L’Âme bretonne série 3/L'écartèlement de la Bretagne

Honoré Champion (série 3 (1908)p. 226-251).

L’ÉCARTÈLEMENT DE LA BRETAGNE




À M. le comte de Laigue.


I


Régions ou Départements


Voici un livre excellent de tous points et qui mérite les compliments que lui a faits son préfacier, M. H. Sée, professeur à l’Université de Rennes ; il s’appelle : la Révolution dans le département des Côtes-du-Nord[1], et c’est un titre un peu gros sans doute pour les six études qui le composent et qui n’embrassent qu’une faible partie de la période révolutionnaire. À quoi l’auteur, M, Léon Dubreuil, pourrait répondre qu’il est temps pour tout, que ce volume est le premier d’une série et que c’est à cette série qu’il songeait en baptisant son livre.

Espérons qu’il ne nous fera pas trop attendre les suivants. Ce début nous a mis en goût : l’auteur y manifeste de solides qualités d’historien. Il écrit nettement, simplement, et n’a point été gagné par la mauvaise rhétorique de l’époque qu’il étudie. Et, comme il est sans emphase, il est aussi sans parti-pris. Certes, il ne cache pas sa sympathie pour les constituants et même les jacobins, et cette sympathie est quelquefois justifiée. Mais il garde une parfaite mesure à l’égard de leurs adversaires. Il est toujours probe, courtois. Enfin, son livre a une dernière originalité : comme le dit M. H. Sée, « on n’a encore que très peu étudié l’évolution de l’esprit public, le fonctionnement de l’administration départementale, la vie économique du pays pendant la période révolutionnaire. Ce sont précisément ces questions qui ont attiré l’attention de M. Léon Dubreuil et qui l’intéressent depuis longtemps déjà, comme le prouve le volume qu’il a publié, il y a quelques années, sur le District de Redon et qui a été très favorablement accueilli par la critique. Les six monographies qu’il fait paraître aujourd’hui témoignent de recherches patientes et consciencieuses aux Archives des Côtes-du-Nord et aux Archives Nationales. Elles constitueront, sans aucun doute, une importante contribution à l’histoire de la Révolution en Bretagne. »

On ne saurait mieux dire. Je voudrais, sans négliger complètement les cinq autres, m’arrêter un moment sur l’une de ces six monographies, où M. Dubreuil nous montre comment ont été formés nos départements et plus particulièrement celui des Côtes-du-Nord. Il m’a semblé qu’il admirait fort le soin et l’intelligence qu’avaient apportés à cette besogne les assemblées révolutionnaires. Se place-t-il au point de vue de l’époque ? Ou parle-t-il au présent et trouve-t-il que tout est pour le mieux en France dans la meilleure des constitutions administratives ? J’aurais le regret, en ce dernier cas, de n’être pas de son avis. Et pourrais-je même, du point de vue de l’époque, approuver avec lui ce morcellement artificiel de nos anciennes provinces et leur répartition géométrique en compartiments administratifs et politiques d’égale dimension ?

L’Assemblée constituante se rendait si bien compte du caractère provisoire de son œuvre qu’elle réserva expressément dans l’article 6 du décret du 26 février 1790, « les droits des citoyens et des administrations locales à proposer une révision territoriale et à réclamer des pouvoirs publics tout ce qui paraîtrait le plus convenable à l’intérêt général budgétaire aussi bien qu’à celui des justiciables ». C’était la porte ouverte aux réformes. Elles n’ont pas réussi à améliorer beaucoup l’œuvre de la Constituante. Je sais bien ce qu’on dit : que, coûte que coûte, il fallait détruire le particularisme de l’ancien régime, centraliser, afin d’unifier. Et, si l’on objecte à cela qu’un morcellement en quatre-vingt-trois circonscriptions administratives n’était point nécessaire pour opérer l’unification, que ce morcellement excessif ne pouvait qu’étendre la plaie du fonctionnarisme et grever inutilement le budget, Mirabeau, Duquesnoy, Rabaud Saint-Etienne, Thouret, Gossin et tous les partisans du projet ne laissaient pas d’avoir réponse à l’objection :

« Nous voulons de nombreux départements, disaient-ils, afin que l’étendue et la position géographique de chacun de ces départements permettent à tous les intéressés d’accéder au centre de l’administration en une journée de voyage.»

