauts plateaux d’Asie, ou s’enfermait, pour de longs mois, dans la concentration initiatique de quelque monastère lamaïque. Si retiré qu’il fût du monde vivant, on peut croire que ce fut alors qu’il puisa l’étonnante pénétration qu’il en manifesta par la suite. Dans cette lumière des sommets, son regard d’oiseau solitaire se lava des larmes et des poussières, s’aiguisa, comme le couteau sur la meule, et, comme le couteau, s’enfonça au cœur de l’homme. Il vit au fond et il toucha la Douleur et l’Erreur de la civilisation d’Europe, la catastrophe suspendue sur l’Occident, et la ruine.

Il se mit en marche, à la fin de juin 1914, quittant son ermitage himalayen, redescendant vers les plaines du Gange : car il avait senti sous ses pieds gronder la terre ; et il allait au devant de la guerre, que bien peu, à cette heure encore, en Europe, voyaient venir. Il la rencontra, à Calcutta : il y apprit la déclaration officielle du Massacre, par une affiche, dans une rue où s’égouttait une rigole de sang de chèvres, égorgées, de dessous la porte d’un temple de Kâli. Il s’embarqua pour l’Europe. Car l’intensité de sa concentration solitaire lui avait révélé, comme l’étreinte de deux corps qui se pénètrent accouplés, sa foudroyante Identité avec tous les vivants, que l’égoïsme de son deuil avait longtemps refusé d’accepter. Et il voulait prendre sa part de l’épreuve des hommes.

Il savait le néant et le crime de cette guerre ; malgré la voix secrète de son sang latin et ses sympathies pour la France, il s’efforça de retenir son peuple en dehors du carnage. Mais le peuple n’était pas consulté. Et quand il se trouva jeté à l’abattoir, le comte Chiarenza l’y suivit. Il s’engagea dans le service sanitaire, organisa une ambulance, et s’y dévoua. Il se trouva aux endroits les plus exposés, dans les missions les plus ingrates, en Albanie, en Macédoine, accompagnant dans leur retraite désastreuse, ou dans leur croupissement aux tranchées, des troupes de son Mezzogiorno, que dévastaient le typhus exanthématique et la malaria. Il communiquait son calme des profondeurs à son personnel, sous les obus, et aux sauvages paysans de la Basilicate, à l’agonie : — car il ne considérait pas sa tâche comme terminée, lorsque la vie était perdue : c’était alors que la vraie tâche commençait ; il les aidait, au passage. — Il reçut la grande médaille des épidémies et la croix de guerre.

La guerre achevée (ou, pour un temps, suspendue), il se consacra au relèvement de ce Mezzogiorno, qu’il avait appris à mieux connaître dans ses « gisants », dans ses martyrs. Il ne se contenta pas cette fois de verser la meilleure part des revenus qui lui restaient, à des Associazioni et à des Opère nazionali, qui se chargeaient de leur emploi, sans que ses yeux eussent à voir où allait le don de ses mains : (car l’indifférence trouve son compte, à l’abnégation de la maxime qui demande que la main gauche ignore ce que la main droite a donné) ; il s’installa dans la région même, à Potenza, où des centaines de familles étaient enfouies, comme des vers blancs, sous la terre, dans des « sottani », — des caves, des citernes asséchées, des cavernes. Il s’enrôla dans la croisade pour arracher à leurs sépulcres ces « fils de l’homme », trahis, livrés, abandonnés, pour disputer ce malheureux pays aux trois succubes, aux trois Déesses meurtrières qui le sucent, et que le comte Bruno avait évoquées devant Annette sur la colline, qu’encerclaient d’un halo de lune les vapeurs mortelles des marais : — la Misère, la Fièvre et le Feu de la terre, — et pire que les trois, la quatrième, qui se nomme, selon les cas, l’Acceptation, la Résignation, ou l’Apathie, et qui est l’immobilité torpide sous le poing d’un sort que l’on ne cherche même plus à écarter… « Puisque c’est ainsi, depuis des siècles, ainsi ce sera in saecula… » Ce moyen âge persistait, comme un ulcère, au flanc d’une nation orgueilleuse, qui remâchait alors l’amertume de ses mécomptes de la victoire, et dont les rhéteurs l’incitaient à revendiquer l’héritage de l’ « Imperium Romanum ! » Mais de cet héritage de guerre, de gloire, de conquêtes et d’idéologie boursouflée, une seule part ne les tentait pas, en ces premiers ans de l’après-guerre : celle des légionnaires de la vieille République qui, rentrés au foyer, durement domptèrent leur propre terre, — ceux qui drainèrent le sang stagnant des champs fiévreux, et rétablirent dans le grand corps de l’Italie le système artériel de leurs puissants Aqueducs. Ce n’était pas seulement dans le corps qu’il fallait que le sang recommençât de couler, c’était dans l’âme de ces pays, comme enlisée dans des sortilèges — ils eussent dit : « l’han pigliata d’uocchi » ( « le mauvais œil l’a touchée » ).

Contre le mauvais œil, les beaux yeux clairs et calmes du comte Chiarenza engagèrent le combat. Il parcourait toute la région, pansant les plaies physiques et morales, faisant, à tour de rôle, le médecin, l’apôtre, et le terrassier, laissant partout sous ses pas une traînée de lumière. Un mince ruban. Mais comme les cailloux du Petit Poucet, il permettait à ceux qui suivaient de retrouver leur chemin dans la forêt. Car on le suivait. Il se révélait à lui-même un génie d’organisation et une fièvre d’apostolat, qu’il n’aurait jamais soupçonnés en lui. Son idéalisme passionné soulevait d’autres consciences, femmes et hommes des plus hautes classes et des plus basses, — une petite cohorte ardente et pure, comme on en peut trouver, à ce degré, seulement peut-être en cette Italie, où les extrêmes de l’âme se touchent, — la fange et le feu.

Ce fut au cours d’une de ses tournées dans l’Agri, au sud de Pisticci, que Annette le rencontra dans le chemin de fer qui remonte la vallée du Basento.


De toute cette vie au vaste vol, qui avait embrassé ces paysages divers, les jardins d’orangers de Messine, le Dionysos à la fièvre dans le miroitement des marais, les poussières de neige sur les hauts plateaux du Thibet, et tant de cimes, et tant d’abîmes, le comte Bruno ne laissa voir à sa confidente d’une nuit qu’un fugitif panorama. Mais les grandes lignes en étaient comme gravées au burin ; elles s’imprimèrent dans l’esprit d’Annette. Avec sa vive intuition, elle pénétra au cœur caché de cette tragique sérénité. Elle ne la comprit pas. Elle la toucha avec ses doigts. Elle ne chercha pas à interroger davantage son compagnon. Il avait parlé, sans qu’elle le questionnât. Sans qu’il la questionnât, elle parla, elle se raconta à son tour. Ce fut un élan spontané, en remerciement de ce qu’il lui avait confié.

Quand ils remontèrent dans le train, ils étaient de vieux amis. Bruno veilla sur la blessée, qui était encore un peu fiévreuse de sa pneumonie grippale, mal guérie ; et bien que son propre chemin dût s’écarter de celui d’Annette, il ne la quitta pas qu’il ne l’eût, après une nuit passée ensemble à Naples, installée avec des soins affectueux dans le grand train qui devait la ramener à Paris. Tout avait été simple entre eux, leur fraternité n’avait rien d’équivoque. Cependant, il ne fut pas question de se revoir. Chacun avait sa vie remplie par ses devoirs. Il suffisait que l’on sût qu’on existait tous les deux. Ils échangeaient régulièrement des saluts brefs et fidèles du Premier Janvier. Annette, trop prise par ses tâches, — les soucis de sa triple et quadruple existence (la sienne et celle de ses enfants et petit-enfant ) — n’avait point le temps ni les moyens de suivre la carrière de son vieil ami italien. Elle ne savait pas que le nom du comte Chiarenza avait acquis un certain éclat ; et ce n’était pas lui qui l’eût fait savoir à Annette.

Le comte Bruno avait poursuivi son apostolat social ; mais, en même temps, l’ancienne veine de son esprit méditatif et érudit s’était rouverte, considérablement creusée et élargie. Les travaux même qu’il dirigeait en Basilicate, pour assécher et irriguer les terres et les eaux infectées, l’avaient amené à des découvertes archéologiques, qui réveillèrent le démon de la science et rompirent le sceau du silence, depuis douze ans posé sur sa langue. Il publia quelques brochures d’abord, puis des livres, où s’ajoutaient à son haut savoir d’helléniste les nouvelles acquisitions de son intelligence dans le domaine orientaliste. Et bien qu’avec une aristocratique discrétion, il tînt sa personne à l’écart de ses recherches scientifiques, nul sachant lire qui ne perçût dans l’objectivité de ces tableaux la profondeur d’un esprit original et solitaire, et l’harmonie d’une pensée et d’un style méditerranéens. Les honneurs vinrent le chercher. Des Académies de l’étranger, dont celle des Inscriptions à Paris, l’élurent parmi leurs membres correspondants. Julien Davy, qui, par des voies bien différentes, s’était acheminé vers l’indologie, fut des premiers à pénétrer la grandeur neuve et antique de cet esprit ; il entra en correspondance avec lui. Le point de départ fut la discussion de textes pythagoriciens, que Julien étudiait, pour ses travaux d’histoire des sciences ; et rapidement l’entretien s’étendit aux problèmes les plus intimes de la pensée métaphysique et religieuse, où les deux hommes reconnurent leur mutuelle sincérité et, chez tous deux, si différents, les analogues expériences de l’abîme. Ils furent amis, avant de se le dire : car ils avaient tous deux la même réserve altière.

Ils étaient trop détachés de la farce politique, pour imaginer qu’ils s’y mêleraient, un jour. Mais la farce était devenue tragédie ( « CommedianteTragediante… » ) ; et le malheur des temps avait fait que les maîtres de l’opinion et les guides, tant politiques qu’intellectuels, ayant totalement abdiqué ou trahi, les libertés de l’Europe et tous les biens sacrés de l’esprit, que des siècles d’efforts avaient conquis, étaient livrés à des bandes de rapaces qui les mettaient en morceaux. Il fallait bien que les rares hommes, dont la conscience n’avait point les yeux crevés, se fissent les éveilleurs et les veilleurs des autres, — même si ce n’était point leur rôle ! De qui le peut dans le naufrage, c’est toujours le rôle de sauver… « Ou bien, nous périrons ensemble. Mais je périrai, les yeux ouverts !… »

Ceux de Julien avaient déjà refusé le bandeau, dont ses confrères s’étaient, avec une docilité frénétique, aveuglés pendant la guerre. Il avait rejeté dédaigneusement les offres de participer à l’infection de l’opinion française par le mensonge et par la haine. Il avait ainsi ruiné son élection certaine à l’Académie. Et l’on a vu qu’il avait eu l’honneur d’être chahuté à son cours du Collège de France, par quelques vigoureux combattants de l’arrière. Mais on n’était pas allé jusqu’à fermer son cours. Il avait — bien malgré lui — quelques répondants bien-pensants, appartenant à son ancien monde conservateur et catholique, craignant le scandale de livrer un de leur caste, dont ils savaient (et, dans le fond, ils respectaient) la scrupuleuse loyauté. On s’était contenté de mettre l’éteignoir sur les manifestations « défaitistes », où la signature de Julien se compromit. Elles étaient rares et peu connues : car la censure y promenait ses ciseaux, et l’ « alma sdegnosa » de Julien répugnait à tout éclat. Son pessimisme trop lucide ne se faisait aucune illusion sur l’inutilité de son action isolée. Il lui suffisait d’avoir dit aux traîtres de sa confrérie : — « Non ! »

Ils se retrouvèrent, après la guerre, quelques-uns dans tous les pays, qui l’avaient dit. Naturellement, les mains se rapprochèrent ; et, sans qu’ils l’eussent cherché, la force des choses unit ces hommes en un front international de l’Esprit, qui, maintes fois, dut s’opposer aux monstrueux abus et aux forfaits, issus de la guerre et de la paix fétide — l’haleine du Tigre. Le plus illustre de ces hérétiques était Einstein, dont une des premières visites à Paris fut pour Julien Davy. Et il ne se passa pas beaucoup de temps jusqu’à ce que leurs rangs s’ouvrirent pour faire place au comte Chiarenza.

Mais il n’était pas pressé d’y entrer. Résolument, ; il restait en dehors de l’action du jour. Quand s’étaient produits en Italie les troubles communistes, puis fascistes, il ne s’en était point préoccupé, aussi longtemps que son activité et son œuvre sociale n’en avaient point été affectées. Il travaillait pour tous ceux qui souffrent — ( « Et qui ne souffre, an fond ?… » )… Que lui importaient les partis ? Il n’allait point chercher la politique. — Mais la politique vint le chercher. Le fascisme voulut s’ingérer dans son œuvre, se la soumettre et l’annexer. Il résista avec douceur et fermeté. Et pendant une période assez longue, ces hommes brutaux, habitués à ne rien ménager, le tolérèrent cependant, décontenancés par son désintéressement insoupçonné. Ils imaginaient que, des millions lui passant par les mains, selon l’excellente habitude des philanthropes de profession, il lui en restait aux doigts une provision. Il ne restait rien aux mains blanches (plus si blanches depuis qu’elles maniaient la pelle ou la truelle) du comte Chiarenza. Il avait achevé de se ruiner, au service de sa vaste famille d’affamés. La place était, en vérité, sans profit. Elle ne tentait plus personne. — Mais à défaut de lucre, l’esprit de violence et de tracasserie ne pouvait longtemps laisser en paix ces équipes de bons Samaritains, qui ne songeaient qu’à panser les blessures, au lieu d’en faire, — ce qui est, paraît-il, la marque virile des hommes vraiment hommes, de ceux qui font les guerres et les Révolutions, l’ordre nouveau ou le vieux-neuf, — ou qui le défont. Si l’on ne s’attaqua point personnellement à lui, que protégeaient à son insu certains dignitaires du nouveau pouvoir, (un intelligent et sceptique philosophe, qui dirigeait l’Instruction publique, et qui goûtait, non les idées, mais le style harmonieux des écrits du comte Chiarenza), on persécuta ceux qui s’inspiraient de son exemple et exécutaient ses instructions, les instituteurs et institutrices qui se vouaient au dur apostolat de relever ces populations abandonnées : on prétendit les obliger à des signatures et à des serments de servitude politique, qui répugnaient à leur conscience, envers le nouveau despotisme, installé sur les ruines du Statut, par la trahison de celui-là même qui s’en était constitué le gardien. Pour ces hommes et ces femmes de foi, la conscience n’était pas un jeu, comme pour ce ministre Gentile, qui répondait, ironique, au comte Chiarenza, venu pour protester contre la violence faite à l’âme de ses disciples :

— « Mais caro mio, n’est-ce pas l’Évangile qui nous a dit qu’ « il faut perdre son âme, pour la sauver ? »

Car Bruno avait dû se résoudre à sortir de son chantier de travail, et à venir à Rome, pour défendre son œuvre et les siens. Et une fois sorti, il fut le témoin de la lutte atroce qui dévastait et flétrissait alors des milliers de consciences italiennes. Il ne pouvait plus s’abstenir de voir, de juger et de parler. Les circonstances firent même qu’il assista aux violences commises contre un de ses anciens compagnons d’armes, médecin, grand blessé, décoré, respecté, qu’une bande de jeunes chenapans assaillit, insulta, piétina sauvagement dans la rue. Après avoir reçu sa part des coups, — car il était, naturellement, intervenu, — il alla en justice déposer pour lui, malgré les menaces et les cris de mort, que de la salle on entendait mugir au dehors. On peut penser qu’il n’en parla pas plus timidement ! Il racontait plus tard en riant, que contre ces « Houm » [12], ces démons noirs (chemises noires et noires âmes), il s’était senti pousser aux épaules des ailes rouges de révolutionnaire. De défenseur, il se mua en accusateur. Il mit en cause le tribunal même et la police, qui autorisaient cette violence faite à la justice et à la liberté du témoignage. Et sa figure imposante, son grand nom, ses accents — (il s’était découvert, disait-il, dans le gosier une voix de ténor de la Scala), — confondirent, pour quelques minutes, l’assistance. Le ministère public s’excusa piteusement ; et le silence fut imposé, au dehors. Mais le comte Chiarenza le paya.

— « Et, » disait-il, en plaisantant, « ce fut bien fait, pour me rappeler à la sereine indifférence dont je me targuais à l’égard de la Roue des Apparences. Le tourbillon de poussière m’avait repris… »

Les « chemises noires » l’attendaient, au sortir de la salle : il faillit être écharpé. Il n’en devint pas plus prudent, mais seulement plus ironique et parfaitement maître de soi. En vain, ceux qui s’intéressaient à lui, en haut lieu, cherchaient à détourner de lui le danger, en le détournant de le chercher. Il fallut bien que vînt le moment où on ne put plus le ménager. Il refusait de passer à l’étranger, bien que la vie en Italie lui fût de plus en plus difficile. Il avait décidé de rester, aussi longtemps qu’il pourrait diminuer un peu de la souffrance, venir au secours des opprimés. Il s’y obstinait, doux et tenace. Et quand il ne lui fut plus possible de les aider ouvertement, il le fit clandestinement, déjouant avec la bonne humeur italienne la surveillance de la police ; il correspondit ou collabora, pour des objets de pure humanité, avec les adversaires politiques du fascisme.

Mis au régime du « domicilio coatto », il trouva moyen de continuer, à la barbe de ses geôliers bénévoles. Il y a, chez presque tout bon vieux Italien, une veine de Commedia dell’ Arte, qui lui peut tenir le cœur en joie dans les moments les plus tragiques et qui lui est d’une grande ressource, aux cas apparemment sans issue. Le grave comte Chiarenza combina les pouvoirs magiques de ses « lamas » avec les expédients de Pulcinella, pour faire servir ses propres gardiens à la partie qu’il jouait pour le service de l’humanité, et dont l’enjeu aurait pu être sa tête. Après les avoir bernés tout à son aise, après leur avoir fait porter, sans que leur large nez en eût vent, les messages les plus compromettants, à la veille du jour où il allait être arrêté et déporté aux îles Lipari, il réussit à s’en aller tranquillement de sa maison, laissant ses bons carabiniers l’attendre, non sous l’orme, mais à la porte de ses W.-C. d’où il sortit par un œil-de-bœuf sur l’escalier : (il était, à cinquante-six ans, leste et souple comme un gymnaste). Il traversa, comme en promenade, sans se presser, la ville du Piémont où ses affaires et la police l’avaient longtemps retenu, — il continua, hors de la ville, du même pas tranquille et preste, le jour, la nuit, sans s’arrêter ; et quand s’éleva devant ses pas le mur des Alpes, il y grimpa.

Ce fut ici que son expérience du Thibet lui servit. Il connaissait assez bien la région, et il avait une carte d’état-major ; mais il était fort mal équipé pour une course de glaciers, au commencement de l’hiver : car, au lieu de prendre l’issue la plus aisée qui, naturellement, était une souricière, il s’en fut droit au plus périlleux : le passage du Saint-Théodule. Il trouva heureusement des complicités chez des montagnards de la vallée qui, sans avoir l’air de comprendre, lui fournirent des souliers ferrés, des cordes, un pic, une houppelande de berger, et un petit guide jusqu’à mi-chemin. Il n’en fut pas moins très en danger ; car en voulant éviter les guetteurs fascistes à la frontière, il erra dans les neiges, et se perdit. Il dut passer une nuit contre une paroi de glace au dessus de l’abîme ; il eût gelé, s’il n’eût tiré parti de ses pratiques de « toumo » thibétain, qui, par leur mécanisme psychophysiologique, enseignent à stimuler la chaleur interne, et dont le grand ascète poète Milarepa a éprouvé et chanté les vertus. Il arriva, harassé, hérissé de glace, des stalactites aux sourcils et une banquise dans sa barbe, à un refuge, sur territoire suisse, où il trouva une flambée de bois et une boisson chaude, que lui préparèrent des chasseurs de chamois. Ce fut alors qu’il réalisa la pleine conscience du froid mortel qui l’enserrait d’une carapace et contre lequel depuis quinze heures le feu intérieur luttait. Il faillit fondre. Mais un sommeil écrasant, dans un bain de sueur, sous la veillée de ces braves gens, le remit d’aplomb ; et après être descendu avec eux à Zermatt, où il se reposa, un jour ou deux, il prit confortablement à Viège le train du Simplon pour Paris.

Il y avait été précédé par la rumeur de son évasion, maladroitement ébruitée, puis plus maladroitement niée et prouvée par le dépit de ses geôliers quinauds, penauds, et de leur Maître courroucé, qui déchargeait sa fureur sur leurs dos. Les réfugiés italiens de Paris, que les télégrammes de Suisse avaient prévenus, vinrent le saluer à l’arrivée ; et pendant quelques jours, il fut en proie aux reporters. Mais le malicieux Italien savait se défendre ; il leur conta sa sortie de l’Inferno et son « salto mortale » par-dessus les monts, comme une scène de comédie vénitienne. Le rire de Paris, aux dépens du tyran dupé, retournait le fer dans la blessure. Et de l’autre côté des Alpes, un silence de rage se fit. Mais l’aventure du comte Bruno défraya, deux ou trois semaines, la chronique de l’Europe. Le héros se déroba à sa célébrité, en acceptant le refuge que Julien Davy lui avait offert dans sa maison. Les deux hommes eurent joie à se voir enfin, après tant d’années d’intimité lointaine ; et, la porte fermée, bien défendue contre les enquêteurs, ce ne fut point la politique qui forma le principal sujet de leurs entretiens. Ils s’étaient, du premier regard, reconnus, comme ayant touché au fond de la tragique expérience humaine, et comme en étant sortis seuls, en se taillant par leurs propres pics l’escalier de glace dans la terrible muraille. Mais l’escalier n’était pas le même pour tous les deux. Le pic non plus. Le bras non plus. L’esprit non plus. L’un avait choisi l’arête de la pente, au soleil. Ou, plutôt, le soleil l’avait choisi. Et l’autre, c’était l’ombre. Mais ils avaient atteint tous les deux au même niveau, ou peu s’en faut ! Et ils échangeaient un regard d’entente fraternelle.

Leur dialogue était souvent interrompu — illuminé — par la présence de George. Elle était alors dans le rayonnement de ses dix-huit ans heureux ; et elle s’était éprise du vieil alpiniste : — car c’était surtout sa prouesse sportive qui l’avait fascinée. Et comme il avait vu chez elle cette joie saine et sans souci, de l’athlétisme, de l’action physique et de l’aventure, il se plaisait à lui conter ses voyages au Thibet, — laissant de côté tout ce qui s’en rapportait à ses recherches de pensée. Il restait des heures à bavarder sur ces sujets, qui laissaient Julien indifférent, — le vieux Bruno aussi heureux, enfantinement, de conter que la jeune fille d’écouter. Il contemplait avec tendresse ce rond visage jeune et joyeux, cette belle peau ensoleillée, le ferme tissu de ces bras, de ce cou, de ces joues, ces yeux brillants où pas une ombre intellectuelle ne passait, pas un chagrin, pas une crainte, — rien au delà ; mais cela qu’on tenait, c’était le monde, c’était assez ! Comme pour l’univers des anciens, « finis orbis terrarum… » Passé les Colonnes, c’est Calypso. Restons en deçà, avec Nausicaa et Pénélope !… Il l’appelait : « Mare nostro… », Méditerranée… Et sur sa bouche de fruit, rouge et dorée, non fardée, il retrouvait, avec douceur et mélancolie, comme dans le mirage d’un rêve attendri, le sourire insouciant et ravi de la jeune belle-sœur qui chantait la Belle Meunière de Schubert et la berceuse du petit ruisseau, au dessus du gouffre de Polyphème.

Or, un certain jour que tous les trois, Julien, George et Bruno, à table, ils causaient, Bruno vint à parler de cette femme, de cette Française, qu’il avait jadis rencontrée sur les chemins — il aurait pu dire : sur les rails — de la Basilicate. Et s’informant d’elle, il dit son nom de famille : « Madame Rivière ». George s’exclama, frappa des mains, et dit, imprudemment :

— « Annette ? »

Qui fut le plus étonné ? Bruno, ou bien Julien ? Comment eût-il imaginé que sa fille pouvait connaître celle dont il ne lui avait jamais parlé ? Il ne put cacher sa stupéfaction, et George rougit. Elle se mordit la langue. Trop tard !… « Eh bien donc, allons-y !… » Effrontément, paisiblement, la sainte-nitouche aux yeux brillants se tourna vers son père, et dit :

— « Tu la connais ! »

Et, riante, elle dit à Bruno :

— « C’était aussi la bonne amie à papa ! »

Elle ajouta :

— « Et je veux maintenant qu’elle soit la mienne. »

Julien était dans un trouble extrême, que le fin comte Bruno remarqua. Il fronçait les sourcils et, d’un regard sévère, tâchait d’imposer le silence à George. Mais ce n’était point pour l’arrêter. Elle pensait :

— « Il y a assez longtemps que je la guettais ! L’occasion passe. Je saute dessus. »

Et elle dit :

— « Invitons-la ! »

Julien se récria :

— « Qu’est-ce que c’est que ces folies ? »

— « C’est tout simple », dit George. « Il y a vingt ans que je veux la voir. Je la verrai, à la fin ! »

Du coup, Julien perdit la boussole. Il comprenait que sa fille savait tout. Il ne pouvait imaginer comment. (Jamais il n’osa le lui demander, même par la suite : tant ces souvenirs lui étaient sacrés ! Il n’aurait pu s’en entretenir avec personne. Que George en sût quelque chose, la seule pensée lui faisait mal.) Il se refusait à l’invitation, et s’efforçait, avec une maladroite brusquerie, d’écarter le sujet. Ce fut heureux pour lui que Bruno, venant à son aide, le délivrât de sa tourmenteuse. Elle serrait les lèvres, pour ne pas rire ; elle était toute luisante de malice. Bruno les regardait tous les deux, devinait, riait dans son cœur, avait pitié du vieil enfant, tira doucement l’oreille à l’autre. — Il fut convenu que Mme Rivière serait invitée, non pas chez les Davy, mais à une conférence que Bruno devait faire, dans un meeting organisé à la salle des Sociétés Savantes.

Car il n’avait pu esquiver, ni son hôte lui épargner, l’obligation de prendre part à une soirée de protestation de la Ligue française antifasciste, dont le Comité directeur comptait Julien parmi ses vice-présidents. (Julien n’avait, selon son habitude, rien fait pour l’être, ni pour l’éviter.)

Ainsi fut fait. Mais à la conférence de Bruno, qui enchanta l’assistance par son éloquence simple et directe, dressant le réquisitoire implacable des tyrans, avec la sérénité dans les yeux et la malice au coin des lèvres, Annette ne parut point. Elle était grippée, et elle resta au coin de son feu. Elle n’avait pas lu les journaux, depuis une ou deux semaines. (Même les femmes qui se désintéressent le moins de la société ont rarement la constance de s’y intéresser avec continuité. Elles sont des attentions à éclipses. La vie de leur cœur les engouffre.) Elle ne savait rien de l’évasion et de la présence à Paris du comte Chiarenza. Et son fils et sa bru, qui n’avaient eu garde de manquer l’occasion de voir et d’entendre le « fuoruscito », à son meeting, ne songèrent pas à en informer Annette. Ils la voyaient peu et distraitement. Tout à la joie de s’être retrouvés, ils étaient comme des collégiens en vacances.

George fut désappointée. Elle avait en vain cherché le visage d’Annette dans la salle. Elle reconnut (elle connaissait tout, la jeune commère, aux yeux brillants ! ) le fils d’Annette et sa « Moscotte », comme elle disait ; elle se donna même le plaisir de les présenter, sans qu’ils la connussent, au comte Bruno, à la fin de la conférence : car ils flambaient tous deux du désir de lui serrer la main. Mais dans la poussée de cette foule, qui se pressait autour de l’estrade, on ne pouvait guère échanger des propos suivis ; et la présence du jeune couple était pour George une compensation insuffisante : c’était Annette qu’elle voulait voir — et avoir.

Or donc, puisqu’elle voulait, (c’était maintenant une chose décidée !) qui diable pouvait l’en empêcher ?

— Elle n’eut point de cesse qu’elle ne soufflât au comte Chiarenza l’idée d’aller faire visite à Annette. Et elle s’offrit à l’accompagner. Il n’était point dupe, et, chemin faisant, il se fit raconter gentiment le vieux roman, que sa finesse avait éventé. George ne demandait pas mieux. Il y avait trop longtemps que le secret lui démangeait la langue. Et le vieux Italien lui était devenu un camarade de folies, presque un complice. En lui racontant son cambriolage, il lui semblait qu’elle l’avait fait avec lui, de compte à demi. À certains souvenirs drolatiques, ils s’arrêtèrent, au Luxembourg, riant aux larmes. Et en même temps, les yeux de Bruno, hochant la tête, lui disaient : — « Honte !… petite maraudeuse ! Tu n’as pas honte ?… » Et elle avait envie de lui répondre : — « Et toi ?… » Cela n’empêchait pas qu’ils ne ressentissent tous deux l’émotion de ce pauvre amour manqué, meurtri. Et ils se turent, le reste du chemin. Quand ils furent près de la maison, George dit :

— « C’est tout de même dégoûtant, ce que j’ai fait ! Vous n’aurez plus jamais confiance en moi. »

Il demanda :

— « Mais si c’était à refaire, mon enfant, vous le referiez ?… »

Elle éclata de rire :

— « Naturellement ! »

Ils montèrent gaiement l’escalier. Elle avait tout de même le cœur battant. C’était peut-être pour cela qu’elle riait si fort. Elle refusa d’entrer avec lui, prétendant qu’il la retrouvât au sortir, dans le square voisin. Elle consentit pourtant à l’attendre, assise dans l’antichambre. Elle espérait (en le craignant) attraper Annette au passage, quand à la fin de la visite Annette reconduirait Bruno à la porte. Mais ce fut Bruno qui vint la chercher. Au milieu de l’entretien, après échange des premières effusions entre les deux deux amis, il se souvint de son Antigone ; il dit à Annette :

— « Permettez-moi… Une amoureuse qui languit, à votre porte… »

Et il alla la prendre par la main. Bien qu’elle en mourût d’envie, il fallut la tirer pour qu’elle entrât.


