L’Âme bretonne série 2/Le Barde des Matelots : Yann Nibor

Honoré Champion (série 2 (1908)p. 169-176).

YANN NIBOR

(La Chanson des Cols Bleus)




Je ne sais trop à quel endroit du Parnasse l’on pourrait loger Yann Nibor, à moins que sur ce mont sacré ne soit conservée, comme une relique, la nef jadis affrétée, en prévision d’un imminent déluge, par Deucalion et Pyrrha et qui portait dans ses flancs l’avenir du genre humain : l’auteur de Nos matelots, de Gens de mer, de La Chanson des Cols-Bleus serait évidemment tout désigné pour monter le quart à bord de cette coque préhistorique.

Cinquième fils d’un ancien pêcheur « terreneuvas », qui s’était établi menuisier à Saint-Malo[1] et dont les affaires prospérèrent assez pour qu’il pût se rendre acquéreur de la vieille bâtisse pointue, à pignon de verre losange de bois sombre, où il avait son atelier dans une ruelle de la basse ville, Yann Nibor, de son vrai nom Albert-Auguste Robin, s’en allait sur ses treize ans, comme on dit dans la patrie de Duguay-Trouin et de Monsieur Surcouf, quand éclata la guerre de 1870.

« J’étais déjà solide, — me contait-il de cette stridente voix d’acier, forgée par les embruns, qui fait trembler les vitres dans leurs châssis, — et il me prenait des démangeaisons dans les poings et dans les jambes dont j’espérais bien me guérir en « tapant » sur les Prussiens. J’obtins de mon père qu’il me laissât partir pour Brest. Je ne doutais pas qu’on ne me reçût tout de suite dans les cols-bleus et qu’on ne m’expédiât dare dare au fort du Mont-Valérien où la nécessité de ma présence devait se faire impérieusement sentir. Mais le règlement est inflexible : on me reçut bien dans la flotte ; seulement c’est à l’école des mousses, sur l’Inflexible précisément, qu’on m’envoya. J’y restai trois années pleines, puis je passai novice à bord du cuirassé Océan. Engagé comme fusilier marin, je fis campagne dans les mers du Sud et en revins second maître fourrier. J’étais alors sur la Magicienne. Chaque soir, notre quart fini, quand le temps était beau, nous nous réunissions sur le gaillard d’avant, mes camarades de bordée et moi.

— « Chante donc, Robin, me disaient-ils, toi qui as une si belle voix…

« Et je chantais sans plus de façon. Mon auditoire n’était pas difficile. Tout lui était bon : romances, chansonnettes comiques, monologues, bribes d’air attrapées un peu partout, à l’Alcazar de Brest, aux Variétés de Toulon, au Casino de Cherbourg. Je tenais aussi les premiers emplois dans des pièces de Labiche que nous montions vaille que vaille. L’amiral Serre m’avait pris en amitié. La campagne terminée, il m’emmena rue Royale, au ministère de la Marine, où il me casa comme fourrier de service pour finir mon congé. C’était dans le temps que M. Ricquier venait d’ouvrir pour les adultes, au lycée Charlemagne, un cours public de lecture et de déclamation. Quelqu’un m’y conduisit. Je ne connaissais de nom à cette époque ni Victor Hugo, ni François Coppée, ni Jean Richepin. Quelle révélation ce me fut quand j’entendis leurs vers, surtout ceux où ils font parler des marins ! Je les appris par cœur, je me les récitai à moi-même en les transposant, en leur donnant ce tour particulier, ce cachet de réalisme que la déclamation ordinaire ne pouvait leur prêter. La première fois que je me hasardai à les dire ainsi en public, j’eus bien un peu peur : c’était si neuf, si osé, ce que je tentais là ! On me sifflerait peut-être… On m’acclama. Les étudiants, mes auditeurs du Soleil d’or furent conquis d’emblée. J’avais le vent en poupe et il n’y avait plus qu’à « laisser arriver ».

Et voici comme « ç’arriva ».

