L’Âme bretonne série 1/Un autarchiste : le contre-amiral Réveillère



UN AUTARCHISTE

(LE CONTRE-AMIRAL RÉVEILLÈRE)




J’ai bien envie de faire comme la Fontaine et de m’en aller demandant partout : « Avez-vous lu Baruch ? » Car j’ai mon Baruch aussi, mais il n’a rien de biblique. C’est le contre-amiral Réveillère, dont l’éditeur Berger-Levrault vient de publier un petit volume d’une centaine de pages intitulé Mégalithisme et que je me permets de signaler à votre attention.

Il n’y a point d’homme plus déconcertant que M. Réveillère. J’ai lu la plupart de ses livres et je conçois qu’ils aient rebuté la critique. C’est que chaque page, je dirais presque chaque ligne, y heurte quelque opinion reçue. Cet autarchiste, comme il aime à se qualifier, a pris la singulière habitude de penser par lui-même et de ne point regarder à l’opinion d’autrui. Il a sur toutes choses des vues personnelles et neuves. Il ne ferait que de naître qu’il ne serait pas plus affranchi des liens de la Tradition. Tandis qu’elle nous enserre dans ses mille bandelettes, lui se joue librement au milieu des phénomènes. Nos habitudes intellectuelles nous font les prisonniers des autres et de nous-mêmes ; lui ne cesse jamais de s’appartenir et, si le Réveillère de l’après-midi n’est point d’accord avec le Réveillère de la matinée, il n’en a cure ni de contrarier par l’un par l’autre le troisième Réveillère qu’il sera le lendemain. C’est l’opposé d’un sceptique et pourtant il porte sur le monde un regard si aigu et si profond tout ensemble qu’il ne laisse presque rien subsister des assises de la certitude. Il est homme de doctrine et il ne fait point attention si l’expérience vient à déranger ou à contredire les idées qui lui sont les plus chères. Il a l’ingénuité, la candeur d’un phonographe. Il enregistre docilement les faits ou plutôt leurs résultats, tels qu’ils se traduisent en axiomes ou en lois dans son cerveau. On ne peut expliquer cela que par une extraordinaire soumission naturelle du sujet à son objet — et pour le coup Job baisserait pavillon devant M. Réveillère — ou par un amour de la vérité poussé jusqu’au détachement complet de soi.

M. Réveillère, en un temps où l’on imprime un peu partout que les Français sont de race latine, professe que nous sommes simplement des Mégalithiens celtisés. Entendez par là qu’il fait remonter nos origines à la grande famille qui couvrit toute l’Europe occidentale de ces immenses blocs de granit dont on n’est point arrivé à trouver la signification. Et, sans doute, cette opinion n’est point personnelle au contre-amiral. Les deux Thierry, Jean Reynaud, Edgar Quinet et Henri Martin l’avaient professée avant lui et c’est, aujourd’hui encore, l’opinion d’un homme qui ne passe point pour se payer de mots et dont le tour d’esprit ne laisse pas d’avoir quelque analogie avec celui de M. Réveillère : M. Émile Faguet pense, lui aussi, que « la France n’est nullement un pays latin, mais très nettement un peuple celtique ». Notre éducation seule est latine ; pour le reste nous sommes des Celtes. Des Celtes, c’est-à-dire des autarchistes, comme l’amiral[1]. Mais combien dégénérés ! Et voilà, par parenthèses, pour expliquer les contradictions cruelles de notre politique, tirée à hue et à dia, inclinant par éducation vers l’étatisme et, par tempérament, vers l’individualisme.

M. Réveillère a très bien saisi cette contradiction. Il ne se flatte point qu’on la puisse résoudre. Mieux vaut choisir et ne point s’entêter dans des essais de conciliation parfaitement chimériques. Personnellement il n’hésite point : c’est vers l’individualisme, l’autarchie, qu’il prend et qu’il voudrait qu’on prît avec lui. Il estime qu’il se conforme ainsi au génie de notre race, aux instructions de l’histoire et aux prescriptions des Triades. S’il va trop loin dans cette voie, s’il ne sait point résister aux séductions du mirage celtique et d’une pensée qui semble se baigner avec délices dans l’impossible et l’absurde, ce n’est pas moi qui le lui reprocherai. Dégagée de son symbolisme et rigoureusement interprétée, la croyance druidique dans la transmigration des âmes n’est aussi bien qu’une sorte de lamarkisme ou de darwinisme d’avant la lettre. C’est quelque chose comme la doctrine de la transformation des espèces. On peut croire à la métempsycose sans être touché du cerveau. Je pense que c’est le cas de M. Réveillère.

