L’Âme bretonne série 2/La Question du Barzaz-Breiz


LA QUESTION DU BARZAZ-BREIZ




C’est une vieille querelle qui se rallume, qui gagne et qui menace d’embraser à nouveau la Celtie tout entière[1].

La Villemarqué, Renan sont morts ; morts aussi Le Men et Luzel dont les mémoires sur l’authenticité du Barzaz-Breiz mirent le feu aux poudres. Mais, des témoins de cette grande conflagration philologique, plus d’un demeure, et M. Louis Havel. M. d’Arbois de Jubainville, M. Gaidoz, M. Félix Hémon, M. Loth, sont toujours de ce monde.

Peut-être y avait-il quelque imprudence à troubler leur repos : rien nest terrible comme un philologue déchaîné, si ce n’est peut-être un folk-loriste qui s’échauffe. Mais, justement, la question de l’authenticité du Barzaz-Breiz intéresse les folk-loristes autant que les philologues. Il n’est que de prononcer le nom de La Villemarqué : voilà, sur deux rangs, tous ces ongles en bataille. Pour se risquer en si frénétique compagnie il fallait la belle et tranquille audace d’une femme : honneur au courage de Mme la marquise de Boisanger ! Nous ne serions plus des Français si nous ne subissions pas le prestige de l’héroïsme féminin sous toutes ses formes et davantage, s’il se peut, de l’héroïsme qu’aristocratise un soupçon de poudre à la maréchale. C’est le cas de cet héroïsme-ci, qui a encore, pour nous séduire, l’agrément de s’ajuster mieux qu’aucun autre à la belle définition donnée par Michelet du caractère de la race bretonne, « rêveuse, mystique, imaginative, spirituelle et n’en aimant pas moins l’absurde, l’impossible, les causes perdues ».

Les causes perdues — , Michelet a dit le mot que la galanterie suspendait au bout de ma plume. Il n’est point pour embarrasser Mme de Boisanger, qui, si M. de La Villemarqué a perdu son procès devant l’opinion, n’hésite pas à en accuser Renan. L’accusation étonnera : elle tendrait à faire de l’auteur du Barzaz-Breiz la victime d’une obscure machination anticléricale ; elle est grave surtout dans la bouche de Mme de Boisanger, qui est la fille de M. de La Villemarqué.

Avons-nous donc chez Mme de Boisanger l’écho attardé de la pensée paternelle ? Il est permis de le croire. Et l’on peut remarquer aussi que Mme de Boisanger n’a pas hérité de son illustre père cette stoïque impassibilité qui lui fit supporter en silence — un imperturbable silence de vingt-sept ans — la plus formidable tempête dont ait été battu le front d’un membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. De 1868 à 1895, date de sa mort, ce grand poète fut traité comme un vulgaire charlatan ; on l’accusa d’avoir outrageusement mystifié ses contemporains. Il ne protesta pas. Il ne se récria pas davantage quand le savant Joseph Loth lui ferma, de propos délibéré, en 1890, sa Chrestomathie bretonne, où il n’avait voulu faire entrer que des textes rigoureusement authentiques.

Résumant la longue enquête de ses devanciers, M. Loth distinguait trois sortes de chants dans le Barzaz: les chants inventés, les chants démarqués, les chants arrangés.

« Parmi les premiers, disait-il, on peut citer les Séries en grande partie, le Tribut de Nominoé, la Marche d’Arthur, le Vin des Gaulois, la Prophétie de Gwenc’hlan, Merlin, Lez-Breiz en grande partie, Alain le Renard, Héloïse et Abeilard, Jeanne la Flamme, la Bataille des Trente, le Combat de Saint-Cast. Les chants dits historiques rentrent tous à peu près dans la seconde catégorie ; le procédé est des plus simples : au lieu de soldat, vous mettez croisé, et, au lieu d’un chant du XIXe siècle, vous en avez un de l’époque des croisades. Les chants d’amour et les ballades ont, en général, un fonds populaire, mais tous ont subi, dans la langue au moins, quelque modification. »

Ainsi pas une pierre ne restait debout du magnifique monument bâti par La Villemarqué à la gloire de sa province natale. Effondrement lamentable ! Vanité, précarité des réputations littéraires ! On sait la fortune prodigieuse du Barzaz-Breiz ou « Chants populaires de la Bretagne, recueillis, traduits et annotés par le vicomte Hersart de La Villemarqué ». Dans toute l’Europe, quand parut le Barzaz (1839), ce fut un long frémissement d’admiration : le livre fut immédiatement traduit en anglais, en allemand, en italien… George Sand déclara tout de go que, devant « ces chants sublimes », les écrivains français étaient « comme des nains devant des géants » ; Raynouard, Fauriel, de Rémusat firent chorus ; Augustin Thierry, à qui La Villemarqué avait communiqué l’émouvante ballade Ann Distro cuz ar Vro-Zaoz (le Retour d’Angleterre), la cita parmi ses pièces justificatives de la présence d’aventuriers bretons dans l’ost de Guillaume le Conquérant. Et l’Institut, sans se faire prier, ouvrit ses portes à l’homme qui avait fondé chez nous la science du folk-lore et restitué à la race bretonne ses titres de noblesse perdus depuis Jules César.