George s’était fabriqué de toutes pièces une Annette différente de la réelle. Elle l’avait faite — sinon à son image, — du moins à celle de sa parenté. Car elle aimait à penser que son père était imprégné de cette image, quand il l’avait engendrée. Elle savait que c’était un conte qu’elle se faisait ; elle le blaguait, mais le caressait.

Et cette Annette inventée l’avait introduite dans le monde de la passion, où elle, George, ne cherchait pas à entrer : c’était comme si son double l’en dispensait, s’en était chargée pour elle. Le plaisir de cette longue songerie, qui avait couvé plusieurs années, sans fièvre, sans éclat, avait été de revivre — à sa façon, avec confort — les aventures de l’autre Annette, comme un roman qu’on se conte la nuit, sur l’oreiller. George s’était forgé une vie de passion qu’elle vivait en somnambule, par procuration. Sa vie réelle n’en était pas troublée. C’était même le contrepoids nécessaire à l’équilibre de sa forte nature.

Des milliers de femmes sont ainsi, mènent loyalement la vie tranquille et régulière de famille et, tout au fond, au fond de l’être, aiment, agissent, font l’aventure, et se soulagent des énergies et des désirs inutilisés. Mons Colas le Nivemois eût dit, goguenard et sage, aux maris :

— « Que cela ne vous fâche de penser que votre côte couche avec une nuée ! S’il vous faut, à tout prix, être cocus, soyez-le plutôt en songe ! — Et paix aux songes et aux songeuses ! Quand elles reviennent de très loin, sans entendre ce dont vous leur parlez, — avec un sourire vague, un regard étranger, les yeux cernés, — souriez bonnement aux navigatrices ! Elles trouveront, au retour, plus tiède le foyer… »

Toutes ne sont pas — (mais beaucoup sont) — aussi innocentes que l’était George. Et de l’innocence de la bonne marque : celle qui ne songe ni au bien, ni au mal. Elle songe… Et c’est tout. L’hirondelle glisse dans l’air…

Et à présent, l’hirondelle se trouvait, bec à bec, avec son songe. Et son songe n’était pas du tout celui qu’elle chassait. Annette n’était un double de qui que ce fût ! Annette était Annette, elle-même, et nulle autre…

Mais qu’à cela ne tînt ! L’hirondelle était emportée par son élan, elle engouffra, dans le bec béant, Annette. Annette était. Elle pouvait être ce qu’elle voulait ! C’était Annette qu’il lui fallait.

Elles se regardaient. George, cette grande fille, robuste et brusque, l’air décidé, — soudain figée, intimidée, on voyait son sein gonflé qui se soulevait, et son sourire niais. Annette, ses cheveux blancs, son front calme et son visage fatigué, ses larges yeux, ses yeux bombés, qui enveloppaient de leur miroir intelligent le trouble de l’amour impétueux de la grande petite fille. Et sous son regard, le cœur de la gauche Amazone se fondait, et ses fermes genoux fléchissaient. Elle était près de pleurer de honte. Et comme, timidement, elle soulevait ses paupières baissées, elle rencontra le sourire d’Annette, qui comprenait ; et brusquement, elle plongea, elle enfouit sa face brûlante dans le giron de celle qui lisait ses secrets, et elle l’étreignit à pleins bras. Annette cria :

— « Holà ! holà !… Elle va me casser ! »

George confuse, la relâcha. Annette, lui relevant la tête, vit cette figure rouge, heureuse, honteuse, qui avait de grosses gouttes dans les yeux. Le comte Bruno riait ; Annette rit ; et George, essuyant du dos de sa main, comme un garçon, ses pleurs, rit aussi. Et Annette demanda :

— « Mais qu’est-ce qui m’a donné cette fille-là ? »

George répondit :

— « Julien Davy. Je suis sa fille. »

Les larges yeux d’Annette, encore, s’élargirent. Elle ne dit rien. Elle prit aux épaules George, elle la contempla. Et elle dit :

— « Ça va ! Je t’adopte. »


George revint le lendemain, dès le matin. Elle revint le soir. Et les jours suivants. Le vestibule était rempli de fleurs. Il n’y eut plus assez de vases pour les contenir. Elle les apportait par brassées. Elle s’installait à la maison, elle tutoyait déjà Assia, et elle avait pris possession du garçonnet. Assia le lui laissait volontiers choyer, torcher, et promener. Elle savait employer les dévouements, et elle avait vu, du premier regard, les dispositions de l’amazone à se faire bonne d’enfants. George était de celles qui ont obscurément la faim de l’enfant. Si l’on pouvait avoir l’enfant sans l’homme ! On le lui offrait tout planté ; et c’était une bouture d’Annette. Double bonheur ; et prétexte à prendre racine dans la maison ! Il fallait qu’Annette lui rappelât qu’elle avait la sienne, et son père qu’elle négligeait. Elle passait des heures, assise aux pieds d’Annette, sur un siège bas, ou sur le parquet, avec l’enfant. Elle parlait, ou ne parlait pas : peu importait, tout ce qu’il lui fallait, c’est d’être là. Son attirance était singulière. Elle n’eût su elle-même l’expliquer. Et Annette lui demeurait inexplicable. Si Annette voyait George, comme elle était, (ou à peu près), jamais George ne vit Annette qu’à l’image du double romanesque qu’elle s’était construit. Et Annette le savait, elle en haussait les épaules ; mais il n’y avait rien à faire pour désenchanter George ; et ce n’était pas la peine, puisqu’au bout du compte la vraie Annette l’aimait : George n’en voulait pas plus. Annette avait été prise par l’appel muet, chaud et vrai, de la jeune fille. On ne chicane point ce beau don de soi sans réserves ! Et quant à George, il lui suffisait qu’on acceptât son don. Elle avait besoin d’Annette ; elle était heureuse quand elle était dans la maison, heureuse quand il arrivait que Annette posât la main sur elle, heureuse de respirer le même air. C’était de l’amour, informulé. Car elle n’était pas très intelligente, elle ne connaissait pas son monde intérieur. Elle était comme l’expression, qui s’ignore, de la nostalgie qui possédait, quand elle naquit, son père songeant au pays perdu. Mais la nostalgie était, en George, assouvie. Elle avait retrouvé le pays.

Son égoïsme satisfait en oubliait le délaissé à son tour, — son père qu’elle ne voyait plus que le soir, au repas, négligemment, et qui la sentait, même en face de lui, absente : elle avait hâte d’avoir mangé, pour repartir, ou s’enfermer, et elle cuvait ses journées. De son cabinet de travail, il l’entendait rire, seule, et se parler.

Ce fut Annette qui demanda que George lui amenât Julien. Mais Julien accueillit froidement la demande. Il était, au fond du cœur, bouleversé. Par une disgrâce de sa nature, qui tenait autant à ses faiblesses qu’à ses qualités, — à sa pudeur de sentiment, à sa fierté, à son humilité : (les deux contraires sont fréquemment associés) — Julien était dans l’incapacité presque totale d’extérioriser ses sentiments les plus forts. Plus il avait d’amour ou d’émotion, moins il le montrait ; il se congelait. Il était le premier à en souffrir. C’était ainsi qu’il avait perdu la chance d’avoir une communion intime avec sa fille, qui ne demandait qu’à se confier. En ces jours mêmes, elle eût eu joie à lui conter tout ce dont son cœur était bondé, toutes ses journées avec Annette. Mais allez donc dire votre joie à ce visage de bois, qui avait l’air, quand il pressentait que le nom d’Annette, ou son image allaient surgir de la bouche bavarde de sa fille, de se garer, avec une froideur hostile ! George avait beau savoir ce qu’il en fallait penser… Tant pis pour lui !… Elle se lassait, avec l’impatience de la jeunesse, et elle cherchait ailleurs où se déverser. Faute de réplique, elle se la donnait à elle-même :

— « À nous deux, ma fille ! Chauffons, chauffons ! J’en ai une engelure à la langue, de la frotter à ce glaçon… »

Et Julien trouvait, de semaine en semaine, d’autres prétextes pour ne pas se rendre à l’invitation d’Annette, sans que sa fille insistât…

— « Non, qu’il ne vienne pas ! S’il m’accompagnait, il me gâterait mon plaisir… »

Annette n’attendit pas sous l’orme, indéfiniment. Elle connaissait son Julien d’autrefois. Elle coiffa sa toque, un soir, et dit à George :

— « Je te raccompagne. Ton père est chez lui ? Je monte le voir. »

George se récria :

— « Qu’est-ce qu’il va dire ? »

— « Tu crois qu’il me mettra à la porte ? »

George riait :

— « Non ! Mais le pauvre vieux ! Sans le prévenir ! Il est capable d’en avoir une attaque. »

— « Si on le prévenait, il s’esquiverait, on ne mettrait jamais la main dessus ! »

— « Ah ! oui, vous connaissez le lapin !… »

— « Fille sans respect ! »

— « Zut au respect ! Il nous embête. »

— « Qui, nous ? »

— « Vous, moi. »

— « Ne me mets pas dans le même sac ! Moi, je respecte tout. »

— « Tout respecter ? Vous ? Oh ! la la ! »

— « Quoi ! oh ! la la ?… J’aime et je combats : — donc, je respecte. »

— « Les règles du jeu ? »

— « Non, l’ennemi. On ne se bat pas bien, si on n’y croit. »

— « En lui plaquant, sous la mâchoire, un uppercut ! Ça, oui, j’en suis. »

— « Tu ne crois qu’au jeu. »

Et peut-être bien, des deux femmes, celle qui ne croyait qu’au jeu oubliait le mieux que c’était un jeu. Mais ni l’une ni l’autre ne s’en rendait compte.

Elles montèrent ensemble l’escalier. George avait sa clef. Elle précéda Annette dans l’appartement.

— « Papa », dit-elle, en ouvrant la porte de la chambre, « je te présente ta bonne amie ».

La foudre fût tombée sur Julien, qu’il n’eût pas été plus anéanti. Il n’eut même pas la force de se lever. Annette dit :

— « Pardonnez-moi ! Julien, votre fille est un diable. Comment avez-vous fait pour la fabriquer ? »

— « Je sais bien, moi, sur quel modèle on l’a taillée », cria George.

Annette la poussa vers la porte.

— « Toi, ma petite, fiche-nous la paix ! Vide la chambre ! Et ne va pas — (je te connais !) — coller ton oreille contre la porte !… »

George se récriait.

— « Oui, oui, oui, oui, » faisait Annette. « Tu en sais déjà beaucoup plus que tu ne devrais… Ouste ! détale ! Penses-tu que nous allons jouer, pour ton plaisir, la scène des deux vieux dans l’Arlésienne ? »

George se laissa mettre à la porte, en riant. Annette revint vers la table de travail, devant laquelle Julien était resté pétrifié.

— « Mon vieil ami », dit-elle, lui tendant la main, « est-ce qu’une vieille femme vous fait peur ? »

Julien repoussa brusquement son siège et, se penchant sur cette main, sans pouvoir parler, il y appuya son front. Annette s’assit. Il n’eût pas songé à lui offrir un siège.

— « Ne m’en voulez pas d’être venue ! Il le fallait, puisque vous ne seriez jamais venu. N’est-il pas vrai ? »

— a Non », dit Julien. « Jamais. »

Il avait relevé la tête, et il la regardait avec un faible sourire de gratitude encore épeurée.

— « Bon ! taisons-nous ! » dit Annette.

Les deux vieux amis se considéraient. Ils étudiaient ce visage qu’ils connaissaient et les changements qu’y avait apportés la vie. Combien de rides à la maison ! Mais elle avait pris une patine d’ombre et de soleil, comme ces frontons de la veille Rome, qui réverbèrent les assauts du temps et le calme auguste de la résistance inentamée. Ils n’échangèrent pas leurs pensées. Annette lisait ce livre fermé à clef, qui ne s’ouvrait pas, — moins que jamais : car il se savait regardé, et il avait beaucoup à lui cacher. Elle n’avait point de peine à le deviner, et elle avait pitié de cette âme repliée, qui avait vécu toute sa vie, solitaire, et qui avait peur de l’affection, plus que de l’inimitié : car il n’y était pas habitué, et il était, contre elle, sans armes que la fuite. Annette rompit enfin le silence :

— « Je vous remercie », dit-elle, « de la jeune amie que vous m’avez donnée. »

— Elle est à vous », dit Julien. « C’est mon meilleur. »

— « Vous avez eu une belle vie », dit, avec un grave sourire, Annette.

— « Je ne la souhaiterais pas », répondit-il amèrement, « au pire de mes ennemis. »

— « Je ne la voudrais à aucun autre, car aucun autre ne serait digne de la porter. »

— « Qu’en savez-vous ? »

— « Je la connais. Je sais vos luttes. Je vous ai lu. Ce que je n’ai pas lu, je l’ai vu. » (Elle fermait les yeux.) « Je suis fière de vous. »

Il tressaillit :

— « Moi,… tout ce que je suis… tout ce que je suis devenu… Votre œuvre !… Je la mets à vos pieds. »

Annette tressaillit, à son tour.

— « Qu’ai-je fait pour vous ? »

— « Vous m’avez fait. »

Le gouffre de silence se rouvrit. Un torrent chaud d’émotion s’y jetait… George, qui, derrière le mur, tendait l’oreille, se demandait :

— « Est-ce qu’ils sont morts ? »

Annette leva vers Julien, dont le regard était suspendu au sien, comme d’un bon chien, des yeux embués qui rayonnaient ; et tout son visage était rougi par le flot de sang, monté du cœur ; mais pour Julien, ces joues, ce front congestionnés, étaient plus beaux que la beauté. Et elle lui dit :

— « Nous n’avons donc pas perdu notre vie. »

Julien fut près de lui répliquer :

— a A quoi la mienne a-t-elle servi ? »

Mais en regardant la joie d’Annette, il sentit qu’il était un ingrat ; il aurait voulu s’agenouiller devant elle ; son ankylose morale l’en empêcha, et sa disgrâce : il voyait ce vieil homme ridicule… Il balbutia :

— « Si je n’ai pas perdu la vôtre, — toutes les tristesses, toutes les défaites, tout le reste n’est rien, — et tout est bien. »

Ils se sourirent, échangeant leur grave et muette reconnaissance. Puis, Annette se leva, et elle dit :

— « Assez de bonheur pour un jour ! »

Elle partit. Sur le pas de la porte, il lui dit :

— « Et quand, la suite ? »

Elle répliqua :

— « Quand vous viendrez la chercher. La porte des jours est rouverte. »


Ils se revirent régulièrement. Les vieux amis avaient leurs heures d’entretiens, qui leur étaient strictement réservées. Bien que Julien eût fait la connaissance de Marc, de Vania et de Assia, et qu’en peu de temps il eût sa place dans la famille, il n’arriva jamais avec eux à se dégeler complètement ; il se guindait ; Assia l’intimidait, et même Vania : il ne savait pas parler avec un enfant. Seul, Marc lisait sous le front soucieux du savant, et il était avide d’y déchiffrer l’énigme de la pensée intrépide et sévère. Mais Julien craignait cette autre énigme : le regard inquisiteur de cette jeunesse, dont les préoccupations étrangères et l’âpreté et l’ironie lui échappaient, l’inquiétaient. Il se réfugiait auprès d’Annette, qui connaissait, aussi bien que lui, les faiblesses, et, mieux que lui, la grandeur de cette âme triste, de cette âme fière, sans qu’il eût besoin de l’expliquer. Même sans parler, il se libérait, à son approche, de sa charge d’âme accumulée, comme un fluide électrique. Annette n’en était point appesantie, mais équilibrée : cela complétait son chargement ; la flottaison du bâtiment n’en était que mieux assurée. Ainsi s’accomplissait, en se retrouvant, une loi secrète de leur nature. L’âge de l’amour était passé ; il s’agissait de plus (et de moins) : d’un accord final des deux êtres, sur lequel s’achevait la courbe préétablie de chacune des deux destinées. Et, sans parler — le plus souvent, lorsque, la nuit, de l’une à l’autre maison, chacun des deux pensait, dans son lit, — ils se rendaient grâces l’un à l’autre ; et ils voyaient que jamais ils n’avaient cessé d’habiter le cœur de l’ami.

Mais les deux habitations n’étaient pas également remplies ; et dans celle d’Annette, Julien n’occupait qu’une chambre. La maison de Julien manquait de meubles et d’habitants ; en dehors d’Annette et de sa fille, qui n’y logeait qu’en camp volant, elle n’était guère habitée que de ses livres et de ses idées : cette poussière avec des toiles d’araignées !… La maison d’Annette était pleine : pleine de passé, pleine de présent ; et il y avait encore des chambres qui attendaient les visiteurs qui pourraient venir demain, — qui viendraient. Non, la partie n’était pas égale ! Elle ne peut pas l’être. Il n’y aurait pas de jeu, il n’y aurait pas de vie, s’il n’y avait un gagnant et un perdant, un qui donne plus, un qui prend plus. Julien donnait plus, ayant plus à donner, plus d’affection en disponibilité. Annette ne pouvait disposer de la part qu’elle avait donnée aux autres, ou qu’elle donnerait : (car l’avenir retient sa part). La part de Julien était bonne. Il lui fallait s’en contenter. Si elle n’était point égale à sa faim, c’était sa faute : lorsque le cœur d’Annette était encore presque entier, il l’avait laissé échapper. Il devait être reconnaissant du morceau qu’elle lui avait gardé. Il l’était.

Mais non sans un regret, qu’il se reprochait, des autres parts qu’il n’avait point, surtout de celle qu’un nouveau venu, un ami nouveau, s’était, sans la demander, attribuée : le comte Bruno.

Cet heureux homme — cet homme heureux, malgré que tous les coups du sort l’eussent frappé — n’avait partout qu’à se présenter pour être aimé. « Veni, vici… » Il le trouvait tout naturel. Et chacun le trouvait naturel, comme lui. Tout était plaisir, des deux côtés. On n’avait pas à s’user les dents, comme chez Julien, pour mordre l’amande, à une dure écorce qui vous faisait les gencives amères. L’écorce était, autant que l’amande, bonne à manger. Sans aucun doute, sa légèreté était pour moitié dans son charme, l’autre moitié étant faite d’affectueuse bonté et de séduction naturelle. Il ne projetait point d’ombre sur ses pas. Toutes les peines de la vie se résorbaient dans la lumière de ses yeux bleus et caressants, qui ne pouvaient s’empêcher de se faire avec chacun un peu coquets innocemment. Ce vieux homme enfant, à la barbe douce et fleurie, qu’il flattait comme un dos de chat, de ses doigts fins, avait besoin d’être aimé de tous et d’aimer tous. Cela ne l’empêchait pas de les juger, avec une lucidité qui déroutait, qui pénétrait droit au fond et mettait le doigt sur le point sensible qu’on cachait, mais si doux, si juste, que l’attouchement paraissait une secrète volupté. Et il établissait entre le bienveillant opérateur et l’opéré complaisant des liens d’intimité mystérieuse, dont ils gardaient tous deux la clef.

De tous, la seule qui ne se prêtât point à ce jeu était la dure châtaigne avec des piquants : Assia. Elle n’aimait pas — « de la douceur, de la douceur !… » — les hommes trop doux, les barbes trop belles, les mains trop fines et trop soignées, et ce regard qui s’insinuait comme une caresse au fond du cœur. Elle savait bien qu’il était bon, qu’il était sage, qu’il voyait loin. Mais elle ne tenait pas à cette sagesse, à cette bonté, ni à voir loin… « Je vois de près, je vois mon Marc, bon ou mauvais, je le prends tel quel, il me prend telle quelle, il va où je vais, et je sais où je vais. » Elle ne pouvait pas empêcher Bruno de lire en elle, derrière son volet. Mais elle en avait dépit et courroux. Et lui, bonnement, feignait de ne pas regarder ; mais il ne pouvait pas s’en empêcher, et dans sa barbe parfumée, il riait du museau de chatte qui se fronçait.

Tous les autres étaient conquis : l’enfant et George, Marc et Annette. Tous ressentaient, à la mesure de leurs besoins, le bienfait de cet optimisme, inatteint par les catastrophes de la vie et par la raison aux yeux bleus. Quelque irrationnel que pût être cet optimisme, qu’au fond de lui de tragiques expériences démentaient, il soulageait de l’autre clairvoyance de Julien, la voyance noire, le pessimisme qui tient bon, stoïque, indestructible, mais sans joie de vivre, sans élan. Il était, cet optimisme, lui seul efficace, car lui seul était vital : il répondait aux lois profondes de la « Nature naturante », qui veut vivre, sans se soucier du bien, du mal, de la souffrance, de l’inutilité des efforts ; il voulait vivre et il vivait, en dépit des lois morales et rationnelles, qui sont celles de la « Nature naturée », de l’homme logique, qui n’a pas la sagesse de lâcher le fil de son fuseau, de l’homme qui pense jusqu’au bout — jusqu’à ne plus vivre. Bruno n’ignorait rien de la pensée ; ses doigts habiles n’avaient point peine à en dévider l’écheveau ; mais il savait écouter le chant du rouet, et, lui répondant de l’intérieur de la maison, le chant du rêve, la sirène. Il en avait été jadis la victime ; mais maintenant, il l’avait prise dans ses filets, la sirène de Sicile ; elle chantait pour son plaisir et celui de ses hôtes, comme un oiseau d’appartement ; et pour tous ceux qui l’écoutaient, son chant était un allégement à la peine de vivre. L’oiseau ne cachait point ce qui fait peine. Il ne disait point :

— « Ce qui est, n’est point. »

Il disait :

— « Ce qui est, est : donc, il est beau. Car c’est beau, d’être ! »

Et sa belle voix de violoncelle, qui, peut-être, un peu s’écoutait, illuminait, beau ou laid, tout ce qui est, comme un rayon sur la mer bleue au pied de la roche de la mort : Scylla.

C’était ce rayon qui avait touché le front soucieux de Marc. Et sur ce jeune front le rayon s’était posé. Ils avaient été l’un par l’autre attirés. Du premier regard, le vieux et sage Sicilien avait été frappé par le désenchantement, pur et brûlant, de ce jeune visage : ce passionné était marqué pour la mort ; il avait déjà franchi le pas. Et Bruno était, aussi, touché par le grand effort qu’il lisait en cette nature tourmentée, pour se libérer de ses démons de violence et d’égoïsme de jeunesse. Il devinait ces combats silencieux, mieux que l’épouse, mieux que la mère ; et ce garçon irascible, dur, même cruel, orgueilleux, tyran, rapace, effréné, qui brisait les reins à ses instincts de petit jaguar, le séduisait par la vigueur même de ces instincts, et par celle de l’âme qui les avait domptés : il le voyait s’acheminant, par un rétablissement de jeune athlète, vers un état de renoncement, dont l’héroïque et fragile harmonie était émouvante, à ses yeux. Il en concevait pour cet enfant de vingt-cinq ans une vénération secrète et singulière, qui se marquait à la façon dont, par moments, il lui parlait, il lui cédait le pas — ce qu’il ne faisait pour aucun autre, même pour les femmes qu’en y mêlant une nuance de mondaine courtoisie, qui en diminuait le sens. On eût dit qu’il s’inclinait devant un mystérieux avenir. Peut-être lui-même n’eût pas su dire le sacrifice qu’il pressentait, et la vision de l’Isaac portant le bois de son bûcher. Et Annette, voyant Bruno, était troublée ; elle se disait :

— « Que voient ses yeux ? « 

Et elle n’osait pas le lui demander.

Mais Marc n’y prenait pas garde. Il était trop occupé par le problème que lui posait sa destinée. Il jouait son rôle, il jouait sa pièce, scène par scène, sans s’inquiéter de savoir quel serait le dénouement de la tragédie. Mais il jouait mal, parce que, comme ces mauvais acteurs dont parle Diderot, il était trop pris par son rôle, il ne le dominait pas. Et il avait besoin, pour en sortir, plutôt du sourire de Bruno qui lui était une terre nouvelle, que de l’amère vision de Julien qui était trop proche de la sienne.


Le premier bienfait qu’il récolta de son contact avec le vieux Ulysse, fut l’apaisement que, sous ses doigts, l’âme inquiète sentit entrer, — et, goutte à goutte, la réconciliation avec soi-même. Il n’avait pas à confesser l’humiliation de ces combats qui se livraient en son corps et de ces intruses qui y campaient, cette tourbe de pensées indésirables, dont il n’était pas fier d’être le gîte. Les yeux à demi fermés de Bruno les avaient été chercher au nid et, sans avoir l’air d’y toucher, ils avaient pris les oiseaux effarouchés, au creux de son affectueuse ironie. Un jour que Marc se tourmentait, sans oser dire, de souvenirs ou de présences inavouables en sa pensée, Bruno, semblant n’avoir pas écouté radoter quelque vieux conte sans nul rapport avec l’homme anxieux à ses côtés, avait, souriant, dévidé une anecdote paradoxale de l’Inde. Il s’agissait d’un homme de bien qui était allé trouver un solitaire et l’avait prié de devenir son guide. Le sannyasin, après l’avoir scruté, lui demanda :

— « Mon fils, savez-vous mentir ? »

— « Que Dieu m’en garde ! » avait répondu le brave homme. « Mentir, je ne le saurai jamais. »

— « Allez donc l’apprendre », dit le sage. « Quand vous l’aurez appris, vous reviendrez. »

Car, ajoutait la sagesse du Thibet, « incapacité est non vertu, mais impuissance… »

— « Ah ! sapristi ! » s’écria Marc, « ce n’est point de cela que l’on pourra m’accuser ! »

Et cette impudente Assia, qui avait attrapé au vol, en passant, et la sentence et la réplique, attesta :

— « Non, pour cela, rien à lui reprocher !… »

Les deux hommes avaient ri. Mais de nouveau seuls ensemble, Marc dit à Bruno :

— « Ce n’est pas tant que j’aie à compter avec le mensonge : ce serait le moindre des animaux qui aurait place parmi ma faune ; et je suppose que vous ne tenez pas essentiellement à ce que je l’engraisse ! J’aimerais mieux encore faire l’élevage des six autres péchés capitaux. Mais tous ces autres, et la racaille de ceux qui ne sont point dits capitaux — ce sont les pires ! — cette vermine… »

— « Je n’irai point », dit Bruno, en caressant sa barbe soyeuse, « jusqu’à reprendre le dicton des commères de votre pays (celles du mien disent de même) : « les poux sont gage de bonne santé ». Mais, en ce qui concerne la vie profonde, la vraie sagesse est, peut-être, comme l’enseignent mes solitaires, non de détruire (ne rien détruire !) mais de transmuter la substance des énergies. Et celles du mal sont une fortune, comme celles du bien. Qui les a reçues dans son berceau est un mortel béni des Dieux. »

— « Je le suis donc », dit Marc. « Et maudits soient-ils ! Je me serais passé de leurs cadeaux. »

— « Les jeunes gens sont des ingrats », dit Bruno. Mais la parole paradoxale suivait sa route, et elle trouvait, en l’intelligence de Marc, un bon terrain pour être comprise et fructifier. Il savait bien de quelle valeur vitale étaient pour lui ces énergies, et que, privé d’elles, il eût été plus faible et plus livré… Encore un des Mille-et-un-Contes du « Grand-Lama », comme l’irrévérencieuse Assia nommait Bruno : — la question du roi Milinda :

— « Le roi Milinda demande à Nagasena : — « Quel est, des deux, le plus grand pécheur : celui qui pèche sans savoir, ou celui qui pèche en sachant ? » — « Celui qui pèche sans savoir. Car de ceux qui prennent dans leurs mains une barre de métal ardent,… lequel est le plus brûlé ? Celui qui sait, ou celui qui ne sait pas ? Le plus brûlé est celui qui ne sait pas. »

Un vrai Français, un fils d’Annette, il sait discerner la barre ardente. C’est affaire à son intelligence de savoir la prendre et de savoir l’utiliser. Malheur aux « pauvres en esprit ! » Le royaume des cieux leur est promis. Mais, au nom des cieux, pour notre salut, que le royaume de la terre leur soit fermé ! « Simplicité (alias, sottise) est pire que crime », tranchait Assia. La sagesse slave, celle de l’Inde, celle de France, toutes les sagesses tombent d’accord : — « Ne sois pas un sot !… » Le bon sens des peuples, nulle part, n’est un sot.

