L’Âme bretonne série 3/Médaillons de Poètes


Honoré Champion (série 3 (1908)p. 188-225).

MÉDAILLONS DE POÈTES[1]




JANE PERDRIEL-VAISSIÈRE : Celles qui attendent.


Le nouveau recueil de Mme Perdriel-Vaissière pourrait porter en épigraphe : « Femme de marin — Femme de chagrin. » Celles qui attendent, ce sont les fiancées et les épouses des errants de la mer, simples matelots ou capitaines, caboteurs, pêcheurs, longs-courriers, cols-bleus de la Flotte… Mme Perdriel-Vaissière, pour les avoir partagées, connaît leurs souffrances et leurs joies ; dans la pièce liminaire de son recueil, elle montre « celles qui attendent »,


Au balcon de leur longue espérance penchées,
Avec la main ouverte au-dessus de leurs yeux,


et elle nous dit l’énervement des unes, l’abattement des autres, le râle voluptueux des exaucées. Et, ce disant, elle se défend de faire « de la littérature ».

Je crois bien, en effet, que Mme Perdriel-Vaissière est parfaitement sincère et ne peint que ce qu’elle a vu ou éprouvé. Le Dr Lejeanne remarque que l’hystérie est très fréquente sur la côte, chez les femmes des marins, et il en trouve l’explication dans l’ébranlement que communiquent au système nerveux les transes continuelles où elles vivent. Telle petite cité maritime, Saint-Malo, Paimpol, aux veilles d’appareillage des Islandais et des Terreneuvas principalement, n’est qu’un grand spasme de frénésie sexuelle, un long sanglot de volupté animale. Les retours de campagne, à Toulon, à Brest, à Rochefort, avec leurs galopades d’hommes ivres par les venelles tortueuses du quartier maritime, ressemblent à des descentes de forbans ou de boucaniers : derrière les portes, hâtivement closes, on devine des enlacements brusques comme des viols, des baisers acres comme des morsures… Minutes inoubliables, qui payent les longues attentes des séparés et dont la frénésie, chez l’aimée, se change en ravissement, en extase, quand, après le vertige des premières étreintes, s’échappe du coffre de l’arrivant le butin amassé en cours de route pour parer la chère idole :

Femmes ou sœurs de ceux qu’emportent les marées,
Là-bas, dans le couchant, vers ces villes dorées
Que le soir échafaude au bord de l’horizon,
Nous voyons revenir, bercée à fond de cale,
Toute la floraison des lointaines escales :
      C’est la toison d’or de Jason.

Les laques, l’argent fin, la soie et les essences,
L’autruche à Djibouti, la perle à Singapoor,
Et ces hamacs brodés de plumes d’oiseaux, pour
Les soirs de l’Equateur, verts de phosphorescences ;
Fourrure au Groënland, cigarette à Cuba,
Ceux que porte vers nous la houle du tropique
Ont entassé, jaloux, la cargaison féerique ;
Et demain, accourant avec le cœur qui bat,
Ils nous la jetteront, tout joyeux dans leurs âmes
D’avoir fait refleurir sur des lèvres de femmes
Le sourire oublié des reines de Saba !

Beaux vers, capiteux et prenants ! Je ne sais pas si l’on a suffisamment rendu justice à leur auteur ; je ne vois point que l’assentiment public lui ait donné place dans le chœur sacré où il introduisit successivement Mmes Alphonse Daudet, de Noailles, de Régnier, Daniel Lesueur, Delarue-Mardrus, Renée Vivien, Hélène Picard, André Corthis… Mme Perdriel-Vaissière me semble réunir cependant toutes les qualités requises pour être notre neuvième Muse. Elle présiderait aux brises et aux eaux marines ; elle aurait dans son département

Les tours, les rampes crénelées
D’où surgit l’escalier du port,

Le fourmillement des mâtures,
Les flancs lourds des bateaux en fer,
La côte aux rousses découpures,
Les feux au lointain de la mer…

Et cette musa navalis nous changerait de tant de muses pédestres.




VICTOR-ÉMILE MICHELET : La Porte d’or.


Je persiste à croire, même après la publication de la Porte d’or, que le Comité de la Société des gens de lettres fut bien inspiré en décernant le prix Sully Prudhomme à M. V.-E. Michelet. On avait mené grand bruit autour de cette décision. N’allait-on pas jusqu’à incriminer tout haut les juges de partialité, tout bas de prévarication ? Les plus modérés affirmaient qu’ils ne s’étaient point tenus dans la lettre des règlements et comme si les règlements étaient faits pour autre chose que pour fournir une occasion de les violer ! Et, comme le lauréat ne se pressait point de publier son livre et mettait je ne sais quelle coquetterie à prolonger l’attente des badauds, de charitables personnes vous glissaient à l’oreille, avec un sourire ambigu : « M. Michelet fait le mort et il a ses raisons pour cela : son livre n’existe pas. »

Or le livre existait et les temporisations de M. Michelet n’étaient que les scrupules d’une âme foncièrement artiste et jalouse de ne rien livrer au public qui ne fût digne de lui être présenté. Et donc le livre parut, et ce fut alors une autre antienne : comment avait-on pu couronner un poète si désordonné, si confus et si obscur, qui fait litière de toutes les règles prosodiques, qui ne se contente point d’emprunter au vocabulaire décadent ; qui y ajoute et qui s’en vante et qui pose, par surcroît, pour le kabbaliste, le mage et le nécroman ?

Et il est bien vrai que les vers de M. Michelet n’ont pas toujours la limpidité de l’eau de roche. L’auteur de la Porte d’or est un « auteur difficile », comme disait Catulle Mendès de M. Léon Dierx ; il faut quelque préparation pour l’entendre et il est bon aussi d’avoir pris ses grades à la faculté des sciences hermétiques. Egrégore, hésychastiquc, fortunal, glaivataire, effluence, qui reviennent périodiquement sous sa plume, ne sont point du langage courant : feu Sarcey ne les employait point. Mais enfin, quand une fois on possède le sens de ces énigmatiques vocables, il n’est pas besoin de clef supplémentaire pour pénétrer dans la pensée de M. Michelet : la « porte d’or » roule sur ses gonds et nous baille l’entrée du sanctuaire.

Et, je le dis tout de suite, le sanctuaire est fort beau. Il est beau comme un décor de Gustave Moreau : même profusion de gemmes et d’orfèvrerie, même ambiance de mystère, mêmes émanations lourdes et entêtantes. D’étranges figures s’y meuvent, comme celle de ce héros innommé qui semble appartenir à la famille des archanges païens, des anonymes démiurges évoqués par le pinceau du maître :

Il surgira, du cœur de l’immanent mystère,
Parmi le soir pensif ou le matin léger ;
Ses beaux pieds marcheront sur le sol de la terre
D’un pas calme de surnaturel étranger.

Il naîtra : je l’attends. Dans les ondes énormes
Où la lumière astrale, pour l’éternité,
Roule tous les reflets tourbillonnants des formes,
J’ai vu l’image aurorale de sa beauté.
 