Voilà un argument qui pouvait avoir sa force en 1790. Le petit nombre et le mauvais état des routes, les moyens de locomotion, tout rudimentaires, dont on disposait alors, rendaient les relations très difficiles. J’imagine que ce n’est plus le cas. Les chemins de fer, le télégraphe, le téléphone, s’ils n’ont pas complètement supprimé la distance, l’ont réduite à tel point qu’on peut dire, avec M. Beauquier, que « notre territoire est sept fois moindre en largeur et en longueur que ne l’ont connu ceux qui vivaient au commencement du XIXe siècle ». Ainsi, fait remarquer le député radical du Doubs, le principal motif invoqué jadis pour justifier le morcellement infinitésimal de la France ne peut absolument pas entrer en ligne de compte. Lui-même, prêchant d’exemple, a déposé sur les bureaux de la Chambre une proposition de loi tendant à une division nouvelle du territoire. Il n’y a aucune espèce de chance pour que cette proposition de loi soit votée. Elle ne viendra seulement pas en discussion. Soit ! Mais, comme elle est la quinzième ou la vingtième de son espèce, on peut en inférer que la division administrative en départements est loin de rallier chez nous tous les esprits.

De fait et sans remonter jusqu’au projet de réorganisation territoriale présenté en 1829 par M. de Martignac, il n’est pas inutile de rappeler que Gambetta demanda plusieurs fois à la commission du budget de procéder à un remaniement de la carte administrative, qu’en 1886 M. Colfavru faisait une proposition analogue, qu’en 1887 René Goblet, alors ministre de l’Intérieur, déclarait prendre en main « la transformation complète de notre organisation administrative », ajoutant que, « la situation du pays, au point de vue de la facilité des relations entre les populations et les représentants du gouvernement s’étant considérablement modifiée depuis la loi de l’an VIII, il semblait, en conséquence, que les divisions administratives créées à cette époque pour un état de choses différent n’avaient pas de raison d’être et qu’elles devaient en grande partie disparaître ».

Parlerai-je encore, pour mémoire, de la proposition de loi déposée, au cours de la session de 1895, par MM. Cornudet, Lockroy, Mesureur, Bazille, etc., et tendant à la division de la France en vingt-quatre régions administratives ? Il est remarquable, néanmoins, que, dans cette proposition de loi, les départements subsistaient avec leurs limites, leurs préfets, leurs conseils généraux, etc. L’organisme nouveau devait être, au gré des réformateurs, « comme un syndicat de départements, groupés, non pas d’après leurs vieilles affinités provinciales et traditionnelles, mais en tenant compte du nouveau réseau de voies ferrées qui a constitué de nouveaux centres ». À la tête de chaque région eût été placé un représentant de l’État faisant fonction de gouverneur civil. Il n’y aurait plus eu par région qu’un seul trésorier-payeur général, un seul ingénieur en chef, une seule cour d’appel, une seule académie, etc. Les trois cent soixante-quinze sous-préfets de France et d’Algérie auraient été supprimés, ainsi que les conseils d’arrondissement. Mais, au-dessus des conseils généraux, aurait été constitué un conseil régional auquel eussent ressorti tous les projets d’intérêt local (routes, chemins de fer, canaux, etc.), qui encombrent à cette heure l’ordre du jour du Sénat et de la Chambre des députés.

On aura certainement pris garde que, dans cette proposition de loi, les arrondissements disparaissaient de la carte administrative : ce sont les cantons qui seuls devaient concourir à la formation du conseil régional. Là, peut-être, était l’erreur. M. Foncin, avec l’autorité qui s’attache à ses beaux travaux géographiques et à ses hautes fonctions universitaires, a très bien montré que le canton, circonscription toute factice, n’était pas à proprement parler une division administrative. Les vraies unités locales de la France, nous les trouverons dans ces régions naturelles qui ont conservé le beau nom clair de pays.

« Parlez de « pays » à un paysan, dit M. Foncin, il est de la maison, il vous entend aussitôt. Vous l’étonneriez en lui disant que le pays est l’ancien pagus gaulois. Peu lui importe ; mais, étant plus près que nous de la nature, il en a gardé le sens et, plus conservateur que nous, il est resté attaché à la tradition du vieux langage français. Cela suffit pour que le terme de « pays » ait à son oreille une signification très précise ».

C’est en vain qu’ont passé sur la Gaule tant de dominations étrangères, tant de régimes politiques ; c’est en vain que la carte de France a été grattée et regrattée, obscurcie de surcharges et de ratures. Sous les caprices des délimitations les plus contradictoires, le « pays » a maintenu ses frontières presque aussi visibles qu’aux anciens âges. Il s’appelle le Queyras et la Maurienne dans les Alpes, la Soûle ou le Labourd dans les Pyrénées, ici le Médoc, ailleurs le pays de Caux, là le Velay, la Bresse, la Thiérarche, le Gâtinais, chez nous le Goëlo, l’Avaugour, le Penthièvre, le Quéménet-Illy, le Pou-Alet, etc. Il continue, sous nos yeux, ces petites contrées naturelles que le climat, la géologie, le relief, etc., avaient distribuées comme berceaux aux peuplades antiques de la Gaule. L’homme s’y est à tel point incorporé au sol qu’après deux mille ans de vie nationale, dit M. Jullian, la plupart des « pays » de France observent encore une manière à eux de parler, de penser et de travailler, comme si « la vue éternelle des mêmes horizons, la recherche et l’espérance des mêmes récoltes, la jouissance des mêmes sources et les hommages aux mêmes dieux » avaient perpétué chez les habitants « ces besoins d’union et ces airs de ressemblance que leurs ancêtres avaient déjà fixés par des légendes familiales et par la communion en un père unique ».