Le long combat que Marc livrait, depuis des ans, contre ses monstres, dans le silence, sans en rendre compte aux plus intimes, se trouva facilité par la présence auprès de lui de l’aîné, qui les connaissait sans qu’on eût besoin d’en parler, et qui, leur flattant la crinière, les domptait sans cravache et sans bottes d’écuyer. L’accord du moi avec le monde — ( ce n’est rien encore !) — l’accord du moi avec le moi, que le comte Bruno avait réalisé, agissait, comme par osmose, sur la nature tourmentée de Marc. Même il semblait que de ses tourments et de ses renoncements le sens profond et allégeant lui fût révélé comme s’ils étaient le rachat convenu pour « libérer en soi la pure humanité. »

« La pure humanité rachète
Tous les crimes de l’humanité… »

C’était de la bouche de Bruno que Marc avait connu ces beaux vers et l’Iphigénie de Weimar, qui était, pour l’Oreste apaisé de Messine, une sœur préférée.

Et le problème de la violence, auquel Marc se heurtait, — cette violence inséparable du combat, et dont l’action, même la plus dépouillée de toute volonté de violence, comme le Satyagraha de Gandhi, n’arrive pas à se dégager : (car qu’est-ce autre chose que la violence, ce refus à toute coopération qui fait vivre, — cette machine pneumatique qui pompe la cloche et asphyxie ?) — cette cruauté que la nature inflige à chacun de nos gestes, à chacun de nos souffles, si nous voulons vivre, — était rendue plus respirable pour les poumons fiévreux de Marc par l’acceptation inattendue du vieux compagnon et par sa sereine ironie. Bruno évoquait, avec un sourire, qui n’était point dupe, les étranges idées de « service et compassion du prochain », qu’il avait cueillies parmi la poussière des neiges, sur les hauts plateaux d’Asie. La raison de l’homme, qui est en tous lieux le meilleur savon pour lui laver les mains, quand il s’y trouve des traces de boue, des traces de sang, avait su faire sa place au crime, dans la compassion que prêchaient ces pieux solitaires. Ils avaient cherché à se persuader que le meurtre, simple accident au cours des renaissances de l’homme assassiné, pouvait agir, en certains cas, à la façon d’un choc salutaire et l’aiguiller sur de meilleures voies. C’était donc une charité, qui évitait au méchant de s’engouffrer davantage dans son enfer et lui offrait l’occasion de s’en racheter !…

Bien entendu, Marc se révolta : il fulmina contre ces « calotins ! » Bruno les défendit, avec une indulgence, qui était pire : car elle laissait entendre — ( « À bon entendeur, salut ! » ) — qu’entre ces crimes par compassion et ceux à la petite semaine, dont la vie des braves gens est ourlée, il n’y avait que la différence d’une pièce d’argent à sa monnaie. Dans la société telle que l’homme l’a fabriquée, il est bien difficile de vivre sans monnaie, — sans cette monnaie de crime qu’on nomme justice, et qui dispose de la vie de l’injuste, pour le salut de la communauté : — (les gens pieux ont ajouté, afin que leur satisfaction fût complète : « Pour le salut du châtié ! » )…

Bruno ne disait pas qu’il était sorti, lui, de cette société. Le « Sentier », que les directeurs de conscience lamaïques enseignaient, dépasse ce premier stade de « l’activité juste ou vertueuse » ; il a pour but l’hôtellerie à l’enseigne de « l’activité surmontée ». On y laisse à la porte « agir », et l’on y trouve l’ « être » tout pur, comme le soleil. C’était le secret que Bruno ne livrait pas, et d’où lui venait ce reflet des cimes qui réconfortait d’autres yeux. Mais il se gardait d’en confier la clef à Marc : n’est pas venue pour un homme jeune l’heure de goûter à l’au-delà de l’action ! C’est un poison, avant que l’homme ait passé la ligne de partage des eaux, d’où il redescendra sur l’autre versant, vers le couchant… Monte, mon ami, monte et agis ! l’être est au bout. Mais d’abord, faire !

Il ne pensait point, comme Julien : — « À quoi bon faire ? À quoi bon être ? »…

Il y a deux sortes d’humanités, — (ainsi qu’on dit, en France, des magistratures) : — l’humanité « assise », et l’humanité « debout ». Julien appartenait trop, comme sa caste d’intellectuels de bureau, à celle qui vit et meurt sur son cul. Et pourtant, il avait fait des efforts héroïques pour soulever sa pensée ! Il l’avait projetée dans l’action, de ses maigres bras, comme un rocher. Mais elle avait beau ébranler les murailles de la vieille société, elle lui revenait par choc en retour, elle retombait sur l’homme qui l’avait lancée. Quand il se couchait, il ruminait, le front accablé :

— « Dieu ! que c’est lourd, l’humanité ! »

Oui, c’est la croix du Golgotha. C’est sous son poids qu’il est tombé, l’homme-dieu, bien plus que sous celui de sa misérable croix de bois. Julien était pénétré de la souffrance, de l’injustice, de la folie démoniaque de l’humanité, passée, présente et à venir. Cet homme d’une vaste culture l’avait imprégnée de la hantise perpétuelle de l’homme bourreau et victime. Et c’était terrible à porter seul. Car il était assez noble pour n’en vouloir partager le faix avec aucun autre. Annette seule pouvait, du regard, sonder sa peine et l’alléger. Il n’avait point la ressource, trop commode, de Bruno, qui se délestait de l’humanité dans le rêve illuminé d’un Cosmos océanique. Julien restait attaché au vieux champ où le troupeau des hommes est parqué : la terre ; il partageait leurs destinées. Il ne savait s’en libérer que par le dépouillement de toutes les illusions qui les font vivre. Depuis le jour où ses yeux d’ancien croyant s’étaient dessillés, ils avaient creusé jusqu’au fond (il n’y a pas de fond !) de la négation. Il ne concevait même plus l’idée de l’immortalité chrétienne, dont une moitié de sa vie avait été envoûtée. Et comme il connaissait mieux que personne ces yeux chrétiens et leur vision, il en goûtait amèrement la puérile avidité, qui s’épuise à vouloir conserver dans l’éternité une substance et une forme éphémères. Il n’était pas davantage ensorcelé par les idoles de l’esprit et du cœur : la science, l’art et l’amour. Il en voyait trop bien les limites et les fumées — les fumeries d’opium. Il celait en lui un démon destructeur, dont lui seul connaissait les accès de lugubre bouffonnerie. Mais ils étaient refoulés par sa bonté native, qui craignait de meurtrir la foi et l’espérance des faibles, — et par un besoin affamé, inavoué, de tendresse, dont la vie l’avait sevré. Et il y avait enfin cette amitié qu’il avait tué, pendant plus de vingt ans, et où il venait de découvrir le sens nié de sa vie : — Annette. Il voyait bien que par cette porte rentraient en lui, à pas feutrés, la foi et l’espérance, et toutes ces illusions qui, par les autres portes, étaient sorties. Il savait bien… Mais il abdiquait, en pleine conscience. Il se faisait humble, afin d’avoir où croire, aimer et vénérer. Tant veut, pour vivre, l’âme prisonnière entre les barreaux de sa raison, que ses racines passent au travers, afin de puiser le sang de la terre.


Ce grand amour, qui se taisait, qui se murait, n’échappait point au regard intérieur d’Annette. Il eût été moins prenant, s’il eût parlé. Il s’en dégageait comme un soleil entre les murs. Le pauvre Julien gardait toujours son foyer de chaleur caché. Il ne laissait passer que la lumière, l’esprit qui éclaire sans réchauffer. Mais cette chaleur concentrée pénétrait les murs de briques, contre lesquels les mains d’Annette s’appuyaient ; et elle sentait la tiédeur assourdie de ce vieux cœur frémissant. Que de tendresse en lui et que de tristesse ! Comme il lui était livré !

Celui d’Annette était, en ces jours, partagé entre ses deux vieux amis. S’il eût suivi son seul penchant, c’était vers Bruno qu’il eût incliné. Bruno avait plus à lui donner. — Mais elle avait plus à donner à Julien. Et pour une femme de son espèce, donner est le besoin le plus fort.

Certes, il eût été doux de se laisser bercer par le grand rêve riche en lumière, par la sagesse riante et l’affection caressante du comte Chiarenza. Une âme de femme fatiguée par toute une vie de combats solitaires, blessée, meurtrie, eût trouvé bon de pouvoir s’abandonner à la tutelle de ce tranquille et ferme compagnon. — Mais comment résister à l’appel muet — (elle seule pouvait l’entendre) — de cet autre, qui avait été l’ami de sa jeunesse, et dont le viril effort pour se libérer des chaînes d’un monde où il avait été engainé, l’avait, sans rien diminuer de son intrépide lucidité, laissé démuni de bonheur ! Trop désabusé et trop seul pour y parvenir par ses propres moyens, trop fier et trop humble pour y prétendre par l’aide du seul être qui fût, pour lui, porteuse de joie et d’espérance, il se taisait, à ses côtés, mélancolique et reconnaissant qu’elle voulût bien le tolérer auprès d’elle, lui accorder une place, même modeste, parmi ses amitiés. Mais Annette discernait, au fond de ce cœur qui se repliait, l’imploration qu’il étouffait ; et elle était prise par la gaucherie émouvante de ces bras d’homme qui avaient honte de se tendre vers elle.

Elle se trouvait alors dans un état de cœur qui la troublait, entre ces deux hommes également chers. Il ne pouvait plus entre eux être, à leur âge, question d’amour… (Pourquoi ?)… et le nom d’amitié n’était pas un cadre suffisant : le sentiment le débordait. Annette voulait pourtant l’y maintenir. Elle ne s’accordait plus le droit d’en sortir. Elle se disait qu’elle était mère et grand’mère, que le cycle de sa vie était révolu, qu’elle appartenait à sa famille. Mais elle rougissait de convenir que sa vie poursuivait sa route, et que le cycle était loin d’être fermé. Cette famille ne l’enfermait point ; et elle-même constituait un autre cycle indépendant. Si sincère que fût pour elle l’amour de ses enfants, ils formaient, en dehors d’elle, un petit monde à part. Elle en était l’hôte aimée ; mais l’hôte vient et s’en va. Son foyer propre lui manquait. Elle s’interdisait d’y songer. Mais elle ne pouvait pas s’interdire d’en éprouver, aux heures de fatigue, une nostalgie, qu’elle condamnait ou châtiait par l’ironie. N’apprendrait-elle donc pas à vieillir ? La pire sottise, celle que les jeunes pardonnent le moins : sous les cheveux qui blanchissent, garder une cervelle de vingt ans !…

Elle s’efforçait de faire dériver cette énergie de rêve, inemployée, du fleuve du cœur vers celui de l’esprit — l’esprit qui agit. Elle y était bien audacieuse. Elle dépassait là ses deux amis.


Ces deux hommes, Julien et Bruno, si courageux et si lucides, n’allaient pas jusqu’au bout de leur action. Ils pouvaient bien être pris, pour une heure, par un élan d’imagination qui les jetait dans la révolte, dans le refus au despotisme ou au mensonge. Et ils restaient, dans leur conscience, des Résistants à l’injustice et au non-sens de l’état social. Mais leur résistance se cantonnait, le plus souvent, au seuil de leur conscience. Elle ne le passait qu’à moins d’être forcée dans ses retranchements. Et même alors, elle ne répondait pas à l’attaque par une contre-attaque ; elle se bornait à y opposer son : « Non ! » indestructible… « Ich kann nicht anders… ». Ils ne travaillaient pas, par tous les moyens, à imposer au monde leur « Autrement ! » ( « anders » ).

Ils appartenaient à cette vieille grande génération d’intellectuels, dont l’activité était intoxiquée par la pensée. Même les plus généreux étaient portés à attribuer à leur pensée une situation privilégiée, qui était trop souvent de tout repos. Quand ils avaient pensé, tout était dit, le monde pouvait danser en rond : ils regardaient. Plus était vaste le champ de leur pensée, plus semblait infime ce petit rond ; il ne valait pas la peine d’y perdre son temps. Julien et Bruno, chez qui le cœur équilibrait l’intelligence, et qui, à la différence de la plupart de leurs grands confrères de l’esprit, n’arrivaient pas à se désintéresser des souffrances du monde et de ses efforts désordonnés, pouvaient bien se laisser prendre, pour un moment, dans la ronde ; mais ils avaient vite fait d’en sortir. Ils retournaient à leur activité propre. Julien avait poussé son cri dans la mêlée, hors de la mêlée, et son sarcasme impitoyable continuait, de loin en loin, pour le soulager, de démontrer la fausseté des paralogismes sur quoi reposait la société. Mais il ne suivait pas les durs oiseaux de sa pensée dans leur envol ; et cette pensée savait plutôt dénoncer et détruire les abus, que reconstruire. — Bruno, chez qui l’instinct était plus fort, avait pris part, à maintes reprises, à l’action de secours social ; et, entraîné par son humour et son sang fier de vieux Normand, il avait jeté son défi aux oppresseurs. Mais c’était encore là, plutôt, une revanche de l’esprit contre la sottise triomphante. Il ne tenait pas tant à la victoire — (victoire, défaite, ce sont des épisodes passagers du long film qui se déroule !) — qu’à rire au nez des vainqueurs. Son rire n’eût jamais été plus clair que face aux fusils, devant le poteau d’exécution. Il eût été fâché de se laisser entraîner par leur violence à la violence. Il l’avait été par courts accès d’emportement ; mais il s’en blâmait. — Julien n’avait même pas ce blâme à se faire ; ses emportements ne faisaient de mal qu’à lui-même : il les refoulait.

Tous deux s’écartaient délibérément, pour leur compte propre, de la violence. C’était chez Bruno une sorte de dédain aristocratique. Son intelligence la comprenait, — mais chez les autres. Il n’était pas pressé de leur ressembler. Elle leur paraissait à tous les deux un attentat contre la liberté de l’esprit ; ils ne voulaient pas en être complices. Aussi, avaient-ils accueilli complaisamment les doctrines de Tolstoï et de l’Asie, qui prescrivaient la Non-acceptation sans violence. Ce n’était pas que leur critique d’hommes d’Europe les convainquit de l’efficacité de cette tactique dans tous les cas. Mais le vrai combat étant, pour eux, sur le champ de l’esprit, l’important était, pour eux, que l’esprit fût sauvé… « Salvavi animam meam… »

Il y avait beau temps que ce n’était plus assez pour Marc ! Même le salut de l’âme des autres ne suffisait plus, si l’on ne sauvait aussi leur corps. Ce misérable corps, cette guenille, cette vie d’un jour, dont parlent, du bout des lèvres, ces « idéalistes », qui n’ont pas trop à s’en inquiéter, car ils ne sont pas si mal pourvus !… — Non ! Le corps, d’abord ! Et nommons-le par son nom, son nom de gloire et de décri : le ventre… Belles âmes, méprisez-le !… Le ventre affamé, le ventre qui fait la vie, le ventre d’où sort l’arbre de Jessé, — la racine… Nourrissez-la !… Vaincre d’abord la faim, la pauvreté, la misère sociale… L’âme fleurira, s’il lui plaît, au bout de l’arbre. Je bêche la terre, au pied de l’arbre, et je la fume. C’est de ce fumier que naîtra le Dieu, ou l’homme-Dieu… — Ni Julien, ni Bruno n’y eussent contredit. Bruno connaissait la rude parole du tendre François d’Assise des Indes [13] : — « Point de religion pour les ventres vides ! » — En fait, il y avait conformé sa vie, puisqu’il s’était dépouillé, pour les remplir, de presque tout ce qu’il possédait.

Mais à cela s’arrêtait sa part d’action sociale. Bruno ne prétendait pas obliger les autres à faire de même. Et si son jugement était assez clair pour voir que le système de compression capitaliste menait forcément à l’explosion, il ne faisait rien pour la hâter ou la retarder. Il voyait trop le sang versé, et ses belles mains ne voulaient pas s’y tremper. ( Elles avaient dû fouiller dans les décombres de la ville écroulée et dans les débris de chair empestée. L’odeur atroce lui en restait au bout des doigts…) Aussi bien savait-il qu’on ne pouvait plus rien empêcher ! La fatalité sociale est aussi aveugle et inéluctable que les terremoti… Ce sens trop net du fatal, ce trop savoir, pèse sur l’action des intellectuels, même les plus libres et les plus braves. Ils sont comme des spectateurs qui ont lu d’avance la pièce qui se joue : elle se joue sans eux, et les acteurs n’en sont qu’au nœud, quand eux en sont déjà au dénouement.

Marc en était encore au nœud ; et le vert de l’action le passionnait plus que le fruit. Il aimait mieux les mains de Assia, qui ne craignaient pas de s’y salir les ongles, que les mains trop blanches de Bruno. Tout ce qu’il voulait de ses grands aînés, c’était de savoir s’il se trouvait sur la bonne route — la route royale du grand Destin. Et cela justement, ils pouvaient le lui dire, ils le lui disaient : — « Via Sacra… » C’est la grand’route, droite et directe, des légions. Elle mène au but, par les combats. Et les deux hommes, Julien, Bruno, étaient d’accord pour ne pas ébranler la vigueur d’âme et de jarrets du jeune combattant. C’était sa voie. C’était sa loi.

La loi de Marc l’entraînait hors de son clan… — Pouvait-on dire qu’il fût d’un clan ? Il en était ! Il était un homme de l’Occident, il aimait sa France, sa France d’au nord de la Loire, son ciel bleu pâle un peu cendré, sa terre blonde et rose comme la chair de ses filles, ses horizons, bois et collines, ses rivières aux rossignols, son parler clair, et son sourire de fabliaux. En d’autres temps, il eût été (il le croyait) heureux, comme ces rivières de France, dans leur lit. Mais ces rivières, les plus proches, celles où il reconnaissait son eau et son courant, — Annette, Ruche, — elles-mêmes en étaient sorties… Per non dormire… On sommeillait trop bien dans ces vallons, où les pêcheurs à la ligne s’hypnotisent sur leur bouchon…

Et il faisait aussi partie, quoi qu’il en eût, de la caste des intellectuels ; il en avait les besoins d’esprit, les manies de logique, l’orgueil d’élite, en vain cent fois ravalé. Mais toutes ses expériences des dernières années lui avaient démontré qu’on ne pouvait point compter sur eux ! Ce n’était pas tant question d’intelligence que de mise en action. Il n’en manquait point parmi eux, qui voyaient la situation aussi nettement que lui ! Ils voyaient même ce qu’il fallait faire. Mais quant à le faire, ils n’eussent pas remué le bout du petit doigt. Les uns, parce que leur prudence matoise et couarde de bons fonctionnaires français se méfiait de tout ce qui aurait pu troubler leur repos, leur course endormie (leur petit trot) aux honneurs et aux traitements : (ceux qui étaient montés le plus haut n’avaient plus aucun intérêt à bouger). Les autres, parce que, plus ou moins inconsciemment, ils avaient peur du bouleversement : leurs habitudes de bourgeois rangés auraient bien pu, à la rigueur, admettre un ordre différent de celui où ils étaient casés ; mais elles ne supportaient pas l’idée du déménagement, qui bousculerait leurs meubles et leurs papiers. La Révolution ne leur plaisait que cent ans après, quand on est réinstallé. Et comment faire cependant, pour changer de maison, lorsqu’on sait la vieille baraque condamnée ? Car beaucoup d’entre eux le savaient. Mais ils se disaient, pour écarter l’image pénible, l’inévitable envahissement de leur retraite par les gros pieds et les mains bourrues des déménageurs :

— « Bah ! cela durera bien autant que nous !… »

L’étemel refrain timoré, même dans les partis qui préparaient, théoriquement, la Révolution, les socialistes, les réformistes bourgeois…

— « Demain ! demain !… Demain, vous ferez la Révolution, quand nous, aînés, nous n’y serons plus… »

Et n’était-ce pas le dernier coup, la preuve par neuf de l’impuissance congénitale des intellectuels, que ces deux aînés, dont Marc aimait et respectait l’indépendance et le désintéressement, l’absolu mépris du danger, Julien et Bruno, ne fissent rien, ne voulussent rien faire pour se mêler à l’action nécessaire ! Rien que penser. Quelquefois dire. Au besoin, écrire, si on leur demandait leur opinion. Ils l’exposaient alors clairement. Mais ils se fussent gardés de l’imposer, — quand il se fût agi de sauver ceux-là mêmes qu’ils eussent dû contraindre. L’action sociale était lourde de chaînes, qu’ils ne se souciaient pas plus de porter que de faire porter. Ces libres esprits avaient désappris les obligations élémentaires du travail de la terre. Pour faire pousser le blé, il faut bien d’abord défricher, dépierrer, brûler les fourrés, et puis après peser dur sur le soc, et tracer le sillon droit, long et profond. Il ne suffit pas du « geste auguste du semeur !… » Il faut forcer, forcer la terre qui résiste, forcer les bœufs qui peinent sous le joug, forcer ses muscles, forcer son cœur !…


Marc commença par passer au crible les beaux parlers de ses aînés, je dis des seuls qui lui en imposent, par leur vie, une estime sûre de ne pas être trompé. La première règle : — ne plus tenir compte des grands principes, des « impératifs catégoriques », bons pour tout temps et pour tout lieu, des vérités abstraites, augustes, indiscutées et éternelles. Elles s’appliquent à tout. Elles ne s’appliquent à rien. Dans un monde en perpétuel changement, une vérité qui ne change pas est un mensonge, ou pis : — chez les braves gens incapables de discerner le mensonge, elle n’est rien.

Est vrai le réel ; et la première loi d’honnêteté est de l’observer exactement, et d’en induire ses règles franches, viriles, et concrètes de juger et d’agir, — non l’un sans l’autre ! — Et non pas demain, ou dans tous les temps, — mais dans ce temps, et sur-le-champ, — ici, sur ce terrain, où l’un de mes pieds solidement s’appuie, et où l’autre, levé, en marche, va trouver un nouveau point d’appui.

« …Je vois le terrain. Je vois l’aujourd’hui de l’humanité, ce monde réel d’exploitation et de carnage, livré aux grands rapaces par les ruminants à l’engrais de la bourgeoisie qui pâture sur son vieux champ qui s’épuise. Je le vois livré par les bêtes de cirque de l’intelligence et par les chiens de la presse au cou pelé. Je vois cette rafle du monde si foudroyante et si démesurée, dans l’asservissement des années de guerre et dans le désarroi qui a suivi, que les indignes conquistadores, dont presque pas un ne dépasse le niveau de la malhonnête médiocrité, ont été pris de court par leur victoire, et n’ont pas été capables de l’organiser. En quelques années, ils n’ont su que bouleverser l’économie mondiale, dont la boussole est affolée, accumuler des montagnes d’or et de richesses en nature inutiles, — plus qu’inutiles, dévastatrices, — sur les deux continents ruinés. Je vois la guerre, partout les guerres, en préparation ou en action, sous le couvert de la sinistre bouffonnerie de Genève : la Société des Nations. Je vois, sous la farce honteuse du Désarmement, le monstrueux accroissement des budgets de guerre, même chez les nations saignées à blanc, qui ne consacrent pas le dixième des ressources qui leur restent à l’entretien de leur maison, aux travaux publics, au pain des chômeurs, à l’instruction. Tout ce qui fait vivre, tout le sang des autres, coule à la destruction : tout aux canons !… Je vois partout la destruction des valeurs vitales, — le blé brûlé dans des pays où des millions d’êtres meurent de faim… » (Et cette pensée, qui jette Marc dans une révolte exaspérée, effleure à peine l’indifférence ahurie des milliers de braves gens trop égoïstes et insensibles pour réagir contre ce qui n’écorche point leur précieuse peau.) « Je vois partout les fascismes utilisés ou tenus en réserve, comme protection de l’ordre injuste. Je vois l’épouvantable immoralité de l’état du monde, qui n’a d’égale que sa criminelle insanité. »

« Et cet état ne tient pas à quelques individus ou à quelques groupes, à des fascismes du poing ou de la finance, qu’il serait relativement facile de juguler. Il est lié, d’une façon indissoluble, à tout le régime capitaliste de cette bourgeoisie dégénérée. S’incrustent en lui, comme vermine dans une toison, non seulement les crimes du présent, mais les crimes de demain, qui se commandent mutuellement. Les dirigeants, les profitants, sont en même temps les dépendants de leur système ; les esclavagistes sont esclaves ; ils ne peuvent plus arracher leur cou à la cangue des affaires. Tout est affaires, tout ce qui les tient ; et tout ce qu’ils tiennent devient crime. Car quand les affaires ne vont plus, nulle autre issue pour les seigneurs et servants des affaires, que la destruction des valeurs de vie, des forces productives qui les gênent, et la contrainte des instruments humains, des masses du travail prolétarien, par les fascismes et par les guerres ! Les guerres — la guerre : — de toutes les affaires, la plus énorme et la plus juteuse, juteuse d’or, juteuse de sang, pour les magnats, les fabricants, les trafiquants, des industries métallurgiques et chimiques, les monopoles et les trusts, du blé, du coton, des stocks de marchandises accumulées ; — et elle est juteuse de dividendes et de coupons, pour la bourgeoisie et ses « actions », (les seules « actions » dont ils s’honorent, les fils des grands bourgeois de 89 !) — Le reste du jus va aux gosiers des faméliques, des plumitifs et des idées vénales, toujours à vendre à qui les paie !…

« Guerre, Commerce et Piraterie
Sont trois en un, consubstantiels. « [14]

La Trinité a nom : Capitalisme. Pas d’autre alternative que de la détruire, ou d’accepter ! Le pacifisme de Genève est un traître à la paix réelle. Son vrai objet et son effet est d’engourdir les peuples inertes, afin de les livrer. La paix réelle veut que soient d’abord éliminés les maîtres de la guerre. Ils ne le seront qu’après l’assaut à leurs Bastilles. Celles de Russie sont déjà tombées. À quand les nôtres ? Sommes-nous prêts ?

Par toute la terre, les masses ouvrières, mieux averties que le reste du Peuple, grondent et s’agitent ; mais leur menace est encore inorganisée. Trop d’éléments de désunion, dont leurs ennemis savent jouer, s’emploient à neutraliser leurs énergies : l’inimitié mortelle des partis qui se réclament des mêmes principes socialistes et, comme des disputeurs Talmudistes, s’opposent injurieusement leurs commentaires des textes et leurs divergences de tactique ; les chefs sournois, suspects, bornés, entretiennent ces divisions, qui leur permettent de prolonger leur rôle avantageux d’entrepreneurs de la Révolution, sans risques qu’elle s’effectue, leur vie durant. Les masses elles-mêmes des prolétaires ne sont pas difficiles à capter par les grands patrons de l’usine de mort et d’oppression capitaliste : il n’est que de leur ouvrir, dans les périodes de chômage où des millions de travailleurs, par toute l’Europe, sont licenciés, de nouvelles fabriques d’engins de guerre et de produits industriels et chimiques à deux fins. Les plus révolutionnaires s’y précipitent et, par une sauvage ironie, ils contribuent à forger la mort qui balaiera leurs frères des autres nations, ou qui leur reviendra par choc en retour, avec le souffle empoisonné des engins que leurs maîtres de forges vendent sans scrupules aux nations ennemies. Et c’est à peine si la bourgeoisie, avertie de ces marchés de haute trahison, s’en indigne. Quand ces marchés font rentrer dans les coffres des millions d’or, on ne s’inquiète point des millions de sang qu’ils font sortir ; et les maîtres de forges, aux noms allemands, qui président aux destinées de la France, les entrepreneurs d’assassinat du monde, sont devenus une gloire française !… Noli les tangere ! Les ouvriers, au lieu de les étrangler, acceptent de leurs mains d’apaches honorés le pain pétri du sang des autres. Ils disent :

— « Qu’est-ce que vous voulez ? Il faut manger. On n’est pas des héros !… »

— « On n’en est pas ? Soit ! Ni toi, ni moi. Mais on en devient, quand on le veut, — quand il le faut ! Et il le faut. Le choix n’est plus qu’entre deux morts. Ou mourir asservis et souillés. Ou mourir libres et vengés ! Mourir pour faire vivre ceux de demain, délivrés ! … C’est l’exemple qu’ont donné les phalanges de la Révolution, sacrifiées dans les combats de l’U. R. S. S. Et cet exemple, puisqu’il ne faut pas compter pour le reprendre, sur les classes bourgeoises en Occident ni sur leurs illustres intellectuels, sur ceux d’hier, faisons appel à ceux de demain qui n’exciperont pas de leurs privilèges de l’intelligence pour échapper aux responsabilités et aux risques de l’action, à ceux qui ne renieront pas leur fraternité avec le prolétariat ouvrier ! Comme le Tiers, en 89, le Quart-État, qui n’était rien, veut être tout. Et il le sera. Rien n’est possible sans les énergies organisées des classes ouvrières. C’est sur leurs épaules et sur leurs fronts — intelligence et puissance — c’est sur leur volonté de dévouement que repose la vie, le sort du monde. Et d’abord, que ces millions de poitrines sachent, d’une seule implacable décision, crier le : — « Non ! » qui brise l’ordre de mort et qui rompe les genoux des pouvoirs meurtriers ! Aux menaces des guerres impérialistes, que la grève réponde, et la révolte ! Grève des forges. Grève des fabriques. Grève des transports. Le Travail secoue la charge de ses épaules et il dit :

— « Non ! Vous qui prétendez me commander, tâchez donc d’agir sans moi ! Vous ne sauriez même pas, sans moi, exister. Comme ces espèces de fourmis exploiteuses, vous n’êtes capables de manger que ce que le Travail vous a dégorgé. Capitulez ! Rentrez dans le rang ! Et reconquérez, en travaillant, le droit à manger ! … »

« Il n’y a qu’une cause, aujourd’hui, qui soit sacrée. C’est la seule cause du Travail. Tout le reste, foi et culture, raison pure, état social, — tout doit être refait, à pied d’œuvre, sur ces fondations inébranlables du Travail organisé. Mais une telle organisation, en plein combat, réclame des forces d’Hercule… On n’est pas Hercule, il s’en faut ! » pense Marc, qui regarde avec pitié ses bras maigres. « Mais on fera ce qu’on pourra. On donnera tout ce qu’on a — ma vie — et plus qu’on a — ma mort, s’il faut, — toutes mes puissances de dévouement. Si seulement on était un millier — pas plus, dans le monde ! — à en vouloir autant, il suffirait de ce noyau pour que la masse informe s’y agglutinât ; et l’on serait la montagne qui marche… »


Marc avait donc pris sa décision : se consacrer à la grande cause, se préparer à la lutte sociale, qui venait, en amassant toutes les forces qui lui étaient propres pour y servir, et en contribuant, dès maintenant, à l’organiser.