Il est éblouissant de jeunesse et de force.
Il a parlé peut-être avec des dieux. Les vents
Sont enivrés de boire, à la chair de son torse,
Le parfum des lilas et des âmes d’enfants.

Il a la grâce d’un navire à toutes voiles,
Où des oiseaux perdus trouvèrent un appui ;
Ses yeux sont radieux d’avoir lu les étoiles,
Et sombres d’avoir lu les hommes d’aujourd’hui.
 
Son geste est attirant comme la mer nocturne ;
Il s’exhale, des effluves qui vont courir
Sur ses cheveux casqués d’un rêve taciturne,
Un vertige ambigu de vivre ou de mourir.
 
Les cœurs lassés, sa voix les prend et les enchaîne
Aux espoirs oubliés dont ils vibraient jadis.
Robustesse adorable et pure : il semble un chêne
Fleuri de roses pourpres et de sombres lis.
 
S’il passe parmi nous, les foules égoïstes
Sentent un souffle étrange en leurs reins maîtrisés :
Les hommes sont pensifs ; les femmes, un peu tristes,
Songent à la douceur d’impossibles baisers.

Or il ira, son bras charmant armé du glaive,
Fort de la mission dévolue à ses mains,
Planter la fleur mystérieuse de son rêve,
Afin d’en parfumer à jamais nos chemins.

Il mourra sanglant : car, sachant les lois occultes,
Pour imposer son Verbe au monde, le Héros
Doit ceindre à son beau front la couronne d’insultes
Et livrer sa poitrine à l’acier des bourreaux.

J’arrête la citation : pour bien faire, il eût fallu donner toute la pièce, qui est l’une des plus belles du livre et qui est particulièrement «  représentative » de la manière du poète. Il y a, chez M. Michelet, un parnassien latent — et même avéré dans certaines pièces de jeunesse non datées, mais qu’il est facile de reporter à leur date (Océan d’or, Abischag, Madrigal, etc.), et un symboliste volontaire et de plusieurs années postérieur, mais dont l’éclosion tardive n’est justement que la manifestation de cette droite et scrupuleuse conscience d’artiste. M. Michelet semble s’être longtemps consulté avant d’adopter une forme, qu’on peut discuter, mais qui est bien la plus propre, je crois, à l’expression de son génie fier, ombrageux et taciturne : l’auteur a passé la quarantaine, et ce livre de vers est le premier que des circonstances exceptionnelles l’aient décidé à publier.



L’Espoir merveilleux.


Après cinq années de silence et de recueillement, M. Emile Michelet nous revient avec un livre au titre alléchant : l’Espoir merveilleux, qui nous change des lamentations pessimistes chères à la majorité des poètes contemporains. D’où lui est née cette allégresse ? A-t-il découvert la pierre philosophale ? Quelque magicien du verbe collectiviste l’a-t-il transporté d’un coup de baguette sur le mont Nebo d’où l’on découvre les riantes perspectives de la Cité future ? Point. C’est en lui-même, même, dans son propre cœur, que M. Michelet a entendu la voix de l’« ondine » mystérieuse qui lui a révélé

L’arcane décisif du miracle sauveur.


Et il nous invite à l’imiter, à nous pencher comme lui sur notre cœur, séjour de l’ondine qui sait les mots et les lustrations nécessaires pour récréer chaque homme « selon son idéal » :

Elle est en toi, l’eau miraculeuse, le chrême,
Chrême dont l’onction sacre dans le vieil homme
Un homme recréé selon son idéal ;
C’est de ton cœur qu’il coulera, le flot lustral.
Rajeunissant ton sein, désagrégeant la somme
Des fautes, des erreurs, des laideurs et du mal,
De tout ce qui construit la vieillesse et la mort.
Nul ne s’évade de soi-même, nul ne change ;
Si tu t’es recréé, si tu fus assez fort
Pour devenir toi-même et franc de tout mélange,
Tu seras toujours toi jusqu’au clairon de l’Ange.
Nul ne changera d’essence ; mais rajeunir.
C’est projeter sur des plans neufs notre désir ;
Rajeunir, c’est trouver le secret de soi-même
Et rattacher sa vie à la beauté qu’on aime ;
C’est se renouveler, fût-ce au bord de son soir.
Aux sources de l’amour, aux sources de l’espoir.
Ah ! revivre allégé des vaines tentatives,
Joyeux d’avoir dissous dans la magique eau vive
Tous les mauvais apports de la vie à notre âme,
Tous les poisons que jette en nous le temps infâme
Et, pur comme à l’aurore les nouvelles roses.
Avoir des yeux nouveaux pour contempler les choses !

Ces yeux, continue M. Michelet, à qui je demande bien pardon d’être obligé de le traduire ça et là en vile prose, ces yeux sublimes et ingénus, l’amour nous les donnera, mais un amour pur, fervent, absolu,

Un héroïque amour, plus fort que le tombeau.

Tel est l’espoir « merveilleux » que fait luire sur notre misérable horizon le verbe de ce poète inspiré. M. Michelet, dont nous admirâmes jadis la Porte d’Or, ouvrage ayant obtenu le prix Sully-Prudhomme, l’année de sa fondation, n’est pas seulement un des lyriques les plus fervemment, les plus exclusivement lyriques de cette heure : le timbre de ses vers, leur tour, jusqu’à la figure de ses mots ont je ne sais quoi d’augural, de sybillin. Il est un de ceux qui font le mieux entendre et à qui s’applique le mieux la définition célèbre de Fénelon : « Le poète est théologien ; c’est le véritable vates. »




J.-B. ILLIO : Les deux Voix.


M. Illio nous avertit dans sa préface que la vieillesse ni la richesse ne l’accablent et que la langue grecque et latine lui furent toujours lettre morte. Quant aux contradictions apparentes des « deux Voix » qu’il fait entendre dans son recueil, « elles seront expliquées, ajoute-t-il, quand j’aurai dit que je suis foncièrement Breton, donc mystique et libertaire à la fois ».

Il y a des aveux qui ressemblent à des provocations. Je ne suis pas bien sûr que M. Illio ne soit pas plus fier que marri d’ignorer le latin et le grec. Et, semblablement, la contradiction — hélas ! si fréquente chez les Bretons — qu’il signale entre ses deux tendances, mystique et libertaire, j’ai idée qu’il en tire plus de vanité que de dépit. Tout cela est d’un assez joli anarchisme sentimental. Et la lecture des Deux Voix n’est point pour modifier notre impression ; nulle part le poète ne prend soin d’accorder dans son œuvre

Le passé qui chantonne et le présent qui crie.

Que dis-je ? Cette cacophonie lui est chère comme une originalité. M. Illio m’en voudra-t-il si je lui confesse que je fais bon marché de l’originalité ainsi entendue ? Sur les cinquante ou soixante pièces qui composent son recueil, les deux tiers sont franchement insupportables, encore que, pris isolément, les beaux vers n’y soient point rares ; dans l’autre tiers, je distingue quatre ou cinq morceaux qui sont vraiment d’un poète, d’un homme qui a le don. Une de ces pièces surtout, malgré quelques imperfections de détail, devrait suffire à le tirer de pair. Elle est intitulée : À celui qui voudrait naître de moi, et son âpre saveur reste longtemps aux lèvres après qu’on l’a goûtée :

Lorsque j’étreins mon rêve, aux jours de solitude,
Parfois j’entends monter des appels enfantins ;
Ils arrivent à moi plaintifs et presque éteints,
Et je reste inquiet devant leur multitude.

