L’Âme bretonne série 1/Le roman d’Hippolyte Lucas



LE ROMAN D’HIPPOLYTE LUCAS




Qui se souvient encore d’Hippolyte Lucas ? Les dictionnaires biographiques enregistrent son nom avec la date de sa naissance et de sa mort et la nomenclature de ses œuvres ; mais, ces œuvres, personne ne les lit plus.

Et pourtant Hippolyte Lucas fut presque célèbre sous la monarchie de Juillet et l’Empire. Producteur infatigable, il était tout à la fois journaliste, romancier, poète, historien, auteur dramatique et bibliothécaire. About disait spirituellement sur sa tombe que les lettres n’avaient été pour lui ni un gagne-pain, ni un moyen de parvenir, mais une fonction organique. Il écrivait comme on aspire et l’on respire. Par surcroît, ce bénédictin était un homme du monde. Il fréquentait les salons et on le voyait aussi sur le boulevard. La caricature lui avait fait un sort : elle le représentait avec un nez d’un empan, renflé du bout, copieux, agité et sonore, un nez à la Cyrano. Hyacinthe et lui possédaient les deux plus beaux nez de Paris. On prétendait que, s’étant assis un jour en face l’un de l’autre, à la même table, ils durent reculer leurs chaises pour éviter un désobligeant télescopage. Évidemment l’on exagérait ; le nez d’Hippolyte Lucas, s’il était de taille supérieure, n’excédait pas les dimensions permises. Et, d’ailleurs, la célébrité particulière qui s’était attachée à cet appendice rhomboïforme, selon les uns, dodécaédrique, selon les autres, n’a pas plus survécu que la célébrité littéraire de l’auteur de Lalla-Rouckh : Hippolyte Lucas, est aussi oublié comme nasifère que comme poète.

Il méritait mieux et les générations nouvelles trouveraient encore quelque profit à son commerce. C’est dans cette pensée, j’imagine, que M. Léo Lucas a publié, il y a trois ou quatre ans, la correspondance échangée entre son père et les personnalités éminentes (Chateaubriand, Lamartine, Hugo, Sainte-Beuve, Vigny, etc.), avec lesquelles il entretint les relations les plus suivies. On y voit en quelle estime singulière le tenaient ces grands hommes : peu s’en faut qu’ils ne traitent avec lui d’égal à égal. Fidèle, à cette chère mémoire, M. Léo Lucas vient de faire un choix judicieux parmi les poésies de son père[1] et il a noué autour de ce florilège la plus attendri des préfaces. Grâces lui soient rendues ! On conçoit mieux, après avoir lu ces jolis vers, que Sainte-Beuve, sans se départir de son ordinaire impartialité envers les talents qui n’excédaient pas la moyenne, ait pu vanter leur « simplicité pleine de naturel ».

Tout en demi-teintes et en nuances, Hippolyte Lucas est surtout un élégiaque. C’est Tamour du moins qui fait la trame de ses meilleures pièces. Une piquante anecdote contée par son fils nous apprend que, bien qu’aucun nom de femme n’y soit prononcé, l’héroïne qui les inspira n’était pourtant pas une simple entité métaphysique.

Hippolyte Lucas faisait son droit à Rennes, sa ville natale. Il rencontra un jour, dans un cabinet de lecture, une jeune veuve de la ville, riche, titrée, dont la grâce et l’esprit le conquirent du premier coup. Cette rencontre lui suggéra le plus ingénieux des biais pour faire part de ses sentiments à la belle liseuse : sachant qu’elle guidait volontiers son choix sur le sien et qu’elle empruntait fréquemment les livres que lui-même avait lus, il y soulignait insidieusement les passages les plus passionnés ; parfois même il lui faisait prêter par le libraire, devenu son complice sans le savoir, des livres qui lui appartenaient et qu’il donnait à ce dernier comme éminemment propres à délecter sa cliente. On peut voir encore aujourd’hui, dans la bibliothèque du poète, religieusement conservée par son fils, un petit volume relié en maroquin vert, qui servit de truchement entre les deux liseurs. C’est un André Chénier de l’édition Latouche. Nombre de vers y sont soulignés au crayon ou marqués d’un astérisque, comme cet insinuant et captieux alexandrin de l’élégie Ve :

Sois tendre, même faible, il faut l’être un moment.

La jeune femme, paraît-il, mit quelque temps à s’apercevoir des attentions dont elle était l’objet. Le jour qu’elle les connut, elle ne fut pas bien longue à en deviner l’auteur. Il ne semble point qu’elle lui en ait gardé de ressentiment ; mais, se piquant au jeu, si elle souligna certains passages des livres prêtés, ce fut toujours ceux qui parlaient au cœur le langage du bon goût et de la saine modération. À ces innocents échanges se bornèrent d’ailleurs les relations du poète et de la jeune veuve. Celle-ci se remaria dans la suite avec le marquis de P… et ne connut que plus tard, quand l’âge avait neigé sur ses tempes, les vers qu’Hippolyte Lucas avait composés pour elle et qui viennent de reparaître dans la nouvelle édition des Heures d’amour.

