L’Âme bretonne série 3/La statue de Clémence Royer


Honoré Champion (série 3 (1908)p. 173-179).


LA STATUE DE CLÉMENCE ROYER




Clémence Royer va donc revivre dans le marbre. Ainsi en a décidé l’Association des Bleus de Bretagne, dont elle fut la marraine. La maquette de sa statue, au dernier Salon, nous donna un avant-goût de l’hommage un peu massif et disproportionné qui l’attend : mais, parmi ceux qui lui rendront cet hommage, combien auront lu une ligne d’elle ou feuilleté autre chose que la collection de ses harangues ? Car, sur la fin de sa vie, Clémence, qui n’était guère sortie jusque-là d’une pénombre discrète, se répandit volontiers en manifestations épulatoires.

La première de ces manifestations eut lieu le 3 avril 1895 au banquet des Bretons de Paris. Je n’y assistais pas. Mais Clémence fut bien vite assidue à nos dîners mensuels, et c’est à l’un de ces dîners en effet que j’eus la bonne fortune de la voir et de l’entendre. Petite, ratatinée, les cheveux gris, elle nous étonna par son grand front bombé, ses yeux clairs, qui avaient gardé toute la vivacité de la jeunesse, sa bouche souriante et sans amertume. Et quand, au dessert, se levant pour répondre au toast d’Armand Dayot, elle nous parla de sa vie, de ses travaux, de sa foi scientifique, non point conquise de haute lutte, mais lentement, péniblement acquise, vraiment nous nous sentîmes attendris.

C’est qu’il n’y a pas de drame qui égale en intensité celui d’une intelligence aux prises avec l’énigme de l’univers. Beaucoup des convives n’avaient qu’une sympathie médiocre pour les théories de Mme Royer. Ils étaient Bretons en majorité et, pour les sentimentaux que sont les Bretons, le matérialisme intransigeant à la Buchner et à la Clémence Royer aura toujours contre lui d’être trop simpliste. Le cœur ni l’âme ne trouvent leur compte à ses solutions. Nous sommes une race de nuances. Les femmes seules, chez nous, feraient exception à la règle. Elles sont beaucoup plus hardies et plus absolues que les hommes, et Clémence, dont Renan, avec une pointe de malice, disait qu’elle était « presque un homme de génie », fut bien femme sur ce point. Le désaccord était donc assez vif entre l’orateur et une bonne partie de son auditoire. N’empêche que, même pour ceux qui ne partageaient point ses idées, c’était un spectacle émouvant et beau que celui de cette humble petite vieille, s’assurant dans la bonté de sa foi scientifique et, pauvre, méconnue, écartée des honneurs officiels, estimant qu’elle avait le vrai bien, puisqu’elle possédait la certitude.

La certitude ! On peut sourire de qui croit la posséder. C’est elle pourtant qui a donné à la vieillesse de Clémence Rojer cette sérénité qui la fit ressembler à un beau soir. Dans sa cellule de l’asile Galignani, on la trouvait à toute heure devant sa table de travail qui épanchait sur le papier ses inoffensives rêveries de sociologue humanitaire. Elle croyait au pouvoir souverain de la raison et à la perfectibilité indéfinie de l’espèce. Sa plume n’avait jamais une hésitation. L’excellente femme était sans doute parfaitement étrangère à nos scrupules de mandarins ; elle ignorait les « affres » de l’écriture artiste ; elle n’avait aucune peine à formuler sa pensée, parce qu’aucune considération, disait-elle, ne la retenait que le souci du vrai. Et c’est en quoi elle se sentait Bretonne et même — elle y insistait — Malouine.

Elle était pourtant née à Nantes, mais par hasard. Son père, sa mère étaient de Saint-Malo ; son grand-père avait été corsaire avant de devenir capitaine de frégate. Pris par un bâtiment anglais, il s’évada sur la chaloupe du bord et fit cap vers la Rance. Napoléon, qui se connaissait en hommes, l’avait décoré. Il mourut commandant du port de Brest où sa fille, disait-il plaisamment, avait été « lancée à l’eau ». Les jours de fête, le vieux marin l’emmenait sur les grands vaisseaux pavoisés, à la poupe toute dorée. Les canonniers la prenaient dans leurs bras et lui faisaient mettre le feu aux mèches. L’enfant perdit une oreille à ce jeu, mais la femme que devint cette enfant n’a jamais eu peur…

Avec des ascendants pareils, comment Clémence n’eût-elle pas été brave jusqu’à la témérité ? Sa bravoure fut d’un autre ordre sans doute et exclusivement intellectuelle. Il semble, d’ailleurs, que cette transposition ne l’ait satisfaite qu’à moitié et elle nous confia un jour son regret de n’avoir pas été créée pour l’action. En bonne darwiniste, elle attribuait ce méchef à sa grand’mère, qui était une Hollandaise de Flessingue.