À la vérité, Souvestre, qui était né à Morlaix et avait vécu dans l’intimité de l’âme populaire, marqua bien quelque surprise de la perfection soutenue des chants du Barzaz-Breiz. Seule note un peu discordante dans le concert d’acclamations et d’éloges qui montait autour de La Villemarqué ! Quel téméraire, quel nouveau Malcolm Laing eût osé mettre en doute l’authenticité du Barzaz ? Renan lui-même y fut pris : l’article fameux de la Revue des Deux-Mondes sur la Poésie des races celtiques (1854) est si peu une déclaration de guerre à La Villemarqué que celui-ci s’en autorise et le cite à plusieurs reprises, avec une gratitude émue, dans les éditions postérieures de son recueil. Je me permets de renvoyer Mme de Boisanger aux pages XVII et LX de l’introduction du Barzaz. Elle y verra combien sa piété filiale l’égare et qu’il n’est plus permis, quand un a lu ces pages, de dire que « c’était Renan qui avait attaché le grelot » et donné le branle aux « détracteurs » de La Villemarqué.

Sans doute la finesse critique de Renan, cette prudence sulpicienne qu’il apportait dans l’analyse des textes ne pouvaient être complètement dupes de l’artificielle et composite beauté du Barzaz. L’abondance, la précision des noms historiques dans ce recueil de chants populaires lui inspiraient des inquiétudes et il se demandait « si l’oreille de M. de La Villemarqué ne s’était pas prêtée complaisamment à entendre certains de ces noms ». Il aurait voulu être assuré aussi que les textes du Barzaz avaient été publiés tels qu’ils avaient été recueillis. « L’essentiel, écrivait-il, est qu’on soit sûr qu’entre le lecteur et le peuple aucune prétention littéraire ne s’est interposée. »

Par cette petite phrase, négligemment jetée dans son article, l’auteur de la Poésie des races celtiques posait les bases de la critique des traditions populaires, traçait au folk-lore ses méthodes et sa voie. Mais, enfin, c’est en 1868 et 1872 seulement que deux obscurs collecteurs de traditions bretonnes, Le Men et Luzel, reprenant en sous-œuvre l’enquête de La Villemarqué, produisirent pour la première fois les textes authentiques dont la comparaison devait permettre aux d’Arbois de Jubainville, aux Gaidoz, aux Havet, aux Rambaud, aux Hémon, aux Loth, de prononcer le verdict impitoyable qui, en établissant l’apocryphité du Barzaz, dépouillait la Bretagne de son plus beau fleuron poétique. L’anticléricalisme ne fut pour rien dans l’affaire ou il faudrait donc — Mme de Boisanger y a-t-elle réfléchi ? — que l’anticléricalisme s’appelât ici la probité historique, le souci, la passion du vrai. Je sais, pour ma part, de très bons catholiques qui ne se résignent point à prendre le Barzaz-Breiz pour un texte révélé. Mais on conçoit très bien l’intérêt que pouvait avoir une certaine école de diascévastes armoricains à faire dévier sur le terrain politique et religieux un débat purement philologique à son origine et qui doit rester, qui restera pour tous les esprits impartiaux, exclusivement philologique.

Le 28 octobre 1835, un journal de Paris, le Courrier Français, annonçait que « M. Delaville-Marqué (sic), attaché à l’École des Chartes, venait de retrouver dans une église des Montagnes-Noires, près de Morlaix, les poésies de l’ancien barde Quin-Clan, le Merlin des Bretons ». La nouvelle fit du bruit. Une note, peu après, informa le public que le manuscrit de Quin-Clan avait « été aussitôt perdu que retrouvé. » Et l’on n’aurait peut-être jamais eu la clef de ce mystère si M. de La Villemarqué, dans l’intervalle, ne s’était décidé à publier le Barzaz-Breiz dont il eut été malaisé, en effet, de mettre toutes les pièces au compte d’un barde « du Ve ou du VIe siècle ».

