L’Âme bretonne série 2/Une Idylle sur une grammaire bretonne


UNE IDYLLE SUR UNE GRAMMAIRE
BRETONNE




À Émile Claeys.


Les grammaires sont des livres graves, sévères, compassés, qui n’ont point pour accoutumé d’abriter des idylles et il fallait que ce fût une grammaire bretonne qui dérogeât la première à ces habitudes d’austérité. Maurice Le Dault, grand fureteur et de flair étonnamment subtil, dénicha celle-ci je ne sais où. Reliée en veau, jaspée sur tranches, elle portait, avec le millésime de 1738, la firme de Julien Vatar, imprimeur-libraire à Rennes, au coin des rues Royale et d’Estrées.

L’année 1738 est une date considérable dans l’histoire de la langue bretonne : cette année-là parut la première édition de la Grammaire françoise-celtique du P. Grégoire de Rostrenen[1]. Et précisément c’est d’un exemplaire de cette édition rarissime qu’il s’agit. Le dit exemplaire appartenait à Marie-Anne Durivaux (Hic liber pertinebat ad Mariam-Annam Durivaux, nous apprend une petite note manuscrite au recto de la première garde) et fut offert par elle au F. François Dargelos, le 21 mai 1742 (sed illum dedit F. Francisco Dargelos die 21a maji anno 1742).

Pourquoi Marie-Anne Durivaux offrait-elle au F. François Dargelos un exemplaire de la Grammaire françoise-celtique du P. Grégoire de Rostrenen « qui contient tout ce qui est nécessaire pour apprendre par les règles la langue celtique et bretonne » ? Cette grammaire était encore une nouveauté ; son succès avait été fort vif dès l’origine ; enfin le P. Grégoire était de Rostrenen, c’est-à-dire d’un pays voisin de celui qu’habitait François. Donc le cadeau n’était pas dédaignable et avait même une certaine valeur. Il était destiné, dans l’esprit de Marie-Anne, à rappeler éternellement au petit Frère la date du 21 mai 1742 : « Ego Maria-Anna Durivaux — je continue à transcrire les notes manuscrites de la première garde — dedi hunc librum Francisco Dargelos ut in sud semper teneret memoriâ Diem 21am maji anni 1742. » Et nous nous posons avec angoisse, après avoir lu cette note, une nouvelle et décisive question : que s’était-il donc passé de si extraordinaire, en ce jour du 21 mai 1742, pour que Marie-Anne Durivaux ne voulût point que François Dargelos en perdît jamais le souvenir ?

Ce qui s’était passé ? Mais j’oubliais que, manquant à tous mes devoirs d’historien, je ne vous ai présenté encore ni le petit Frère ni son amie. Nous sommes en 1742, à l’abbaye de Langonnet, fondée au commencement du XIIe siècle par la pieuse Ermangarde et son fils Conan III, duc de Bretagne. L’abbaye de Notre-Dame de Langonnet est au Cœur de la Basse-Bretagne, sur les bords de l’Ellé. Les cisterciens qui l’ont bâtie firent preuve, à leur habitude, d’un réel sentiment des beautés naturelles et il ne se peut voir, en pays plus sauvage, d’oasis plus riante et plus à souhait pour les yeux. Par malheur La Fontenelle passa par là et, où le brigand avait passé, l’ortie et la ronce poussaient dru. Après La Fontenelle, ce fut le tour des Bonnets-Rouges. La pauvre abbaye n’était qu’une ruine à la fin du XVIIe siècle ; il fallut la rebâtir, à quoi s’occupèrent Dom Paul de Bonacourcy, les Marbœuf et le prieur de l’abbaye, François Perrin, Dr en Sorbonne. Les nouveaux bâtiments n’étaient point achevés en 1742, et Langonnet, qui avait compté tant de religieux, n’en possédait plus que dix, sept profès et trois novices.

On veut croire que François Dargelos était parmi ces derniers et qu’il n’avait point encore prononcé ses vœux. Peut être rentra-t-il dans le siècle, quand il eut connu par expérience la fragilité de ses sentiments monastiques. Mais ce ne sont là que des hypothèses et l’on ne saura probablement jamais ce qu’il advint du petit Frère et de la belle Marie-Anne Durivaux. La seule chose qui soit certaine est qu’ils s’aimèrent, se l’avouèrent et se le prouvèrent, comme il n’appert que trop des confidences du principal intéressé.