« Je ne suis plus belle, lui écrivit-elle en façon de remerciement ; ce que j’ai conservé, ce sont tous mes souvenirs de jeunesse. S’ils ont perdu leur fraîcheur, ils ont du moins gardé pour moi un parfum très doux encore. C’est vous dire, Monsieur, que, si j’ai lu vos vers en souriant, comme s’ils étaient adressés à une autre, je me suis dit : Et pourtant, c’est à moi ! ».

Ne trouvez-vous point un vrai charme à cet épilogue du plus chaste et du plus ingénieux des romans d’amour ? C’est quelque chose comme le sonnet d’Arvers avec un post-scriptum. En l’espèce, je le sais, il s’agissait de bien pis que d’un sonnet, puisqu’à la dame de ses pensées Hippolyte Lucas avait dédié tout un volume de vers. Les Heures d’amour parurent en 1844 ; quelques exemplaires, à l’état d’épaves, s’en rencontraient encore dans les boîtes des bouquinistes. Personne n’en prenait cure. Sans la piété de M. Léo Lucas, le naufrage était consommé. Le poète n’eut pas été seul à y perdre et nous y aurions perdu autant que lui. Je n’en veux pour preuve que cette petite élégie intitulée Votre Nom et qu’on dirait traduite de Méléagre :

Dans mon cœur reste votre nom,
Gravé d’une empreinte si forte

Qu’en dépit de votre abandon
Avec moi toujours je le porte.

Les lettres vont croissant, hélas !
Comme les chiffres que l’enfance
Incruste en riant aux éclats
Sur un arbuste sans défense.

Ne s’occupant plus de son sort,
On voit partir la troupe folle ;
Mais quelque jour, dans l’arbre mort,
On trouve l’empreinte frivole…

L’expression est un peu flottante sans doute, mais il est certain que ces jolis vers valaient d’être conservés. À la place de la marquise de P…, je les aurais appris par cœur, avec quelques autres qui les égalent, et j’eusse oublié le nez de mon correspondant pour ne souvenir que de ses madrigaux.

Étrange destinée cependant que celle d’Hippolyte Lucas ! Ce polygraphe a tout abordé, tout traité, entassé les articles sur les articles et les livres sur les livres. Durant trente années consécutives, sans une semaine de répit, il a « tenu » la critique dramatique et littéraire au Siècle ; on lui doit une Histoire du Théâtre français qui ne comprend pas moins de cinq ou six tomes ; ses romans ne se comptent plus depuis la Pêche d’un mari jusqu’à Madame de Miramon ; à la scène, il se montre un des adaptateurs les plus féconds du théâtre étranger, d’où il tire tour à tour les Nuées, Alceste, le Tisserand de Ségovie et de nombreux livrets d’opéras et d’opéras-comiques parmi lesquels cette Lalla-Rouckh, le chef d’œuvre musical de Félicien David ; Larousse se l’associe pour son dictionnaire : c’est presque la gloire ! Ne nous révélait-on pas enfin, il y a quelques jours, qu’Hippolyte Lucas est le seul homme du siècle qui ait eu l’insigne honneur de collaborer avec Hugo ? Oui, avec Hugo. Hippolyte Lucas avait détaché du Rhin un conte délicieux : le Beau Pécopin,

— C’est une féerie toute faite, écrivit-il au solitaire de Guernesey. Ah ! si vous vouliez me bâtir un scénario !

— Je vous en bâtirai deux, trois, quatre, autant que vous en voudrez, dit Hugo.

Il ne fut besoin que du premier. Sur ce scénario, qui dort dans ses papiers posthumes, Hippolyte Lucas brossa une féerie qui fut jouée plus de cent fois à l’Ambigu. Hugo était toujours à Guernesey. Il écrivit à Hippolyte Lucas pour le complimenter : « Votre Beau Pécopin est ravissant, lui disait-il, et a ici profondément ému les femmes et charmé les hommes. » Et de tout cela pourtant, de ces éloges, de ces articles, de ces romans, de ces histoires, de ces pièces de théâtre d’Hippolyte Lucas, le Beau Pécopin compris, il ne demeure plus rien. Vanité du tirage à la ligne ! Tout a sombré jusqu’au nom de l’homme. Seuls peut-être et grâce à la piété de son fils, quelques vers des Heures d’amour surnageront dans les mémoires et témoigneront de l’esprit ingénieux et charmant qui habitait chez cet automate de la copie.



  1. Heures d’amour.