J’assiste au long combat de tous mes appétits
Dans mon cœur qui voudrait se dédoubler lui-même,
Comme une ruche qui dans la campagne essaime,
Et j’écoute l’enfant aux accents pressentis,

L’enfant aux cris profonds qui de moi voudrait naître :
« Entends mes pleurs, dit-il, dans le jour et la nuit ;
Je veux vivre : j’ai soif et faim du jour qui luit…
Je suis le prisonnier dont on clôt la fenêtre… »

Le poète tressaille à cet appel. Il est près de céder. Mais sa raison intervient à temps qui lui dit

De ne pas enfanter pour le Destin mauvais…

Et c’est la raison qui l’emporte sur l’instinct ; le poète n’infligera pas la vie, suivant le mot terrible de Chateaubriand, à l’enfant qui veut naître de lui. Toute cette fin vaut d’être citée : elle a je ne sais quoi de sombre et de concentré ; on sent que le débat est grave, profond, réfléchi, qu’il n’y a rien là d’un exercice d’école.

Mon enfant qui voudrais venir, je t’aime trop,
Vois-tu, pour te livrer à la vie implacable ;
N’entends-tu pas gémir les vivants qu’elle accable
Et dont le seul espoir est de dormir bientôt ?…

Ne désire donc plus nos combats et nos pleurs,
Nos jours de cauchemar et nos nuits d’amertume ;
Ne viens pas parmi nous dans l’hypocrite brume
Où nous guettent de loin les sanglantes douleurs.
 
Pourtant si mon esprit connaissait la sagesse,
Si la fortune et la santé m’avaient souri,
Peut-être malgré tout qu’à l’appel de ton cri
Je t’aurais fait vivant, ô mon fils de tendresse ;

Mais puisque je me sens la fin d’une maison,
Puisqu’avec moi s’en va ma race à l’agonie,
Avec son sang, avec son cœur et son génie.
Vouloir la prolonger, ce serait trahison.

Demeure donc, loin du malheur, dans le Possible.
Vivons ensemble, toi caché, ne souffrant pas.
Et moi perdant un peu de vie à chaque pas ;
Mourons ensemble en nous aimant, hôte invisible !

Il n’est point à croire que cette belle pièce soit jamais couronnée au concours de la Ligue contre la dépopulation, et M. Piot, je pense, la goûterait médiocrement ; mais Vigny l’eût aimée et reconnu dans M. Illio un de ses fils spirituels.




CAMILLE LEMERCIER D’ERM : Les Exils.


L’auteur des Exils, M. Camille Lemercier d’Erm, n’a pas encore vingt ans. Il est Breton, né à Rennes, d’une vieille famille morbihannaise, et porte un nom deux fois cher aux Muses : son père imprimait des vers ; le fils en fait. Et les vers que fait le fils valent ceux qu’imprimait le père et qui étaient signés Lud Jan, Le Braz, Le Guyader, Tiercelin… Que ne peut-on attendre du précoce aède, à l’âme frémissante et toute gonflée des grands souffles lyriques, qui a écrit Bardit, Au champ des Martyrs, Celui qui meurt, les Captifs, et ce quasi chef-d’œuvre : les Bergers du Désert ?…

 
C’étaient de grands bergers debout dans les ténèbres.
Ils allaient sous les deux, archanges ou démons,
Et leur stature était celle des pins funèbres
Qui hantent le sommeil échevelé des monts.
 
Ils passaient dans la nuit comme dans un vertige
Et leurs deux bras ouvraient un geste illimité
Pour dérober là-haut la face d’un prodige
Au visage inconnu de la Divinité…
 
C’étaient de grands bergers mystérieux et tristes…
Un lourd manteau roulait de leur torse puissant,
Et l’ombre découpait sur un ciel d’améthyste
La haute majesté qu’ils dressaient en passant.
 
Sublimes pèlerins, debout sous les étoiles.
Seuls dans l’immensité du grand désert humain,
Où la nuit sans aurore avait tendu ses toiles,
Où l’on ne voyait plus la trace d’un chemin,

Ils s’en allaient ainsi que des rois sans royaume.
Et le gouffre nocturne, étincelant et bleu.
Sentant passer en lui ces énormes fantômes,
Avait comme un frisson vague et miraculeux…

Il faut lire la pièce dans son entier. Elle fait songer aux Burgraves, à Kaïn… Et tous les poèmes de M. Lemercier n’ont peut-être point cette ampleur ; le souffle, chez lui, n’est pas toujours aussi discipliné ; il y a quelque abus de l’épithète, des fautes de goût çà et là. Et il est vrai que la perfection continue ennuie et que, ces brèves défaillances, l’auteur les rachète par la magnificence de ses images, la fougue de son lyrisme. Un tumulte de Walkyries celtiques emplit par moments le recueil. La chevauchée des strophes passe, en galop fou, sur le fond pâle d’un ciel d’Occident au bord duquel rôdent les fantômes enlacés de Tristan et d’Yseult. Duos exquis, dans le mode mineur cher aux poètes de Bretagne ! Ils s’interrompent trop vite. Yseult s’efface, et René apparaît sous Tristan. C’est lui en définitive, ce René, dont l’image demeure la plus nette en nous après que nous avons fermé le livre de M. Lemercier. L’éternel exilé que fut Chateaubriand se retrouve, avec sa nostalgie de l’absolu, son âme démesurée et tout l’habituel décor romantique, chez le poète des Exils




FREDERIC LE GUYADER : L’Ère bretonne.


Il y aurait ingratitude à reprocher aux écrivains bretons, comme je l’ai entendu faire, de s’exprimer en français. Cela ne veut point dire qu’ils ne soient point de « chez eux » ; ils en sont encore, avec une éducation toute française, et on les reconnaît bien vite sous leur vêtement d’emprunt. Chateaubriand, Lamennais, Brizeux, Renan, ne pouvaient naître qu’en Bretagne. Ils n’ont point usé du breton pour une foule de raisons excellentes, dont la meilleure à donner est qu’ils n’eussent point trouvé d’éditeurs ni de lecteurs. La première condition pour un écrivain, n’est-ce pas d’avoir un public ? Et ce public-là, qui ne manque point en Bretagne aux productions de la muse populaire, fait complètement défaut à la littérature savante. Ces diables de Provençaux sont les seuls qui aient résolu le problème d’écrire en lettrés pour le peuple. Ils le disent du moins, et peut-être ont-ils fini par le croire. Mais je constate que les Belges eux-mêmes y ont renoncé : la « Jeune Wallonie » et les « Renaissants armoricains » se servent également du français. Le Wallon s’y retrouve tout de même et, grâce à Dieu, l’Armoricain aussi.