Le « pays » n’est pas seulement plus vivant, plus réel, que le canton et le département : il est plus réel et plus vivant que la province, laquelle a bien pour elle son ancienneté, mais est presque partout, sauf en Bretagne, en Auvergne et en Béarn, l’œuvre des hommes et non pas une région naturelle.

Sans doute, M. Foncin le reconnaît, si l’expression de « pays » est aussi claire qu’elle est antique, il y a pourtant pays et pays. La politique ne paraît pas étrangère à la conformation de quelques-uns, qu’il conviendrait de distinguer des « pays » géographiques, les seuls dignes du nom. Je crois savoir que depuis plusieurs années déjà une enquête est ouverte, par les soins et sous les auspices de M. Foncin, pour faire cette répartition délicate, établir une carte aussi précise et aussi nette que possible des véritables divisions naturelles de la France[2]. Le jour où cette carte sera établie, c’est alors vraiment qu’on aura une solide assise pour la réorganisation administrative du territoire. La région, ou de quelque autre nom qu’on l’appelle, ne sera plus, comme dans un des précédents projets dont je parlais tout à l’heure, un syndicat de circonscriptions et d’intérêts artificiels, mais un groupement naturel de forces naturelles et actives.

« Il est digne de remarque, dit quelque part Fustel de Coulanges, que les vieux États gaulois ont conservé jusqu’à une époque très voisine de nous leur nom, leurs limites et une sorte d’existence morale. Ni les Romains, ni les Germains, ni la féodalité, ni la monarchie n’ont détruit ces unités vivaces : on les retrouve encore dans les « pays » de la France actuelle ».

Croyons-en l’auteur de la Cité antique. Cent ans ne sont qu’un moment dans l’histoire d’une nation ; mais un moment peut décider de toute une vie, et nous pourrions payer cher l’erreur constituante. Car la nouvelle division administrative du territoire fut incontestablement une erreur. On le sent, on le dit un peu partout : ce n’est point assez et il faudrait remonter d’abord à la cause du mal pour être sûr de ne point se tromper dans le genre de remède à lui appliquer. Or, tout fait penser que le mal ici est né d’une méconnaissance des lois de l’anatomie géologique. Fustel a mis le doigt sur la plaie et l’œuvre de la Constituante n’est devenue si rapidement caduque que pour avoir négligé précisément ces « unités vivaces » dont il parle et qui devraient jouer dans l’organisme administratif le rôle que jouent les cellules dans l’organisme humain. En politique, comme en toutes choses, il n’est de durable que ce qui ne contrarie point le plan de la nature.


II


Le Baptême de nos Départements


Un chapitre du livre de M. Dubreuil est consacré à l’examen des noms donnés à nos départements. Le singulier baptême et les parrains plus singuliers encore ! Ne nous plaignons pas trop ; nous sommes, relativement, des privilégiés en Bretagne. Si le nom de Loire-Inférieure est quelconque, celui d’Ille-et-Vilaine, également emprunté à des cours d’eau, ne rappelle du moins aucun nom de même ordre. Le Finistère est un nom très pittoresque et, de surcroît, fort bien adapté à cette pointe extrême du vieux continent. Mais la palme reste au Morbihan, nom tout aussi pittoresque, tout aussi bien adapté et qui a l’avantage d’être breton.

Restent les Côtes-du-Nord. Pourquoi les Côtes-du-Nord ? Le département qui porte ce nom est à l’ouest de la France et non au nord. Mais voilà : on avait songé d’abord à donner au Morbihan le nom de Côtes-du-Sud. L’appellation ne prévalut pas. Elle disparut ; mais on conserva leur nom aux Côtes-du-Nord. Nouvelle preuve du peu de logique qui présida au baptême de nos départements.

Remarquez, d’ailleurs, que cette double appellation de Côtes-du-Nord et de Côtes-du-Sud, même au point de vue purement breton, n’eût pas été justifiée par la géographie ; elle eût beaucoup mieux convenu à la Loire-Inférieure et à l’Ille-et-Vilaine. Si l’on se place au point de vue français, c’est bien pis : les Côtes-du-Nord devraient être les côtes situées sur la mer du même nom ; les Côtes-du-Sud les côtes situées au bord de la Méditerranée.