Ceci était, en fait, le plus difficile. Car un jeune intellectuel comme lui avait peine à trouver sa place juste dans les cadres d’un monde ouvrier, où il n’avait pas pris racine, et parmi de médiocres politiciens, dont la démagogie vociférante, qui avait désappris de parler, n’écoutait rien que son vacarme et ne se souciait point de raisonner. Il s’en fallait que l’Occident prolétarien eût été formé par la rude discipline d’un parti révolutionnaire, qui avait passé, comme celui de Russie, par un demi-siècle de proscriptions, de pendaisons, d’expériences sanglantes, cent fois manquées, renouvelées cent fois, et de méditations dans l’exil. La Commune de Paris n’avait été qu’un brasier. Il avait tout dévoré, pêle-mêle, sans rien laisser que sa tache rouge au ciel et ses fumées. Les ouvriers de France n’avaient pas acquis encore l’expérience de ces combats sociaux, où ils allaient s’engager. Ils ne l’acquerraient sans doute qu’au prix de plus d’un désastre, comme la Russie Révolutionnaire d’avant 1905. Avec cette différence, essentielle, que maintenant existait l’U. R. S. S. comme exemple et comme appui. Il fallait se mettre à l’école des stratèges de Moscou, mais en connaissant les ressources propres du pays, ses besoins d’esprit, et les tenaces tentatives de ses vieux partis de Révolution, — de ses invalides des campagnes du passé et de ses jeunes syndicats. Marc désormais s’y appliqua. Il n’était encore qu’un écolier. Mais il tâchait de rattraper le temps perdu. Il lui fallait être prêt, pour le jour où les forces d’agir se compteraient.

Julien et Bruno le voyaient faire. Ils lisaient ses intentions. Et ils ne faisaient rien pour l’en détourner. Ils étaient assez libres pour les comprendre et les approuver, chez un jeune homme, affamé, comme lui, d’agir sans compromis. Mais ils n’avaient aucune envie de faire comme lui. C’était le vice incurable de cette génération des plus sincères intellectuels. Ils voyaient trop loin, pour bien voir près. L’un voyait, quels que fussent les acteurs, le dénouement aux yeux crevés, l’Œdipe sanglant de la tragédie. L’autre voyait le jeu : masque tragique ou comique, dessous le même visage du Dionysos aux yeux de panthère, du Rêve de la vie, couronné de pampres. Ils avaient beau se laisser prendre, par moments, au jeu : ils aimaient mieux s’asseoir et le regarder. Marc s’irritait en vain à essayer de les faire lever de leur siège. Il se brisait contre ces yeux qui l’approuvaient affectueusement, mais pour qui il était un spectacle vivant. S’il avait eu, du moins, à les combattre ! Mais point. Ils semblaient lui dire

— « Va, mon petit ! tu es dans ton chemin. Va ton chemin !… »

Mais ils restaient en dehors du chemin. Ils lui apportaient des arguments, pour qu’il agît selon sa loi propre et non la leur. Ils l’aidaient même à résoudre selon son sens, et non le leur, tel de ces problèmes qui l’arrêtaient, comme celui de la violence. Il y avait, pour le jeune homme, une sorte d’indulgence irritante dans cette façon de l’approuver, sans vouloir l’accompagner. Il dit à Brano, avec dépit :

— « Je ne peux pas tolérer votre dédain de ce que je fais ou veux faire. »

Bruno dit :

— « Je n’ai pas de dédain, mon cher garçon. Je vous dis : Bravo ! »

— « Pourquoi pas : bis ? Vous me le dites, comme à un acrobate, qui vient au cirque d’exécuter son numéro. »

Bruno rit, et lui dit :

— « J’ai exécuté le mien, mon ami. »

Marc, saisi, lui prit la main :

— « C’est vrai. Pardon ! Vous avez eu votre rude tâche. Mais si la mienne est juste, si vous l’approuvez, pourquoi ne pas en prendre votre part ? »

Bruno dit :

— « Je suis de la réserve, à présent, et vous de l’active. Chacun son tour ! »

— « Le combat », dit Marc, « a besoin de tous les combattants. »

— « Votre combat », dit Bruno, « n’est qu’un épisode de la grande bataille. Vous n’embrassez qu’un pan du champ. Ne vous occupez pas du reste de l’armée ! Chacun des corps a reçu ses ordres. Exécutez les vôtres. Avancez ! »

— « Et où est le chef ? » demanda Marc.

— « Le chef est devant », dit Bruno, « ainsi qu’au pont d’Arcole. Rattrapez-le ! »

— « Et vous nous laissez sur le pont branlant, sans nous suivre ? »

— « Qui sait ? » fit Bruno, avec son fin sourire, « peut-être que vous nous trouverez, de l’autre côté ! »


Oui, c’était là le mystère : que tout en se refusant à prendre part aux campagnes de l’active, Bruno, comme Julien, ne restaient jamais cantonnés dans les fourgons de l’armée. Ces deux hommes si différents, le Démocrite et l’Héraclite de la légende, avaient ceci de commun que, s’étant tous les deux, par deux voies opposées, évadés de l’enceinte de l’action qui enserre et défend la Cité de l’homme, tous deux se retrouvaient de garde aux marches frontières, partout où se livraient les plus dangereux combats. Et de leurs observatoires, nullement à l’abri, sous les salves croisées des deux camps, ils n’étaient jamais las d’étudier l’être en mouvement ; leur curiosité, précise et avertie, savait déterminer la pente, et leur esprit frayait, d’avance, le lit au courant. Car telle est la nature de l’âme d’Occident, qui a beau avoir trouvé la porte de la fuite dans le rêve, ou bien dans le néant, — qui a beau douter de tout et de ses raisons d’agir, — qu’elle croie ou ne croie pas, l’âme d’Occident va, elle va… « E pur si muove… ». Elle ne s’accorde pas le trop facile recours de l’immobilité, dans la mélancolie ou dans la volupté du doute ou de la foi. Chevauchant son : « Que sais-je ? » aussi bien que ses « Credo », — ainsi que Rossinante, et l’âne de Sancho, — l’âme de l’Occident chemine infatigablement. Et cette marche inlassable fait partie de la course des mondes, dans l’horlogerie éternelle. Marcher, c’est, qu’on le veuille ou non, avoir foi. Et c’est une foi qui vaut bien celle de la prière ! La prière est la voie qui mène à l’Être. Mais la marche est la route que fraient les pieds de l’Être. C’est par le mouvement qu’il inscrit sa trajectoire sur le tableau noir de la nuit.

Et ce fut par cette foi invincible en la vie en mouvement que Bruno et Julien, sans être ou vouloir être d’aucun parti, durent nécessairement coopérer avec le parti de Marc. Ces deux hommes étaient experts à lire, comme aux rayons Roentgen, dans le grand corps de l’humanité, où est la vie, où est la mort. Et leur sens infaillible faisait son choix : là où était la vie, là était leur patrie. Ils la trouvaient chez tous ceux — individus et nations — qui, dans le tragique : « Meurs et deviens ! » du vieux monde, participaient à la grande Mutation, — les pionniers de nouvelles sciences, de morales nouvelles, des nouvelles sociétés, — tous ceux qui brisent la ceinture des préjugés et des abus, (ou qui l’élargissent, d’un cran ou deux, disait ironiquement Bruno.)

L’enfant grandit, il lui faut une nouvelle pointure. Le monde enfant du siècle des guerres et des Révolutions universelles faisait sauter toutes les agrafes, toutes les gaines, les dieux, les lois et les frontières, qui avaient été jusqu’à cette heure à la mesure de ses membres. N’avait-il pas, en se relevant, heurté du front, crevé le plafond de son antique Univers solaire, passé la tête au travers des myriades de la Voie Lactée, et dragué de l’œil toute une brassée d’autres univers, comme des méduses au fond de la mer, les chevelures, les gouttes de sperme des grandes Nébuleuses Spirales ?

Comment l’esprit eût-il été intimidé par les ébranlements de la société, les coups de bélier qui, par toute la terre, sapaient les normes des vieilles cités ? Même ce bourgeois qui avait été nourri des traditions de la France classique et catholique, même ce gentilhomme de Sicile qui avait sa barbe parfumée de la culture gréco-latine, ne cherchaient point dans l’avenir le passé, mais dans le passé l’avenir qui naît, le jeune Hercule qui, au berceau, déjà étouffe les serpents. Ils ne voyaient pas d’un mauvais œil Hercule adulte qui, de sa massue, nettoie les steppes de Scythie. Ils étaient curieux des Travaux de la Révolution russe, et les suivaient avec une sympathie qui n’excluait pas la critique ; mais c’était celle d’amis vieux, qui regrettaient de ne pouvoir plus prendre leur part de ces peines et même de ces jeunes erreurs qui engendrent une Vérité, une Vie nouvelles. Et de humer leurs regrets, Marc éprouvait la joie d’être jeune et de pouvoir entrer dans cette Terre Promise, au seuil de laquelle ils restaient. C’était pour lui un sentiment nouveau. Il n’avait, jusqu’à ce temps, pas beaucoup apprécié sa chance : la Terre Promise et la jeunesse lui avaient paru une terre maudite. Quand un de ses aînés la lui vantait, quand ils lui disaient :

— « Vous êtes un veinard, d’avoir vingt ans ! »
il avait envie de les souffleter ; il y voyait une atroce plaisanterie… Ou quels idiots étaient-ils ?… Mais ces deux hommes, qui avaient payé largement leur écot de peines à la vie, — qu’ils regrettassent de n’en avoir pas davantage à donner, ils avaient le droit de parler ! Et lui, ne l’avait pas de bouder la table, au commencement du repas.

Son Assia ne la boudait pas ; mais elle n’eût pas su dire pourquoi ; ses bonnes dents eussent mastiqué n’importe quoi, bon ou mauvais ; sa faim de vie et d’action ne se souciait pas de raisons. Mais Marc était bien aise qu’on lui en offrit : car l’intelligence était chez lui un moteur aussi puissant que l’instinct ; et ce moteur, il fallait le nourrir. Si affamé qu’il fût d’agir, si prêt qu’il fût à faire bon marché de sa vie, quelle force c’était pour l’action et quel bonheur de pouvoir se persuader que ce monde, que ce monde du temps présent, qui lui prendrait peut-être sa vie, valait ce don, qu’il était digne de ce sacrifice ! C’était là ce que Bruno, comme répondant à son désir secret, lui apportait, sans en avoir l’air, quand il causait avec Julien de la grande Époque : — « Laquelle ? » — « La nôtre, donc ! celle où nous peinons, celle qui nous fait et nous défait et que nous faisons, que nous bâtissons, humbles maçons du plan gigantesque. Dans la confusion du chantier et dans l’usure des millions de vies d’ouvriers sacrifiées, ainsi qu’aux temps des Pharaons, nous ne voyons pas monter la Pyramide, — les prodiges de l’esprit qui nous entourent, les miraculeuses découvertes et les conquêtes de la science, les reflambées de l’âme religieuse et révolutionnaire, les résurrections des vieilles races mises au tombeau, l’Inde et la Chine, et les grands chefs, qui incarnent en leur conscience les peuples héros : les Sun-Yat-Sen, les Gandhi et les Lénine.

De son commerce avec ses deux amis, Marc retirait un apaisement en profondeur, une tranquillité des assises. Bruno lui communiquait, par osmose, son intuition (que Marc n’avait pas le temps de vérifier par l’expérience) de l’être en mouvement, et il lui inspirait sa confiance en la marche du monde vers l’unité, à travers l’incessante mêlée. Il avait le sentiment qu’il existait, derrière le rideau du chaos, une éternelle harmonie, une lointaine musique des sphères, où se résolvaient les antinomies. Il la percevait, par éclairs. C’était assez pour ne plus sombrer dans la nuit, quoi qu’il advînt. L’armée pouvait se lancer dans la bataille. Elle avait son arrière assuré.


Mais son avant ? Mais le front de bataille ? Il était clair que Marc n’avait pas le temps de résoudre dans la mêlée tous ses antagonismes de pensée. L’action n’avait pas le temps d’attendre. L’action prend. Une fois pris, plus possible de se dégager ! Plus rien de soi à réserver ! Chaque mouvement commande l’esprit. L’acte veut toutes les forces de la pensée, quand on est en face de l’ennemi. Qui en distrait une parcelle, risque la mort, risque bien plus, risque la ruine de son parti et de sa cause… Hâte-toi donc de penser avant que le clairon de la charge ait sonné ! — « Es muss sein… » Il faut qu’advienne ce que doit. Et il ne peut advenir que par nos bras. Le : « Cela doit être », c’est le : « Je dois l’être ». C’est nous, le Destin !

Or, le Destin ne peut s’accomplir aujourd’hui — (qui pense, le sait, sans possibilité d’échappatoire) — que par le déchaînement des forces élémentaires, une vague de fond, un ras de marée qui balaie tout. Il n’est pas permis à Marc de l’ignorer ; il prévoit, il voit, comme s’il y était déjà mêlé, la férocité des luttes sociales qui s’apprêtent, qui déjà se livrent dans une partie de l’Europe, et l’effroyable menace des nationalismes d’Asie, ivres de vengeance et déréglés, dont le poing est suspendu sur l’Europe. Il touche déjà de sa main brûlante le poing, la griffe, l’ère terrible où le monde va entrer, quand s’ouvre l’écluse de la Révolution. Comment s’y résoudre sans angoisse ? — Bruno contemple avec sérénité ces cyclones, parce qu’il y voit une phase de la Nécessité qui mène les mondes, et que son esprit se contente de contempler. Mais Marc a pris sur lui, entière, la responsabilité de tout ce Destin, dès le moment qu’il a décidé d’y entrer. Et quoi qu’il arrive, il ne s’accorde plus le droit de s’y dérober. Les Thébaïdes sont une lâcheté.

Il était résolu maintenant à servir, à tous les postes où sa consigne de combat le placerait, l’armée des opprimés qui doit briser le vieux ordre d’injustice sociale. Les injustices nouvelles et les souffrances, que causerait fatalement le combat, il les savait inévitables, — donc nécessaires : — donc nécessaire était qu’il y participât ; il n’avait pas le droit de s’en laver les mains et de dire aux autres :

— « Salissez les vôtres ! Je n’y suis pour rien. »

Plutôt prendre sur soi leurs crimes, que renouveler le geste de Pilate ! Il lui fallait accepter sa part dans ces souffrances, non seulement subies, mais causées. Et ce lui était intolérable. Il n’en parlait à personne, même aux plus chers. C’est inutile : nul ne pouvait trancher pour lui, ni détourner de lui le poids de son destin. Il l’acceptait. Il n’essayait plus de discuter l’ordre. Il voyait venir, avec un serrement de cœur, mais décidé, l’heure de l’action, chargée de toutes ses écrasantes nécessités. Mais dans son cœur, il adressait à ce destin — cette sombre force qui vous entraîne, comme, dans la nuit, la rotation d’un monde — une supplication passionnée :

— « Qu’en le servant, à son poste de combat, il n’eût à verser de sang que le sien, qu’il n’ajoutât point à la souffrance, dont le faix monte, d’âge en âge, que la sienne fût offerte, comme rançon ! »

Il savait trop, il se cachait sa peur secrète, une fois pris par la violence, d’y rouler, comme un Macbeth halluciné…


Un incident brusque et brutal lui en fit laper le délire.

Son nom était sorti décidément de l’ombre. On ne pouvait plus l’ignorer. L’appui manifeste de Julien Davy, dont l’autorité morale (et, davantage, académique ! ) s’était établie dans le monde savant, — l’appui des Ligues, dont Julien et Bruno faisaient partie, — forçaient le public à l’écouter. Et l’expérience du jeune combattant, précocement mûri par celle que lui avaient communiquée ses grands aînés, dirigeait ses coups directs aux vrais endroits où le colosse capitaliste était vulnérable : droit aux corsaires irresponsables de la finance industrielle, qui forçaient la main aux gouvernements, et qui tenaient les leviers de commande, — aux hommes des forges et des canons, — droit aux trusteurs, qui raflaient la presse et asservissaient l’opinion ! Dès l’instant où le combat ne se dispersait plus dans des idéologies vagues, mais que l’attaque visait au front les vrais ennemis, les groupes, les hommes, en les désignant par leurs noms, les Marc Rivière devenaient un « danger public » ; et sur-le-champ, ils se trouvaient en danger.

L’implacabilité de leurs attaques leur attirait de périlleux alliés, dans les rangs mêmes de ceux qui ramaient sur la galère des proconsuls des hauts-fourneaux : les mécontents, les révoltés, — des ouvriers, des ingénieurs, — qui venaient dénoncer les secrets des honteux marchés, les criminelles livraisons d’engins de meurtre aux puissances étrangères, amies, ennemies, d’hier ou de demain : ( « Qu’importe, pourvu qu’ils paient ! » ) C’étaient parfois des adversaires d’opinion de Marc, des nationalistes, des patriotes, mais indignés par l’internationalisme scélérat de leurs requins des Comités industriels : ils livraient à Marc les documents de trahison. — Mais il pouvait aussi se glisser, parmi ces révoltés, des provocateurs, qui trahissaient, des deux côtés. Le terrain brûlait sous les pas, et tous les risques étaient mortels. Les proconsuls attaqués, minés, prenaient les devants. Ils ne pouvaient plus s’illusionner sur la possibilité de réduire l’adversaire par les moyens habituels de ruse, d’argent, de flatteries et de profits. Il fallait, un jour ou l’autre, l’éliminer. Et les moyens ne manquaient pas. Les plus discrets étaient les meilleurs. Mais on n’en excluait aucun. Il y avait la prison, à termes renouvelés, où, pour une imprudence de langage, promue au grade de lèse-patrie, on enterre les Marty. Il y avait les guet-apens d’émeutes fabriquées par la police, où l’on s’arrange pour faire choir les agitateurs maladroits. Il y avait, au besoin, le mauvais coup, la balle égarée, la canne plombée, dans les meetings, ou à leur porte, ou même (mon Dieu ! un malheur est si vite arrivé !…) dans une promenade solitaire, en quelque lieu retiré. Il n’était point nécessaire que l’ « accident » eût lieu sur le terrain de chasse réservé, sur sol français : le regrettable hasard pouvait se produire ici ou là, en tout pays ; la fatalité ne connaît pas de frontières, surtout quand on s’entend à la diriger. Puisque la mode actuelle est aux Internationales, il n’en sera pas seulement des révoltés ; les gens de l’ordre, les étrangleurs, auront la leur ! Même quand ils ne s’entendent pas entre eux, ils s’entendront contre l’ennemi commun. Entre gens d’honneur, on ne se refuse pas ces petits services ; c’est un prêté pour un rendu. Dans ces conditions, la chasse est un plaisir peu fatigant. Il suffit de s’asseoir à l’affût et d’attendre que l’on vous rabatte le gibier. — Dès cet instant, Marc Rivière fut marqué. On ne se pressa point, on l’observait. Il ne perdrait rien pour attendre !…

Ni lui, ni ceux qui l’entouraient ne connaissaient suffisamment le danger. Ils savaient bien que le danger existait. Mais ils ne le voyaient pas proche et précis. C’était pour eux une nuée vague, à l’horizon : on aurait le temps de se garer ! La noblesse morale de Julien Davy et du comte Chiarenza gênait leur vue, pourtant avertie. Et quant à Assia, l’ardeur au jeu, l’emportement de l’action, lui faisaient oublier un peu trop les risques de son partenaire. Annette, hantée par la fin de Timon, était la seule à concevoir des inquiétudes ; mais elles étaient intermittentes et confuses. Elle ne s’aventurait pas à en parler, sachant qu’on n’en tiendrait aucun compte et qu’on raillerait sa pusillanimité. Marc et Assia ne la tenaient d’ailleurs que très incomplètement au courant des démarches risquées, auxquelles leur campagne les amenait ; elle n’en percevait qu’obscurément les menaces ; et elle était plus préoccupée de la santé de Marc, qu’il ne ménageait point, brûlé de fatigues et de passions, que des dangers du dehors ; elle eût voulu l’arracher à sa fiévreuse activité et l’obliger à quelques mois de repos. Mais ni lui ni Assia ne voulaient en entendre parler.

Ainsi, la nuée continuait de s’accumuler, jusqu’à ce qu’une décharge fortuite décelât l’extrême tension de l’atmosphère et fournît à Annette une aide imprévue pour y enlever Marc, au moins pour un temps limité.

Marc et Assia participaient à la campagne internationale organisée annuellement par le Secours Rouge International, autour de la journée de lutte du 18 mars. On y avait lié à la commémoration de la Commune de Paris l’action de solidarité prolétarienne avec tous les détenus révolutionnaires politiques, dans le monde entier ; et l’on s’efforçait de mobiliser l’opinion publique pour la défense des peuples coloniaux opprimés par l’impérialisme des grands États. En ces années, sur tous les points de la terre, en Indo-Chine, en Chine, en Syrie et en Égypte, au Maroc, dans l’archipel Malais et au Congo, à Samoa, au Nicaragua, dans l’Amérique du Sud et à Cuba, la révolte s’allumait, sauvagement écrasée, mais toujours se rallumant sous la cendre, et menaçant de porter la flamme, d’un saut, par-dessus les océans et les déserts, comme un incendie de forêts. Marc avait plus d’une fois dénoncé le rôle prépondérant des grands Comités d’industries dans les guerres de conquête coloniale, et il avait publié des documents sur les envois secrets d’armes et de munitions par les maîtres de la mort qui rapporte, aux bourreaux d’Extrême-Orient, pour leurs féroces répressions et leurs rapaces expéditions militaires. Bien entendu, il était dénoncé à son tour, comme un ennemi de l’Europe et comme un traître à la civilisation. Il ne manquait pas de gens sincères et violents, que travaillaient les excitations des hommes des forges, dans la presse copieusement arrosée, et qui réclamaient son arrestation. Faute du pouvoir gouvernemental, dont ils insultaient la faiblesse, ils déclaraient qu’ils fermeraient la bouche au traître, avec leurs poings. Mais depuis longtemps, le diapason des luttes de gueule était si élevé qu’on n’attachait plus d’importance à ces menaces homériques d’apaches du Roi ou de la République.

Or, en ces dernières semaines où s’annonçait la saison nouvelle, le baromètre marqua, dans l’air, un changement de temps. Et ce soir-là du 18 mars, dès leur entrée au meeting où Marc devait parler, ses amis flairèrent la bourrasque. Julien Davy et Assia se trouvaient, avec Marc, sur l’estrade ; (Annette et Bruno étaient restés à la maison : ils n’aimaient pas ces réunions). Une effervescence inaccoutumée remuait la salle, avant que la séance fût ouverte. D’âpres discussions s’engageaient. Aux premiers rangs, et sur la périphérie de la salle, s’étaient glissées des figures excitées et d’autres, suspectes, qui paraissaient obéir à des consignes d’attaque et de groupement. Marc et Julien furent l’objet, à leur arrivée, de cris hostiles, contre lesquels le reste de la salle réagit. Leurs partisans étaient plus nombreux, mais inorganisés. Le tumulte se calma pourtant, soudain, comme sur l’ordre d’un chef d’orchestre. Assia aux yeux aigus vit et comprit qu’ils se réservaient pour mieux attaquer, au coup de baguette. Elle-même était connue et repérée ; elle attrapait au passage les regards de haine, qui prenaient sa mesure ; elle les soutenait hardiment et les défiait.

Le discours de Julien fut accueilli par quelques insultes, vite réprimées ; la froideur même de son débit les désarmait ; et sa qualité officielle de grand Universitaire, de savant notoire, en imposait : aussi bien, c’était, chez lui, seulement le pacifiste, le « Boche », que l’on visait : et c’était déjà une autre histoire — un plat refroidi ! Mais aussitôt que Marc se leva, l’ouragan se déchaîna. Sifflets et huées, les hurlements de ses partisans, en s’y opposant, s’y ajoutaient. Marc attendait que se fît une trouée de silence ; mais à peine rouvrait-il la bouche, que le tumulte redoublait. Volonté nette de l’empêcher de parler. Il cria. Et les notes aiguës de sa voix firent effraction dans les interstices du vacarme. Il s’enrageait, et peu maître de lui, impatient, il devint, à son tour, insultant. Certains de ses mots, durs et cinglants, allaient se plaquer, comme des soufflets, sur des faces qu’ici et là il visait. Les faces fouettées s’enfuriaient. Les gens se levaient, tendant les poings. Et brusquement, une poussée !… Comme une houle, remuant la foule, brisant toutes les contre-poussées, une bande se rua à l’assaut de l’estrade. C’étaient de jeunes messieurs d’Action Française, ou des équipes à Coty qu’on avait chauffés à blanc, et qu’attisaient des gueules brutales d’allumeurs, qui en donnaient pour leur argent. Du haut de l’estrade, Assia les regardait venir, plantée devant Marc, qu’un petit groupe d’amis voulaient défendre ; et elle ne pouvait s’empêcher de lancer à ceux d’en bas des apostrophes provocantes, qu’accentuait une mimique trop expressive : avançant les lèvres, elle faisait mine, à la façon russe, de cracher dessus…

La vague humaine bondit. Poussés, portés par les rangs pressés derrière eux, cinq ou six des plus violents sautèrent sur l’estrade ; et le plus leste, un jeune homme de l’âge de Marc, et qui lui ressemblait étrangement : maigre comme lui, et comme lui le visage fin d’un intellectuel, mais les yeux exorbités, fou de fureur et de haine, comme un intoxiqué d’alcool. Il vociférait, la canne levée, et se ruant sur Assia, il la lui asséna en plein visage. Elle eût été assommée, si Marc, sautant par-dessus la table, comme un chat sauvage, ne se fût lancé à la gorge de l’assaillant. Le coup dévia, le bout de la canne seule cingla la joue et l’entama. Mais le jeune tigre, entraîné par son bond, entraîna l’autre, au cou de qui ses griffes s’enfonçaient, et dégringola, au bas de l’estrade. Le choc de la chute fut terrible pour l’homme qui se trouvait dessous. Il avait frappé le plancher de la nuque. Et dessus lui, cet enragé, fou à son tour, qui ne desserrait point ses griffes mortelles. Une brume de sang noyait ses yeux ; et son cerveau et son esprit baignaient dans le sang. Il voulait le sang. Sa mâchoire claquait. Il eût lacéré, avec ses dents, l’ennemi. Et il ne s’apercevait pas que l’homme sous lui avait perdu connaissance. On eut de la peine à le dégrafer du corps inerte, qu’il broyait. Alors, seulement, il vit la face livide qui lui ressemblait. Et la bouche ouverte, il se figea. Mais ce ne fut qu’un instant. La frénésie du combat rugissait encore en lui ; et autour de lui, la mêlée était sauvage. Le front baissé, comme pour s’élancer de nouveau, il suivit, d’un regard impitoyable, l’homme brisé qu’on emportait, et il pensait :

— « Le crever, une seconde fois !… »

Auprès de lui, étaient descendus Julien, qui tâchait de l’apaiser, et Assia, la joue en sang et tuméfiée. Il n’entendait pas ce qu’ils disaient. Et brusquement, ce fut la nuit ; l’électricité s’éteignit ; la salle fut une gueule d’ombre, aboyante ; et, trouant le tas, trois ou quatre coups de revolver. Pris aux deux bras par deux mains fermes, Marc se laissa entraîner à l’aveuglette, hors de la salle ; et à son oreille, riait nerveusement Assia. Avant d’avoir eu le temps de se reconnaître, il était dehors, encadré par un groupe de ses partisans, et emballé dans un taxi, avec Julien et Assia…

Alors, vint la détente nerveuse, un frisson convulsif le secoua. Julien lui tenait les mains, lui parlait ; il avait été péniblement saisi de l’accès de folie meurtrière qui s’était abattu sur le jeune ami ; mais il tâchait de ne pas le lui laisser sentir, afin de l’en libérer au plus vite ; il disait des paroles calmes et cordiales, sans allusion à la scène qui venait de se passer. Mais Assia frottait sa joue sanglante contre la joue pâle de Marc. Il en frémit, quand, à l’arrivée, dans leur chambre, il vit à son visage ce sang, et dans le regard de Assia, bavarde, excitée, une lueur de triomphe. Assia ne songeait qu’à la bataille et aux dangers courus ensemble. Mais il lui prêtait la joie d’une victoire qu’elle avait remportée sur lui. Il avait été tel qu’elle voulait et qu’il ne voulait point. L’action avait eu raison de la pensée. Il avait été — il serait toujours — — en dépit de ses engagements intérieurs, de son vœu pris, de sa volonté, balayé par le torrent de la violence ; et il savait que celle-ci pourrait être, à tout instant, aujourd’hui, demain, qu’elle serait, — comme elle venait d’être — effrénée. Ses mains, son cœur et ses pensées n’étaient plus à lui, étaient à la force sauvage ; elle en disposait, et elle en disposerait. Prostré, vaincu, mais ne supportant pas sa défaite, il était maintenant couché dans son lit, et Assia l’étreignait ; mais abandonné dans ses bras sans un mouvement, il était comme le corps abattu du jeune ennemi qu’il avait brisé, et il le revoyait, la face livide, avec l’étrange ressemblance ; il se disait :

— « C’est moi que j’ai tué ! »

Et de nouveau, dans cette nuit, sous les baisers ardents de Assia, fiévreux comme elle, mais l’âme lointaine, il supplia ses destinées de le sauver de cela qu’il voyait venir. Tandis que Assia, lâchant ce corps d’où l’esprit était parti, tombait enfin dans un sommeil lourd, secoué de soubresauts, Marc, solitaire, dans le lit étroit où ils se touchaient, des pieds glacés aux flancs brûlants, pria, pria désespérément « que la fortune lui échût, dans les batailles qui allaient venir, d’être sacrifié, sans sacrifier la vie des autres, — pour diminuer la peine des hommes, pour la défense des opprimés !… »


Cette prière émouvante, que nulle oreille n’entendit, — il eut alors le choc halluciné qu’elle venait d’être enregistrée. Contrat conclu !… Son cœur se serra. Mais courageusement, il accepta. S’il eût été habitué aux pratiques de la dévotion, il eût dit : « Ainsi soit-il ! »

Il était trop libre de superstitions et trop acharné à son auto-critique, pour pouvoir croire à un Destin, à une Puissance inconnaissable, avec qui on s’entretient. Son intelligence rejetait dédaigneusement cette illusion. Mais la machine humaine n’obéit pas au seul levier de la raison. Marc avait pris depuis longtemps l’habitude (et en ces dernières années, l’habitude s’était développée dans l’épreuve) de ces plongées intérieures, où l’on se trouve seul en tête à tête avec les forces invisibles par qui la vie est commandée. Et la vie à son tour commande aux forces, elle leur dicte la réponse qu’elle attend d’elles, et elle les oriente sur la voie où elles doivent ensuite l’entraîner. C’est le même être qui fait la demande et la réplique, il fait son destin. Le destin vient à ceux qui vont au-devant de lui. Nul ne voyait — que Bruno peut-être — le destin au-devant de qui marchait le jeune somnambule. Annette ne le sut qu’après qu’il fut venu ; — alors, elle sut qu’avant, elle l’avait vu. Sur ses yeux larges de citerne, bien des reflets, aux autres yeux inaperçus, passaient dont sa conscience ne consentait pas à lui rendre compte.