De ces « renaissants » bretons, qui formèrent autour de M. Louis Tiercelin et à quelque vingt années d’intervalle deux pléiades parfaitement distinctes de tour et d’esprit, M. Frédéric Le Guyader est assurément l’un des plus dignes d’attention. C’est, si je puis dire, le Jodelle et le Du Bartas de la bande. En 1868, à dix-huit ans, il donnait au théâtre de Rennes un drame en trois actes et en vers : Le Roi s’ennuie, d’étoffe romantique, un peu bien somptueuse et lourde pour de si jeunes épaules, mais qui, tout compté, ne leur messeyait point trop. Depuis lors, et sous le pseudonyme de Frédéric Fontenelle, il avait dispersé dans les revues un assez grand nombre de pièces, où il se plaisait à évoquer le passé héroïque et légendaire de la Bretagne et qu’il vient de réunir sous le titre de l’Ère bretonne. Cela ne fait pas moins de 320 pages format grand in-octavo, où défilent par tableaux les Temps fabuleux, les Temps préhistoriques, les Temps romains, le Moyen âge noir (?), etc. L’effort est considérable et, comme il arrive dans ces machines démesurées, il y a là du bon, de l’excellent et du médiocre. Encore ai-je hâte d’ajouter que le bon domine. M. Le Guyader est visiblement obsédé dans une partie de son livre par le souvenir de Leconte de Lisle et de José-Maria de Hérédia. Ce sont de terribles modèles. S’il les avait suivis plus longtemps, je doute qu’il eût pu nous donner mieux qu’un pastiche. Une fée heureuse l’a touché fort à propos de sa baguette : la fée des Traditions populaires. Elle l’a rendu à lui-même, à la simplicité et à la vérité de sa nature ; elle l’a fait ce qu’il est le plus souvent dans son livre et de la façon la plus originale : un conteur de haute verve, abondant, aisé et gaillard.

Moi, je conte l’histoire à la bonne franquette…

Et c’est quand il la conte ainsi qu’il est vraiment lui-même. La reine Anne, Comment Guingamp sauva Nantes, Le Siège de Rennes, l’Île Tristan sont des exemples tout à fait heureux et bien venus de cette manière un peu lâche et prolixe, peut-être, par endroits, mais le plus souvent vive, cavalière, amusante, sans rien de solennel ni de figé, naturellement et spontanément héroïque quand le sujet le demande, et qui se plie à tous les tons.

Et voilà le rare. En dehors des chansons de gestes du moyen âge, où le romantisme n’entendit goutte et qui sont des choses vivantes, animées, chantées et agies, comme le dit leur nom, nullement les tapisseries de haute lice qu’en firent Hugo et son école, je ne vois rien dans notre littérature dont on puisse rapprocher cette manière. Les conteurs français l’avaient prise des Bretons ; M. Le Gujader la leur emprunte ou la retrouve par voie de tradition. De toutes façons il ne fait que reprendre son bien et, si l’exemple qu’il donne pouvait être suivie ce serait un joli clos de l’art tombé en déshérence et qui rentrerait dans le patrimoine national.



La Chanson du Cidre.


On ne connaît pas assez dans les revues parisiennes M. Le Guyader, qui est en retour fort aimé et apprécié de ses compatriotes. Sans doute que, pour l’aimer et l’apprécier à sa juste valeur, il faut être soi-même un peu Breton. Le talent de M. Le Gujader ressemble au cidre de son pays, au « huéro »

         qui mûrit sur le bord de la mer,
Jus de pommiers trapus dont les fleurs purpurines
Se saoulent d’air salin et de senteurs marines.


Il en a le pétillement, la fraîcheur de coloris et aussi la saveur un peu spéciale. Mais, de ce talent-là, on pourrait dire, comme du « huéro », qu’il n’est point l’affaire de tous les estomacs ; les dyspeptiques feront sagement de s’en abstenir. Aussi bien M. Le Guyader n’écrit-il pas pour ces sortes de gens. Mistral disait de ses vers qu’ils étaient « gais comme le soleil de Provence ». Gais, oui sans doute, mais d’une gaieté large, abondante et nourrie, qui — j’en demande pardon à l’auteur de Mireille — fait beaucoup moins songer au fin soleil provençal qu’à la pleine lune de Landerneau, quand elle lève sur l’horizon sa bonne face rubiconde. Dans le chœur des poètes bretons, M. Le Guyader représente l’élément réaliste et populaire. Je n’hésite pas à dire qu’il le représente magnifiquement ; ses récits de haute graisse ont je ne sais quoi d’épique qui en relève la trivialité : le Lutrin de Monseigneur Graveran, l’Andouille du recteur, le Pater de Saint-Riwal, Mathurin l’aveugle, sont en ce genre des manières de chefs-d’œuvre. Tout s’y tient, et il est malaisé d’en rien détacher sans nuire à l’ensemble. Je le regrette, car, encore une fois, M. Le Guyader, que l’Académie française a distingué déjà pour son Ère bretonne, mériterait d’être plus connu hors de Bretagne et placé à son vrai rang, qui est celui d’un maître.

La critique savante reconnaît chez les Celtes armoricains deux sortes de conteurs populaires : les marvaillers et les disrevellers. Les disrevellers ce sont les légendaires, les fabricants de récits merveilleux, les tisseurs de rêve, héritiers de ces admirables trouvères du cycle arthurien qui furent les professeurs d’idéalisme du monde occidental ; les marvaillers, tout au contraire, comme nos « fableors » du moyen-âge, se tiennent de préférence sur le terrain des réalités quotidiennes, qui leur offrent une ample matière à bons mots et à observations piquantes. M. Anatole Le Braz, chez les contemporains, est le type par excellence du disreveller ; si les marvaillers avaient à faire choix d’un prince, leurs suffrages iraient sans hésitation à M. Le Guyader.




JOSEPH-ÉMILE POIRIER : Le Chemin de la Mer.


Le nouveau livre de M. Joseph-Emile Poirier se rattache étroitement à son précédent livre : la Légende d’une âme, si étroitement même qu’il est malaisé de parler de l’un sans rappeler au moins l’autre. Cette Légende d’une âme parut en 1904 et fut couronnée par la Revue des Poètes ; ses éléments étaient empruntés à la vie morale de l’auteur, confiné dans une obscure bourgade bretonne et tout gonflé de désirs vagues, d’aspirations vers « l’inconnu » ; elle contenait de beaux vers, graves et doux, en accord avec une pensée à qui l’on ne pouvait reprocher que la monotonie de ses thèmes ; il s’y trouvait surtout une admirable pièce finale : Méditation en face de la mer, dont le post-scriptum est à retenir :

C’est une âme nouvelle en moi qui semble naître…
Sur mon vieux sol natal je suis comme en exil…
Ah ! fuir vers l’inconnu, battre toutes les mers !
M’en aller aussi moi, comme ces grands steamers,

Parmi les vents salés et les flots et l’écume,
Tenter l’effort suprême où l’âme se résume…
M’en aller…
Sentir la vie enfin battre au plein de mon cœur.