Hélas ! il n’y a pas lieu de nous apitoyer outre mesure sur le cas de ces malheureuses Côtes-du-Nord et nous allons en voir bien d’autres, chemin faisant. Formés de bric et de broc, les départements français sont un perpétuel défi à la nature et au bon sens ; ils ne tiennent compte ni de l’orographie, ni de l’hydrographie, ni des besoins économiques, ni des affinités ethniques et morales des habitants. Mais où la puérilité éclate surtout, c’est dans le choix de leurs noms, bien plus choquants que celui des Côtes-du-Nord : sur 86 départements, 62 portent des noms de rivières. Comme l’a très bien montré un distingué géographe de ce temps, M. Charles François, il eût fallu au moins, pour la clarté de la classification, que ces rivières fussent propres aux départements qu’elles baptisent et qu’elles y eussent à la fois leur source et leur embouchure. En fait 6 départements sur 86 sont dans ce cas : le Loiret, la Nièvre, la Drôme, la Corrèze, l’Ardèche et le Gard. Ces départements sont donc fort bien nommés, puisque leurs noms ne prêtent à aucune amphibologie. J’en dirai autant du Vaucluse qui tire son nom de la célèbre fontaine chantée par Pétrarque. Restent 55 autres départements à noms de rivières et fort mal nommés — M. François a grand’raison — en ce sens que la rivière qui « définit » le département n’est pas renfermée exclusivement dans la circonscription définie : l’Eure, la Mayenne et la Sarthe naissent toutes les trois dans le département de l’Orne ; la Vienne, qui nomme deux départements, descend du plateau de Millevaches, dans la Corrèze ; la Charente, qui nomme aussi deux départements, s’écoule des monts du Limousin, près de Chéronnac, dans le département de la Haute-Vienne ; la Dordogne débute dans le département du Puy-de-Dôme, au mont Dore, où elle est formée de deux ruisseaux, la Dore et la Dogne ; l’Allier, le Lot, le Tarn ont leur berceau dans les montagnes de la Lozère ; l’Hérault prend naissance dans le département du Gard ; l’Aude sort du massif de Carlitte, dans les Pyrénées-Orientales ; le Gers vient des Hautes-Pyrénées ; l’Isère prend sa source et son nom au mont Iseran, en Savoie.

On pourrait continuer l’énumération, si les partisans de la nomenclature actuelle ne nous arrêtaient en objectant que les membres de l’Assemblée nationale et de l’Assemblée constituante savaient fort bien que les rivières dont ils donnaient les noms aux départements n’étaient point spéciales à ces départements, mais qu’ils avaient pris pour désigner ceux-ci le nom du principal cours d’eau qui les traversait.

À quoi les adversaires de la nomenclature répliquent que l’observation n’est point juste pour le Loiret, « magnifique département qu’arrose la majestueuse Loire » et auquel on a donné, dit M. Louis Madelin, le nom « d’une riviérette baignant une centaine de jardins » ; que les départements de la Nièvre, de l’Aisne, de l’Aveyron, de la Drôme et de l’Isère sont dans le même cas ; que le département de la Vendée est ainsi nommé d’une rivière qui a trente kilomètres de moins que le Lay qui le traverse également ; que la Corrèze n’est qu’un affluent de la Vezère, etc., etc.

Incohérence et confusion presque partout, voilà la vérité. Et qu’est-ce, grand Dieu, quand les départements sont affligés de noms composés comme les Basses-Alpes, les Hautes-Alpes, la Charente-Inférieure, les Bouches-du-Rhône, etc. ? Vingt-sept départements ont ce malheur. Nos pauvres écoliers s’y perdent.

« J’ai entendu des candidats, dit M. François, répondre bravement que Digne était le chef-lieu des Hautes-Alpes et Gap le chef-lieu des Basses-Alpes. L’examinateur pestait contre leur ignorance et moi je pestais avec plus de raison contre le caprice de ceux qui ont imaginé ces dénominations bien faites pour embarrasser la mémoire des élèves. Car, enfin, pourquoi ici les Hautes-Alpes et au-dessous les Basses-Alpes ? C’est, dit-on, parce que les Alpes sont plus élevées dans le premier de ces départements que dans le second. La raison n’est pas bien bonne. Si, en effet, le département des Hautes-Alpes a quelques sommets supérieurs, tels que le pic des Ursins (4.100 mètres), la Meije (3.900 mètres), le mont Viso (3.850 mètres), les Alpes du département voisin ne sont pas déjà si basses, car on y trouve le Grand-Bubren, qui a 3.340 mètres, le Bérard, qui en a 3.047, et le Pousenc, 2.900 ; ce sont presque des rivaux. »