Mais elle s’inquiéta de l’état de Marc, dans les jours qui suivirent la bagarre. Il était absent, soucieux, harassé. Le corps-à-corps tragique de la soirée, d’où l’adversaire ne s’était pas relevé, n’eut pas pour Marc les conséquences judiciaires qu’on pouvait craindre : car les témoignages établirent que la victime avait été l’agresseur, et que seul le désastreux hasard d’une chute avait provoqué la lésion fatale. La face blessée de Assia gardait gravée la brutalité de l’attaque, qui excusait celle de la défense. Et les poursuites furent abandonnées. Mais Marc n’abandonna point la plainte en justice, que dans son cœur il portait contre lui-même : car il était seul à bien savoir la volonté de meurtre qui avait rempli ce cœur. S’il n’en parlait à personne, il avait en soi prononcé l’arrêt. Il était las de lui et de ce qu’il faisait. Il n’avait plus goût au travail. Il se désintéressait des fureurs qui s’exprimaient contre lui, dans les journaux ennemis. Assia elle-même dut convenir avec Annette que leur garçon avait besoin d’être éloigné, pour quelques semaines, de son milieu de Paris, et qu’un voyage serait la meilleure cure aux préoccupations qui l’assiégeaient.

Les circonstances se prêtèrent à l’exécution du projet. Une somme d’argent assez rondelette, inattendue, revint à Marc, pour un scénario de film qu’il avait élaboré. Et Assia déclara que cet argent, il fallait le dépenser :

— « Capitaliser l’argent est immoral », disait la pince-sans-rire : « mes principes ne me le permettent pas. Mais ils m’autorisent à le manger, si je — si tu — si nous l’avons gagné. Le manger est bon et utile à la communauté. »

— a Je n’ai pas grand’faim », dit Marc, « Mais si tu l’as, régale-toi, ma petite ! Et peut-être qu’en te regardant manger, la faim me viendra. Fais ton menu ! Tout m’est égal, pourvu qu’on mange dans la même assiette. »

Assia ne se le fit pas redire. Elle décréta qu’ils quitteraient Paris, pour trois mois. Depuis sept ou huit ans, elle y mourait desséchée entre les pavés ; elle voulait de l’eau, de l’eau qui coule des neiges et des rochers, de l’eau pucelle, que n’a point encore souillée l’humanité !

— « Et tu veux lui apporter », dit Marc, « nos fièvres et nos impuretés ? »

— « Non ! Je m’agenouillerai devant », dit Assia ; « je lui demanderai pardon, en y trempant mon doigt, pour faire le signe de croix sur ma bouche et sur mon front. »

Elle choisit les Alpes. La vie d’hôtel ? — « Non. Une petite maison, que nous louerons, les trois, pour la saison. »

— « Les trois ? Nous et l’enfant ? »

— « L’enfant, ce n’est pas un, c’est le sou du franc. Les trois, c’est toi, c’est moi, et notre Annette. »

Marc fut reconnaissant que Assia songeât à emmener sa mère. Du coup, il ne fit plus au voyage aucune objection. Assia le remarqua et dit à Annette, qui se faisait prier, qu’elle était indispensable : Marc ne pouvait se passer d’elle, il était plus amoureux de sa mère que de sa femme.

— « Tu es jalouse ? » dit Annette.

— « Non. Parce qu’il n’y a pas moyen de lutter. Ce bel oiseau, vous l’avez eu tout entier ! Je n’en aurai jamais, quoi que je fasse, qu’un morceau… »

Nous ne répéterons pas ce que Annette répondit. À Gauloise d’adoption et tondue, Gauloise chevelue ! Ce fut Marc qui rougit.

Ils faisaient leurs plans ensemble, lorsque George entra avec Vania. Aux premiers mots du projet, elle cria :

— « Emmenez-moi ! Je serai la nurse. »

Assia dit :

— « Pourquoi pas ?… »

George, pour garder l’enfant. Annette, pour veiller au ménage… Assia trouvait toujours moyen de mettre d’accord l’agréable et l’utile ; emmener deux bonnes compagnes, et se décharger sur elles de tous les ennuis. Elle avait cela de rafraîchissant, qu’elle le leur disait tout franc. Marc, honteux, s’excusait :

— « Mais non, mon bête », lui dit Assia. « Je leur fais plaisir. George a été fourmi. Il lui faut sa larve à lécher. Et quant à mère Annette, elle a du lait encore dans ses seins : je lui rends son suçon : — toi. Et même, part à deux !… Moi. »

George avait bien envie de tirer les oreilles de l’effrontée. Mais elle était ravie, au fond. Annette riait. C’était vrai ! Elle devenait « grande mère », — comme c’est l’instinct des saines femmes de son âge, d’où le sang ne s’écoule plus, et qui l’amassent avec un flot d’amour. Elle eût bien allaité quelques enfants de plus ! La décision prise, Marc, qui n’y tenait point, le jour d’avant, s’en trouva allégé. La joie commune le gagnait et (ses deux femmes avaient bien vu pour lui) il avait un soulagement d’échapper, pour un temps, à l’atmosphère de Paris, saturée de soucis. S’évader de soi ! Il avait le droit, après tant de labeurs, de faire l’écolier en vacances. Tout oublier, trois ou quatre mois. Pas de risques que l’on ne retrouvât, au retour, tous les soucis laissés, sans qu’aucun n’y manquât ! D’ici là, jouir des jours, sans penser ! Faire l’enfant… Il en avait eu si peu le temps, dans sa vie de peines précoces et harassantes ! Vite, rattrapons le temps perdu !

Jean-Casimir qui, de passage, lui fit visite, la veille du départ, trouva un Marc heureux, comme il ne l’avait jamais vu. Quand il apprit le voyage, il manifesta son approbation, qu’on ne lui demandait pas, avec un contentement qui étonna. Marc et Assia lui en demandèrent les raisons. Il ne s’expliqua point ; mais il dit :

— « Quelle bonne idée ! C’est mieux pour toi, qu’on t’oublie. »

Assia le prit à part et l’interrogea :

— « Qu’est-ce que vous savez ? Y avait-il donc pour lui quelque danger ? »

— « Vous devez bien penser », dit Jean-Casimir, la fixant, « que le métier que vous lui faites faire, n’est pas de tout repos ! »

Assia se rebiffa :

— « Que je lui fais faire ? Il fait ce qu’il veut. Il fait ce qu’il doit. Et je fais ce que je dois. »

— « Si vous voulez ! Je ne discute pas l’ordre des facteurs. Le résultat ne change pas. »

Assia, s’obligeant à ne pas poursuivre la passe d’armes, à laquelle elle était disposée, — (Dieu ! que ce Casimir l’agaçait !) — pour savoir de lui ce qu’il savait, prit son sourire le plus enjôleur :

— « Alors, selon vous, pour Marc, Paris n’est pas très sûr, en ce moment ? »

— « Pas seulement Paris. Faites attention ! »

Il avait laissé son ironie. Assia la reprit, pour réagir.

— « Ils sont trop pleutres !… Quinze jours d’absence. On a vite oublié, à Paris. »

— « Les livres de comptes n’oublient pas. Doit et avoir. Tout est inscrit. »

— « Nous réglerons », dit Assia, « en rentrant. J’ai ma créance, moi aussi. »

Et elle montra sa cicatrice.

— « Elle est réglée », dit Jean-Casimir. « Et votre créance n’avait cours que sur la place de Paris. Mais vos dettes vous suivent, partout où vous allez. Vous ne connaissez pas bien le consortium international de vos créanciers. »

Assia haussa l’épaule. Ce poseur s’imaginait qu’il allait l’intimider !… Jean-Casimir n’insista pas. Qu’ils se débrouillent ! Chacun pour soi !


Qu’ils étaient, tous les quatre, libres, légers, heureux, au départ de Paris ! Il leur semblait y avoir laissé toute la charge des soucis et l’ombre du passé. La moins jeune de cœur n’était pas Annette. Elle jouissait du bonheur revenu chez ses enfants et de cette partie de vacances qu’ils s’accordaient ensemble. Si elle s’était fait scrupule de les accompagner, elle n’avait pu cacher sa joie que Assia lui fît violence pour accepter ; elle l’avouait franchement, et son visage rayonnant amusait Assia. Annette surprit le regard moqueur :

— « Tu te fiches de moi ? »

— « Je vous admire !… »

— « C’est le même… »

— « Vous avez la mine de recommencer la vie. »

— « Je la recommence, chaque matin, avec vous, les commençants. »

— « Pas seulement avec nous. »

— « Quoi ? pas seulement ? »

— « Vous la recommencez bien, pour votre propre compte ! »

— « J’ai, ma foi, peur que tu ne dises vrai… C’est honteux, hein ? à mon âge !… »

— « Oh ! que non ! Quand j’y serai, je voudrais être sûre que j’en ferai autant. Mais je ne sais pas si je pourrai… J’envie vos yeux… Vous avez les yeux d’une nouvelle épousée. »

— « Tu n’es pas folle ? » dit Annette, honteuse et contente.

— « Non, c’est vous. »

— « C’est toutes les deux », dit Marc.

— « Et moi ! » réclama George.

Ils étaient fous, tous les quatre… Beata stultitia… Les quatre innocents riaient…

Vers le matin, Annette veillait seule, assise dans un coin du compartiment. Les autres dormaient. Elle les couvait. Quand blêmit l’aube, à la frange des hauts plateaux, elle pensa : — « Déjà !… » Elle eût voulu que la nuit ne finît jamais. Elle tenait tous ceux qu’elle aimait, sous ses ailes. À ses côtés, son fils, les yeux fermés, inclinait son visage vers l’épaule maternelle. Sur son jeune front, que le souci avait rayé de son ongle, Annette se pencha, étudiant le livre des jours meurtris. Il y avait bien des secrets écrits… Ah ! si elle avait pu lui prendre ses blessures !… Elle avança l’épaule sous la tête du donneur, qui s’y posa. Les yeux de Marc s’ouvrirent, et l’ombre du visage s’effaça. Il sourit à la bouche de la mère qui effleurait ses paupières. Sans bouger de l’appui de l’épaule, il dit tout bas :

— « Notre première nuit de voyage, ensemble… »

— « Il y en a eu d’autres », murmura Annette.

— « Quand ? »

— « Tu n’étais pas encore né. »

— « Où allions-nous ? »

— « J’allais te vêler aux champs. Je fuyais… »

— « Comme la vache Io. »

— « Non, aucun taon ne me piquait. J’avais le bonheur dans mon ventre. »

— « C’était le bon temps ! » dit Marc, avec une tendre ironie.

— « Il n’était pas mauvais pour toi. Tu dansais. »

— « J’en suis bien aise ! Et toi, que faisais-tu ? Tu chantais ? »

— « Tu l’as dit !… Mon cantique de Jeanne d’Albret. »

— « Recommencerions-nous ? »

— « Quoi ? »

— « L’évangile de Marc ? »

— « Sans en passer une ligne. »

— « Tous les chapitres n’étaient pas bons. Je t’ai fait saigner, plus d’une fois. »

— « C’est moi qui t’ai fait tes griffes. »

— « Quelle chance pour nous, dans la vie dure, de nous être rencontrés ! »

— « Tu appelles cela une rencontre ? Grain de mon champ ! »

— « D’où vient le grain ? »

— « Je n’en sais rien. Je t’ai fait mien. »

— « Et si le vent m’avait porté dans un autre champ ? »

— « Tu n’aurais pas pu t’échapper. De n’importe quel grain, je t’aurais fait. »

— « Un peu de blé, beaucoup d’ivraie. »

— « Et des coquelicots, et des bleuets… Tout n’est pas bon à manger. Mais le tout m’est mon bouquet. »

— « Ma plus-que-mère, mon amie, il y a en nous deux — tu m’as donné — à la raison emmêlée la folie. »

— « C’est le meilleur. Aurions-nous vécu sans elle ? Dans les années sans soleil, le coquelicot et le bleuet nous éclairaient. »

— « Et tu dis vrai. Si je n’ai pas tant de fois coulé au fond, tiré aux pieds par le désespoir et par la honte, c’est que dans ton ventre j’ai dansé. »

— « Tu danses encore, au rythme du wagon. Dansons nos peines, mon cher garçon, comme les moucherons dans le soleil ! »

Le premier rayon frôla le givre de la vitre.

Marc se redressa, et de ses yeux clairs regarda sur la joue de sa mère le rayon, et dans la plaine le nouveau jour :

— « Pour les moucherons, un jour de vie ! » dit-il. « Dansons ! »


George et Assia passaient les journées à courir dans la montagne. Entre deux passions tiraillée, — l’amour de l’enfant et le sport — George avait fini par céder l’enfant à Annette, qui s’offrait à l’en décharger. Elle avait un peu honte ; mais tant pis ! Ses jambes et sa poitrine et tout son corps de jeune pouliche criaient vers la course, vers les cimes et le soleil. Annette ne se plaignait pas de la corvée : elle avait d’abord voulu les suivre, avec une fougue trop confiante en ses prouesses d’alpinisme, aux jours d’hier ; mais son cœur s’était chargé de lui rappeler qu’entre hier et aujourd’hui il s’était écoulé une vie. En plein élan d’une grimpée, elle avait dû s’arrêter, percée d’une flèche. Elle suffoquait ; mais elle fit en sorte que les trois autres ne s’en aperçussent point :

— « Allez, jeunesse ! Je vais à mon pas. »

Elle feignait de s’attarder à cueillir des fleurs. Les grimpeurs qui riaient s’éloignèrent. Elle resta seule, assise au-dessus de la vallée, mouillée de sueur, moins de la montée, que du brusque assaut à son cœur. Elle reprenait souffle, et sa main qui comprimait sous la gorge l’artère tâtait dans son champ l’ennemi. Elle était forcée de reconnaître ses limites ; la maladie, les grippes récentes, les lui avaient bien rappelées ; mais elle se refusait à les admettre, elle se disait :

— « Bon pour un temps ! Je me replie. Aussitôt guérie, je reconquerrai ma frontière du Rhin !… »

Elle devait aujourd’hui s’avouer qu’il lui fallait reculer ses frontières. Et jusqu’à où ? Et jusqu’à quand les pourrait-elle garder ?… Campagne de France… Au bout, les adieux de Fontainebleau… La pinçure d’un sourire au coin de la bouche entr’ouverte, elle ironisait son Iliade. Au bout du compte, toutes elles se valent ! Comme cette fourmi sur la pente, elle avait porté sa brindille… Où et pourquoi ? La question ne se posait même pas. On a bien assez à penser de porter son poids sans trébucher !… Mais le curieux, c’est que quand on est sur le point d’en être déchargé, on se dit : — « Si tôt fini !… »

Elle redescendit à petits pas jusqu’à un tournant qui surplombait, de cent mètres au-dessus, le petit chalet au soleil. Sur l’herbe chaude elle s’assit, les genoux remontés, les mains nouées autour des chevilles. Elle écoutait, sur la toile de fond bruissante de la vallée, torrent et cloches, la voix toute proche de l’enfant, qui pourchassait de ses petites jambes des poulets piaillants. Et dans son cœur, au bout d’un instant, tout se confondit… Où en était-elle ? Était-elle la grand’mère, la mère, ou l’enfant ?… Ce qu’il y a de bon, quand on est au bout du chemin, c’est qu’on peut le refaire tout entier, on le connaît tout, on jouit de tout. On ne le peut pas, lorsqu’on est au commencement. Elle jouissait si bien de la route qu’elle s’attardait au milieu. Elle se voyait, trente ans avant. Le bout de ses seins la brûlait. C’était son enfant qui jouait, à ses pieds. Elle avait oublié le rappel de l’âge par la douleur, l’instant d’avant. Le temps avait beau tirer la corde. Sa pente naturelle était vers la jeunesse. Son esprit n’en était pas dupe…

— « Je sais, je sais… Mais je ferme les yeux… Je m’évade… »

Elle ne cherchait pas trop à lire ce qu’elle rêvait, les yeux ouverts, dans le chant d’or des abeilles qui suçaient la gentiane et le genêt.

Mais un autre lut, sans demander la permission. Marc s’inquiétait de ce que sa mère était devenue. Il redescendit, laissant les autres poursuivre leur course. Elle ne l’entendit pas approcher. Il s’arrêta pour la regarder. Il la prenait au dépourvu. Elle lui livrait une Annette inattendue, — une femme que pourtant il reconnaissait, dans le halo du souvenir… Il l’avait vue avec ses yeux d’enfant, quand elle avait l’âge qu’il avait aujourd’hui… Ce ne fut que l’image d’un instant : la rêveuse fut avertie par ses antennes, tourna la tête, eut une surprise de joie confuse, et, d’un trait, comme l’hirondelle, redescendit dans l’aujourd’hui. Il retrouva la mère de Marc. Il s’assit près d’elle, et ils causèrent affectueusement. Mais il n’oubliait pas ce qu’il avait vu dans ces yeux clairs et sur cette bouche entr’ouverte : ce rêve naïf et ce désir de renouveau. Et Annette, confusément avertie qu’elle avait été vue, comme une baigneuse dans le ruisseau, ne protestait pas, tendre et honteuse : (le mal était fait !) ; elle avait l’air de s’excuser :

— « Vilain garçon, ne regarde plus !… Tu m’as vue… Pardon ! »

Ils s’entretenaient de divers objets familiers, qui ne touchaient point au fond de leur pensée. Mais, à leur insu, entre les deux qui causaient, les rapports étaient intervertis. Elle était plus jeune, et lui plus âgé. Il se faisait comme un échange de leurs années, qui rétablissait la balance des comptes. Ils se sentaient devenus égaux et compagnons. Elle ne s’étonnait pas de cette fraternité. Mais Marc, se taisant, semblait gêné ; et Annette le fut aussi : car elle sentit qu’il allait toucher à quelque secret. D’elle ou de lui ? Un léger tremblement intérieur l’avertit que c’était d’elle, quand le grand fils, lui posant la main sur la main, dit, hésitant d’abord, puis tranquille :

— « Maman, pourquoi ne l’épouses-tu pas ? »

Elle fut foudroyée. Elle ne se fût jamais attendue à ce secret dévoilé… Quoi ? Quel secret ? C’en était un, pour elle-même. Qu’une telle pensée, étouffée, qu’elle croyait morte, eût pu affleurer au bord de son regard, qu’on l’y ait lue, l’atterra. Elle baissa la tête, écrasée. Elle eût voulu se cacher la face dans ses mains. Mais elle ne pouvait faire un mouvement. Marc, la regardant, vit son désarroi. Il la prit tendrement dans ses bras. Elle s’y blottit, cachant ses yeux, incapable de répondre un mot ; et son silence était un aveu. Qu’elle était jeune, et que sa confusion était touchante ! Marc lui dit :

— « Pardonne-moi !… »

Elle dit, sans relever la tête :

— « J’ai honte qu’on puisse lire de pareilles choses en moi ! Mais tu te trompes. »

Il voulut lui relever le front avec ses mains :

— « Regarde-moi ! »

Elle dit : — « Non ! » et replongea dans sa cachette. Il sourit, et dit, lui caressant la tête :

— « N’aie pas honte ! Quelle honte y a-t-il ? Il t’aime. Tu l’aimes. Et nous l’aimons. Il est digne de toi. Il vaut mieux que nous. »

Annette releva la tête et, rougissante, mais raffermie, le regarda en face :

— « Qui veux-tu dire ?… Tu ne sais pas, mon cher garçon… Tu ne peux savoir… C’est de Bruno que tu veux parler ? »

— « Et de qui d’autre ? »

— « Non, tu ne sais pas… Même si je songeais à me marier, ce n’est pas Bruno que j’épouserais. »

— « Ne l’aimes-tu pas ? »

— « Même si je l’aime. »

— « Je ne comprends pas. »

— « Ne comprends pas ! Laisse-moi au moins ce coin de secret ! On ne vit pas sans un peu d’ombre. »

Marc se tut. Il avait compris. Annette vit qu’il allait encore parler. Elle lui ferma la bouche avec sa main :

— « Tais-toi, mon petit ! »

Il insistait :

— « Epouse l’autre ! »

— « Non, je ne veux pas. »

— « Pourquoi ? »

— « Je ne peux pas… Laissons cela ! C’est ridicule… Une vieille femme… »

— « Tu es aussi jeune — tu es beaucoup plus jeune que moi. »

— « J’ai été. Mon temps est passé. »

— « Ce n’est pas vrai. Il y a des cœurs qui sont usés, à vingt ans. Pour le tien, la vie est toujours nouvelle. Tu te remets en route, chaque matin. »

— « Oh non ! Oh non !… Je ne veux pas être la Juive-errante, qui marche toute l’éternité… Assez trimé ! Assez aimé ! »

— « Tu ne veux plus de nous ? »

— « Je ne veux plus que vous. Je n’ai plus droit qu’à mes enfants. »

— « Ce n’est pas assez. »

— « Ce n’est pas assez, mon Marc et son Marcassin !

— « Non, car les jeunes partent en chasse et laissent Annette, comme aujourd’hui, au bas de la côte. »

— « La pauvre Annette ! Elle attendra… Courez, mes petits ! Chacun son tour ! »

Il lui mit sa main sur l’épaule.

— « Annette ! » fit-il sans réfléchir ; et aussitôt, confus : « Pardon ! maman !… »

Mais elle riait :

— « Cela me plaît ainsi. Tu es devenu le père de famille. »

Il hésita, troublé. Puis :

— « Annette, soit !… Je ne trouve point juste que la vie s’arrête au seuil des enfants. Quand elle est encore pleine de sève comme la tienne, c’est un crime de l’étouffer. Je me fais l’effet d’un meurtrier. Dans la nature, quand les petits savent voler, les père et mère reprennent le cours de leur voyage. Tu n’es point faite pour être attachée au foyer d’un autre. Mon foyer est tien. Mais aie ton foyer ! Et qu’il soit mien ! Laisse-moi t’aider à te rebâtir ta vie indépendante ! »

— « L’indépendance ne risque point de me manquer jamais. Mon cher garçon, je n’ai besoin de personne pour la prendre. J’ai bien plus besoin d’un être qui me la prenne. »

— « Je ne te l’ai pas fait dire ! Tu aimes encore… »

— « Toi », dit Annette, détournant la tête.

— « Ô la menteuse ! »

— « Je mens, moi ? » fit Annette impétueusement, serrant entre ses deux mains les joues de son fils.

— « Mais oui, tu m’aimes, c’est entendu ! Alors, pourquoi ne me confies-tu pas tout ? »

— « Qu’ai-je à te confier ? Indiscret, tu entres partout. Tu sais tout. »

— « Puisque je sais, avoue ! »

— « C’est déjà fait. »

Ils se regardèrent dans les yeux. Marc, à mi-voix, demanda :

— « Qu’est-ce qui t’arrête ? Tu crains de faire tort à l’un des deux ?… »

Annette, de la main, lui intima le silence :

— « Assez, mon Marc ! N’en parlons plus !… Je t’en reparlerai peut-être, dans quelques mois. J’ai besoin d’y penser, seule. Tu me troubles… Mais j’aime mon trouble, puisqu’il me vient de toi. Merci de m’avoir forcée à voir clair en moi ! »

Ils restèrent l’un auprès de l’autre, sans parler, regardant à leurs pieds la vallée. Annette dit…

— « Mon grand fils ! »

— « Sais-tu ? » dit Marc. « Je me retiens pour ne pas te dire : ma petite cadette… »

— « Et je le suis », dit Annette. « On rapetisse, en vieillissant. Et tu as grandi. C’est toi, à présent, mon aîné ! »

— « Appuie-toi donc ! »

Annette s’appuya. Ils écoutèrent, dans la vallée, le grondement d’un train qui passait. Annette dit :

— « C’est beau, d’en être arrivé à ce degré où l’on n’est plus que deux frères ; et c’est la sœur qui dit au frère : — « Tu es le chef. Guide-moi, à ton tour ! »

Marc lui avait pris la main. Et à cet instant — l’angélus de midi sonnait d’en bas — ils eurent tous deux l’impression vive, non définie, qu’un cycle de leur vie était accompli. C’était la lumière profonde d’un beau jour… Mais il y avait, après, la nuit. Car, au delà de cet instant, ils ne voyaient plus la suite des jours qui allaient venir…

Et cet arrêt de la vision les saisit au cœur, comme un danger qu’ils ne pouvaient comprendre. Mais ils ne s’en dirent rien. Et vers la maison, ils redescendirent.


