L’Âme bretonne série 3/Un Breton citoyen de Rome (Frédéric Plessis)


Honoré Champion (série 3 (1908)p. 180-187).

UN BRETON CITOYEN DE ROME




Il y a eu, sur le boulevard, quelques sourires « avertis », quand M. Frédéric Plessis a posé sa candidature au fauteuil d’Émile Gebhart. Mais le boulevard est-il donc si renseigné sur les mérites des candidats aux fauteuils académiques ? Connaissait-il M. Costa de Beauregard et Mgr Mathieu avant qu’ils fussent de l’Académie ? Connaît-il beaucoup mieux M. Charles de Pomairols qui en sera demain et que le regretté Jules Tellier appelait en 1888 — déjà ! — un « exquis et noble poète » et M. Jules Lemaître, « un Sully-Prudhomme père de famille et campagnard » ? Sait-il seulement le nom de M. Auguste Angellier, qui est « classique » de l’autre côté du détroit et dont M. Émile Legouis vient de publier un choix de morceaux pour la bibliothèque des étudiants d’Oxford ?

Ni M. de Pomairols, ni M. Angellier ne fréquentent les coulisses des Variétés ; on ne les voit point dans les bureaux de rédaction ; ils sont ignorés à la terrasse du Napolitain. Et c’est d’une semblable méconnaissance des règles du savoir-vivre boulevardier que pâtit à son tour M. Plessis.

En vérité, M. René Bures a tous les droits du monde de sourire du « digne » M. Plessis. Je voudrais cependant présenter une observation : l’auteur de Vesper et de la Lampe d’argile, le fin lettré à qui Anatole France dédiait ses premiers vers, est assurément un fort « digne » homme, mais peut-être pas tout à fait au sens où l’entend notre spirituel confrère. Le sentiment de sa dignité ne va point jusqu’à faire porter lunettes et perruque à M. Plessis ; il ne s’engonce point, pour professer à l’École normale supérieure, dans le faux-col de Royer-Collard et je crois même, Dieu me pardonne ! que M. Plessis cultive en son privé l’ironie et le calembour. Il est savant, sans doute, très savant. On m’assure que nous n’avons pas de meilleur latiniste, et je serais volontiers de cet avis ; il a écrit sur les élégiaques de Rome des pages qui ne sont pas seulement exquises et qui sont encore des merveilles d’érudition. Quand paraîtra — elle est sous presse — son Histoire de la poésie latine, c’est alors qu’on pourra mesurer toute l’étendue de ce savoir diligent et orné qui a poussé plus loin qu’aucun autre dans l’étude des textes et qui, au lieu de s’y glacer, y a retrempé sa grâce et sa vigueur[1].

Miracle ! direz-vous. C’est que M. Plessis est poète autant qu’il est savant, et voilà tout le secret du miracle. Les cuistres restent cuistres partout, même quand ils sont reçus chez Virgile. Un poète reste poète jusque dans le commerce du sec Orbilius.

Et que M. Plessis soit poète, c’est ce dont peuvent douter encore quelques « boulevardiers », mais que ne conteste point cependant un homme dont ils ont coutume de recueillir les paroles comme des oracles : M. Catulle Mendès.

« Je crois bien, dit ce juge difficile dans son Rapport sur le mouvement poétique français de 1867 à 1900, que M. Plessis est un des artistes les plus parfaits de notre époque, de toutes les époques : il est aussi une âme tout imprégnée de lointaines rêveries : qui donc, depuis Chénier, a été plus délicieusement, plus sincèrement grec que lui ? Il me semble que, parmi les poètes récents qui viennent de découvrir le Parthénon et l’île Ortygienne, plusieurs pourraient, sans renier le Théocrite de Leconte de Lisle, confesser Frédéric Plessis comme leur maître ; sa poésie est une ruche familière aux abeilles de l’Hymette. »