Appliqué aux rivières, ce mot de haut ne prête pas à des confusions moins regrettables. Induits en erreur, parce qu’ils sont tombés juste une fois et que la Marne prend effectivement sa source dans la Haute-Marne, nos écoliers croient qu’il en va de même des autres rivières et ne manquent pas de dire imperturbablement que la Saône prend sa source dans la Haute-Saône, la Loire dans la Haute-Loire, la Vienne dans la Haute-Vienne, la Garonne dans la Haute-Garonne, etc…

Les départements maritimes sont-ils mieux partagés du moins que les départements à noms de rivières ?

Rien à dire, nous l’avons vu, du Finistère, du Morbihan, même de l’Ille-et-Vilaine et, à la rigueur, de la Loire-Inférieure. Rien à dire non plus du Pas-de-Calais, des Landes, du Calvados, de la Somme, de la Gironde, des Bouches-du-Rhône. En revanche on a lu plus haut nos critiques sur l’appellation des Côtes-du-Nord. Et pourquoi encore l’appellation de Manche ? Le département qui porte ce nom n’est pas le seul qui soit baigné par la Manche ; il n’est même pas à l’avant-garde, il est au centre de cette mer. Mais le plus mal nommé de tous nos départements côtiers, c’est incontestablement le Var. M. François a été amené à se demander comment il se faisait que la rivière qui a donné son nom à ce département se trouve tout entière dans le département voisin, et voici ce qu’il a découvert : le Var est un torrent qui servait autrefois de limite entre la France et l’Italie, sur une faible partie de son parcours (une vingtaine de kilomètres) ; on avait trouvé bon d’en faire l’enseigne du département dont Draguignan est le chef-lieu, de préférence à l’Argens, qui a son cours entier de 100 kilomètres dans ce département. Arrive, en 1860, la réunion du comté de Nice à la France et, pour arrondir le nouveau département des Alpes-Maritimes, on détache du département du Var l’arrondissement de Grasse. Il s’ensuit que le torrent du Var se trouve tout entier dans le département annexé : le Var n’est plus dans le Var !

Voilà, je pense, qui est assez baroque. Il est vrai que, si le Var ne coule pas dans le Var, il y a des départements qui ne sont point tout entiers inclus dans leurs propres limites.

Vous ne comprenez pas ? Eh bien ! regardez le département de Vaucluse. Un de ses cantons, celui de Valréas, est situé dans le département de la Drôme. Ne croyez pas qu’il y pousse une pointe. Non, il y est parfaitement enclavé, séparé du reste de Vaucluse par une bande de territoire où s’élèvent plusieurs villages faisant partie de la Drôme. On explique cette singularité par le fait que le canton de Valréas dépendait, jusqu’en 1791, du Comtat-Venaissin, transformé à cette époque en département de Vaucluse.

Le département des Hautes-Pyrénées est exactement logé à la même enseigne.

« Deux enclaves, absolument séparées de ce département, auquel elles appartiennent, forment, dit Adolphe Joanne, comme deux îles au bord du département voisin des Hautes-Pyrénées et contiennent les communes de Luquet, Gardères, Giron, Escaunets et Villeneuve, près Béarn. Comme ce dernier nom l’indique, ces deux îlots sont un reste du passé. Ils appartiennent au Bigorre et sont demeurés attachés au département que le Bigorre avait formé. »

Revenons à nos moutons, je veux dire aux noms actuels des départements. Il est certain que, si l’on ne se décidait pas à recourir, un jour ou l’autre, à une nouvelle division administrative de la France, un grand nombre de ces noms pourrait être simplifié et d’autres remplacés purement et simplement. La Manche, par exemple, ne pourrait que gagner en devenant le Cotentin. Les Alpes-Cottiennes, nom topique et historique tout ensemble, donné aux Hautes-Alpes ; celui de Durance, le fleuve provençal par excellence, donné aux Basses-Alpes, tireraient d’angoisse nos écoliers. La chaîne du Morvan vaudrait mieux que le ruisseau de la Nièvre pour désigner le département qui porte aujourd’hui ce nom. Ne pensez-vous pas aussi, avec M. François, que l’aimable petit nom de Brie, toujours cher aux gourmets et qui vient du celtique bry (fougère), sonnerait plus plaisamment à l’oreille que celui de Seine-et-Marne, si mal composé sous le rapport de la précision, puisque le département en question n’est pas le seul qui soit arrosé par la Seine et par la Marne et qu’il y a un autre département, la Marne elle-même, où ces deux rivières naviguent déjà de compagnie ?