Coulèrent les jours bienheureux, les plus confiants, les plus intimes. La mère et le fils avaient maintenant ouvert la porte du silence, les fausses barrières morales. Ils partageaient fraternellement les secrets communs, qu’ils évitaient jusqu’alors de se livrer. Et ils avaient la joie de retrouver, chacun dans l’autre, ses propres faiblesses et ses élans, les mystérieux courants de sa vie. Ainsi, bien des énigmes de leur destinée, qui les troublaient isolément et même que chacun à part se reprochait, s’éclaircissaient ou s’apaisaient, en étant portées par tous les deux. Ils souriaient de se confesser leurs imprudences et leurs erreurs, leur goût du feu, leur goût du risque, qui leur avait fait, plus d’une fois, à leurs dépens, chercher le danger et se brûler aux âmes « dangereuses ». Ils devaient convenir qu’ils préféraient leurs brûlures à la tiédeur tranquille de tant de « braves gens », qu’ils connaissaient. Ils se reprochaient leur froideur pour ces « braves gens »… Ils les estimaient… Ils les estimaient… Ces « braves gens !… » C’était la jument de Roland. Elle est sans défaut. Mais elle est morte… Il n’y a point d’espoir ! Le ferment de vie, la révolte, leur manque. Cette brave terre, épuisée, ne produit plus. Il faudrait, pour la renouveler, l’engrais et le soc, « rame dangereuse » et le labour de la révolte. Il faut retourner, jusqu’au fond, le morne champ de la stérile honnêteté, et y couler le jet de semence, le grain brûlant, qui donne la vie, en mourant ! — Mais on ne le peut, qu’en étant soi-même, non seulement le soc, mais le grain… Donner son corps. Donner sa mort…

Marc n’était que trop sûr de la donner : c’était, chez lui, une certitude inavouée, où confluaient le désir et la crainte : — (l’esprit accepte, la jeune chair renâcle…) — Annette pressentait en son fils ces pensées ; mais elle essayait de les écarter ; elle voulait se persuader que ce sacrifice lui serait épargné, comme il l’avait été à elle, au cours d’une vie de risques et de combats. Elle commettait l’erreur ordinaire, en évaluant l’avenir d’après le passé ; elle ne voyait pas que l’ère où était entrée la vie de Marc était celle des grands bouleversements de la terre, au seuil desquels sa vie à elle était restée… Est-il bien sûr qu’elle ne le vît pas ?… Elle détournait son regard de ce côté… Plus tard ! Plus tard !… On aura le temps d’y aviser. Ne troublons pas ces jours heureux ! Un ruisseau de paix coule dans l’air…


Annette cheminait, à mi-côte, dans la forêt. Les arbres noirs étaient mêlés aux hêtres, à demi-dépouillés, qui commençaient à refaire leur plumage de printemps. Et tous ensemble, agrippés aux pentes raides de la montagne, semblaient une armée qui se lance à l’assaut. On entendait au loin, en haut, les coups de hache des bûcherons et le fracas d’arbres abattus. Le sentier, suspendu au flanc des monts, se déroulait en un long anneau, que çà et là coupaient un jeune torrent chevauché d’un pont de fortune, sans rampe, grossièrement taillé, hasardeux — et quelque « râpe », — un sillon abrupt et pierreux utilisé pour le dévalage des billes de bois coupé. Rien ne l’indiquait pour les étrangers qu’une pancarte en allemand, que le vent avait abattue et que l’insouciance du pays n’avait pas remise en place, tous les natifs étant avertis.

Annette l’était, par son expérience de la montagne. Mais devant elle, une famille de promeneurs ne l’était pas. Le père, la mère, assis à quelques pas de la râpe, qui formait à cet endroit un coude, paisiblement contemplaient leurs deux enfants et la gouvernante, qui cueillaient les premières violettes. La petite fille — huit à neuf ans — s’aventurait au bord de la râpe, risquait une jambe sur la pente, pour attraper un nid de primevères. Aucun danger ne menaçait. La râpe semblait abandonnée. Mais il n’était pas prudent de s’y promener ; et Annette voulait mettre en garde les parents, quand la fillette perdit pied sur le terrain friable de la pente, qui s’éboula, et elle glissa au creux de la râpe. L’enfant riait de l’aventure et ne se pressait pas de remonter. Juste à ce moment, les cris rauques annonçaient d’en haut le lancement d’une charge de bois. Avant que les parents de l’enfant eussent compris, Annette, penchée au bord de la râpe et tâchant en vain d’attraper la main tendue de la fillette, sautait en bas et l’entraînait dans le renfoncement d’un promontoire formé par les racines d’un vieux sapin incrusté à un rocher qui avançait, suspendu sur le couloir. L’avalanche de bois et de pierres passa en rafale, à côté d’elles, sans les toucher. La famille avait assisté éperdue à la scène prompte comme l’éclair, avant qu’aucun, glacé d’effroi, eût pris conscience d’une décision. Quand la sauveteuse eut hissé sur la rive l’enfant, qui commençait à avoir peur, elle fut reçue avec des transports. Le père manifestait une émotion presque hystérique : il embrassa Annette, en pleurant. Annette, passant de bras en bras, étourdie par le flux de paroles qui l’inondait avec les larmes, avait un amusement agacé à retrouver la volubilité de la langue italienne, qu’elle aimait.

Après que se fut calmée la première fureur du sentiment et que les embrassades furent dénouées, on se présenta. L’homme, très brun, aux joues bleu-noir, frais rasées, contre lesquelles les joues d’Annette s’étaient frottées, un long museau asymétrique, aux yeux de feu, intelligent, hypernerveux, mais (Annette eut vite fait de le saisir) jouant de ses nerfs, en bon acteur que son rôle prend, mais qui se regarde jouer, — était un banquier du Veneto, en villégiature avec sa famille à l’hôtel voisin du chalet, où les Rivière étaient campés. Il les avait remarqués, au passage ; et son attention toujours en éveil avait reconnu Annette, pour l’avoir vue, une seule fois, chez Timon, à son bureau, où le rude maître avait eu recours à la mémoire de la secrétaire pour des détails précis de correspondance et d’affaires. Le rôle joué par Annette auprès du condottiere n’avait pas été sans l’intriguer ; il avait pris soin de se renseigner : ce qu’il en avait entendu, bien ou mal, l’avait intéressé à la dame. Il connaissait, lui aussi, les condottieri ! Son regard trottant avait sans bruit pris les mesures de la mère, du fils, et de la bru : aucun des trois ne lui avait paru indifférent. Il les invita tous les trois, à souper, le soir. Il était difficile de se dérober, dans ce lieu où ils étaient presque les seuls voyageurs : (la saison commençait à peine, et l’hôtel n’était rouvert que depuis une huitaine). La gratitude des parents avait besoin de se manifester : le mieux était de s’y prêter, de bonne grâce. On eut donc quelques heures de cordial entretien, où la chaleur communicative des Italiens conquit la réserve, même de Marc et de Assia. Leur affectueuse expansivité n’était pas jouée ; et la confiance témoignée par le banquier n’avait rien à gagner de ses obscurs partenaires d’un soir : elle valait d’eux quelque retour. Ils parlèrent en toute liberté.

Leone Zara était un Juif dalmate, d’une vieille famille installée à Venise, qui dirigeait une des banques les plus importantes d’après-guerre. Sa femme, judéo-américame, appartenait aussi au monde de la finance. La Banque de l’Adige et de la Piave avait su, après la marche sur Rome, lier partie avec le régime, dont elle était un des soutiens. Elle consacrait une grande partie de son actif et les dépôts de ses clients à des opérations intéressant le fascisme : une librairie du parti, et l’organisation dispendieuse de la propagande du livre italien à l’étranger. Elle faisait plus, — mais Leone Zara, pudique, effleura seulement le sujet : — elle subventionnait largement des personnages, dont la fidélité au parti était de prix — (Zara clignait de l’œil, malicieux ) : — on s’arrangeait pour donner à toute leur gens un travail généreusement rétribué : la susceptibilité chatouilleuse des personnages, ainsi, était sauve. Zara s’étendit plus complaisamment sur des expéditions à la fois politiques, commerciales et scientifiques, en Asie centrale, que les fonds de sa banque entretenaient. Homme fin et instruit, de vieille race cultivée, de manières courtoises, — (Annette faisait la comparaison avec son rustre du Périgord), — il avait le goût de l’art et des choses de l’esprit. Il avait aussi celui de la collection psychologique, des types humains ; et pour lui-même, il avait son musée secret des anomalies, des âmes anormales, que les troubles du temps avaient formées ou déformées, des superhommes ou de ceux qui sont au-dessous de la cote. Il était fier de ses « monstres » : le mot, pour lui, n’avait rien de désobligeant ; c’était le jet brûlant de la nature, qui s’essaie, souvent en manquant son but, ou passant outre, à un type nouveau… peut-être, l’amorce d’une espèce. Il ne cachait pas qu’il en avait un spécimen de choix, dans la personne de celui-là même qui le tenait en laisse : le Duce… Ils se tenaient mutuellement : l’Argent, le Poing. Et tous les deux, de dures têtes, l’une de Rome, l’autre de Tyr et de Saint-Marc…

Il fit du maître un vif portrait. Il en parlait sans ménagements, avec attrait, comme dans sa loge un spectateur, d’un tyran de théâtre. Et c’était ainsi qu’à l’en croire le Duce lui-même se fabriquait : comme on fabrique un scénario. Il le disait, cet artifex, pour qui le monde était une matière à pétrir ! À ce degré du commediante (du tragediante… car il ne riait guère !…) tout était étoffe de théâtre : les peuples, l’État, le salut public. Il incorporait tout dans son rôle. Il empoignait, il violentait les masses humaines, il entrait dedans… Il restait dehors ! Il restait seul, même dans la prise. Un fort désir, mais peu d’amour. Peu de sympathie, peu de respect pour l’humanité. Beaucoup plutôt une force de haine, et, recouvrant tout, une indifférence foncière pour tous ces hommes aplatis, qui se ruaient sous ses semelles. Le mot de « masses » avait vraiment pour lui le sens de masse de glaise pour les doigts violents du sculpteur. Et ce qui comptait, en fin de compte, ce qui remplissait son âme aride et brûlante, ce n’étaient ni les hommes ni les États, c’était son œuvre… Ce n’était pas rien ! Chez un artifex de sa mesure, c’est beaucoup plus que l’ego ordinaire, aux dimensions de l’espèce moyenne, — plus que la vanité, plus que l’argent, même plus que la gloire… C’est la torche de l’action fumante, qui dans les espaces solitaires livre une sombre bataille — échec, victoire, qu’importe ? — agir ! Agir, combattre, la seule affirmation contre le néant…

Annette suivait sur les lèvres longues et mobiles du banquier, qui grimaçaient d’un plaisir passionné — (Et lui aussi était un artifex ! ) — le personnage qu’il évoquait ; et elle voyait un aventurier de Shakespeare, qui bataillait contre le songe opaque de la vie, et qui taillait à coups d’épée, dans l’ombre épaisse et sanglante, la destinée… Zara, qui jouait aussi son rôle dans la pièce, disait :

— « Tant pis, tant mieux, pour ceux qui ont la fortune (ou l’infortune) d’être un morceau de cette matière que le sculpteur écrase entre ses doigts, pour modeler l’œuvre ! Dans cette époque de masses énormes en fusion, grosses d’énergies, que l’impuissance démocratique laisse s’user et s’entre-détruire, il n’y a que deux hauts-fourneaux qui sachent les utiliser : la Rome du Duce et l’U. R. S. S. Mais celle-ci détruit tout l’ordre de choses ancien, et elle prétend fonder un ordre nouveau. L’autre s’accommode des éléments du passé, qu’il renouvelle en changeant la forme plus que le fond ; il n’a guère confiance au progrès, il maintient la vieille armature, le roi, l’église, le capital, la famille et la propriété ; il y inocule les virus nouveaux, les syndicats, les fédérations de professions, les corporations, les organisations ouvrières, afin de les rendre inoffensifs… »

Zara trouvait naturellement son avantage à l’ordre ancien reconsolidé, aggloméré en ciment armé, avec ses vieilles injustices fondées en droit romain, ses hiérarchies, ses cloisons de castes et de métiers, ses privilégiés de la naissance et de l’aventure, et sa plèbe — Populusque — avec leur Imperator.

Ce n’était pas qu’il se fît des illusions sur les dangers qu’offrait une construction sociale, qui reposait sur le génie dolent d’un seul homme. De cet homme il connaissait, mieux que quiconque, les tares morales et physiques, les faiblesses, les maladies, les brusques et brutales oscillations, ces inquiétants ressauts d’humeur et de volonté, cette aléa qui secouait le sol, comme les tremblements de terre qui perpétuellement menacent la Rome éternelle. D’un jour à l’autre, tout l’édifice, plus en décor de Piranesi qu’en fondations, pouvait craquer. Miser sur lui, sur l’homme, sur l’œuvre, était hasardeux. Mais le banquier, comme tous ceux qui ont affaire à la fortune, était joueur. Ou miser sur le Prince, ou miser contre le Prince… Il n’y avait pas à hésiter, — pour aujourd’hui. Pour demain, on verrait !… Il avait les doigts longs et prestes. Si le Prince avait lu Machiavel, le valet l’avait lu aussi. Il n’attachait point d’ailleurs un prix excessif à la fortune, qu’il savait passagère. Il était prêt à perdre comme à gagner, s’échauffant au jeu, mais par jeu, et gardant fraîche son ironie. Le terrible sérieux du Duce ne l’atteignait point, — bien qu’il sût se mettre au ton. Il était un Juif de l’Ecclésiaste : fiévreux, avide, et détaché.

Ses yeux lucides tâtaient, en parlant, ceux d’Annette. Il mettait trop de complaisance à lui prêter ses sentiments. En d’autres temps, à un autre âge, elle eût peut-être ressenti quelque curiosité pour le condottiere. Mais l’âge et l’expérience l’avaient blasée. Elle se désintéressait de l’aventure qu’était la vie pour les Cortez et les Pizarre, pour les Duci et les Timon. Elle n’était point, comme les badauds, impressionnée par ces grosses forces aux mâchoires crispées, dont la violence du regard asséné, comme un coup de trique, fait baisser les dos des masses, qui dans leur peau suent de peur et de plaisir — du plaisir d’être rossés. Aussi bien que Zaxa, elle savait que ces grosses forces ont leurs faiblesses, que ces gros murs ont leurs lézardes, et qu’ils s’écroulent tout d’un coup. À la différence de Zara, c’était peut-être par ce côté pitoyable, caché par eux comme une honte, qu’elle ressentait pour eux quelque intérêt. Ces individualités effrénées, qui bandaient leurs muscles pour s’élever au-dessus du troupeau, elle suivait leurs efforts convulsifs pour s’y arracher, pour le dominer. Elle savait d’avance qu’ils seraient vaincus… Et celui-ci comme les autres…

— « Duce noir !… Tu seras vaincu. Nous le sommes tous, nous le serons tous, au bout du compte. Et c’est ce dénouement pressenti, dès le début de la tragédie, qui nous intéresse à ces vainqueurs : les Œdipe-Roi, les Coriolan et les Macbeth !… Un de plus !… Torche fumante, tu t’éteindras. Songe vivant, agite-toi, et meurs !… »

Marc n’éprouvait pour la torche romaine ni cet attrait, ni cette pitié, (qui eût été d’ailleurs pour elle le plus sanglant des affronts) : il eût voulu l’écraser sous ses pieds… {La haine aussi est quelquefois une forme de l’attrait : un bouclier pour s’en défendre)… Ce que Marc voyait surtout dans la fresque, brossée par le Fa presto du ghetto vénitien, ce n’était pas l’homme à la mâchoire et à la trique, c’étaient ces dos, ces millions de dos courbés sous la trique, et qui se redressaient, après rossée, exaltés,.. Ces lâches jeunes hommes, (il n’en connaissait que trop, en France et autres lieux !) qui gémissent sur la faiblesse du temps, et soupirent après un Duce, ou un Führer, — un pied au cul ! S’ils aiment tant la force, qu’ils montrent donc la leur ! Compter sur celle d’un autre, lui déléguer par procuration la sienne, celle qu’on voudrait, celle qu’on ne peut pas, celle qu’on n’a point, — y a-t-il rien de plus abject ? Chiens couchants ! Chiens rampants ! Qu’on les fouaille !… Ce petit mâle avait (Qui sait ?) pour ces autres grands mâles qui règnent sur les troupeaux asservis, un sentiment de rivalité obscure et de révolte. Jamais il n’aurait pu se sacrifier pour un homme. C’était trop peu ! Il en avait mesuré l’aune. Et il avait l’abomination des : « Qualis artifex !… » Il lui fallait un plus haut objet de sacrifice : plus qu’un homme, — les peuples, ces masses mêmes humiliées et asservies, l’ensemble des hommes… Mais il ne parvenait pas à l’équilibre entre ces deux termes : servir les hommes, et agir sur eux, — agir par eux, agir contre eux, s’il faut, afin d’agir pour eux ! Savoir commander et obéir : les deux pôles… (Il faut les deux pôles, pour faire le globe…)

Assia, non moins ennemie que lui des dos noirs, ne dissimulait pas son intérêt pour l’expérience fasciste. Chez elle, la violence du combat, même mortel, n’excluait pas un fond de sympathie pour l’adversaire qui était de taille. Elle n’avait de réelle aversion que pour ceux qui se dérobent au combat, ceux qui se masquent, ceux qui s’enduisent d’un vernis d’huile pour échapper, pour les visqueux, les serpents d’eau qui vous glissent entre les mains, pour les eunuques, pour les impuissants, pour les amorphes. — Le fin Zara captait en elle l’attrait sous l’animosité. Il manœuvrait son miroir aux alouettes : cette flambée d’agir surexcitée dans les cervicaux de la jeunesse italienne par le soleil noir, que recouvraient en le répercutant les milliers d’ailes des avions, la couvée d’oiseaux rapaces de Balbo. Il engageait les deux jeunes gens à venir tâter le pouls accéléré de cette jeune Italie, que l’on connaît mal, à l’étranger, et dont le fascisme a fait l’élevage, non pour l’étable, mais pour l’arène, comme les taureaux. — Assia n’avait point de peine à apprécier cette flamme d’action entretenue, même sous une forme agressive, qui les groupait en une armée prête à la marche contre l’ennemi…

— « Mais qui, s’il vous plaît, était l’ennemi ? »

Ses yeux d’acier ne se laissaient pas leurrer par le miroir à prendre les sots…

— « Ces va-t’en-guerre, contre qui vont-ils, et contre quoi ? Et pour qui, pour quoi, vers quoi ? Où allez-vous ? Le savez-vous ?… Je ne dis point vous, monsieur Zara, il est probable que vous le savez, je ne suis pas assez indiscrète pour m’informer ; — mais les autres, mais les vôtres, vos troupes, ses troupes, — mais même lui ! Lui, l’homme qui les mène, lui, le metteur en scène ! Sait-il seulement la fin de sa pièce ? Que veut-il, au juste ? À quoi croit-il ? A-t-il fixé son scénario ? Il en a changé dix fois, il en changera encore dix fois, — la guerre, la paix, le poing, les pactes — si le public a la patience de suivre le spectacle. À l’heure actuelle, votre idéal du fascisme italien (vous le masquez !) ne dépasse pas l’étape de la nation armée, bardée et barbelée. Pour vos bandes noires, prêtes à marcher, qui donc n’est pas l’ennemi ? L’ennemi est l’au dehors, l’au-delà de l’enceinte, l’au-delà de l’Empire : Rome en face des barbares… Alors, c’est moi le barbare, c’est nous l’ennemi ? Cartes sur table ! Votre combat n’est pas pour nous. Votre combat est contre nous. Et êtes-vous bien sûr qu’il soit pour vous ? A-t-il un but ? S’en soucie-t-il ? Au meilleur sens, au plus élevé, — le sens tragique des coqs de lettres qui claironnent le combat, ceux qui ne se battent pas, mais qui font battre les autres : les Nietzschéens, — votre fascisme souffle dans tous les peuples cet esprit de lutte et de primauté, d’impérialisme éternel, qui est, à en croire votre Duce, la formule même de la vie à tout jamais. C’est le combat pour le combat, sans fin, sans progrès, sans espoir… ( « Je n’ai pas besoin d’espérer pour entreprendre… » ) Musique connue ! — Eh bien, moi, j’ai besoin d’espérer, et je veux savoir oii je vais. Où allez— vous ? »

La longue bouche de Zara se tordit. Il rit :

— « Nous allons. Que faut-il plus ? Ce qu’il faut aux hommes, ce sont, de loin en loin, des Animatori, qui remontent l’horloge rouillée de la vie. Ne croyez-vous pas que votre France aurait besoin d’un Animatore comme le nôtre, qui secoue la sieste de votre inamovible démocratie ?

— « Rien pour moi ! » dit Assia. « Je viens d’ailleurs. Et je n’ai pas besoin d’ « animateur ». Je suis une Scythe. Et le combat que nous livrons en U. R. S. S. n’est pas pour tailler la statue d’un « M’as-tu vu ? ». Nous combattons pour tous les hommes, pour un meilleur avenir. »

— « Et en attendant », dit Zara, « le présent est pire. »

— « Je ne l’échangerais contre aucun autre », dit Assia. « Il est comme quand j’avais mon petit dans mon ventre. Il porte l’avenir. »

— « À chacun donc son plaisir ! » fit le banquier, avec un sourire charmant. « À vous, madame, le bel enfant — l’avenir ! Je me contente du présent. »

Ils se quittèrent très bons amis, — puisque, Dieu merci ! l’occasion paraissait exclue qu’ils eussent à être ennemis. Chacun avait son champ séparé. Les petits jeunes gens paraissaient à Zara inoffensifs : (il ne connaissait de Marc aucun écrit). Une mutuelle courtoisie faisait passer sur les différends d’opinion, comme sur des thèmes d’entretiens de société. Le seul sérieux de la rencontre tenait, pour Zara, au geste sauveur de la femme qui avait arraché sa fillette à la mort. Le sentiment de la famille était, chez lui, l’unique passion qui échappât au scepticisme. Son vif regard, qui s’amusait aux discussions de ces interlocuteurs de rencontre, sans y prêter quelque importance, ne s’attachait vraiment qu’à la personne d’Annette, qu’il enveloppait de sa gratitude ; et la jeune couvée Rivière en bénéficiait. Ils les engagea à visiter l’Italie, et il les invita chez lui, à Rome. Il se mettait à leur disposition pour toute occasion où il pourrait leur servir. Il ne semblait point qu’ils eussent à user de sa complaisance. Leur plan de voyage s’arrêtait en Suisse, et ils ne songeaient pas à dépasser Lugano. Le temps et la bourse étaient limités.

Le temps l’était plus encore qu’ils n’eussent pensé.


C’était, je crois, la veille de leur départ pour le Tessin, que je les vis. J’étais assis sur une prairie, au dessus du chemin accroché au flanc de la montagne. Ils ne me virent pas. Je reconnus Marc au bras de sa mère. Je remarquai les attentions que Marc montrait pour faire passer à sa compagne, qui semblait laisse, un petit ruisseau. L’enfant trottait, cueillant des fleurs, avec Assia qui s’attardait, grimpant sur le talus comme une chèvre. Elle vint près de moi, guigna au-dessus du banc où j’étais assis un nid de violettes, sans se soucier de moi les arracha, m’aspergeant de terre, et ressauta en bas. Elle avait d’une chèvre aussi les yeux d’or. Je regardais surtout Annette. Un grand bonheur baignait ses traits. À un moment, quand Marc se pencha, cherchant des pierres afin de lui faire franchir le petit ruisseau, je vis comme elle couvait de son regard la tête fine de son garçon. Ils disparurent au tournant. Je pensais les trouver, le soir, à l’hôtel. Ils n’y étaient point. Et quand, le lendemain, je m’informai de leur adresse, j’appris qu’ils étaient partis, par le premier train.


Le soleil avait fui de l’autre côté du Gothard. Ils l’y suivirent, à Lugano. Ils retrouvèrent, sous une treille en berceau qui enjambait un chemin creux, les bras levés vers les grappes inaccessibles, la bouche ouverte, comme pour les boire, George, qui riait. Elle se jeta dans leurs bras.

Elle avait rejoint son père, à un procès où il était cité comme témoin. Il s’agissait de cet aviateur italien fuoruscito, qui avait semé sur Milan des sacs de pamphlets antifascistes, et qui, au retour, s’était brisé les ailes contre le Gothard. Blessé, soigné, mais arrêté par le gouvernement fédéral, il comparaissait devant la cour de Bellinzona, pour infraction à la neutralité du territoire suisse. Les témoins à décharge n’avaient pas manqué ; il en était venu des principaux groupes de l’émigration, où il était connu et apprécié. Et l’on avait fait appel à Julien. Si chargé de tâches que fût celui-ci et, au fond du cœur, gémissant de toute heure de son temps arrachée à la science, il n’hésitait jamais, quand il fallait, à faire son devoir de citoyen du monde, et à apporter le poids de son autorité dans la balance où l’on pesait les opprimés, les révoltés contre les tyrans. « In tyrannos !… » le mot de Schiller, que ce vieux libéral portait inscrit dans son cœur ! Son témoignage avait fait sensation au procès, où l’accusé avait fini par être l’accusateur. Les grands proscrits, venus de Londres et de Paris, avaient saisi l’occasion pour souffleter en place publique les proscripteurs. Et les magistrats démocratiques du canton suisse, qui cachaient mal leur sympathie pour les champions de la liberté, avaient conclu par l’acquittement. Mais à Berne, le Conseil fédéral, inquiet de l’éclat d’un tel jugement et soucieux de ménager l’amour-propre convulsé du dangereux voisin, lui avait sucré la pilule, en condamnant pour la forme l’acquitté à un emprisonnement anodin.

Toutes ces nouvelles surexcitaient l’opinion ; et la bruyante nonchalance de Lugano en était fouettée. Sous les arcades, dans les cafés, c’était un bourdonnement de guêpes irritées. Les mouches à deux pieds ne manquaient pas. D’une rive à l’autre elles faisaient le va-et-vient. En ces temps heureux, Lugano avait ses murs tapissés, comme à la Fête-Dieu, de noires oreilles aux écoutes. Il en était de toute étoffe : pour indigènes et pour étrangers. Ni Annette, ni George, ni Marc n’en avaient cure. Mais l’expérience de Assia lui fit aussitôt dresser le nez. À peine entrée dans une assemblée, elle subodorait le brochet. Son regard toujours en mouvement, qui faisait la ronde des visages, infailliblement fichait sa pointe sur le poisson et d’un coup sec ferrait l’hameçon. L’autre sentait l’épingle, remuait sur sa chaise, le gosier râpé, tâchait de décrocher la ligne, en détournant l’attention, et finalement, vidait la place. Plus d’un de ces duels muets de regards se livra autour des trois autres compagnons, assis à la table d’une confetteria, sans qu’ils en eussent le soupçon. Aucun des trois ne se gênait pour dire tout haut sa pensée ; et Marc, qui s’amusait comme un gamin, pour le plaisir de chatouiller le bon gros rire enfantin de George, à manier la latte d’Arlequin sur le dos des « négroïdes », comme il nommait les chemises noires, ouvrait des yeux étonnés, lorsque Assia, posant la main sur sa main, lui soufflait :

— « Pas si haut ! »

Il demandait :

— « Pourquoi ? »

Et Assia, réfléchissant, se disait :

— « Après tout ! Pourquoi pas ? Tant pis, tant mieux, pour les poissons aux aguets ! Je les vois verdir dans leur bouillon. Une poignée de sel, et faisons-les cuire ! »

Les espions en tournées à l’étranger ont l’habitude des affronts ; ils n’eussent pas tenu grand compte des insolences de quelques touristes de passage. Mais Marc ne tarda pas à être repéré, quand on vit son intimité avec Julien, dont le rôle au procès attirait l’attention. Julien figurait au premier rang de la liste noire, en qualité de président d’honneur de la Ligue Internationale Antifasciste ; et il était l’objet de surveillances spéciales, qu’il ne fuyait pas, qu’il dédaignait. Son jeune partenaire, à Lugano, en bénéficia.

Parmi ceux qui cherchaient à prendre part à leurs entretiens, était un jeune Italien, que Marc avait rencontré déjà dans les cercles antifascistes de Paris. Il avait une belle figure intelligente, que déparaient une tache de vin à la joue et certain tic, le clignotement nerveux d’une paupière. Il se nommait Buonamico, et il faisait montre d’une excitation hystérique contre le régime ; il allait et venait de Paris à Londres et à Bruxelles, par les diverses colonies d’émigrés, brûlant d’une sainte agitation, réchauffant les fois découragées, leur soumettant, à mots couverts, de vagues et violents projets, bombes et complots, évoquant le souvenir des conjurés carbonari. Les vieux politiciens de l’émigration le regardaient comme un romantique, et s’en méfiaient. Les jeunes, plus portés à l’action, l’écoutaient volontiers, mais, avertis par l’expérience, n’accueillaient qu’avec réserve ses suggestions. Il était tenace et patient. Et il parlait, avec des larmes et une rage refoulées, de sa vieille mère et de son jeune frère, qui étaient retenus à Faenza, comme otages, et dont la vie était menacée. Son émotion était ressentie par ces proscrits, dont beaucoup souffraient des mêmes douleurs. Il avait accès chez tous, serviable, actif, point quémandeur ; on lui connaissait seulement la manie de vouloir toujours laisser en dépôt chez l’un, chez l’autre, quelque valise ou des papiers : ce qui pouvait se justifier, car il était constamment en voyage ; mais on n’était pas très flatté d’être choisi comme dépositaire : des désagréments encore récents avec la police de Paris avaient appris qu’il n’est pas bon pour un proscrit que sa main droite ignore ce que sa gauche a reçu. Généralement, on s’arrangeait pour repasser le dépôt à un autre. En fin de compte, Marc l’avait plus d’une fois reçu et gardé, — quoique sans plaisir : car il trouvait désobligeant d’esquiver l’offre ; et il souffrait pour Buonamico de ces affronts. Mais il avait sans doute l’épiderme plus sensible que Buonamico, qui n’en témoignait nul dépit, même pas l’ombre d’un souvenir : car inlassablement il recommençait ses tentatives auprès de ceux qui les avaient deux ou trois fois écartées. Si honte il y avait, elle eût dû être plutôt pour les refuseurs, car rien n’était venu justifier leur méfiance.