Ces confidences, François se flattait naïvement que personne ne les recueillerait ; pour plus de sûreté, il les avait enfermées sous le triple sceau d’une abstruse cryptographie. Aussi bien, la grammaire de Grégoire étant d’un format moyen, ne se séparait-il jamais, sans doute, du cher petit in-8o qui lui rappelait de si délicieux moments. Le titre du livre, autant que le sérieux des matières qu’il traitait, étaient une garantie contre les soupçons qu’aurait pu faire naître l’espèce de frénésie sensuelle avec laquelle le jeune novice se plongeait dans la méditation de son Grégoire : quand il rouvrait, d’aventure, en se promenant sous le beau cloître à l’italienne fraîchement restauré par Dom Perrin, le prieur et les profès devaient admirer que le chapitre des adjectifs verbaux ou celui des lettres mutes put offrir tant d’intérêt et passionner à ce point un cerveau de vingt ans. Ruse innocente qui permettait à François, cependant qu’on le croyait absorbé par quelque grave problème grammatical, de s’abandonner tout entier à la pensée de son amie, d’évoquer sa ravissante image, de détailler une par une ses beautés les plus secrètes à l’aide du voluptueux portrait qu’il avait tracé d’elle sur la dernière garde de son Grégoire :

« Elle est… »

Mais François réfléchit que, si l’on trouvait son Grégoire, ce féminin le trahirait. Il retourna le livre et, substituant un genre à l’autre, écrivit :

« Il est un peu plus grand que moy ; il a le visage rond, les cheveux châtains, le front élevé, le teint blanc comme la cire, les yeux noirs et très vifs, un coloris charmant, la bouche très vermeille, les dents d’un blanc de neige, un petit menton relevé, la gorge[2] bien faite, la main blanche, et bien faite la jambe, et le pied fort petit, l’humeur enjouée, toujours prête (sic) à danser, beaucoup d’esprit, fort vif, tendre dans ses amours[3], aimable dans la conversation, aimé de tout le monde et de moi particulièrement. »

Voilà bien un portrait de l’époque, et nos aïeux ne peignaient point autrement : ils faisaient bon marché des particularités physiques et ne relevaient de l’exemplaire humain que ce qui s’y voyait de général, réservant les subtilités de leur analyse pour le dedans La mémoire du petit Frère pouvait suppléer d’ailleurs, sans beaucoup de peine, aux défaillances de son pinceau. Trois lignes cryptographiées, au bas de la page, nous donnent à cet égard toute assurance :

« Je l’ai tenu entre mes bras per sexdecim horas, super cubiculum 21 may. »

Et nous comprenons maintenant pourquoi Marie-Anne Durivaux, qui s’était montrée si généreuse à l’égard du petit Frère, voulait qu’il conservât l’éternel souvenir du 21 mai 1742. C’était une date en effet pour tous les deux, puisque ce jour-là, seize heures durant, ils s’étaient donné des preuves de leur commun attachement. Rassurons du reste nos lecteurs : l’aventure n’eut point pour théâtre une cellule de l’abbaye, mais bien une maison particulière de Quimperlé et probablement même la maison d’une certaine Mme Loupsan, où Marie-Anne et François s’étaient retrouvés la veille du départ de celui-ci pour Langonnet. Le Grégoire fut en tout cas remis au petit Frère dans cette maison, comme en témoigne la note suivante :

« Datum in domo Dominæ Loupsan hora 2a post meridiem in civitate quimperliensi. »

Et, le lendemain, François était à Langonnet, puisqu’il écrivait, en cryptographie, au-dessous des lignes que je viens de transcrire :

« Lacrymas fudi in abbatià Nostræ Dominæ de Langonet die 22 maii 1742, hora 2a. »