Mais ce sont surtout nos Côtes-du-Nord dont le sort devrait nous intéresser. Il faudrait les rebaptiser. On a proposé de les appeler Côtes-de-l’Ouest. Cela vaudrait mieux sans doute que Côtes-du-Nord, mais ne serait pas encore l’idéal, puisque le Finistère est plus à l’ouest que nous. J’opinerais personnellement pour le Méné-Bré. Tout un chacun connaît ce beau cône granitique, posé au centre du département et d’où la vue plane sur un immense horizon. Le Méné-Bré n’est pas un Gaurizankar et ce n’est pas non plus une taupinière. Tel quel, il est le plus haut sommet de l’Arrhée des Côtes-du-Nord. La légende et l’histoire l’ont consacré. Enfin son nom est très suffisamment euphonique. Voilà bien des titres à notre sympathie.


III


La condamnation du système centraliste


Après avoir vu comment ont été baptisés nos départements, voyons, avec M. Léon Dubreuil, comment ils ont été formés. L’auteur de la Révolution dans le département des Côtes-du-Nord convient de bonne grâce que, s’il est un département français qui ne donne aucune idée de la conception géographique du « pays », c’est bien le département qu’il étudie.

« Fait de pièces et de morceaux, sans qu’on y puisse découvrir de rapports véritables, coupé en deux parties à peu près égales par la ligne idéale qui sépare la région de langue bretonne de la région de langue française, divers au point de vue économique, avec, d’une part, ses nombreuses tenures convenancières et ses abbayes richement dotées et, d’autre part, ses louages à ferme ou à moitié fruits comme dans la majeure partie de la France, on pourrait lui appliquer très exactement la définition que l’on donnait jadis de l’Italie : une expression géographique et, peut-être mieux encore, une expression administrative. »

Et pourtant, si l’on en croit M. Dubreuil, tous ces défauts, toutes ces inconséquences apparentes, y compris le nom ridicule donné au département, ont eu leurs raisons. Nous n’en disconvenons pas. Mais ce sont ces raisons qu’il importe d’examiner et de peser. Les plus méchants actes ont leurs raisons, ce qui revient à dire que tout effet a sa cause. On n’a pas justifié nos Constituants parce qu’on a démontré qu’ils ont agi avec réflexion : il faudrait démontrer encore que leur réflexion fut sage et conforme aux intérêts du pays.

Remarquons tout d’abord la conception géométrique de la nouvelle division administrative.

« On avait partagé la France par quatre grandes lignes, dit M. D. Tempier, qui, se croisant du haut en bas et de gauche à droite, donnaient neuf cases. Une division semblable dans chacune de ces cases donna 81 cases plus petites ; ce fut à ce nombre que l’on assimila celui des départements. En y ajoutant Paris et l’Île de Corse, on en eut 83. Ce morcellement de territoire fractionnait la Bretagne en cinq départements. Celui de Saint-Brieuc ou des Côtes-du-Nord fut divisé, suivant le même système, en 9 districts, et chaque district en 9 cantons. »

La France n’était plus une nation : elle était un échiquier. Toute considération cédait, aux yeux de l’Assemblée nationale et des Constituants, devant la nécessité de donner la même importance territoriale aux cases de cet échiquier et le hasard seul a voulu que certaines de ces cases correspondissent exactement à d’anciennes divisions gauloises : la Dordogne au territoire des Pétrocores, la Lozère au territoire des Cabales, le Lot-et-Garonne au territoire des Nitiobroges, l’Indre-et-Loire au territoire des Turons[3]. Il s’en faut bien que, chez nous, la Loire-Inférieure corresponde avec la même exactitude au territoire des Namnètes, le Morbihan à celui des Vénètes, le Finistère à celui des Osismes, les Côtes-du-Nord à celui des Coriosolites, l’Ille-et-Vilaine à ceux des Redons et des Diablintes. Le duc d’Aiguillon, quelques années auparavant (1756), avait, pour la réfection et l’administration des « grands chemins », divisé la province en neuf départements à la tête de chacun desquels était placé un ingénieur. Division excellente, calquée sur celle des diocèses et dont il eut mieux valu s’inspirer : on la traita par le mépris, comme un legs de l’ancien régime. C’est ainsi encore qu’un judicieux projet de division de la Bretagne en six départements, projet qui, dit son auteur, « concilierait tous les intérêts en conservant les convenances locales, puisque [cette division] réunirait dans chaque département les habitants parlant le même idiome et occupés des mêmes genres de commerce », fut repoussé sans discussion, si tant est seulement qu’on lui fit l’honneur d’en prendre connaissance ; repoussée aussi et sans plus de forme, la demande des députés de Saint-Malo tendant à la création d’un département maritime, avec leur ville pour chef-lieu. Le siège de l’Assemblée était fait. Et voici le plus beau : on n’avait même pas consulté les représentants des régions intéressées ! « Que la division de la Bretagne en cinq départements ne soit pas le fait de ses représentants, ce n’est pas douteux », dit M. Dubreuil. Une poignée d’idéologues et d’énergumènes, à la tête de laquelle était Siéyès, gouvernait l’Assemblée, tranchait, décidait. Elle était la loi et les prophètes. Elle inaugurait ce régime centraliste, oppressif et hypocrite, pour qui le respect de la souveraineté populaire n’est qu’un mot, un article de la constitution, excellent dans les programmes électoraux et qu’on n’applique jamais.

