L’Âme bretonne série 3/Leconte de Lisle à Rennes


Honoré Champion (série 3 (1908)p. 166-172).


LECONTE DE LISLE À RENNES




Je crois bien qu’aujourd’hui l’on est définitivement renseigné sur les causes, restées longtemps mystérieuses, du pessimisme de Leconte de Lisle. Par la publication des vers de jeunesse de l’auteur des Poèmes barbares, nous tenions, grâce à M. Guinaudeau, le premier anneau de la chaîne ; les anneaux intermédiaires manquaient. Louis Tiercelin, Madame Jean Dornis, surtout les frères Marins et Ary Leblond, essayèrent de les rétablir intuitivement. Mais l’intuition, si aiguë soit-elle, ne supplée pas toujours aux textes. Un heureux accident vient de nous restituer ceux-ci. Ils dormaient dans une collection du journal la Variété, propriété d’un Rennais exclusif et jaloux, qui refusait d’en donner communication.

« Mais admirez, dit dans les Annales de Bretagne M. Gustave Allais, l’ingéniosité du hasard qui se charge de bouleverser les petits calculs de l’égoïsme… Une succession s’ouvre ; une famille, indifférente aux trésors littéraires, vend en bloc les vieux bouquins, et c’est ainsi que la Variété va s’échouer au marché aux vieilles ferrailles… Un étudiant d’histoire, M. Bourdais, l’y découvre, l’achète, puis cède sa trouvaille à M. Le Hir, le très aimable et très obligeant bibliothécaire de la ville de Rennes. Le précieux volume est désormais à la disposition des travailleurs ».

Ils n’ont pas manqué de le consulter, et le premier de tous, M. Charles Leconte, que son nom obligeait, y a puisé les éléments d’un intéressant mémoire qu’il vient de présenter à la Faculté des lettres de Rennes, pour l’obtention du diplôme d’études supérieures. Un résumé de ce mémoire a paru dans les Annales de la Faculté : l’allure en est à la fois guindée et diffuse et l’on eût souhaité chez l’auteur plus de simplicité. Sous ces réserves, il contient d’excellentes choses. On sait que Leconte de Lisle appartenait à une famille bretonne dont un membre, ancien chirurgien des armées impériales, se fixa en 1816, à l’île Bourbon et y épousa Mademoiselle de Riscourt de Lanux. De ce mariage naquit, en 1818, Charles-Marie-René, l’auteur futur des Poèmes barbares. En 1837, Charles avait dix-neuf ans et n’était pas encore bachelier. Son père l’adressa en France à un sien cousin, Louis Leconte, avoué, qui devait être plus tard maire de Dinan, et lui demanda de servir de correspondant au jeune homme. Louis Leconte accepta et, quelques mois plus tard, Charles Leconte de Lisle débarquait dans la patrie de Duclos-Pinot.

Il n’y resta que quelques mois. Au commencement de 1837, son oncle et sa tante le conduisirent à Rennes, où ils lui avaient loué une chambre au numéro 4 de la rue des Carmes. Quinze cents francs — M. Tiercelin dit, à un autre endroit de son livre, douze cents francs — formaient le budget de l’étudiant. Un an après son installation à Rennes, Leconte de Lisle fut reçu bachelier ; il se fit inscrire aussitôt à la Faculté de droit, l’intention de son père étant qu’il entrât dans la magistrature.

Cet excellent père avait toutes sortes d’attentions pour sa progéniture. De Bourbon, où il se morfondait, il ne cessait de prodiguer les recommandations au jeune Charles : celui-ci ferait bien, pour se perfectionner dans l’étude du droit, de travailler chez un avoué « une heure le matin et autant le soir » ; il pourrait suivre aussi, à la Faculté des sciences, un cours d’anatomie et de physiologie, fort utiles en médecine légale ; un peu de botanique et de chimie ne nuirait pas non plus au progrès de ses connaissances ; et, comme enfin le cerveau a quelquefois besoin de détente, M. Leconte père indiquait à son fils, parmi les distractions éminemment propres à un jeune homme bien né, « l’étude de la flûte ou du paysage ».

Leconte de Lisle dut sourire plus d’une fois, j’imagine, à la lecture de ces épîtres paternelles. Pour parler sans ambages, ce fut un triste étudiant. La Faculté, à diverses reprises, l’admonesta : on lui raya même deux ou trois inscriptions. Peine perdue ! Leconte de Lisle ne fut pas plus assidu aux cours. Il est permis de croire, en revanche, qu’il fréquentait fort les cafés à la mode et les estaminets, qu’il prenait sa part des manifestations contre la préfecture, coupable de refuser à Frédérick-Lemaître l’autorisation de jouer Robert Macaire, qu’il flânait, par les beaux temps, sous les délicieux ombrages du Thabor, qu’il culottait des pipes et qu’il ne payait pas ses créanciers. Cette dernière accusation, la plus grave, se trouve nettement formulée dans une lettre adressée par un sieur Binda à M. Leconte, de Dinan, pour lui réclamer le règlement d’une dette de 22 francs contractée par son neveu, soit 18 francs pour une pipe en écume garnie d’argent et 4 francs pour une paire de lunettes ! Nous n’en étions pas encore au monocle.