Changez trois ou quatre mots dans la phrase et, par exemple, au lieu de l’Hymette et du Parthénon, mettez le Soracte et le Capitole, remplacez Théocrite par Properce ou par Virgile, et enfin à « plus délicieusement, plus sincèrement grec », substituez « plus fortement, plus sincèrement latin », il y a toutes les chances du monde pour que nos arrière-neveux ratifient ce jugement et fassent honneur à M. Mendès de sa sagacité. Oui, M. Plessis est un des artistes les plus parfaits de notre époque, de toutes les époques. Mais ce parfait artiste n’a rien à démêler avec le Parthénon, l’Hymette et l’île Ortygienne. Que M. Mendès ne m’oppose pas la Couronne Aganippide, qui n’est dans la carrière du poète qu’un accident : M. Plessis n’est pas plus « grec » pour avoir chanté en passant Philénis et Théano que M. Mendès lui-même n’est Samoyède ou Lapon pour avoir écrit le Soleil de minuit.

Ouvrons son livre, au surplus. Dès le titre de la première pièce (Gloire latine), nous sommes fixés :

Ne crains pas si la route est sombre où je te mène :
L’ombre y vient des lauriers mêlés aux tamaris,
De ceux qui plaisaient tant à la muse romaine,
Quand l’Aurore et Vesper connaissaient Lycoris…

C’est pourquoi, méprisant la foule, ne redoute
Ni les affronts nouveaux, ni les futurs dangers.
Ni ces arbres qui font de l’ombre sur ta route…
Avance, avance encore, enfant aux pieds légers !
 
Au fond de l’avenue où tu veux bien descendre,
Comme une blanche tour vois luire ce tombeau :
C’est là, dans le paros protégeant notre cendre,
Qu’on inscrira ton nom sous l’arc et le flambeau.

Et nos noms et nos cœurs et mes vers de jeune homme,
Unis au grand passé par de nobles liens.
Revivront dans la vie éternelle de Rome
Et dans l’écho sacré des chants virgiliens.

L’admirable pièce liminaire ! Ce vers sobre et plein, tant de pensées, de souvenirs, condensés dans une forme si serrée et si pure, que voilà bien en effet l’art latin, un art qui n’a peut-être pas la divine aisance de l’art grec, mais qui a aussi je ne sais quoi de plus grave et de plus viril.

M. Plessis en a comme exprimé la moelle dans les meilleures pièces de la Lampe d’argile et de Vesper. Encore serait-il injuste de ne voir en lui qu’un imitateur des anciens. Nulle poésie n’est peut-être plus éloignée que la sienne du pastiche.

Au fond, ce transfuge de la terre bretonne, ce fils accidentel de la pluvieuse Cézocribates — M. Plessis est né à Brest en 1851 — reproduit à seize siècles de distance l’aventure d’Ausone, de Rutiliuset de saint Paulin : Celte d’origine comme eux, Rome comme eux l’a conquis et naturalisé Romain, lui a fait comme à eux une âme romaine, j’oserai presque dire un parler romain, tant sa langue est restée latine d’expression, de tournure, d’accent. Mais les Latins, au surplus, étaient-ils si différents des Celtes ? L’ancienne Gaule ne descendait-elle pas jusqu’à l’Ombrie ? Virgile n’était-il pas tout imprégné de la mélancolie occidentale ? Et, réciproquement, le naturalisme latin, le vieux culte des éléments et jusqu’aux rites funéraires des contemporains d’Ennius et de Caton ne revivent-ils pas, sous le ciel armoricain, dans les croyances et les us domestiques des humbles compatriotes de M. Plessis ?

La culture gréco-latine exerça toujours une attraction mystérieuse sur l’esprit des Bretons, et le poète de la Lampe d’argile et de Vesper n’eut pas grand effort à faire, peut-être, pour se retrouver chez lui dans la Rome de Virgile et de Properce. Aujourd’hui encore qu’il est de retour de son pèlerinage rétrospectif et que, pris comme tant d’autres par la nostalgie de l’action, il porte un regard attristé sur son temps, c’est à travers les souvenirs de sa vie latine qu’il lui arrive de voir et de juger les événements contemporains.