Il semble bien que ces vers, même tronqués, aident à mieux comprendre le titre du nouveau recueil de M. Poirier : le Chemin de la mer est aussi celui de la vie, de la vie libre, frémissante, aventureuse et comme la peut concevoir ou rêver un jeune romantique breton, petit-fils et compatriote de René. Rappelant le vieil adage érasmien : Spartam nactus es, hanc adorna, M. Henri Brémond, dans sa belle introduction aux Vingt-cinq années de vie littéraire de Maurice Barrès, remarque finement : « C’est la devise des classiques, opposée à la chimère du romantisme. Le classique se résigne à n’être qu’un Spartiate, sauf à embellir de son mieux son maigre pays. L’autre se révolte contre ses limites naturelles, dieu méconnu que tourmente « un désir insatiable du ciel immense » et qui, s’il tombe avant d’avoir assouvi ce désir, se fera du moins reconnaître à la magnificence de ses cris. »

Que telle soit bien, comme on dit depuis M. Clemenceau, la « mentalité » des romantiques en général et de l’auteur du Chemin de la mer en particulier, il n’est, pour s’en convaincre, que de rapprocher des vers que je citais plus haut la pièce qui porte ce titre : Après avoir lu Virgile. Sparte ici s’appelle Galatée, et le poète nous fait

en ces termes sa confession :

Je ne suis plus ton frère aujourd’hui, doux berger
Qui chantais Galatée à l’ombre d’un verger.
Il me semble parfois qu’au secret de mon être
Se voile mon amour pour la splendeur champêtre,
Tandis que, secoué par de mauvais frissons,
Je sens mon faible cœur couver des trahisons…
Ah ! je sais bien qu’un jour de printemps ou d’automne
Ayant pris mon bâton, sans prévenir personne,
Pour m’épargner au moins le reproche et les pleurs,
Je m’en irai d’ici, furtif comme un voleur.
Ce sera vers l’heure où la base des collines
Paraît s’envelopper de grises mousselines,
Où le clocher du bourg, sentant la nuit, s’émeut.
Où dans l’âtre joyeux on fait flamber le feu
Pour le dernier repas, la journée étant faite…
Longtemps je marcherai sans retourner la tête.
Puis, sans songer que j’eus mon enclos et mon toit
Et que j’aimai les champs et les prés comme toi,
Beau pâtre qui chantais à l’ombre de tes vignes
Galatée aux doux yeux, blanche comme les cygnes,
Parmi le paysage aux tons plus indistincts
Je m’évanouirai dans le jour qui s’éteint !…

Il ne peut subsister aucun doute, je pense, après ces vers, sur le caractère symbolique du titre que M. Poirier a choisi pour son recueil. Encore est-il que la mer n’est pas toujours prise au figuré dans ce recueil et qu’il y est question d’elle plus d’une fois autrement que par métaphore. Qu’on lise notamment : À l’ancre, Scrupules, le Vieil Océan, Village de Pêcheurs, le Promontoire, etc. Peut-être ne sont-ce point les pièces qu’on goûtera le moins. La mer a toujours porté bonheur à M. Poirier. Il la sent et il l’aime profondément, non point en homme du littoral, né, élevé près d’elle, comme Tristan Corbière et M. Auguste Dupouy, par exemple, mais en terrien dont elle a fait graduellement la conquête. Cela suffit à expliquer la différence du ton. Les vocations maritimes sont pleines d’imprévu : qui se serait douté que la région qui, depuis trente ans, fournit le plus d’officiers à notre marine fût la région de l’Est et spécialement le département de Meurthe-et-Moselle ? Pour s’exercer à cette distance et avec cette intensité, il faut que l’attraction de la mer soit bien puissante ou que les idées que son nom suggère remuent profondément en nous certaines fibres. Ce nom n’a qu’une syllabe et il est immense ; il éveille l’impression d’une grande force vierge, impolluée, restée telle qu’aux âges primitifs du globe ; il ouvre à notre curiosité, à nos fièvres d’indépendance et d’aventure, des horizons illimités et toujours nouveaux ; il y a réellement en lui quelque chose d’ensorcelant… Que le jeune polytechnicien Gourdon, cousin du tragédien Beauvallet et grand familier du foyer de la Comédie-Française, réponde aux gens qui s’étonnent de le voir obliquer vers la marine en sortant de l’École : « C’est à cause de l’uniforme, ça fera de l’effet dans les coulisses », le mot est amusant : ce n’est qu’un mot et toutes les sirènes n’habitent pas les dépendances du Palais-Royal. Il en est d’autres, dont M. Poirier sait les noms et dont le « secret appel » avait été perçu sans doute par le futur et très distingué commandant en chef de l’escadre de la Méditerranée.

Ceux qui jadis entraient dans leurs maisons natales.
Après avoir vogué sur les flots étrangers,

Y contaient les splendeurs des lointaines escales
Et l’ivresse de vivre au milieu des dangers.

L’héroïque frisson des grandes aventures
Pénétrait avec eux sous le paisible toit
Et le vent d’infini qui s’ébroue aux mâtures
Y soufflait, semblait-il, le soir, lorsque leurs voix

Puissamment évoquaient les jours clairs et propices,
Les jours sombres troublés par les typhons brutaux,
Et la vie au soleil de ces pays d’épices
Dont ils gardaient l’odeur aux plis de leurs manteaux.

Leurs paumes ruisselaient des présents des cinq mondes
Mêlant l’ivoire à des tissus étincelants,
À des fleurs de la mer qu’arrachèrent les sondes,
À des galets polis par les trois océans.

La maison les gardait durant quelques semaines…
Et puis, soudainement, comme un secret appel,
Le souvenir du chant d’enivrantes sirènes
Leur rendait le désir des lointains archipels.

Et chaque fois qu’ainsi les errantes voilures
De leurs bateaux montaient sous le ciel du pays.
De savoureux récits parfumés de salure
Enchantaient leurs neveux et leurs parents vieillis,

Jusqu’au jour qui, marqué par les destins néfastes
Pour venger les typhons qu’ils avaient trop bravés,
Mettait un sceau tragique et rouge sur leurs fastes…
Et sur aucun tombeau leur nom n’était gravé…

Ancêtres ! vous battiez les océans sonores.
Ma barque à moi s’oublie en un lac de langueur
Et, bien qu’ayant souffert d’aimer, j’ignore encore
Si j’ai seulement fait tout le tour de mon cœur…

M. Poirier se trouve tout entier dans cette belle pièce : poète, avec ses brillantes qualités de facture, son rythme large, son vers habituellement plein et dru, quelquefois d’un seul jet (l’héroïque frisson des grandes aventures), son talent viril, positif et sain ; rêveur épris de l’action et que l’action rejette au rêve, avec ses fièvres, ses enthousiasmes, ses scrupules, son inquiétude, sa versatilité. Pour être un abîme de contradictions, il n’est pas besoin d’avoir le crâne fait comme ce héros de Conan Doyle qui présentait les particularités d’un type ethnique très rare, moitié lapon et moitié gaélique ; il n’est même pas besoin d’être un romantique : il suffit d’être un Celte — comme M. Poirier — et de rester dans le fil tourmenté de sa race.