Que Buonamico fût sans rancune, il n’était pas sans gratitude ; et il favorisait Marc d’attentions spéciales. Deux ans avant, au temps où l’on travaillait à l’évasion de prisonniers aux îles Lipari, nombre de personnalités, hommes et femmes, dans les milieux libéraux de France, d’Angleterre, de Belgique, s’en occupaient activement ; et Marc, qui se passionnait pour ces tentatives, avait imprudemment laissé entendre qu’il en savait plus qu’il ne disait. Buonamico ne lui demanda point de le dire ; spontanément, il lui confia, sous le sceau du secret, un autre plan d’évasion auquel il collaborait : car dans la fièvre de l’entreprise, on poursuivait parallèlement plusieurs projets. Marc, en échange, lui livra ce qu’il connaissait du sien. Il ne s’en était pas vanté à Assia, qui, du premier regard, avait jugé sans faveur Buonamico. Il eut une impression désagréable, lorsqu’il apprit, quelques semaines après, que les autorités de Lipari alertées avaient fait échouer son projet. Cherchant à contrôler des craintes sur lesquelles il n’aimait pas à s’expliquer avec lui-même, il hasarda, sans le nommer, quelques mots du plan de Buonamico à des personnalités bien informées, qui secouèrent la tête catégoriquement, en déclarant :

— « Rien de sérieux, là dedans ! »

Il s’était demandé s’il n’avait pas fourni au larron de bon argent pour de la monnaie fausse. Mais il existait entre antifascistes, également sincères, tant de mutuel dénigrement que Marc ne trouvait pas de raisons suffisantes pour souscrire aux jugements des uns contre les autres ; et rien ne l’autorisait à établir une raison entre l’échec fortuit du projet et une indiscrétion de Buonamico. Il évita, seulement, dès lors, de le rencontrer. Depuis, plus d’une année avait passé, quand Buonamico, à Lugano, le retrouva. Il témoigna d’une joie trop vive. Marc y répondit mal. Buonamico ne s’en troubla pas. Il célébrait la témérité de l’aviateur aux ailes cassées ; mais il disait très haut que c’était un acte enfantin de risquer sa vie pour répandre un peu de papier, et qu’à tant faire, il n’en coûtait pas davantage d’aller verser une corbeille d’explosifs sur le palazzo Venezia. Marc ne lui donna pas la réponse. Julien, que Buonamico sonda, n’avait aucun effort à faire pour se taire : il gardait pour lui ses pensées. Assia prenait les fleurs que Buonamico lui offrait, elle le fixait avec un sourire sans douceur, flairait le bouquet, tournait le dos, et oubliait les fleurs sur un banc. La seule du groupe qui répondît aux avances était la bonne Annette, qui se laissait toucher par les récits que Buonamico lui faisait de sa pauvre mère ; on les voyait souvent ensemble : Annette patiemment écoutait, consolait le fils en peine, qui essuyait parfois une larme et, reconnaissant de la sympathie, avec « tante grazie », lui baisait la main avec respect. Mais Annette n’avait pas de secrets à livrer. Et Buonamico, discret, n’abusa point de la consolatrice ; il se repliait à distance de la petite compagnie.

Il n’en fut pas moins instruit immédiatement de leurs projets de voyage en Italie. Marc et Assia en avaient causé, pour la première fois, la veille au soir, dans le hall de leur hôtel, presque désert. Il n’y avait là que Julien, Annette et, à quelques pas, un vieux gentleman très correct, qui lisait le Times devant sa tasse de café.

Depuis qu’il avait passé le mur des monts qui fait l’ombre sur la terre disgraciée du Nord, Marc était ivre de soleil ; il couvait des yeux avec envie les belles rives d’Italie, qui s’épanouissaient là, près de sa main, comme une fleur, et dans le ciel par-dessus les collines capricieuses, le chaud mirage du lac de Côme. Annette et Assia connaissaient le pays enchanté : Annette, pour y avoir séjourné dans sa jeunesse, du vivant de son père ; et depuis la guerre, elle l’avait traversé plusieurs fois, dans ses voyages à l’étranger. Assia l’avait aussi visité deux fois, aux temps de son enfance fortunée et du noir exode. Les deux femmes avaient vu le double masque du visage : les palazzi couronnés de roses, et la fièvre, la faim, la crasse. Mais autour des deux, le cercle magique de la Circé, de la lumière, dont la sereine volupté baigne la richesse et la misère. Elles en parlaient l’une à l’autre, avec un sourire d’intelligence, comme d’une secrète jouissance qu’on n’évoque qu’entre initiés. Marc était seul à ignorer la saveur du fruit, et il brûlait d’y mettre ses dents ; il n’avait que le bras à allonger pour le cueillir…

— « Si nous allions en Italie ! »

Les deux femmes saisirent la balle au bond. Partager avec celui qu’on aime un plaisir qu’il ne connaît pas et que l’on connaît, c’est comme manger le fruit dans sa bouche. Julien avait bien émis certaines réserves ; il ne trouvait point que ce voyage fût à propos ; secrètement, il voyait les risques. Mais il se savait d’une prudence exagérée : pourquoi gâcher le plaisir de ses amis, en leur faisant part d’appréhensions, qu’en vérité rien de sérieux n’autorisait ? Julien n’était, d’ailleurs, pas très bien « à la page ». Comme la plupart des intellectuels libéraux, même d’extrême-gauche, il faisait, dans le conflit social, la place trop grande aux idées, et il était insuffisamment informé de « l’Économique ». Sa sollicitude pour Marc n’envisageait, en ce moment, dans les risques du jeune polémiste que ceux de l’antifascisme. Il ne faisait pas entrer en ligne de compte l’Internationale des intérêts, les féodaux de l’impérialisme industriel, que les campagnes de Marc inquiétaient. Il se contenta donc de l’engager à surveiller ses propos, la frontière une fois passée. Maix et Assia le prirent en riant : ils n’avaient rien à surveiller ; ils ne songeaient qu’à jouir de quinze jours de bon temps. Point de politique Congé à toutes les affaires sérieuses !… On laisserait Julien et George ramener l’enfant à Paris. Par discrétion, Annette offrit de rentrer aussi. Mais Assia lui dit :

— « Si l’on te prenait au mot, tu serais bien attrapée ! »

Annette dit :

— « C’est vrai. Ne m’attrape pas ! »

Rien n’était décidé cependant ; et le lendemain, ils furent surpris, lorsque Buonamico, les abordant, le visage souriant, leur demanda :

— « Quand partez-vous ? »

Marc, feignant de ne pas comprendre, éluda la question. Assia, renfrognée, inculpa le bavardage d’Annette. Mais Annette jura qu’elle n’avait point parlé. Dans l’après-midi, Assia, se promenant sous les ombrages exotiques du beau jardin au bord de l’eau, aperçut assis au détour d’une allée le vieux gentleman lecteur du Times, qui causait avec Buonamico. — Annette fut gênée, lorsque, le soir dans le hall de l’hôtel, Assia, voyant le noble vieillard s’installer à une table près de la leur, s’interrompit au milieu de l’entretien et, se levant, dit, à voix claire :

— « Allons causer ailleurs ! »

Les explications qu’elle leur donna, à l’autre coin du hall, ne satisfirent point Marc. Ce n’était pas qu’il n’en fût frappé ; mais il se montrait impatienté des soupçons perpétuels de Assia ; il affectait de n’en point tenir compte, comme d’une disposition d’esprit féminin, inquiète et agitée. Il la traitait de pusillanimité. Rien ne pouvait plus mortifier Assia.

C’est pourquoi il fit la bravade, les jours suivants, de ne pas éviter Buonamico, bien qu’il n’eût aucun plaisir à le voir ; et même il le mit au courant de ses projets de voyage. Assia, froissée, le laissa faire. Buonamico encouragea Marc avec chaleur. Il lui traçait l’itinéraire, lui recommandait des adresses d’hôtels. Et il s’affligeait de ne pouvoir l’accompagner. Il était dolent que l’entrée de la terre natale lui fût interdite.

L’attraction de cette terre l’entraîna avec Marc et Assia dans des promenades, à la frontière. Une fois, au delà de Gandria, il la passa, engageant ses compagnons à faire de même. Ils n’avaient pas leurs visas de passeports ; mais Buonamico se vantait de connaître des sentiers, où ils ne rencontreraient personne. Assia se refusa à ce jeu d’écoliers qui, dans la compagnie d’un fuoruscito (de quelle couleur ?) risquerait plus cher qu’il ne valait. Marc s’obstina, par défi : que pouvait-il craindre ? Buonamico risquait bien davantage ; il le disait du moins, mais se faisait fort de mener Marc à une petite crique à l’abri des rochers, où ils trouveraient une barque qui les ramènerait sans être vus, longeant la côte qui surplombe, à Gandria. Il prétendait montrer à Marc comment l’émigration italienne avait des chemins secrets pour passer et faire passer sa propagande. Et tout se fit comme il avait dit. Marc et Assia (car celle-ci, que Marc dédaigneusement invitait à ne pas le suivre, l’avait suivi, bien entendu !) trouvèrent la barque au lieu indiqué, dissimulée sous un ruissellement d’arbres chevelus ; et ils revinrent, sans incident, à Lugano. Mais Assia n’en prit pas plus de confiance en Buonamico : car elle pensa que, pour avoir risqué ce pion sur l’échiquier, il fallait qu’il fût bien sûr de le gagner. Elle garda pour elle ces réflexions ; et elle garda aussi celles du lendemain, quand elle sut se faire avouer par Annette qu’en son absence Buonamico, très ému, leur avait remis confidentiellement une lettre pour sa pauvre mère ; et comme la maison de celle-ci était surveillée, il avait eu la précaution, pour ne pas exposer les messagers, de mettre la lettre sous un autre pli fermé, à l’adresse d’un ami de Milan, qui se chargerait de la faire passer.

Assia se tut. Discuter n’eût servi à rien : les deux benêts s’étaient engagés. Pour Annette, c’était affaire de cœur ; pour Marc, affaire d’honneur. Honneur et cœur ne gênaient pas beaucoup Assia, quand ceux qu’elle aimait étaient en jeu. Elle ne s’embarrassait pas de scrupules inutiles. — La nuit d’avant leur départ de Lugano, Marc dormant, elle sortit du lit, alla fouiller dans le veston de Marc, prit dans la poche de côté le portefeuille où il avait mis la lettre, l’en extirpa et, la conscience satisfaite, glissant le butin sous l’oreiller et son corps de chatte entre les draps, elle lutina Marc, pour achever la plaisanterie. Marc, réveillé, sous le lutin, protestait, sans comprendre pourquoi la folle riait, riait…

Le jour suivant, elle prit son temps pour examiner l’enveloppe dérobée ; elle la décacheta très proprement, lut et relut, le museau froncé, l’œil mauvais, soufflant du nez ; elle s’immobilisa devant la lettre, l’étudia, se la récita du premier mot au dernier, puis la déchira par petits morceaux, cracha dessus, comme elle eût fait sur le sale museau de l’écriveur, et les brûla. Justice faite, mais non rassasiée, elle passa sa langue sur ses lèvres, et elle écrivit, la méditant, une autre lettre qu’elle glissa sous l’enveloppe intacte qu’elle recolla. Le tout reprit le chemin de la poche de Marc, où elle réussit, avant le départ, à faire rentrer son poulet.


Les premiers jours de flâneries, aux rives heureuses du lac d’opale d’où fleurissent les Borromées, furent, ainsi qu’elles, des îles des fées. Le roucoulement des colombes s’exhalait sous l’ombre chaude des jardins avec le souffle des orangers ; et s’égrenaient avec le rire des trois écoliers en vacances, les chromatiques de leurs rames paresseuses. Ils étaient tous les trois sans soucis, sans poids, le corps heureux, l’âme allégée, pareils à ces duvets de pissenlits qui flottent au ras de la prairie. Annette n’était pas la moins jeune des trois. Elle grimpait allègrement, malgré son cœur. Et elle redescendit à pied du Mottarone sur Baveno, par les glissants et durs sentiers pierreux ; elle avait, le soir, les pieds meurtris, et le lendemain, les chevilles gonflées. Elle n’eut garde de l’avouer. Mais à Milan, à l’arrivée, il fallut rendre les armes. Quand elle voulut sortir de ses draps, elle cria, elle avait les reins courbaturés ; elle dut abdiquer, pour vingt-quatre heures, et passer la journée au lit.

Les deux autres oiseaux n’en perdirent pas une becquée ; elle-même les chassa de la chambre : — « Picorez dans les rues et les musées !… » On n’avait en tout que quinze jours pour la tournée en Italie. Il ne s’agissait pas d’en gaspiller un seul. Et tant pis pour les éclopés !… Annette, riante, faisait contre fortune bon cœur. Et s’engourdissant dans ses draps, évitant de bouger pour ne pas réveiller la douleur, la fenêtre ouverte, les oreilles remplies par le gai bruit, elle s’entortillait le regard autour des blancs balustres, des astragales, des petites flèches de la forêt de marbre du Duomo, jaillissante au-dessus des toits dans la fine brume ensoleillée, que nimbait l’envol de pigeons blancs. Les heures passaient, sans qu’elle les comptât ; et elle ne se trouvait pas abandonnée. Ils ne revinrent pas pour le déjeuner. Elle approuva leur égoïsme, et lut le Baedeker sur Milan, comme un Ersatz, pour remplacer le « giro » qu’elle aurait fait avec eux. Elle s’endormit, en le lisant…

Un bruit de pas dans le couloir, à la porte des coups impérieux… Elle sursauta… Il devait être quatre à cinq heures de l’après-midi. Elle dit :

— « Entrez ! »

Entrèrent un, deux, trois personnages à lourdes joues et mandibules rasées, qui roulaient des yeux terribles et bonasses. À leur allure de Jagos d’opéra-bouffe, Annette reconnut des policiers, — qui encadraient Marc et Assia. Et derrière la porte refermée, on entendait dans le couloir le pas militaire d’un quatrième chien de garde. Marc était pâle, contracté, il protestait, d’une voix étranglée, qui s’efforçait à ne pas crier. Assia, très à son aise, échangea avec Annette, par-dessus l’épaule des gardiens, un bref clin d’œil malicieux. Sans autres explications, deux des trois hommes fouillèrent les malles et les effets. Le troisième, installé sans façons au bureau d’Annette, écrivait le procès-verbal. En un instant, la chambre et celle, voisine, du jeune couple, furent jonchées de vêtements. Les grosses pattes fourrageaient les chemises de Assia.

Marc, piétinant, mangeait sa rage. Assia, assise, les jambes croisées, avait allumé mie cigarette, et narguait du regard les chasseurs ; elle engageait le commissaire à prendre note de l’étiquette de ses pantalons. Le flegme d’Annette qui les toisait, et la nargue de l’impudente cigarettière, les piquaient au vif. Ils prétendirent fouiller aussi le lit de la malade. Marc se mit devant, jurant qu’il ne le permettrait pas. Annette l’écarta de la main, disant :

— « Allons, messieurs, faites mon lit ! »

Et, s’appuyant sur sa belle-fille, les jambes raides, elle se dirigea tranquillement vers la table où le commissaire était assis, et fit le geste de prendre le téléphone. Il s’y opposa.

— « Fort bien », dit-elle, comme elle eût dit au portier d’hôtel. « Téléphonez donc à la Banque de l’Adige et de la Piave que Mme Rivière voudrait causer avec le directeur Leone Zara ! »

L’autre, surpris, demanda :

— Le signore commendatore ? Et pourquoi faire ? »

— « J’aimerais, » dit-elle, « qu’il assistât à la visite. »

— « Vous le connaissez ? »

— « Demandez-le lui ! »

Les policiers, interloqués, se regardaient ; les deux qui avaient déjà empoigné le matelas, restaient sur place, et interrogeaient de l’œil leur chef. Le commissaire se décida, téléphona. Le visage confit qu’il étala, lorsqu’il ouït la voix d’or (c’est l’épithète appropriée) du Commendatore en personne, attestait l’importance qu’il attribuait au sire : chacun savait qu’il était un des piliers du régime ; si le génie, ou le poing, fait les « Duci », c’est l’Argent qui les maintient ; sans son appui, patatras ! Mais le sourire de dévotion obséquieuse qui lui fondait la face, se figea en une expression consternée, quand, à l’énoncé du message, la voix, répétant le nom de Mme Rivière, s’exclama, puis s’indigna. Il y eut un colloque véhément, où le commissaire confusément expliquait les événements ; l’autre, invisible, fulminait ; le commissaire discutait, s’excusait, battait en retraite. Les deux femmes et Marc se taisaient, tâchant de suivre, happant les éclats de voix qui éructaient de l’appareil et les aveux maladroits de l’agent, qui laissaient voir que la police était tombée dans le panneau qu’elle-même avait apprêté, et qu’en voulant venger sa première gaffe, elle trébuchait dans une seconde trappe : car elle n’avait rien pu trouver qui légitimât l’arrestation. La mercuriale ne s’apaisait point. Le commissaire, écrasé, ne répliquait plus que par des protestations de dévouement. Annette lui prit des mains l’appareil — (il s’empressa de le lui passer), — et elle exprima au banquier ses excuses de l’avoir dérangé pour ce ridicule incident. Elle le remercia, accepta son invitation de l’aller voir à Rome, quand elle y passerait un jour prochain, et voulut bien hautainement couvrir la maladresse des policiers anxieux qui l’écoutaient, en déclarant que tout maintenant était arrangé. Le commissaire se hâtait d’acquiescer et, le téléphone raccroché, il se confondit en excuses verbeuses ; il s’offrait, avec ses hommes, à refaire les malles qu’ils avaient défaites ; mais Assia jugea que c’était assez d’une fois qu’ils se fussent essuyé les pattes à son linge, et elle les en dispensa. L’alerte passée, et rassuré sur les conséquences de son faux pas, le commissaire avait retrouvé son assurance de galanfuomo, et il tournait un lourd compliment à la jeune femme, se félicitant de l’avantage que ce malentendu lui avait procuré de passer une après-midi en aussi charmante compagnie.

— « Moi aussi », lui répliqua-t-elle, « je m’en félicite, signor cavalière : car vous m’avez procuré pour mon journal une copie impayable. »

Elle avait attendu au dernier moment, pour lui apprendre qu’elle était correspondante d’un journal américain. Il en faillit suffoquer d’émoi. Annette, d’un geste le calma, disant que l’incident était clos. Marc mit fin aux protestations de dévouement qui recommençaient, en montrant aux envahisseurs la porte, d’un geste raide, sans un mot, Après, il la leur claqua au dos, tandis que Assia riait d’un rire aigu, qu’elle forçait.

Annette, la faisant taire, leur reprocha de manquer de prudence et demanda qu’ils lui éclaircissent enfin l’affaire. Marc raconta. Assia le laissait aller, malignement, guettant ses mines et son récit furieux, confus, et elle pouffait, car il ne parvenait pas à comprendre ce qui s’était passé ; il ne connaissait pas le mot de l’énigme. Finalement, elle le lui dévoila : — Il s’en était allé porter à son adresse la lettre de Buonamico. Bien entendu, comme Assia s’y attendait, les porteurs avaient été pincés dans la souricière par les agents postés à la porte. Mais quand la lettre avait été ouverte, en leur présence, le commissaire y avait lu, les yeux ronds :

— « Si vous voulez attraper le poisson, changez la mouche ! Le Buonamico est éventé. »

Marc prit une physionomie hébétée.

— « Mais quoi ? Mais quoi ? » dit-il. « Et c’était lui qui m’avait remis la lettre !… »

Annette avait compris :

— « Brigande ! » dit-elle à Assia. « Et qu’y avait-il dans la vraie lettre ? »

Assia la récita par cœur. La lettre exposait, comme à un complice, un plan fantastique de conspiration contre le régime. On priait le pseudo-conjuré de faire parvenir aux camarades (ici, plusieurs noms des plus marquants antifascistes émigrés) des renseignements précis et variés sur la défense anti-aérienne, les aéroports, le service de garde, les casernes de la milice, etc., etc. Buonamico n’avait pas signé.

Marc se taisait, abasourdi. Assia triomphait sans vergogne.

— « Qui avait raison ? Petit crétin ! Es-tu fixé maintenant sur ton bon ami ? »

Marc haussa l’épaule :

— « Il y a beau temps que je le suis ! Je m’en doutais. »

— « Mulet du pape, tu l’as fait exprès ? »

— « J’avais des doutes, et point de preuves. Et je pensais qu’on pouvait être un traître et avoir une mère, pour qui l’on reste l’enfant pitoyable et sans ruse. Je le méprisais, et je le plaignais… Mais je ne comprends pas. »

— « Qu’y a-t-il de plus à comprendre ? »

— « Pourquoi justement m’a-t-il choisi pour me livrer, moi qui l’ai défendu contre les autres — (et il le sait !) — moi sans qui il eût été exécuté, à Paris ? »

— « Il était enragé de ses insuccès. Il lui fallait à tout prix un exploit. Et toi, lui cachais-tu tes soupçons ? »

— « Non, » dit Marc, « je dédaignais. »

— « Oui, tu ne lui faisais même pas l’honneur de le craindre. Et tu t’étonnes qu’il se soit vengé ! »

— « Tu es, ma fille », dit Annette », bien fine pour lire les erreurs des autres. Pourquoi donc en fais-tu autant ? Est-ce que tu n’aurais pas été plus sage, en nous évitant le traquenard, qu’en y faisant tomber les traqueurs et en t’égayant à leurs dépens ? »

— « J’ai péché », dit Assia. « Je pèche et je pécherai. Je n’ai jamais pu résister au péché… Et ne nos inducas ! … Il est si doux de se venger ! »

— « Il s’est vengé. Tu t’es vengée. Et maintenant, à qui le tour ? »


Elle ne disait pas que quand elle avait, dans le téléphone, parlé au banquier de son intention d’aller le remercier à Rome, la voix de Zara avait pris une intonation un peu gênée, et qu’il n’avait pas relevé la proposition. — Même, le soir, il retéléphona à l’hôtel d’Annette. Mais elle était sortie avec ses enfants ; et quand elle rentra, le portier oublia de l’en informer, il n’y songea que le lendemain matin, au moment où les trois voyageurs allaient prendre le train pour Bologne. C’était trop tard pour communiquer avec Rome. Annette ne sut jamais ce que Zara voulait lui dire. Et Zara, qui, depuis leur rencontre en Suisse, avait pris ses informations, après avoir balancé entre deux partis, l’un d’amitié, l’autre de prudence, s’arrêta définitivement au dernier, et garda le silence. Il était fataliste, dans la mesure où le fatalisme favorisait sa tranquillité : puisque la chance n’avait pas voulu qu’il trouvât Annette, au téléphone, la veille au soir, restons-en là ! Il avait fait son devoir…

Annette eût jugé prudent de retourner. Ce début de voyage l’inquiétait. Mais il mettait en joie Assia, enchantée d’avoir crevé la toile d’araignée tendue aux portes. Son tempérament d’aventures y trouvait son compte. Elle s’intéressait à l’Italie du présent, plus qu’aux musées.

Marc s’était hâté d’écarter le nuage de son ciel italien ; mais l’événement avait en lui des répercussions, qu’il ne dépendait plus de lui d’arrêter : ce bref contact personnel avec l’appareil de défense et de provocation policière qui couvre les flancs de la tyrannie, lui avait rendu celle-ci plus intolérablement réelle que les récits lus dans les journaux. Il n’avait plus la même joie à goûter l’air, le soleil, les beaux visages, les mains dorées, la saine et fière giovinezza, les fleurs, les fruits, et les églises peinturlurées. Il reniflait une odeur fade de lagune aux doucereuses œillades des saints gitons et des demi-vierges de Gaudenzio et de Luini, et aux sourires accrocheurs des androgynes de Vinci. Il n’en percevait pas la sereine amertume de l’esprit humilié qui, au temps du More comme du Duce, prend sa revanche par l’ironie et par le rêve, contre le tyran. Il les eût jugés, des ruses d’esclaves prostitués. Il voyait s’interposer devant le soleil l’ombre des ailes de l’oiseau de proie.

Elles couvraient les plaines de Lombardie. Les âmes peureuses se terraient, le cou sous l’aile, ou caquetaient, feignant d’oublier leur servitude et la menace suspendue. Les quelques amis d’Annette et du comte Chiarenza, qu’ils visitèrent à Milan et à Bologne, manifestaient une gêne pénible à les recevoir ; ils jetaient des regards inquiets autour d’eux ; ils semblaient craindre les mots qui pourraient sortir de la bouche de leurs visiteurs ; ils se hâtaient de parler très fort, avec une animation disproportionnée, de la pluie et du beau temps. Certains, plus braves, s’enhardirent jusqu’à faire entrer leurs auditeurs, après avoir traversé deux ou trois pièces, jusqu’au fond de leur appartement ; et là, toutes portes fermées, après avoir encore une fois vérifié si personne n’écoutait dans la pièce à côté, ils montraient un visage décomposé. Ils avaient l’air de demander pardon. Ils murmuraient : — « On ne peut parler… » On les sentait écrasés de honte. Ils n’étaient même plus sûrs de leurs enfants, enrôlés dès l’âge de dix ans, et dressés à dépister, à dénoncer le gibier. Le pire était (ils l’avouaient) la peur abjecte qui pesait sur une partie de l’Italie, et la contrainte de ne point dire ce qu’on pensait ; le mensonge quotidien des mots, des gestes, des regards, s’infiltrait dans l’âme, comme une habitude dégradante ; les plus purs en ressentaient avec douleur la flétrissure ; et dans les minutes d’intimité, on les voyait frémissants et rongés. Une fureur inexpiable gisait au fond ; mais elle avait les membres brisés. Par charité, on lui remplissait la bouche de terre :

— « Étouffe, et meurs !… »

Il ne manquait pas d’autres Italiens qui s’accommodaient allègrement de l’ordre nouveau, payé du prix de la liberté. Ce sont deux tempéraments différents. Même chez les peuples individualistes du Midi, deux qualités irréductibles d’individualisme sont perpétuellement en opposition : celui de la liberté, coûte que coûte ; et celui de l’ordre Césarien, pourvu que l’orgueil individuel y trouve son compte. C’est le plus grand nombre : ceux qui, n’ayant pas assez de raisons d’être fiers de soi tout seul, tout nu, tout dépourvu de pensée propre et de moyens d’action, sont soulagés qu’un maître ou qu’un État pense pour eux, par eux agisse, et ragaillardis qu’il les associe à sa puissance et à ses promesses de gloire. Chaque parcelle s’enfle et devient masse, ou s’en leurre, comme la grenouille, à l’image du taureau ; quand le taureau meugle, les meuglements gonflent de fierté les brékékékex. Ce qu’on n’est pas, ce qu’on ne peut être, ce qu’on rêve d’être, on se flatte qu’on l’est devenu par procuration remise en blanc au dictateur ou à l’État. Et l’on baise les bottes du César vrai ou de carton, qui entretient la fiction du faisceau, où chacune des faiblesses liées ensemble croit totaliser la force… « L’État, c’est moi… » Les pauvres gens ! Et cependant, l’État « corporatif » engloutissait les corporations, les associations, les citoyens en gros et au détail. Le faisceau était au poing. Suum cuique… Aux uns, avoir. Aux autres, qu’on les aie !… « On les a eus !… »

Ils en étaient fiers. Fiers de ce poing. — Et, malgré tout, et de partout, l’espérance jaillissait (n’importe laquelle ! construire, détruire…) de cette race belle et féconde, que son inépuisable vitalité soulève au-dessus des désespoirs de la pensée, de ses champs de fièvre et de néant. Ces jeunes hommes, au corps castré de l’âme libre, semblaient ne s’en porter que mieux ; ils débordaient de joie animale ; et leur orgueil, surexcité, flambait. Le vent du Duce en scirocco, soufflait les flammes et les fumées. Sous le panache du volcan, en attendant la coulée de lave, elle vendange, la giovinezza ! Mais elle sera peut-être la vendange. Qui la boira ?…

La joie de Marc était gâtée. Son regard ne pouvait pas s’arrêter à ce décor de jeune Empire suggestionné, à l’allégresse enrégimentée de cette jeunesse, qui ne sentait plus le prix de la liberté, à cette façade de constructions sans arrière-corps de bâtiment, ces œuvres de parade que l’on étale aux étrangers. Il soupçonnait dessous le vide d’âme. Il sentait siennes les fièvres et la misère de ce monde. Cette chère Italie, il l’étreignait avec l’ardeur d’un jeune amant, il souffrait de la voir asservie et humiliée, — et pire encore, si elle en était tombée à ce point de ne plus sentir son humiliation !

Assia lui dit, lui caressant amoureusement le front, les yeux, la bouche, dans son lit :

— « Ce n’est pas ta faute, mon chéri ! Ne te fais pas de mauvais sang ! On dirait que tu lui en veux, presque comme à moi… »

Elle pensait : — « Quand je t’ai trompé. » Elle ne le dit pas. Mais Marc montra, par un sursaut, qu’il avait compris. Elle s’enroula.

— « Pardon », dit-elle à voix basse, « pardon pour elle et pour moi !… »

Marc l’enserra :

— « Je t’aime mieux qu’avant. Mais je suis triste, pour elle, pour toi, pour moi, de ce qui a été. »

— « Je ne le suis pas », dit Assia. « Si tu m’aimes mieux (et je t’aime mieux) qu’avant, je me réjouis de ce qui a été. »

— « Oses-tu bien ! » dit Marc.