Le titre de son dernier recueil est Gallica — le nom latin de la muse française. Et vainement, dans une palinodie récente, il s’humiliera devant cette muse et lui demandera pardon de lui avoir préféré si longtemps une autre image,

De fins tissus couverte avec des bijoux rares,
Sans âme dans les yeux et sans cœur sous le sein ;


à cette muse nouvelle, il ne donnera pas qu’un nom latin, et il l’honorera malgré lui avec les tournures et les façons de sentir d’un citoyen de l’ancienne Rome :

Déchiré sourdement de regrets et de crainte,
Vers vous, ô calmes bois, me voici revenu,
Et je m’attache à vous d’une suprême étreinte,
Dans l’effroi de partir pour un monde inconnu.

Vous savez si, longtemps, j’avais rêvé de vivre
Sur le sol nourricier des aïeux hérité ;
Mais, esclave vieilli de la plume et du livre,
Je n’ai point amassé l’or de ma liberté…

Combien ce persistant humaniste ajoute de noblesse et de gravité à l’expression des sentiments contemporains, on le verra aux pièces magistrales qui s’intitulent : Julium Sidus, Bois sacrés, Soleil couchant, le Glaive et la Croix, l’Écolier, In memoriam, etc.

M. Thureau-Dangin, l’autre jour, en prenant possession de son fauteuil de secrétaire perpétuel, faisait un retour mélancolique sur le passé et, devant les places vides de Sully-Prudhomme, de Hérédia et de François Coppée, souhaitait « de voir surgir, à notre horizon prochain, le poète d’inspiration saine, virile, vaillante, qui élèvera vers tout ce qui est haut, noble et grand, l’âme de la nation. »

Comment ne pas souscrire à un tel vœu ? Mais comment ne pas s’étonner aussi que ce poète, qu’il appelle de tout son cœur de croyant et de patriote, M. Thureau-Dangin ne l’ait pas reconnu déjà en M. Plessis ? Des vers comme ceux qu’ont inspirés à l’auteur de Gallica le sublime dévouement du P. Dorgère, la mort du prince impérial, la vieille église de Thaon, la bataille de la Fère-Champenoise, les Invalides, l’ancien Champ-de-Mars, d’autres, plus récents, publiés dans la Revue des Deux Mondes et le Correspondant, répondent pleinement au programme développé par l’éminent secrétaire perpétuel.

Quelle émotion, par exemple, quelle mâle simplicité dans le début de la pièce à Villebois-Mareuil !

Vous, mon beau colonel à la moustache blonde,
Souriant, et le cœur triste jusqu’à la mort,
Vous fîtes vos adieux aux vanités du monde,
Aux lâchetés du monde où les vaincus ont tort.
 
Sous le feutre boër, fils de la vieille France,
Vous courez par instinct aux lieux où l’on se bat :
Mais les cinq galons d’or avec le col garance
Montrent à ces fermiers d’où leur vient ce soldat

Et, selon votre vœu de hautaine amertume :
« Qu’on me laisse dormir où je serai tombé »,
Ils creusent votre fosse où la poudre encor fume.
Dans le sol qu’amollit votre sang absorbé…

Vous saviez que le Fils, à la droite du Père,
Au jour de Josaphat reconnaîtra les siens,
Qu’il n’aura pas besoin des signes de la terre
Pour retrouver les os des chevaliers chrétiens…

Vous êtes la fierté posthume des ancêtres,
Gentilhomme angevin, fleur de nos bataillons,
Qui nous montrez comment on échappe à nos maîtres
Par une route brève et pleine de rayons…

Il faut lire toute la pièce : si elle est encore, par la forme et je ne sais quoi de contracté, de ramassé dans l’accent, la pièce d’un latiniste, elle est aussi la pièce d’un grand poète civique, à qui aucune des joies, aucun des deuils de la patrie ne demeure étranger.

Et, quand on est ce poète-là, on peut bien vraiment tenir pour secondaire l’opinion du « boulevard ».

  1. Le livre a paru depuis que ces lignes sont écrites et il a tenu — et passé — ses promesses. Un témoignage particulièrement flatteur du cas que les savants étrangers en font est le titre de « docteur honoraire » que l’Université de Glasgow vient de décerner à M. Plessis.