ÉDOUARD BEAUFILS : Paysages d’Italie.


M. E. Beaufils était connu des lettrés par deux volumes de vers, d’une inspiration et d’un tour très délicats : les Chrysanthèmes et les Houles. Je ne sais si ses Paysages d’Italie étendront sa réputation jusqu’au public. Je le souhaiterais. Les soixante pages de ce modeste livret me paraissent parmi les plus belles et les plus profondes qu’on ait écrites sur l’Italie du Nord. Elles sont dédiées « à la mémoire d’Arrigo Beyle, Milanese », cet « amoureux de l’amour », comme l’appelle un peu plus loin le poète et comme lui-même eût souhaité peut-être qu’on l’appelât. Les lacs, Milan, Florence, Venise, à ces quatre grandes stations de son pèlerinage sentimental correspondent les quatre exaltations poétiques que M. Beaufils a réunies sous le titre de Paysages d’Italie. C’est bien ici que le mot d’Amiel est vrai : « Un paysage est un état d’âme ». Les paysages chantés par M. Beaufils sont ses états d’âme successifs au cours de sa trop rapide excursion dans l’Italie du Nord :

Milan, porte qui s’ouvre enfin sur l’Italie !
J’y suis entré joyeux à la fois et tremblant
Par une fin de jour d’automne, où le ciel blanc
Était pareil aux ciels de l’école lombarde,
Si doux, si fins et si pieux qu’on les regarde,
Ému par leur élyséenne gravité,
Comme on contemplerait dans un songe exalté
L’atmosphère où fleurit le paradis lui-même.

Que cette joie et ce tremblement ont ici leur pleine valeur d’expression ! Le lyrisme, un lyrisme naturel, spontané, sans effort, — très artiste cependant — déborde toutes les pages du livre. On dirait un amant qui vient de posséder pour la première fois une maîtresse adorée et qui égrène une litanie d’actions de grâces.

Florence ! Symphonie en argent pâle et fin,
Ton nom seul est comme un paysage divin,
Et comme un cristal grave il chante et se prolonge,
Avec une langueur nostalgique de songe.
Nom qui fond et qui flue en étrange douceur,
Florence ! Et chaque lettre en est comme une fleur.
Ces roses et ces lis lointains de la légende
Dont le front de tes soirs encore s’enguirlande.
Ville ou jardin, palais, place, église ou tombeau,
Tout garde la jeunesse immortelle du beau.


Italiam… Italiam…


Qui chevrotte ainsi ? Un Breton dont le cœur s’est naturalisé italien et qui, comme le Salaün de la légende ne savait dire que Maria… Maria…, ne sait plus dire qu’Italiam… Italiam… Poète et fol, l’extase les fait pareillement balbutier ;

J’ai pour l’Italie une âme d’amant
            À jamais charmée,
Qu’attristent l’absence et l’éloignement
            De la bien-aimée.

Ainsi qu’on peut être, au premier baiser,
            Réduit en servage,
L’Italie ardente a su m’embraser
            Au premier voyage.

Sous des cieux moins beaux je fus le passant
            Dont le cœur oublie ;
Mais toi, pour toujours, je t’ai dans le sang,
            Divine Italie !

Ce ne sont peut-être point là les meilleurs vers de M. Beaufils. Mais que cette âpreté, cette trivialité voulue de l’expression rendent bien l’espèce de frénésie sensuelle qui précipite ce jeune barbare aux genoux de l’adorée ! Sa première fringale d’amour apaisée, son premier cri d’homme jeté, l’artiste se ressaisira et nous donnera ces beaux poèmes nuancés et subtils qui s’appellent les Oliviers, à Claude Lorrain, Nomina-Numina, les Lacs, le Printemps de Toscane, l’Invitation au voyage, contre-partie de la pièce fameuse inspirée à M. Haraucourt par ses déménagements de fonctionnaire :

Non, poète, partir n’est pas mourir un peu !
C’est le désir qui bout dans les âmes de feu.
Non ! partir, ce n’est pas mourir un peu, c’est vivre !
Il s’enchaîne, qui reste, et qui part se délivre.
Demeurer au logis, inerte, c’est nier
L’espace et devenir pareil au prisonnier
Qui se complaît dans la cellule coutumière.
L’habitude ayant clos ses yeux à la lumière.
Mais nous autres, épris du ciel et des rayons,
Qui voulons Vivre et voulons Voir, appareillons !…

« Gaulois, fait dire à Velléda Chateaubriand, souvenez-vous que votre nom signifie voyageurs. » M. Beaufils n’avait pas besoin du conseil : si on l’écoutait, il serait soir et matin par les routes de sa chère Italie, et il est mélancolique de penser qu’on a fondé récemment une bourse de voyage pour les poètes et que le montant de cette bourse fut attribué peut-être à un candidat qui partageait les goûts casaniers de M. Haraucourt. C’est à M. Beaufils qu’il fallait donner le prix. Il le méritait, par sa constance à célébrer les plus récentes inventions du génie moderne et, entre toutes, les locomotives :

Après le Louvre où dort la Victoire qu’en vain
Le temps mord, impuissant sur ses milliers de guivres,
Est-il rien de plus beau, sous la flamme des cuivres
Et l’éclat brusque des manettes de nickel.
Que ce monstre fumant, soufflant, devant lequel
Fondent comme neige au soleil les perspectives,
Est-il rien de plus beau que les locomotives ?…

Et il le méritait encore et surtout par la perfection de son talent d’écrivain, par ce sensualisme frémissant, cette religion de la beauté païenne qui communiquent je ne sais quel pieux tremblement à tout ce qu’il écrit.




MARIN FOLLET : La Trilogie de l’Amour.


Marin Follet avait vingt-quatre ans.

« Il sortait vainqueur, dit son frère dans la préface émue qu’il a mise à ses œuvres posthumes, du redouté concours de l’agrégation de grammaire ; il allait enfin, passionné d’art, réaliser ses rêves. Il était bon, simple et doux ; esprit alerte, jugement aigu, cœur vibrant… la peinture surtout l’attirait : il se mit à l’œuvre avec une foi profonde, à la bonne école, près des grands maîtres. Puis il rassembla les feuillets épars de sa Trilogie de l’amour composée aux heures grises de délassement, dans l’intervalle de ses rudes travaux… L’« Au-Delà » le guettait ; il disparut dans la nuit glacée !… »