Tout ce qu’on accorda aux députés bretons, ce fut de donner leur avis sur « l’accommodation du tracé géométrique idéal conçu par l’abbé Siéyès aux contingences physiques, hauteurs, forêts, tronçons de rivières, etc. » On ne leur permettait pas de toucher au principe sacro-saint de la division en cinq départements, mais on voulait bien leur accorder une certaine élasticité dans la fixation des limites de ces départements et le choix des chefs-lieux. « Ils s’y employèrent sérieusement, dit M. Dubreuil, pendant un certain nombre de séances, du dimanche 20 décembre 1789 au vendredi 29 janvier 1790, deux semaines après le vote de la loi ». Mais que pouvaient-ils faire d’autre que de ratifier en détail les décisions de l’Assemblée, après les avoir bon gré, mal gré, ratifiées en bloc, et les plus hardis d’entre eux ne sentaient-ils pas l’inutilité — et le danger — d’aller contre « les idées directrices de la Constituante » en proposant « une division moins arbitraire de la Bretagne ? »

En somme, et c’est ce que j’entendais établir, tout fut sacrifié, dans cette division de la Bretagne en cinq départements, à l’esprit de système et aux vues puérilement géométriques de l’abbé Siéyès et de son groupe. On ne tint compte ni de la nature du sol, ni des besoins économiques : la Roche-Bernard, qui est nantaise, fut rattachée au Morbihan, qu’eût délimité si nettement la Vilaine ; Dinard, qui est l’avant-port de Dinan, fut rattaché à l’Ille-et-Vilaine, qu’eût délimitée si nettement la Rance, etc. On ne consulta même pas, sauf après coup et sur des points de détail, les représentants bretons ; on traita la volonté populaire en quantité négligeable ; on ne divisa pas la Bretagne : on l’écartela.

Nous souffrons après cent ans passés de l’erreur constituante. Et peut-être n’est-ce pas assez dire : nous en mourons. L’accord est fait sur ce point entre tous les esprits sans préjugé. Je citais plus haut quelques noms de décentralisateurs républicains. J’aurais pu leur ajouter Louis Blanc qui écrivait dès 1850 : « Qu’est ce que Paris ? Qu’est-ce que la France ? Imaginez un champ : au lieu de l’ensemencer dans toute son étendue, on s’est avisé d’entasser la semence en un point où elle risque de ne germer pas, précisément parce qu’elle y est entassée. Ce champ, c’est la France ; ce point, c’est Paris ». Sous une forme plus concise notre grand compatriote Lamennais avait dit : « La centralisation, c’est l’apoplexie au centre, la paralysie aux extrémités ».

Et, puisque Lamennais nous a ramenés en Bretagne, restons-y. Nous y pourrons admirer un spectacle rare, celui de royalistes déterminés, féaux du trône et de l’autel, comme MM. de Lorgeril, de la Morvonnais, de Chateaubriand, de la Villarmois, du Haut-Jussé, etc., marchant la main dans la main, sur ce même terrain de la décentralisation, avec une républicaine et une matérialiste notoire, la propre traductrice de Darwin, Clémence Royer.

Le 3 avril 1895, au banquet des Bretons de Paris, Clémence Royer s’exprimait ainsi :

« Il n’existe plus entre l’individu et l’État aucun groupe, aucune collectivité intermédiaire, qui défende d’individu isolé contre l’État, simple somme des individus réduits à l’état d’unités abstraites… Il m’a toujours semblé que, si les Girondins avaient réussi à faire de la France une fédération de provinces, nous aurions eu, depuis un siècle, moins de révolutions ; que les foules urbaines, qu’un mot mal compris suffit à soulever, qu’un autre mot aussi peu compris apaise, eussent moins aisément imposé leurs volontés flottantes à la France entière ; que nos progrès, en apparence plus lents, eussent été plus continus et, en résultante, plus rapide… Dans ce perpétuel roulis, la France a usé inutilement le meilleur de ses forces et de son génie. Elle est arrivée à ne plus croire en elle-même, à douter de sa destinée… De notre centralisation excessive, il résulte que Paris absorbe toute la sève de la France, que les provinces meurent d’anémie, comme des membres atrophiés surmontés d’une tête énorme… »