Cy finit, dans les larmes, dont la grammaire de Grégoire porte encore les amères macules, le roman du petit Frère et de sa belle amie. Je n’y ai rien ajouté ; je me suis montré aussi sobre de commentaires que je l’ai pu et l’on concédera pourtant que l’aventure y prétait. Comment ne pas voir en François Dargelos un de ces malheureux kloer, que l’impertinence du siècle et l’inflexibilité de leurs parents poussaient à embrasser une profession qui exige le sacrifice entier de soi et où c’est peu de toutes les vertus, des qualités les plus éminentes de l’esprit et du cœur, si l’on n’y est point appelé par la Grâce et une vocation naturelle ? Dieu fait ses recrues lui-même : il ne veut pour son service que des âmes libres, des dévouements spontanés. Ceux qu’il élit n’ont pas besoin qu’on les violente. Nous le savons mieux aujourd’hui qu’autrefois, et il y paraît assez à l’excellence de notre clergé indigène, à sa moralité générale, à la magnilique unanimité de ses membres dans les épreuves récentes de l’Église. Mais il n’en était pas ainsi au XVIIIe siècle, ce qui explique, sans plus, les trop nombreuses apostasies dont nous eûmes le spectacle en 1790, quand fut promulguée la Constitution civile du clergé. Si François, à cette époque, était encore de ce monde et n’avait pas jeté le froc aux orties, assurez-vous qu’il ne fut pas des derniers à quitter son cloître et à prêter le serment. Lamentable, mais inévitable conséquence de la violence qu’il avait subie à son entrée dans les ordres. Le petit Frère n’était évidemment pas fait pour la vie monastique : il aimait Marie-Anne Durivaux, qui le payait largement de retour, et ce n’était qu’à contre-cœur qu’il avait fini par céder aux injonctions paternelles. Peut-être était-elle son élève, et l’initiait-il aux délicatesses du rudiment armoricain. Et peut-être était-ce tout l’inverse, et François prenait-il des leçons de Marie-Anne. Tant il y a que le petit Frère et son amie se rencontraient chez une voisine complaisante, Mme Loupsan. À la veille du départ de François pour Langonnet, la Loupsan leur ménagea une dernière entrevue. Marie-Anne voulut que François emportât de cette entrevue un souvenir ineffaçable : les amants épuisèrent en une nuit — une nuit embaumée de printemps, qui se prolongea jusqu’à noue ou bien près — toutes les félicités de l’amour défendu. La Grammaire françoise-celtique du bon Grégoire, « où ils n’avaient pas lu plus avant » cette nuit-là, s’était échappée de leurs doigts : vers deux heures de l’après-midi elle se retrouva tout à point, sous les couvertures, pour consacrer le libre échange de leurs âmes...

« O felix nox, beata nox ! s’écriait au lendemain de la nuit où il avait approché Christine de Stommeln le diacre Pierre de Dacia… O dulcis et delectabilis nox, in qua mihi primum est degustare datum quam suavis est Dominus ! »

François n’aurait changé qu’un mot à cet ineffable couplet, qu’il eût fait sien pour tout le reste : dominus fût devenu sous sa plume domina. Dans les bras de sa « douce », à la veille de lui dire adieu pour jamais, le pauvre kloarec quimperlois mesurait combien la distance est grande, le chemin roide et pénible, de l’amour profane à l’amour divin, — et le nom du Seigneur lui était aussi amer que lui était délectable le nom de Marie-Anne. C’était ce nom qu’il continuait de répéter partout où il traînait ses pas, dans le promenoir du cloître de Langonnet et dans sa cellule de novice, sous les arceaux de l’ancienne salle du chapitre et sur les bords du torrentueux Ellé.

Tel, six siècles en deçà, Abélard pleurant Héloïse devant les rochers de Saint-Gildas. Et tel, ou plus tragique encore, ce clerc de la chanson bretonne qui, le jour de sa première messe, trépassa de douleur sur le sein de sa mie expirante : — dont le « recteur » de la paroisse éprouva un tel bouleversement qu’après avoir commencé par pester tout son soûl en chaire contre « les jolies filles, perdition des jeunes séminaristes », il ne trouva plus pour le couple infortuné, à la fin de son homélie, que des paroles d’indulgence et des souhaits de bonheur éternel :

Maint ho daou indan peb a ve ;
Bennoz Doue war hoc’h ine !

« Tous deux sont chacun dans la tombe ; — la bénédiction de Dieu descende sur leurs âmes ! »

Ainsi soit-il.



  1. Mais déjà Grégoire avait publié son œuvre capitale : Dictionnaire françois-celtique ou françois-breton, nécessaire à tous ceux qui veulent traduire le françois en celtique ou en langage breton pour prêcher, catéchiser et confesser, selon les différents dialectes de chaque diocèse ; utile et curieux pour s’instruire à fond de la langue bretonne et pour trouver l’étymologie de plusieurs mots françois et breton, de noms propres de villes et de maisons (Rennes, Julien Valar, 1732, in-4o.)
  2. Le mot est cryptographié.
  3. Même remarque que ci-dessus.