Du moins Marin Follet ne mourra pas tout entier. La piété de ses proches a recueilli ses reliques éparses, et elles suffisent pour qu’on sente la grande perte qu’ont faite en lui les lettres françaises, mais non pour qu’on puisse évaluer ce qu’aurait pu être son œuvre. Musset et Sully-Prudhomme semblent s’être disputé ses sympathies. Et il y avait là un curieux conflit d’influences d’où pouvait résulter une personnalité intéressante, mais qui ne s’était pas encore bien nettement manifestée. Ce qui ne lui venait ni de Musset, ni de Sully, c’est son désenchantement, son obsession de la mort, cette sorte de prescience qu’il avait de sa fin prématurée. Plusieurs avant lui, qui, comme lui, devaient mourir sans avoir rempli notre attente, avaient eu cette prescience mystérieuse. Et vraiment, quand on fait le compte de tant de jeunes hommes de promesse disparus avant l’heure, on reste stupéfait devant l’aveuglement du Destin. Pourquoi ceux-là plutôt que tant d’autres, dont la destinée n’importait guère à l’harmonie de l’univers, vagues unités dans le troupeau des inutiles et des sots ou, qui pis est, des malfaiteurs ? Rappelant l’idée chère à Sainte-Beuve d’un temple à élever aux inconnus et aux méconnus, aux poètes qui n’ont pas fleuri, aux amants qui n’ont pas aimé, « à cette élite infinie que ne visitèrent jamais l’occasion, le bonheur ou la gloire », Paul Guigou demandait un jour qu’une place fut faite dans ce temple idéal à l’artiste ignoré qui s’appelait Adolphe Monticelli. Prévoyait-il, à l’heure où il reprenait ce projet du critique des Lundis, que, frappé en pleine jeunesse d’un mal mortel, il ne mériterait lui-même qu’une place dans le temple des inconnus ? Hélas ! il n’y sera point seul. C’est dans ce temple encore qu’il nous faudra ranger tous ces jeunes morts qui s’appelaient Marie Bashkirtseff, Joseph Capperon, Ephraïm Mickaël, Lud Jan, Jules Tellier, et le dernier en date, l’auteur de la Trilogie de l’amour, le pauvre petit Breton qui portait ce nom étrange et symbolique de Follet et qui a brillé et s’est évanoui comme les feux nocturnes dont il évoquait l’image.




EUGÈNE LE MOUËL : Dans le Manoir doré.


Le bagage de M. Eugène Le Mouël est assez considérable déjà. Ce poète débuta en 1884 par un livre intitulé Feuilles au vent, dont la matière ne décelait guère plus d’originalité que le titre, tombé à force de banalité dans le domaine public. Mais son second livre, Bonnes gens de Bretagne (1887), fut une manière de révélation. La Bretagne des pardons, des calvaires et des binious, la Bretagne en cornette et en justins bariolés, revivait chez M. Le Mouël comme chez Brizeux, avec moins de grâce et de mélancolie sans doute, moins de retenue surtout dans l’expression — Brizeux était trop Breton pour écarter les derniers voiles, souffler sur la brume de mystère où se dérobe pudiquement la fée, — mais, au contraire, avec un modelé, des accents, une fermeté de contours qu’on ne lui soupçonnait pas.

Devant qu’il ne se découvrît poète, M. Le Mouël avait été dessinateur. Il se plaisait à fixer d’un trait preste et sûr, encore que légèrement caricatural, les « bonnes gens » en chapeau tromblon et les logis moyenâgeux de sa ville natale. Il a gardé dans ses vers le tour de main de l’artiste. Il écrit comme il dessinait. La Bretagne, qui est en réalité le pays le plus fermé, le moins accessible à l’observateur du dehors, est aussi le pays qu’on a le plus vite fait de s’assimiler superficiellement : ses costumes, ses mœurs, ses légendes tranchent sur la platitude ambiante et lui composent une physionomie pleine d’imprévu et si facile à dégager, — en outre ! Né en Normandie, à Villedieu-les-Poëles, mais de souche bretonne, c’est évidemment ce pittoresque de la Bretagne qui a tenté M. Le Mouël et l’a refait Breton. Une éducation toute parnassienne, la fréquentation assidue, dans les galeries du passage Choiseul, d’un Hérédia, d’un Coppée, tempéraments de descriptifs, plus sensibles au décor de la vie qu’à la vie elle-même, achevèrent de le confirmer dans son interprétation un peu extérieure et conventionnelle de notre pays. Telle quelle, s’il est licite aux géographes comme M. Vallaux de ne voir là qu’une Bretagne de clinquant, cette Bretagne de M. Le Mouël n’en reste pas moins pour le commun des mortels très séduisante, très « poétique », sinon très authentique, et la plus propre du monde à conquérir le public. C’est, si je puis dire, une Bretagne de « tableau de genre », vue et traitée par un véritable artiste. La forme chez M. Le Mouël emporte le fond et lui est infiniment supérieure.

Un second recueil : Fleur de blé noir et un drame symbolique : Kemener procèdent de la même inspiration. Dans le Manoir doré nous ramène en plein moyen-âge romantique.

… Lorsque le rêve éclot sous mon front ignoré,
Ma demeure se change en un manoir doré,
Dont je suis, pour un temps, le seigneur solitaire.

Quels instants précieux je passe en mon manoir !
Je crois être frôlé par des voiles de fées.
Et je vais décrocher les armes des trophées
Pour parader sous les arceaux du promenoir.
 
Je flâne à l’aventure et trouve des volières
Où songent des ibis roses et des paons bleus,
Et des arbres chargés de fruits miraculeux,
Et des bassins où l’eau d’argent dort sous les lierres.
 
Le manoir de mon rêve est flanqué d’une tour.
J’en gravis les degrés et je touche aux nuages ;
Et je vois à mes pieds s’agiter les images
Des hommes du passé qui vivaient alentour…

Ces hommes du passé — parmi lesquels deux ou trois délicieuses figures de femmes, — sont au nombre d’une douzaine : le Lapidaire aux yeux de saphir, Sa Majesté le roi Gaspard, le Veilleur de nuit, Messire Allan Guennec, Maître Benoît Crespin et quelques autres seigneurs de moindre importance. M. Le Mouël leur a donné à tous un relief saisissant ; il suffit de les avoir vus une fois pour qu’ils s’incrustent dans la mémoire. Peut-être goûtera-t-on moins les anecdotes qu’ils sont chargés d’illustrer : l’invention n’en est pas toujours heureuse et il y a une mesure à garder jusque dans l’irréel et le fantasque (cf. L’Âme du barde et Le Cœur). Encore faudrait-il faire exception pour le petit poème intitulé : Olda dans la tour ; la jalousie, en même temps qu’elle y parle une langue d’un beau métal, riche en flexions et en nuances, n’y atteint-elle pas au summum du raffinement avec cette « tour de verre noir » où le méchant chevalier enferme sa maîtresse pour la dérober à tout et à tous, même au soleil, qui caresse sans permission sa gorge nue ?

Ô soleil insolent, là j’aurai ma revanche !
Olda, quand tu viendras lui sourire au réveil,
À travers les murs noirs et sur ta gorge blanche
Il aura moins d’éclat, ton lumineux soleil,
Que le feu vacillant d’une écorce de branche !…

Mais la perle du Manoir doré et pour qui je donnerais volontiers tout le reste, c’est l’Horoscope des cinq filles de maître Benoît Crespin, drapier. C’est aussi bien, et par la dimension, la plus importante des pièces du recueil, dont elle occupe un bon tiers. Maître Benoît baguenaude sur le pas de sa porte, « tournant ses pouces », comme il sied, quand se présente

                                     un de ces astrologues
Qui vendent l’orviétan, bavards, écornifleurs,
Tirent votre horoscope et débitent des drogues.
Embobinent les gens et sont de beaux parleurs.