Et que dit maintenant l’Adresse aux sénateurs et députés de Bretagne du 11 novembre 1891, adresse signée des noms que je citais tout à l’heure et qui représentent l’élite du loyalisme breton ? Les mêmes choses, à quelques mots près :

« Nous pensons que si les Assemblées provinciales étaient heureusement rétablies sous une forme appropriée aux besoins actuels, une foule d’hommes intègres et capables, qu’une centralisation excessive oblige trop souvent à se contenter du soin de leurs affaires privées et à solliciter quelque emploi de la bureaucratie, viendraient apprendre dans l’assemblée de leur province le maniement des affaires publiques… La décentralisation est nécessaire pour mettre fin à l’hégémonie, pernicieuse à tous les points de vue, usurpée par Paris sur le reste de la France. »

Ce qu’il fallait démontrer[4].



  1. Un vol. Champion, édit.
  2. Elle avait été mieux qu’esquissée déjà par M. Vidal de la Blache (Tableau de la géographie de France), à qui revient l’honneur d’avoir orienté la géographie vers l’étude historique du sol. Suivant M. Camille Jullian, les pagi, divisés probablement en partes et regiones correspondant au territoire des principales bourgades, auraient été au nombre d’un demi-millier et auraient couvert en moyenne « un espace de cent mille hectares » : c’est à peu près le nombre et l’étendue de nos arrondissements.
  3. Cf. Camille Jullian : Histoire de la Gaule, t. II.
  4. Au moment où je corrige ces épreuves, M. Aristide Briand, président du Conseil, donne lecture de la Déclaration ministérielle où, comme autrefois Goblet, il annonce son intention de prendre en main « la transformation de notre organisation administrative ». Puisse-t-il n’en pas rester à l’intention, comme son prédécesseur ! Il serait beau pour nous, Bretons, qu’un Breton attachât son nom à cette œuvre de restauration nationale. À la vérité, M. Briand n’est pas si hardi que de vouloir supprimer d’un coup nos départements : il projette seulement de « superposer » à l’organisation départementale une organisation régionale qui unirait les départements en raison de l’affinité de leurs intérêts, notamment dans le domaine économique. « Ces organisations régionales comporteraient des assemblées qui auraient à connaître des grands intérêts dont l’ampleur dépasse la limite des départements et permettraient de supprimer certaines des organisations existantes au fur et à mesure que ce fonctionnement ferait apparaître leur inutilité et sans heurter trop violemment les habitudes locales que leur ancienneté même rend respectables ; elles faciliteraient les simplifications administratives sans cesse réclamées, mais toujours ajournées, parce qu’elles ne se concilient guère avec la complexité des organisations vieillies : elles donneraient un nouvel essor à la vie locale en lui fournissant des éléments supplémentaires d’activité ; elles ouvriraient la voie à une décentralisation administrative chaque jour plus large et plus efficace ». C’est parler d’or. Néanmoins ne nous réjouissons pas trop vite. M. Briand est sans doute de bonne foi, mais il lui faut compter avec la Chambre et le Sénat. Or, que penseriez vous si les régions nouvelles étaient faites de telle sorte qu’au lieu de ressusciter nos anciennes provinces elles leur portaient le coup de grâce ? Car, en dépit de la Constituante, l’esprit provincial a survécu : l’organisation en départements n’a pu le détruire complètement. Il y a toujours une Bretagne, une Normandie, un Anjou, une Lorraine, une Provence, etc. Eh bien ! comme le dit éloquemment M. le comte de Laigue, mieux vaudrait mille fois conserver nos départements tels qu’ils sont que de subir un système régional quelconque qui couperait, par exemple, la Bretagne en deux, non pour en former une Haute et Basse-Bretagne, mais pour coudre la Loire-Inférieure au Maine-et-Loire ou à la Vendée, comme dans le projet Beauquier, et l’Ille-et-Vilaine à la Manche ou à la Mayenne…

    Voilà le danger de la réforme projetée. C’est au patriotisme des sénateurs et députés « provinciaux » de le déjouer. Breton lui-même, M. Briand est incapable de vouloir attenter aux jours de la Bretagne. Mais ce qu’il peut ne pas vouloir, d’autres peuvent le vouloir pour lui. N’oublions pas que l’esprit régionaliste n’a pas de pire ennemi que l’esprit jacobin.