— J’ai toujours soupçonné mon grand-père de l’avoir enlevée, nous disait-elle. Chez les marins de ce temps-là, il restait encore du pirate. Or, ma grand’mère était fort belle. Je n’ai pas hérité d’elle à cet égard. Comme une méchante fée, elle m’a donné seulement ce qu’elle avait de mauvais. Le quarteron de sang hollandais qu’elle m’a transmis, à travers les veines de ma mère, a ralenti le cours du mien, a emprisonné dans un corps anémique mon esprit ardent, a fait de moi une timide qui rêve de combats, mais ne peut donner qu’en pensée les grands coups d’épée de Jeanne de Montfort. C’est dommage. Car, pour le reste de ma nature, je me sens bien de la race de ces entêtés Malouins qui se nommaient Duguay-Trouin, Maupertuis, Lamettrie, Chateaubriand, Lamennais, tous si différents par l’esprit et si semblables par le tempérament…

En somme, elle regrettait surtout de n’avoir pas été un homme. Car c’est, je pense, la seule explication qu’on puisse donner de ce couplet, Maupertuis, Lamettrie, Chateaubriand, Lamennais n’ayant pas plus manié l’épée que Mme Royer.

Mais la plume aussi est une arme. Qui le sut mieux chez nous que la traductrice de Darwin ? Elle a été le champion inlassable du transformisme ; elle y a mêlé, sans doute, bien des vues douteuses et quelque chimère. Excellente vulgarisatrice des théories d’autrui, elle n’a pas été aussi heureuse dans l’exposition de ses théories personnelles. Ce n’était pourtant pas un cerveau médiocre que celui de la femme entre laquelle et Proudhon la Société d’anthropologie de Lausanne partagea son grand prix décennal. Hœckel, dit-on, ne lui fut pas moins redevable que l’auteur de l’Origine des Espèces. En France même, des savants comme Ribot, Letourneau et Manouvrier, la tinrent en particulière estime. Et l’on a lu plus haut ce que Renan pensait d’elle.

Le dilettantisme philosophique de l’auteur de Caliban n’était cependant point du goût de Clémence. Cette femme, vous dis-je, était un bloc. Elle n’admettait aucun compromis, aucun tempérament. Elle en voulait surtout aux savants, comme Pasteur et Grasset, qui « logent la science dans un des hémisphères de leur cerveau et leur sensibilité dans l’autre, en levant une cloison entre les deux. » À toute thèse trop hardie, ils répondent par le peut-être de Rabelais ou le que sais-je ? de Montaigne. Ils se retranchent dans l’inconnaissable. Comte, lui-même, n’évita pas ce travers.

— Mais qu’est-ce que l’inconnaissable ? repartait de plus belle Clemence. Il n’y a d’inconnaissable que ce qui n’existe pas. Ce qui n’a pas d’existence ne peut être un objet de science ; ce que la science ignorera toujours, ce sont toutes les visions individuelles des imaginations humaines, parce qu’il n’en est pas deux qui soient identiques. Brunetière reproche à la science de ne point tout expliquer. Eh ! là, quelle impatience ! Attendez, Monsieur, que la science soit majeure. Elle est si jeune ! Elle a passé ses mois de nourrice en Grèce et s’est endormie quinze cents ans dans les langes de la barbarie. Elle s’est réveillée et ne commence à balbutier que depuis trois siècles. Mais, si ses affirmations sont bien incomplètes, ce qu’elle nie forme un système cohérent absolument certain, ou plutôt l’élimination de tout ce qu’elle nie constitue un ensemble de connaissances suffisant pour éclairer notre route dans la vie. Car, de la façon dont l’humanité a été enseignée jusqu’ici, elle doit d’abord désapprendre pour pouvoir apprendre ensuite…

Que j’aimerais répondre à Mme Royer, si je n’avais éprouvé depuis longtemps la vanité des discussions de ce genre ! Dormons chacun sur notre oreiller ; quoi qu’en dise Clémence, tous les systèmes sont des rêves, et Leibnitz a raison : s’il réside en eux quelque parcelle de vérité, elle est beaucoup moins dans ce qu’ils nient que dans ce qu’ils affirment. Et Clémence nous en fournit témoignage la première. Jamais le nihilisme philosophique n’a été poussé plus loin que par cette petite vieille d’allure inoffensive. Comment, ayant tout saccagé autour d’elle, ruiné tous les dogmes, égorgé tous les dieux, a-t-elle pu édifier sur ce charnier son credo de l’universelle perfectibilité ? C’est le secret de son génie sans doute, mais c’est surtout l’heureux effet d’une de ces inconséquences auxquelles n’échappent point les natures féminines les mieux douées. En fin de compte il suffit qu’elle n’y ait point échoué complètement pour expliquer et légitimer l’hommage dont elle va être l’objet. Tout au plus eussé-je souhaité que cet hommage gardât quelque discrétion. Un médaillon dans une stèle couronnée par le buste de Darwin, voilà ce qu’il fallait à Clémence : personnalité de reflet et de second plan, elle eût encore emprunté quelque rayonnement de ce voisinage, — tandis qu’en l’isolant on court grand risque de l’éteindre tout à fait.