Hélas ! Le simple rapprochement de ces faits ne parle-t-il pas assez haut et qu’est-il besoin encore de l’aveu indirect retrouvé dans les papiers posthumes de Luzel et publié récemment par M. Le Braz : « L’abbé Henri et l’abbé Guéguen, recteur de Nizon, auraient, d’après M. de La Villemarqué lui-même, établi les textes bretons du Barzaz-Breiz. Je le tiens de la bouche de M. de La Villemarqué le 30 octobre 1890. »

Il faut en faire notre deuil : le Barzaz n’est point une œuvre authentique et, si le peuple de Bretagne y a collaboré[2], la part de collaboration personnelle de La Villemarqué, aidée des abbés Henry et Guégen, y excède singulièrement l’apport populaire. Mais le Barzaz, en tout état de cause, reste un chef-d’œuvre. Aucune des quatre grandes littératures celtiques n’a rien produit de plus beau. Et c’est pourquoi l’on a peine à comprendre cette obstination de Mme de Boisanger et de ses amis à vouloir réhabiliter en La Villemarqué l’érudit aux dépens du poète. L’érudit, chez l’auteur du Barzaz, fut médiocre, et sa réputation usurpée ; le poète est un des plus grands du XIXe siècle. Comment la piété filiale de Mme de Boisanger peut-elle hésiter entre les deux ?



  1. Mme Hersart de La Villemarqué-Boisanger venait d’adresser au rédacteur en chef du Petit Journal la lettre qu’on va lire, en réponse à un article qui n’avait que le tort de faire état des travaux de la critique contemporaine sur le Barzaz-Breiz. Nous ne croyons pas inutile de restituer le début et la fin de cette lettre qui n’avaient pas paru dans le Petit Journal — où le ton de la polémique n’a pas su s’affranchir encore de certains préjugés de courtoisie :
    Kerdaoulas, 9 septembre [1906].
    Monsieur,

    On vient de me mettre sous les yeux un article du Petit Journal sur Luzel et les Chants Bretons. Cet article — non signé — ne vaut guère l’honneur d’une réponse, mais il ne sera pas dit qu’une fille de M. de La Villemarqué a laissé prononcer à son sujet le mot de supercherie. On a le droit de critique, mais pas celui de calomnie. Si on a préféré ce dernier procédé, c’est que les instigateurs de cette basse campagne savent parfaitement qu’une critique loyale aurait eu ici à tenir compte de plusieurs facteurs. Ils savent très bien qu’à l’époque où M. de La Villemarqué a publié le Barzaz-Breiz, l’hyper-critique était inconnue ; s’il s’est permis quelques licences, ce sont celles dont l’illustre Fauriel lui n’ait donné l’exemple en recueillant les chants grecs. Ainsi que l’a remarqué M. de Kerdrel, M. de La Villemarqué a eu le tort d’être de son temps ; on ne se croyait pas forcé alors de ramasser le minerai avec le diamant.

    Peut-être ses appréciations historiques peuvent-elles se discuter, et son imagination a-t-elle quelquefois égaré son érudition. Mais tous ceux qui ont recueilli des chants populaires savent la difficulté de les préciser. Les noms propres y sont souvent tronqués ou diffèrent dans les variantes d’un même chant. En quoi, d’ailleurs, la beauté, le souffle du Tribut de Nominoë seraient-ils diminués, parce que le nom du chef serait moins illustre ? Il est aussi au moins bizarre de s’étonner de rencontrer dans les chants bretons les noms de l’histoire de Bretagne.

    Leur correction est, paraît-il, un autre objet de scandale. Mais si, lorsqu’un enfant récite une fable, on lui souffle le mot qu’il falsifie, peut-on s’étonner que l’auditeur du chant populaire y remplace l’expression oubliée et qui paraît indiquée par le bon sens et l’enchaînement du texte ?

    J’ai entendu M. de La Villemarqué discuter amicalement avec M. Luzel assis à sa table. — « Vous marchez où nous tatonnions, disait mon père ; vos méthodes sont fixées. » Et, devant la candeur et la bienveillance de son hôte, le chef ou plutôt le sous-chef de ses détracteurs (car c’était Renan qui avait attaché le grelot) ne savait que balbutier.
    M. de La Villemarqué a eu plusieurs torts. Il est né en 1815 ; — il a eu un succès beaucoup plus grand que celui de ses successeurs ; — il a fait connaître au monde entier la Bretagne, si grande dans sa foi et sa poésie, et, enfin, aucune des attaques de la plus mesquine jalousie n’a pu l’arracher au silence.
    Ce silence, il ne me plaît pas de le garder devant sa tombe et je vous prie, Monsieur, de vouloir bien publier intégralement cette lettre. Elle passe bien au-dessus des insultes anonymes, mais les colonnes qui les ont reçues doivent cette réparation. Je vous prie d’en trouver ici mes remerciements anticipés.

    Hersart de la Villemarqué-Boisanger.
  2. Voir à l’Appendice.