L’astrologue et maître Crespin échangent des saluts. Sur quoi, mis en goût par la cordialité du brave homme, notre astrologue lui propose de tirer l’horoscope de ses cinq filles en tout bien, tout honneur, et moyennant quelques pintes de vin mousseux pour s’éclaircir la voix. Suit l’horoscope d’Ursule, Thibaude, Perrinette, Thomasse et Bertrade. Le thème est aimable, facile, propice aux effets de contraste et aux variations savantes, et l’on conçoit assez tout le parti qu’en a pu tirer un habile « rhétoriqueur » comme M. Le Mouël.

Remarquez qu’un thème à peu près semblable lui avait déjà inspiré la plus belle pièce de son second recueil et qu’on tient à juste titre pour un chef-d’œuvre : l’Héritage du grand-père. L’artifice du procédé est donc sensible : il ne prévaut pas chez M. Le Mouël contre la maîtrise de l’exécution, la largeur et la sonorité de la langue, l’abondance et la variété des images, enfin ce don heureux de l’émotion qui le distingue entre tous les poètes de Bretagne et qui n’est peut-être pas d’une essence très raffinée, qui n’a peut-être pas sa source dans les entrailles de la race, qui coule, pour ainsi dire, à la surface et n’en est peut-être que plus communicative. Par là encore M. Le Mouël se rapproche de Coppée. Et ne pourrait-on pas le définir en somme un Coppée armoricain ? Avec plus de lyrisme, un verbe moins souple, mais plus chaleureux, il a transposé dans la « matière du roman breton » ce goût de l’anecdote sentimentale, cette recherche du détail familier et pittoresque, cette attention pour les petites destinées et les héroïsmes obscurs, voire ces aspirations cocardières (Mousse de l’État) qui firent la fortune de l’auteur des Humbles et n’ont pas été, je pense, sans aider au succès personnel de l’auteur des Bonnes gens de Bretagne.




LOUIS TIERCELIN : Sous les Brumes du Temps ; la Bretagne qui chante.


Dans le chœur des poètes bretons, M. Louis Tiercelin, par droit d’ancienneté et par droit de talent, occupe une des premières places. Rien n’est indifférent de ce qu’il écrit. En un temps où la muse indigène commençait à s’assoupir, il sonna l’aubade de son réveil ; imprésario du Parnasse breton (1887), directeur de l’Hermine, il fut (et ce ne sera pas son moindre titre près de la postérité) l’instaurateur de la renaissance poétique d’où sont sortis les Le Braz, les Le Guyader, les Lud Jan, les Beaufils, les Droniou, les Boissier, les Peyrefort, les de Gourcuff, les Le Beaudour, les Parker, les Ropartz… Quelques-uns de ces rimeurs ont fait un beau chemin ; d’autres, comme Lud Jan, Émile Boissier, Simon Le Beaudour, tombés en route, ne connurent qu’un laurier posthume. Fidèle à l’idéal parnassien de sa jeunesse, M. Tiercelin continue cependant d’offrir en exemple aux générations nouvelles la fière probité de son talent d’écrivain soucieux de la forme avant tout. Peut-être, jusqu’ici, l’émotion personnelle prenait-elle trop soin de se dissimuler sous cette forme un peu rigide et d’ailleurs toujours impeccable. C’est un reproche qu’on ne saurait adresser au nouveau livre de l’auteur : Sous les Brumes du Temps. Sans rien abdiquer de son idéal esthétique, M. Tiercelin nous permet enfin de vibrer à l’unisson de sa propre souffrance. La partie du recueil consacrée à l’enfant dont il lui a fallu se séparer contient les strophes les plus attendries, les plus délicatement émouvantes de toute son œuvre. Ce n’est pas la première fois qu’un poète chante sur un berceau vide et l’on sait quels beaux vers la souffrance paternelle inspira à M. Charles de Pomairols : mais ici le déchirement se complique d’on ne sait quelle jalousie poignante contre les rigueurs des conventions sociales. Sous les Brumes du Temps restera sans doute une exception dans l’œuvre de M. Tiercelin, dont le précédent recueil était une manière de testament poétique composé avec les meilleures pièces des Asphodèles, des Cloches, de l’Oasis, etc., et un certain nombre de pièces inédites tant en langue française qu’en langue bretonne. Qui veut connaître l’auteur, ses tendances et démêler du même coup le secret de son influence sur la jeunesse qui l’élut pour maître doit les chercher dans ce livre au titre large, mais nullement démesuré : La Bretagne qui chante. On y entend des voix venues de tous les points de l’horizon : Renan y donne la réplique à saint Yves ; Surcouf à Victor Massé. Et des voix plus humbles, voix de la côte ou de la glèbe, y forment comme une grande basse continue, anonyme et sanglotante. Les Jongleurs de Kermartin, La Chanson du buisson blanc, La Nuit du grand pardon sont les chefs-d’œuvre de ce genre ambigu où un art très poussé, très attentif, curieux du détail, amoureux de rythmes rares et de notations subtiles, s’emploie au service de thèmes populaires qui n’en paraissent pas trop rétrécis. Là fut la nouveauté et le secret de l’influence que M. Tiercelin prit sur une "jeunesse à laquelle il enseignait par son propre exemple comment on peut rester Breton sans avoir l’air trop provincial : il chantait la Bretagne et il la chantait en parnassien, avec la souplesse et le savoir-faire d’un émule des Mendès et des Albert Mérat. M. Tiercelin, après un tel effort couronné d’un si légitime succès, avait tous les droits du monde à pousser son Exegi monumentum. Il l’a fait dans ce sonnet d’une facture excellente et qu’il faudra graver — le plus tard possible — sur le socle de son buste, avec l’hommage des poètes dont il disciplina le lyrisme et coordonna les aspirations :

Ô Bretagne, je suis ton fils reconnaissant !
C’est à toi que j’ai dû de garder en mon âme
La foi dans l’Idéal que partout je proclame,
Legs divin qu’on reçoit des aïeux en naissant.

Ô Poésie, à toi le pâle adolescent
Se donna tout entier et ce fut à ta flamme,
Sans souci qu’on me plaigne et sans peur qu’on me blâme,
Que je vins allumer les ardeurs de mon sang.

Et depuis lors la double fierté m’accompagne,
Car de ces deux amours, Poésie et Bretagne,
J’ai fait toute ma vie et rempli tout mon cœur ;
 
Et si je suis tombé sur la route choisie,
Et si je meurs vaincu par le monde moqueur,
Du moins j’aurai crié : « Bretagne est Poésie ! »



  1. Nous groupons ici, sous ce titre, quelques rapides études sur des poètes bretons de langue française, empruntées pour la plupart à d’anciennes chroniques de la Revue Bleue, de la Revue universelle et de la Revue hebdomadaire : d’où leur allure un peu fragmentaire.