La pêche à Terre-Neuve on le sait, s’exerce à la fois sur des goélettes métropolitaines, armées et désarmées à Saint-Malo, Cancale, Granville, Fécamp, etc., et sur des goélettes coloniales, dont les équipages sont expédiés de France au printemps et rapatriés à l’automne [2]. Des steamers de fort tonnage transportent à Saint-Pierre la plus grande partie de ce personnel et de celui des sècheries. Le prix du voyage varie entre 70 et 80 francs. Et l’on peut trouver que c’est un prix assez bas. Pas assez bas encore, au gré de certains armateurs coloniaux, qui, pour réaliser une économie de 30 o/o, font venir leur personnel par voiliers. Cinq ou six cents pêcheurs et la presque totalité des graviers (jeunes Bretons des Côtes-du-Nord employés dans la colonie au séchage de la morue sur la grave ou grève) sont ainsi embarqués, sous forme de fret, sur les goélettes métropolitaines où on les empile vaille que vaille à fond de cale.

Le retour s’opère dans des conditions plus lamentables encore. Car, cette fois, tout le monde est logé à la même enseigne et, faute de steamer, les 2.500 pêcheurs et les 5 ou 600 graviers de l’armement colonial regagnent par voiliers leur port d’embarquement. Des bateaux de 75 et 100 tonnes, aménagés pour 10 hommes d’équipage, reçoivent ainsi jusqu’à 50 passagers et davantage. Les Cousins-Réunis en avaient 102 ; le Jules-Jean-Baptiste 100 ; l’Angler le dernier bâtiment perdu, 66 ; la Morue 60. Bondés de la sorte, les navires n’offrent aucune résistance aux éléments : il suffit quelquefois d’une simple lame pour les culbuter et le moindre accident s’y transforme en catastrophe. Là où dix hommes énergiques, disciplinés et de sang-froid, se tireraient peut-être d’affaire, cinquante ou cent, troupeau inorganique, succomberont inévitablement. Ah ! les scènes qu’on ne saura jamais et qu’on devine, le tragique intense de ces agonies collectives, le drame de ces dernières minutes à fond de cale ou sur le pont, en proie à l’horreur anarchique d’une cohue de déments !…

Si encore les navires qui servent au rapatriement des pêcheurs étaient tous solides et de bonne cote ! Mais la Morue, le Jules-Jean-Baptiste, perdus corps et biens avec leurs équipages et leurs passagers, comptaient déjà une vingtaine de campagnes ! La coque du dernier, avant de quitter le Barachois, avait même dû être réparée. Notre excellent confrère du Salut, M. F. Bazin, fait justement remarquer avec quelle insouciance à Saint-Pierre — et l’on peut ajouter, hélas ! presque partout — sont délivrés les permis de navigabilité. « Les capitaines visiteurs se bornent à poser, du haut du quai, aux équipages et aux passagers, cette question : « Êtes vous bien, les gars ? » Et comme les gars n’ont rien de plus pressé que de rentrer en France, ils répondent généralement oui à tue-tête, et le bateau part sans avoir été l’objet du moindre examen ». Voilà comment l’Angler, vieux lougre américain de 60 tonnes acheté en 1895 au Canada, qui, par parenthèses, ne se défait de ses navires que quand ils sont hors de service, put appareiller de Saint-Pierre avec 10 hommes d’équipage et 56 passagers des quartiers de Saint-Malo, Dinan, Cancale, Paimpol et Binic. En l’espace de quelques années, dix navires rapatrieurs à ma connaissance ont péri dans les mêmes conditions. Et je dois en oublier. Telle est en effet la fréquence des catastrophes qu’elles ont fini par n’être plus enregistrées par les interprètes de l’âme populaire que comme des événements de la plus désolante banalité :

Néman a néwé’n Plouec-Mór,
Met kant den yaouank èt fous an dour…

« Il n’y a rien de neuf à Plouec-de-la-Mer, — si ce n’est que cent jeunes gens sont allés au fond de l’eau. »