— « J’ose. Et ose ! » dit Assia, lui mordant le cou. « Nous ne sommes pas des oies blanches, qui se lamentent d’avoir sali le bout de leurs ailes. Nous sommes des canards sauvages, qui n’en voleront que plus haut, pour avoir plongé dans le ruisseau. Aime ta canarde ! Et aime cette autre (je te le permets), cette Italie qui, son long cou de cygne enfoncé dans la bourbe, montre au ciel son noir croupion, comme une tiare triomphale. Quand il aura bien mangé sa boue, le long cou remontera du fond, et le grand oiseau se remettra à l’endroit ; il n’en voguera que mieux, après, sur sa mare — « mare nostro »… Il y a temps pour tout : pour le bain de boue, pour le bain de brise. L’Italie fera comme moi. Je suis décrottée. J’ai pris mon bain. Et je te tiens. Dis que je sens bon l’air marin ! »

— « Tu es la sirène entortilleuse », dit Marc enlacé, l’enlaçant, — « même ta boue sent le varech. »

Elle lui rendait par son assurance joie et confiance en la vie. Non, il n’était pas possible que cette Italie, que cette terre des dieux et des héros fût telle que la représentaient la presse aux ordres des condottieri et ce décor de théâtre, brossé pour le scénario du Duce. Sous ce silence des bouches bâillonnées, nous savons bien qu’il est des âmes les plus libres, comme notre comte Chiarenza. Nous en connaissons chez les vivants, que nous éviterons de nommer, pour ne parler que des immortels sacrifiés, des Amendola, des Matteotti, et des Lauro, frères d’Icare[15]. Les noirs tyrans et les prêtres simoniaques, que Dante, aussi féroce qu’eux, mais dans la haine comme dans l’amour jetant les feux de son génie de diamant, a torturés dans son Enfer, furent engendrés de la même terre qu’ont jonchée les roses d’Assise et le sang de saint François. La plèbe abjecte qui déchirait, comme aux jeux du cirque, les nobles victimes des Bourbons, était la sœur des martyrs du Risorgimerdo et du peuple le plus humain du monde. Cette terre sacrée reste toujours pour notre amour celle de l’apôtre du droit des peuples : Mazzini. Il vit encore, notre Mazzini, dans les cœurs de tels de ces hommes opprimés, que ne pliera jamais l’oppresseur. Il suffit à Marc d’en rencontrer un seul, un jeune ami du comte Bruno, son alter ego, dans l’œuvre mutilée du Mezzogiorno, qui lui rappela, avec un sourire triste et fier, la parole héroïque d’Euphorion :

— « Une forteresse inexpugnable est la poitrine d’airain de l’homme… » [16].

La certitude se fit en lui que tous les assauts de la tyrannie s’y briseraient. « Credo… Je crois !… Je crois que l’Italie ressuscitera. Je crois en la vérité et la vie. »

Assia disait :

— « Nous sommes sains. Le monde est sain. Le malsain meurt. Le sain vivra, le sain vaincra. Et nous l’y aiderons, mon ami ! Nous sommes tous les deux enrôlés dans la grande équipe des balayeurs. Demain, branle-bas ! On balaiera, chacun, devant sa porte. Et si ça pue devant leur porte, et qu’ils soient trop lents, ces lazzaroni, à la besogne, on balaiera devant leur porte ! S’ils ne se délivrent, nous les ferons libres… En attendant, grand paresseux, dérouille tes membres ! Et à plein corps, — (la joie est force) — prenons la joie ! »

— « Je prends ma joie », dit Marc, la prenant.


La joie rentra. Et, de tout le reste du voyage, elle ne lui sortit plus du corps. Entre les deux ensorceleuses, Assia la chatte et la Primavera d’Italie, il n’y avait plus place pour le souci. Et de quel souci s’encombrer, du moment qu’on sait ce qu’on fera — c’est décidé ! — et que demain, on agira ? Il n’y a plus qu’à attendre demain. Demain viendra. Et la conscience en repos, allégés, piquons du bec et savourons les dernières heures d’aujourd’hui !

Ils les savouraient, à trois becs. Jamais étourneaux en vendanges ne montrèrent plus bel appétit. Il y avait si longtemps qu’ils étaient sevrés de ces fruits dorés ! Marc ne les avait jamais connus. C’était la première fois qu’il sortait de la France du Nord. Il disait, les larmes aux yeux :

— « C’était donc vrai ? La beauté existe réellement sur la terre ! »

Assia riait :

— « Flatteur pour nous ! »

Marc, confus, s’excusait :

— « Non, je ne dis pas : toi, je ne dis pas : vous. Vous, vous êtes moi, je ne vous vois plus. Je dis : tout ça, tout ça qui est autour… » (il montrait le ciel et la terre).

— « Ne t’excuse pas, va, mon loup ! » disait Assia. « Je sais très bien que quand je serais dix fois plus laide encore que je ne suis, tu m’aimerais plus que la plus belle. Tu n’y peux rien ! Car tu me tiens et je te tiens. Donne-t’en donc, plein les yeux ! Ton Assia n’est pas jalouse. Et même, si ça t’en dit, baise la bouche d’une de ces filles aux yeux de braise, qui portent des paniers sur leur tête et qui s’avancent sur la route, comme des Victoires, dont la nef dresse à la proue le bouclier de leurs seins durs ! Tu m’en rapporteras le goût d’orange… »

Elle ajouta :

— « Ou bien d’oignon… Ça ne fait rien ! Je ne suis pas jalouse d’un fruit. Ta bouche est à moi. Réjouis ta bouche ! Tout est à moi. »

Leur allégresse allait croissant, en avançant en Italie. Elle eut sa pleine lune, après la traversée de l’Apennin. Les deux femmes guettaient d’avance l’émoi de Marc, à ses premiers pas dans Florence. Elle dépassa leur attente. Marc perdit le souffle, quand il se vit enserré dans les rues étroites aux larges dalles, entre les parois implacables des hauts palais, et, se dressant, trouant le ciel, l’épée nue de la tour de la Seigneurie. L’effroi, premier. Il ne le dit pas. Le coup de poignard. Ses jambes fléchirent, il s’adossa contre le mur. Puis, comme de la brèche le jet de sang, l’admiration jaillit en cris. Ses compagnes riaient : elles ne voyaient que la beauté. Du Quattrocento des massacres, de la mort embusquée à chaque détour, elles ne touchaient des yeux que la robe d’art et la cotte d’armes fine et fière, l’Armeria, dont les siècles, ces gardiens de musée, ont frotté les taches de sang. Mais Marc, bon chien, du premier coup flaira la rouille. Le sang est le sang. Il n’a pas d’âge. Était-ce celui de Matteotti ?… Au coin de la place, Annette lui montrait où fut brûlé le bouc de Dieu, Savonarole… Et là, aux crocs d’étal dans la façade du noir palais, où furent fichés les têtes et le quartiers des conjurés… Et sur les murs, dans les églises, ces Duci, les condottieri, les grands bouchers… Et ces femmes riaient, comme rient, dans les fresques et les peintures des musées, les filles blondes, maigres, aux pieds longs, ondulantes comme des joncs, la tête trop lourde pour la tige… Et Marc rit. Il rit aussi… La vie est belle. On lui pardonne d’être cruelle, quand le ciel pose sur son front, comme sur le faîte des durs palais, sa couronne de violettes. Et sous ce front, quand fleurissent ces yeux brûlants comme des bouches. Et dans ces bouches, la musique du mélodieux parler toscan… Et pour achever la griserie du ciel, de l’art, et des beaux corps, un bon repas arrosé d’un frais et chaud fiascho de Chianti… Marc n’était point un abstinent. Ni ses compagnes, filles de Noé. Ils rendaient grâces à tout ce qui est bon…

Mais si, le soir, quand ils rentraient, las et heureux de leurs trottes, leur tête dansait, c’étaient leurs yeux qui avaient bu, bien plus que leur gosier, le rayonnement de la journée. Et dans leurs chambres communiquantes, dont ils laissaient la porte ouverte, ils continuaient de babiller, d’un lit à l’autre, la mère poule et ses canards, jusqu’à ce que le sommeil les terrassât. Mais il arrivait qu’au milieu de la nuit, Annette se levât — (elle était vite rassasiée de sommeil) ; — et elle allait, sans bruit, pieds nus, boire à sa fenêtre le merveilleux ciel étoile. Elle restait là, des heures, dans une extase engourdie, jusqu’à ce que l’aube et le froid la ramenassent frileuse dans son lit.

Une fois, son Marc la rejoignit. C’était la veille du départ. Ils devaient, le lendemain soir, s’acheminer vers Rome. Cinq jours de la Ville éternelle. Puis, le retour… Marc s’approcha, sans être vu. Il posa sa main sur la main de sa mère. Elle tressaillit, et précipitamment elle s’excusa, comme une enfant prise en faute. Elle dit :

— « Ne me gronde pas ! Par de telles nuits, c’est un péché de dormir, quand on n’a plus que si peu à vivre !… »

Il ne protesta pas, comme l’on fait en pareil cas, par politesse. Il ne dit pas : — « Tu n’as pas si peu, tu as beaucoup… » Il dit :

— « C’est vrai. »

(Le lendemain soir, elle se le rappela…)

Mais il était allé chercher une pelisse, et tendrement il en enveloppa les épaules de sa mère. Alors, elle sentit la fraîcheur de la nuit ; et elle frissonna. Il lui prit la main, et ils restèrent, contemplant la nuit et leurs pensées. De la fenêtre au dernier étage, ils voyaient les toits de Florence et, émergeant, les campaniles et le Dôme trapu, arc-bouté sur ses tambours, comme un insecte monstrueux prêt à sauter. D’en bas montait le murmure des fontaines ; et, comme les coqs, les horloges qui se passaient, tous les quarts d’heure, le mot d’ordre, inlassablement rappelaient la fuite du temps. De rares pas faisaient sonner les dalles. Et de la chambre voisine (Annette et Marc souriaient) leur arrivait le petit ronflement décidé de Assia. Annette demanda à son fils :

— « Mon grand, maintenant, es-tu heureux ? »

Il dit :

— « Ma grande, merci ! »

— « De quoi merci ? »

— « De m’avoir fait vivre. »

Elle eut le cœur inondé de joie :

— « Alors, tout compte fait, tu ne regrettes pas l’aventure ? »

— « L’aventure d’être un homme ? » demanda-t-il. « Non. Tout compte fait, misères et hontes et cruautés, et la mort au bout, cela valait la peine d’être vécu !… Dimicandum… C’est beau, c’est bon… »

— « Avec la paix dans le cœur. »

— « Paix dans la guerre. Et de bons compagnons de combat comme ces deux-là… »

Il désignait celle qui dormait ; et l’autre, il passa le bras autour. Annette dit :

— « Celui qui tombe, les deux autres le porteront au but. »

(C’était à elle qu’elle songeait.)

Marc dit :

— « Promis ! Celui qui vaincra, c’est pour les trois. »

Annette, fièrement, dit :

— « C’est pour tous. »

Marc rit de joie. Et il embrassa fougueusement Annette, qui lui rendit son étreinte…

Un frôlement de pieds nus. Une voix moqueuse qui souffla :

— « Flagrant délit ! »

Et deux pattes leur enfoncèrent leur pince dans le gras du dos. C’était la chatte. Assia dit :

— « Quelle honte ! Maman Annette me débauche mon mari. Coureur ! Veux-tu rentrer dans mon lit ! « Mais ils la prirent entre eux deux, enveloppés de la même pelisse de berger. Assia taquinait l’un, taquinait l’autre ; et l’un et l’autre la chatouillaient… Mais ils s’immobilisèrent tous les trois, devant l’aube aux pieds rapides qui semblaient courir sur les toits. L’ombre fuyait dans les recoins. Et soudain flamba d’un rai d’or la dague d’une croix au faîte d’un dôme. Le jour, d’assaut, était entré.


Ils sortirent de l’hôtel assez tard. Ils s’étaient promis de ne rien perdre de cette dernière journée. Mais ils se rendormirent dans leurs lits, et ils firent grasse matinée. Marc et Assia, se réveillant aux bras l’un de l’autre, sursautèrent en entendant sonner onze heures. Mais, « tout compte fait », ainsi que disait la maman, ils ne trouvèrent pas que ce fût du temps perdu.

Annette ne les avait pas attendus. Elle avait laissé un mot sur sa table, pour leur donner rendez-vous un peu avant midi, à l’intérieur du Dôme. Ils l’y cherchèrent et finirent par la découvrir, au plus obscur, dans l’ombre du maître-autel, au pied de la tragique Déposition de Croix. De Michel-Ange, c’était l’œuvre qu’un invincible attrait avait, entre toutes, désignée au cœur d’Annette ; et elle était venue lui faire ses adieux. Ils l’entraînèrent. Assia avait peu de goût pour Michel-Ange, (elle en avait assez peu pour l’art) ; et elle avança dédaigneusement la lèvre, pour manifester son aversion contre ces larves de pierre, emmaillotées de demi-ténèbres, comme d’une toile d’araignée. Et l’araignée était là-haut, tapie, au fond du puits de la coupole, avec ses énormes tentacules.

— « Ouf ! Sortons ! » fit Assia, les emmenant, tambour battant. Elle ne se sentait jamais à l’aise, sous ce dieu crispé qui guette au fond du trou.

— « Le diable », dit Marc, « n’aime pas l’eau bénite. »

— « J’aime l’eau libre », dit Assia, « l’eau de la terre, au soleil. Boive qui veut l’eau sacrée des bains de pieds ! »

— « Et tu aimes encore mieux l’eau des vignes ? »

— « C’est le sang de Dieu », dit la diablesse, fanfaronnant. « Allons pinter ! »

Ils s’acheminèrent gaîment à déjeuner. Ils avaient élu, près de l’Arno une trattoria. Chemin faisant, Assia plaisantait Annette sur son goût d’ombre et de dévotion. Elle disait que, si elle le lui avait connu plus tôt, elle ne l’eût pas épousée. Annette disait que l’ombre est nécessaire, pour mieux goûter la lumière.

— « Et la douleur pour savourer la joie… Je connais l’antienne », répliquait Assia. « Durch Leiden Fraude… Merci ! Je m’en tiens à la joie non trempée d’eau, comme le vin pur. Ma tête est de taille à la supporter. Je ne veux pas de larmes dans mon verre. Mon Marc tout pur… »

— « Ton Marc, ton Marc ! Accapareuse ! Part à deux ! C’est de ma cuve qu’il est sorti. »

— « Et quel rôle est-ce que je joue dans tout cela ? » protesta Marc. « C’est ridicule ! Fermez vos becs, les deux commères ! Je veux bien être bu et mangé, mais que ce soit au moins par le « grand gousier » de l’humanité. »

— « L’humanité, c’est moi », dit la gloute.

Mais elle ajouta :

— « On rit, mon loup, mais tu as raison. Et c’est pour cela que nous t’aimons. Je ne suis pas une accapareuse. Je veux que mon Marc soit pour tous. Qu’ils te mangent, ceux qui ont faim ! Et que l’on soit, tous les trois, bus et mangés ensemble ! »

Au Ponte Vecchio, les deux femmes s’attardèrent, pour acheter des souvenirs dans les boutiques. Des mosaïques, des reliures. Assia voulait des cornes de corail, pour mettre en fuite le mauvais œil. Bien qu’elle en rît, il n’était pas sûr qu’elle n’y crût, au fond de son âme emmêlée. De religion, plus une trace ! Mais des superstitions, tant qu’on voudra ! C’est un jeu. Et pour bien jouer, il faut se prendre à son jeu. — Tandis qu’elle furetait dans les boîtes, elle ne voyait pas autour d’elle le mauvais œil qui rôdait. Marc, qui n’avait point comme elle ses regards occupés par ses doigts, remarquait, à l’entrée du pont, des chemises noires, de jeunes hommes aux aguets, dont quelques-uns faisaient la ronde ; et en passant derrière son dos, ils l’inspectaient. Il surprit entre deux d’entre eux des regards qui le désignaient. Il n’en dit rien à ses compagnes. À tout autre instant, Assia eût, avant lui, vu et peut-être reconnu : car ce n’était pas la première fois que de telles figures les croisaient. Mais les fétiches de corail, comme les dieux d’un autre clan, lui tenaient les yeux et la menaient au traquenard.

Emplettes faites, les deux femmes retournaient, avec Marc, vers l’entrée du pont ; et ils venaient de croiser le groupe de guet, avec lequel Marc s’était toisé. — Assia, babillant de ses babioles, s’interrompit net et se retourna, une fois passée : elle avait cru voir (illusion !) passer en taxi le vieux « oldman » de Lugano, le confident de Buonamico ; et elle suivait du regard le taxi qui s’arrêtait à quelques pas ; elle guettait. Mais personne ne descendit ; et tandis qu’elle regardait en arrière, la jettatura, encore la trompait, et le mauvais sort venait par devant…

Ils s’engageaient sur le quai du Lungarno Acciajoli, quand déboucha d’un coin de rue un homme âgé, à barbe grise, un peu voûté, avec des traits nerveux et émaciés d’intellectuel et des yeux de myope derrière le lorgnon. Il jetait autour, en marchant, des regards troubles et inquiets. Un jeune garçon de quatorze à quinze ans le devançait ; et ses yeux vifs saisirent les noirs oiseaux embusqués, l’instant d’avant qu’ils fondissent. Il se rejeta, avec un cri, vers son père, en tâchant de l’entraîner vers la porte d’une maison. Mais la bande entière, dans une clameur, s’était abattue. En un instant, l’enfant fut projeté à dix pas, et roula. Le vieux homme, cerné, giflé, le lorgnon cassé sur les yeux, un coup de pied au ventre, se plia en deux, fléchit, tituba, s’agrippa, hurla. Un des assaillants, vociférant, leva sa trique. Le jeune garçon, qui s’était relevé, se précipita devant son père, pour parer le coup reçut la trique sur le bras levé qui craqua, comme un baliveau, tomba, fut piétiné sauvagement et traîné par le cou, vers la berge, ainsi qu’un chien qu’on jette à l’eau.

Tout ce tourbillon de film sonore s’était déroulé, à l’accéléré, avant que Assia eût eu le temps de reporter son attention sur Marc. Quand elle y songea, Marc venait de s’élancer.

Leur groupe de trois était isolé sur la chaussée. Tous les passants peureusement avaient fui, ou de loin, cachés, regardaient. Un officier supérieur, âgé, décoré, passant en auto près des tueurs et de l’enfant criant à l’aide, détourna les yeux, et le chauffeur accéléra. Marc cria :

— « Lâches ! »

Son cœur avait bondi, avant lui. Il se trouva, avant d’avoir su ce qu’il faisait, en pleine bande noire, qu’il enfonça, comme un boulet. Il arracha de leurs griffes l’enfant, dont l’avant-corps pendait déjà par-dessus le parapet. Mais ce ne fut pas long. Presque aussitôt, il lâcha sur le trottoir la proie sauvée, et s’affaissa, portant les deux mains à son sein gauche. Un grand fasciste, qui le dépassait d’une demi-tête, (celui-là même qui sur le pont l’avait toisé), mâchoire féroce, lui avait entré à deux mains, de bas en haut, son couteau. Les deux femmes virent le coup. Annette chancela : elle l’avait reçu. Assia sauta, comme une panthère, sur son petit, pour le défendre ; et ses dix ongles labourèrent la face odieuse du boucher, trouèrent les yeux. Les spectateurs attendaient qu’elle fût tuée… Mais un coup de théâtre se produisit. Un homme qui surveillait la scène à distance et qui semblait la diriger, s’était élancé à son tour. Quelques mots suffirent. En un instant, la bande entière se dispersa. Le vide fut fait autour de Marc et de Assia. Ils étaient seuls sous le soleil… Et cette foule, maintenant amassée à trente pas, qui regardait !…

Marc était mort. Du premier coup. Ses deux mains jointes sur son cœur. Le flot de sang ruisselait entre ses doigts. Tête renversée sur le pavé, ses yeux ouverts ne voyaient plus, gardaient gravé, sous le rideau de sang, le ciel toscan…

Annette, seule, à quinze pas, paralysée, le regardait, les yeux béants, le souffle arrêté, tendant les bras. Le souffle revint, comme un soufflet usé qui halète. La foule, derrière, l’entendait. Mais pas un ne s’en détacha pour soutenir la mère. Elle s’était mise en marche vers le fils. Mais ses jambes étaient de pierre. Chaque pas lui coûtait un effort surhumain.

Elle arriva près de Assia penchée sur le bien-aimé, dans son sang. Elle l’écarta. Elle s’assit dans ce sang. Elle prit le fils mort à pleins bras, elle l’étreignit, elle l’étendit sur ses genoux. Et brusquement, — toute la vie, et avec la vie la douleur reflua, comme au dégel une rivière, — la face levée vers l’implacable, vers le ciel vide, elle clama. Telle une « vocifératrice » Corse. La foule, muette, haletait d’émotion, à son tour. Mais pour la plupart, l’émotion était de théâtre. Assia, saisie, avait suspendu ses sanglots, pour écouter le lamento. Ea mère appelait le fils :

— « Reviens, reviens ! Ne t’en va pas, mon petit !… » Elle l’implorait, elle l’exigeait des autres Mères, des sources insondables de la Vie ; elle eût été l’y chercher, comme Orphée. Elle le baisa, elle mit sa bouche sur le trou de sang, sur la fontaine de la poitrine. Et la déchirante mélopée se déroulait de la bouche sanglante. Mais pas un pleur ne sortait des yeux…

La police alors entra en scène. En quelques minutes, la foule fut balayée au delà du pont ; aux quatre coins, la circulation fut arrêtée ; et à toute vitesse, de la via Por S. Maria, un taxi déboucha, vint se ranger près des deux femmes et du corps. En sortit l’homme qui avait semblé le metteur en scène. La tête nue, l’air compassé et solennel, avec des condoléances officielles, il s’avança près d’Annette ; et, à son geste, deux autres hommes se baissèrent pour prendre le corps… Alors, le lamento s’éteignit net. Annette, fixant 1’ « ennemi », l’écarta. Elle entendait rouler dans le lointain sa propre voix ; et elle reconnut les abois sauvages de Sylvie, hurlante sur le pavé de Paris, où gisait sa fille tuée[17]… Un calme terrible rentra en elle. Plus un mot. Elle se leva. Son regard appela Assia. Avec son aide, elle souleva le fils, l’amant, l’aimé. Elle avait pris les épaules, Assia les jambes. Sans un regard pour les hommes qui lui offraient leur secours, les repoussant, elle porta le corps dans le taxi. Elle l’étendit. Assia monta. Près de monter à son tour, elle découvrit, derrière le mur des policiers, à quelque distance, le vieux et l’enfant assaillis, pour qui son fils était mort. Ils la regardaient, avec des 3’eux de chiens battus, sanglants, fangeux, qui demandent pardon. Elle les salua gravement de la tête. Son calme tragique avait l’air de dire :

— « C’est bien. »

Le taxi partit.

À l’intérieur de l’hôtel, sur le parcours, sur l’escalier, pas un visage : la police avait nettoyé la place. Dans la chambre sous les toits, où elle avait vu avec son fils lever le jour, et que brûlait maintenant un soleil assassin, Annette lava le corps, elle le banda, elle l’habilla ; elle n’admit sur la chair sacrée le contact d’aucune autre main. Seule, Assia… Mais Assia n’était d’aucun secours. Elle, pourtant habituée à la mort, elle succombait sous l’événement. Elle ne pouvait voir le corps du bien-aimé, sans s’écrouler dessus avec des sanglots ou des baisers furieux. Annette l’enferma dans la chambre à côté, pour achever la funèbre toilette. Et quand après elle rouvrit la porte, elle la trouva sur le seuil, prostrée. Elle la coucha tout habillée sur le lit. Assia, insensible, se laissait faire. Elle avait des accès alternants de torpeur et de fureur.

Autour des chambres, le silence. Tout avait été organisé pour l’interposer hermétiquement entre les deux femmes et le dehors. Aucune visite. On veillait sévèrement à ce que nul ne pût s’entretenir avec elles. Les deux rescapés de l’attentat, père et fils, tentèrent vainement de leur porter leur reconnaissance. Elles n’en surent rien. L’événement fut étouffé dans la presse. Le médecin légal vint pour la forme. Vers la fin de la journée, les autorités italiennes parurent aussi ; elles présentèrent leurs condoléances. Annette les reçut, la tête haute, calme et sévère ; elle eut la force de ne rien trahir de ses sentiments. Assia avait dû se cacher dans l’autre chambre, pour ne pas montrer son emportement ; jetée sur son lit, elle le mordait.

— Le consulat français fit, à son tour, tardivement, acte de présence. Il enregistra les dépositions, se consulta avec Annette pour la mise en bière, la levée du corps et le départ. Elle eût voulu ne pas rester un jour de plus. Mais les formalités l’enchaînèrent jusqu’au lendemain soir.

Elle dut donc passer la nuit dans la ville tueuse, la ville de pierre, qui tant de siècles a lapé le sang des égorgés. (Et c’est de ce sang que la fleur de l’art a germé… En cet instant, Annette eût foulé aux pieds la fleur !…) Assia avait voulu veiller avec elle ; agenouillée aux pieds du mort, qu’elle baisait, elle murmurait une incohérente mélopée, qui tantôt s’enflait, tantôt se brisait ; elle finit par sombrer dans la nuit de la pensée, sans connaissance, la joue posée contre un pied nu de Marc. Annette, assise, le buste penché, de ses yeux secs fixait le gouffre. La nuit, partout : en haut, en bas ; la nuit, dehors ; la nuit, dedans. Des ailes noires la tenaient planant au centre. Elle-même était la Nuit.

Le jour revint. Une nouvelle ère… Post mortem... Un soleil étranger, que ses yeux n’avaient pas connu. Annette appartenait maintenant à un autre siècle…

Mais il n’était pas temps de fermer les yeux et de s’étendre, comme lui, près de lui, les mains jointes au creux de la poitrine. Il y avait des devoirs à remplir. Elle fit sa toilette, se rhabilla ; elle veilla à ce que Assia prît, malgré elle, la nourriture. Elle l’y força. Assia refusait, mangeait, pleurait, mangeait ses larmes et son repas. Et à la fin, elle eut un haut-le-cœur, elle rendit le repas. De très bonne heure, le double cercueil avait été apporté ; et l’on scella la prison de plomb. Assia s’enfuit dans le couloir, comme une égarée ; elle se bouchait les oreilles avec ses mains. Annette refusa de s’éloigner : elle regardait murer son enfant. Elle lui disait, à bouche close :

— « N’aie point peur ! Mon petit, je suis là… »

Après, ils restèrent seuls, tous les trois. Volets fermés, toute la journée. Ils ne bougèrent plus. Le fils, la mère et l’épouse. Ils étaient tous les trois étendus. Annette avait pris près d’elle, sur son lit, Assia, qui ne pouvait rester seule ; elle lui tenait la main, côte à côte, allongées toutes deux sur le dos. Assia, abrutie de douleur, s’engourdissait aux bruits de la rue, ou s’agitait au ronflement sinistre d’une grosse mouche dans la chambre ; la main d’Annette la serrait plus fort. Les yeux ouverts, qui regardaient sans le voir le plafond, Annette remontait avec Marc toute sa vie.

Le train partait, le soir, après onze heures. Les deux femmes retrouvèrent sur le quai le consul de France, qui les avait prises sous son égide et ne les quitta point qu’il ne les eût vues embarquées. Elles avaient un compartiment réservé. En se penchant par la portière pour dire adieu, Annette aperçut encore une fois, au delà d’un barrage, le jeune garçon au bras cassé, que l’intervention de Marc avait sauvé. Il avait réussi à s’introduire sur le quai ; mais on le maintenait loin du wagon. Annette lui fit signe de la main, et elle exprima au consul sa volonté de lui parler. À contre-cœur, le commissaire laissa passer l’adolescent, qui se précipita sur le marchepied, baisant la main d’Annette en pleurant. Il disait avec volubilité des mots que Annette ne pouvait comprendre ; mais ils n’avaient pas besoin des mots. Annette, dégageant sa main, la posa sur la tête du jeune garçon, et elle dit, à haute voix, de façon que chacun des témoins pût l’entendre, qu’elle le recommandait aux soins des autorités ; et elle pria le consul de l’informer, par la suite, de ce qu’il deviendrait. Elle voulait, dans la mesure du possible, empêcher les vengeances de s’exercer, après son départ.

La locomotive siffla. On ne tenait pas à ce que cette scène se prolongeât. Annette se rassit dans ses voiles. Et dans la nuit le convoi s’enfonça.

  1. « Las pestanas me estotban
    Para mirarie
    . »
  2. « Arrinudo a mi querer
    Como las sulamunquesas
    Se arritnan a la pared
    . »

    (Copias populaires espagnoles).
  3. Voir Annette et Sylvie, et Mère et fils.
  4. L’Été, second volume de L’Âme Enchantée.
  5. Annette et Sylvie.
  6. L’Annonciatrice, tome I.
  7. Agostino Depretis.
  8. En pèlerinage au sanctuaire de San Michèle al Gargano, — le mont des miracles, à l’éperon de la botte italienne.
  9. « Immortel ». (Il y a ici un rappel du nom de l’enfant « Athanase ».
  10. « Dans l’éther librele Dieu d’ambroisie, l’Immortel… »
  11. « Combien de sang ! »
  12. Les « Houm », en thibétain, sont les noirs habitants des purgatoires.
  13. Ramakrishna.
  14. « Krieg, Handel und Piraterie
    Dreieinig sind sie, nicht zu trennen
    . »
    (Gœthe : Faust)
  15. Lauro de Bosis.
  16. Gœthe : Second Faust.
  17. L’Été.