Enfin, il faut tout dire, Leconte de Lisle s’était mis à « faire de la littérature ». Quelques camarades et lui avaient fondé à Rennes un petit journal satirique, intitulé le Foyer, dont certains numéros s’imprimaient tout entiers en vers, jusques et y compris la signature de l’imprimeur :

Notre petit journal s’imprime en cette ville
Chez notre typographe Alphonse Marteville.

Il est certain que Leconte de Lisle collabora au Foyer ; mais il y collabora sous le voile de l’anonyme et l’on aurait quelque peine à distinguer ses vers de ceux de ses collaborateurs. Au contraire, son nom s’étale en toutes lettres dans la Variété. Le premier numéro de cette petite revue parut le 1er avril 1840. Un professeur de la Faculté des Lettres, M. Alexandre Nicolas, avait accepté de la présenter au public et d’en exposer le programme, qui tenait en deux points : rénovation et exaltation de la société par l’art, son affranchissement par le christianisme.

« Grand admirateur de la doctrine sociale du Christ, Leconte de Lisle, dit M. Charles Leconte, devait tout naturellement embrasser la cause d’un parti chrétien, dès lors que ce parti prétendait se rapprocher des sources mêmes de son origine, de l’Évangile et de la communauté des premiers fidèles, enfin de ces principes dont l’oubli avait causé la crise religieuse du dernier siècle… Avec les idées républicaines du jeune poète, nous avons signalé ses tendances religieuses, son besoin de quelque chose de supérieur et de divin ; il était naturel que ce besoin s’efforçât de s’identifier avec la doctrine catholique vers laquelle le jeune poète se trouvait ainsi violemment amené. On la connaissait si mal à Bourbon, cette terre si éloignée de la pensée active, de la réalité ! Maintenant il se trouvait à même de la connaître, d’en apprécier la grande valeur morale ; il exaltait, dans un poème intitulé : Issa Ben Mariam, l’action libératrice du Christ, et il en parlait dans ses articles de critique… »

Bref, « l’état d’âme » de Leconte de Lisle en 1840 reproduisait fidèlement celui des romantiques de l’époque, nourris de Saint-Simon, de Fourrier, de Lamennais et du Père Enfantin : c’était une aspiration vague vers un idéal de fraternité sociale, de christianisme démocratique, de fusion universelle des esprits rapprochés et réconciliés en Jésus. Ces chimères faisaient la substance même des articles et des vers que le futur auteur de Qaïn donnait à la Variété. Le journal dura douze numéros. On sait le reste et comment, le 11 mars 1841, qui fut le mois où la Variété passa de vie à trépas, Leconte de Lisle fut de nouveau cité devant la Faculté de droit pour y recevoir un blâme. Autre blâme le 23 juillet, suivi de la perte de son inscription. Les parents du jeune homme finirent par se fâcher. On menaça de lui couper les vivres. Tout à ses velléités littéraires, le jeune homme répondit en s’associant à un certain Paul Duclos, pour fonder le Scorpion, gazette dont le titre promettait. Le premier numéro était prêt quand l’imprimeur, effrayé de l’audace des articles, se déroba. Leconte de Lisle et Paul Duclos l’assignèrent le 28 décembre 1842 devant le Tribunal civil de Rennes, qui les débouta de leurs prétentions et donna gain de cause à l’imprimeur. Ce fut le coup de grâce : Leconte de Lisle, ses dernières ressources épuisées, ne résista plus aux instances de sa famille et s’embarqua pour l’île Bourbon au mois de septembre 1843.

Mais la faillite de ses ambitions juvéniles devait longtemps l’affecter. Combinée avec l’avortement de son idéal démocratique et religieux, elle détermina en lui, au lendemain du 2 décembre, une crise redoutable : extrême en tout, comme les Celtes dont il sortait, Leconte de Lisle passa brusquement de la position mystique au nihilisme le plus radical. Il connut jusqu’à la vanité de l’effort littéraire. Il lui parut que, depuis Homère et les Grecs, l’humanité n’avait fait que balbutier ; il dénia à la poésie contemporaine tout autre droit que celui de « se recueillir » et de s’étendre dans son passé glorieux » ; il donna lui-même à son œuvre une solennité de musée.