Tout simplement, il y eut, sans doute, de tout temps, des sinistres partiels en Islande et à Terre-Neuve : encore semble-t-il que les hécatombes collectives du genre de celles des Cousins-Réunis de la Morue, de l’Angler et du Jules Jean-Baptiste fussent beaucoup plus rares autrefois qu’aujourd’hui. La catastrophe du Rocabey restait une exception, et il est vrai que l’industrie moruyère n’avait pas pris tout son développement. Aussi l’émotion fut-elle vive sur la côte bretonne quand on apprit que deux navires malouins qui rapatriaient des équipages saint-pierrais, les Quatre-Frères et l’Ella, avaient sombré corps et biens en cours de route. Fils de terreneuvas, Yann Nibor ne pouvait demeurer insensible au deuil qui frappait ses compatriotes : la nouvelle de la catastrophe déclancha en lui le poète, si j’ose dire. Aux premières lignes du journal qui la relatait, son sang s’échauffe : ce ne sont plus les vers des autres qui bourdonnent dans sa tête, c’est une complainte inentendue jusqu’alors, une sorte de thrène populaire, de lamentation assonancée où, dans leur balbutiant idiome de primitifs, les « perdus » de la mer crient la grande pitié que c’est de mourir loin des siens. Il jette sur le papier les vers comme ils lui viennent, comme ils lui chantent plutôt, car la musique chez lui est inséparable de la poésie. Il appelle cela du nom des navires qui ont sombré : Les Quatre-Frères et l’Ella. Il interprète sa complainte le soir même au Soleil d’or. Succès fou, inouï. Un vrai délire…

Sur les Quat’Frères et sur l’Ella,
Y avait cent soixante-dix-neuf gàs,
Qui sont coulés au fond en tas…

— Et voilà, terminait le bon Yann, comment je fus sacré « barde des matelots » un soir de 1889, en la trente-deuxième année de mon âge, sur les pentes de la montagne Sainte-Geneviève, dans une tabagie du Quartier Latin…

*
* *

Il y a des biographies qui en disent plus long sur une œuvre que toutes les analyses du monde et quand elles auraient cinquante-six pages de texte comme la préface du capitaine Jousselin. Celle qu’on vient de lire n’est-elle pas le meilleur commentaire des frustes et touchantes mélopées du « barde des matelots » ?

La Chanson des Cols-Bleus, non plus que les autres recueils de Yann Nibor, ne peut être séparée de son auteur : elle fait corps avec lui et on la jugerait mal si on ne la jugeait que dans sa lettre. Il faut évoquer par surcroît la forte carrure du barde, ses yeux d’un bleu de faïence neuve, son verbe, son geste, ses coups de hanche, toute cette mimique pittoresque, qui en est l’accompagnement naturel. Ceux qui n’ont pas entendu Yann Nibor interpréter ses chansons ne connaîtront que la partie inférieure du poète. Le meilleur de sa poésie, c’est lui-même et qui mourra malheureusement avec lui. À quelques pièces seulement, comme les Albatros, les Sabots de Noël, la Boîte de Chine et, dans la Chanson des Cols-Bleus, cette Magicienne, d’un sentiment si profond, d’un timbre si pénétrant, on soupçonnera quel merveilleux organisme il fut, riche, puissant, complet, par l’accord, la fusion intime en une seule personne de tous les éléments d’expression qui se sont dissociés à la longue chez les contemporains et qui coexistaient chez lui comme chez les rapsodes des temps primitifs. Ce poète n’est pas seulement son interprète et un interprète proprement unique et inimitable : il est encore son musicien. Ou plutôt poète, musicien, exécutant, tout cela se présente chez lui comme l’oxygène et l’azote dans l’air atmosphérique, à l’état de synthèse naturelle et préétablie : le chant naît en même temps que le vers, et le geste accompagne le chant, et toute la machine vibre à l’unisson. C’est la plus surprenante combinaison qui soit et qui ne pouvait se rencontrer que chez un être intellectuellement très jeune et sorti lui-même d’une race demeurée au premier stade de son développement. Mais l’on conçoit assez qu’un tel art, qui déroute toutes les classifications, qui nous prend par tous les sens à la fois, exerce une séduction extraordinaire sur les auditoires les plus divers et pour si simple et si enfantin même souvent que s’en révèle à l’analyse chacun des éléments d’expression.


  1. Rue du Boyer, près de la porte des Reys. C’est là que notre héros vint au monde le 4 octobre 1857. Entre temps son père avait fait du cabotage à Madagascar et à Bourbon et y avait amassé un petit pécule.
  2. Pour plus de détails sur cette pèche, voir mes livres : Sur la Côte, chap. : les Terreneuvas ; et les Métiers pittoresques, chap. : Deux tableaux de la vie terreneuvienne.