Il s’appelle quelque part un chrétien druidisant. Voilà bien sa définition dans l’ordre métaphysique. Respectueux des hautes prescriptions morales de l’Évangile, il y joint le naturisme fervent de ces Mégalithiens celtisés dont il sort et qu’il continue. Je vois très bien ce qu’aurait été la situation de l’amiral Réveillère vers l’an 4 ou 500 de notre ère. Nourri des forts enseignements du druidisme, il eût gravi de bonne heure tous les degrés de la hiérarchie sacerdotale ; mais, le moment venu de se prononcer entre la foi de ses pères et l’évangile des nouveaux temps, il n’eût point été de ces druides apostats qui tombèrent tout d’une pièce aux pieds de Patrice en criant : « Los et victoire au fils du Jour ! » et qui peuplèrent de leur servilité les premiers séminaires de Clonfert et de Bangor ; il n’eût point déchiré sa tunique de lin blanc pour revêtir la funèbre livrée des moines : il eût tout simplement annexé Jésus au druidisme. Cela ne tirait point à conséquence en un temps où c’était le peuple qui élisait ses prêtres et qui canonisait les saints. Le sentiment populaire eût fait pour lui ce qu’il fit pour cet extraordinaire Ronan dont il nous a conté la mystérieuse odyssée. Il l’eût imposé à l’Église. Nous aurions saint Réveillère comme il y a saint Ronan.

À 1.500 ans de distance, la « face du monde » a quelque peu changé. J’ai peur que le christianisme druidique de M. Réveillère ne trouve que des indifférents parmi nous. Et puis, pour attaché qu’il soit à ses croyances religieuses, il est trop cet esclave de la vérité dont je parlais tout à l’heure, il y a trop chez lui du savant désintéressé et sincère pour que le savant ne fasse point tort à l’apôtre. S’il croit à une loi morale supérieure, d’où vient qu’il s’effraie devant les variations de cette loi ? S’il tient que la science est bonne, d’où vient qu’il reconnaisse quelque part qu’elle ne fait qu’élargir notre capacité de souffrir ? Permis, sous la plume d’un Lemaître ou d’un France, ces tristes constatations. Un apôtre ne les ferait point ou, s’il les faisait, recourrait à l’explication habituelle : « C’est un mystère ». Et quel désenchantement dans des maximes comme celle-ci : « L’homme priait pour obtenir des faveurs tangibles de son maître. Maintenant il prie sans se préoccuper de l’effet de sa prière sur le grand Inconnu. ».

L’Inconnu, il a dit le mot. Au fond, personne n’est moins systématique que ce théologien du néo-druidisme. Il a des préférences personnelles et c’est tout. Il sait qu’il vit dans un monde d’apparences ; il sait qu’il ne sait rien, que nous sommes tous logés à la même enseigne et il s’en console en pensant « qu’une certitude absolue sur le lendemain de la mort nous priverait pour ainsi dire de notre liberté ». Et voilà de ces pensées comme il y en a beaucoup chez M. Réveillère et qui me paraissent proprement admirables. Mais je lis un peu plus loin qu’il n’est point sûr que nous soyons des êtres libres, que la thèse déterministe est bien séduisante, et voilà tout remis en question. Pour s’en tirer, il lui faut recourir à l’argument qu’il condamne chez les autres et déclarer qu’il s’incline et qu’il y a céans un mystère.

Mais cette bonne foi est tout l’homme. Elle éclate dans tout ce qu’il écrit, comme dans ses moindres actes. M. Réveillère ne s’est jamais inquiété de savoir si ce qu’il disait ou ce qu’il faisait gênait ses amis ou lui même, mais était bien conforme à l’état provisoire de son entendement. Il ne met point de nuances dans ce qu’il dit : les nuances sont des atténuations. Il a eu des jugements sur l’Angleterre, sur le catholicisme, sur l’armée, sur la défense des côtes qui n’ont tant choqué que parce qu’ils étaient nus et sans détours. Il a écrit trente livres au moins et il n’y en a point un, sauf ses œuvres d’imagination, qui soit tout d’une pièce. Il a dans tous adopté une forme mixte, flottante, élastique, la succession des pensées au hasard de ces pensées, sans ordre, sans transition, facilement détachables et ne tenant entre elles par aucun fil conducteur. C’était la seule forme qui lui permît d’être pleinement sincère, de n’obéir à aucun parti pris, à aucune idée maîtresse, de ne rien atténuer et de se contredire au besoin.

Ne cherchons point en lui une préoccupation autre que celle de cette sincérité et quand ce ne serait que la sincérité du moment. Je définirais volontiers M. Réveillère l’impressionniste de la morale, comme Michelet fut, en quelque manière, l’impressionniste de l’histoire. Et, de fait, en lisant le contre-amiral Réveillère, j’ai souvent songé à l’auteur de la Mer et de l’Oiseau. C’est le même tour d’imagination, le même œil visionnaire servi par une langue d’un métal aussi riche parfois ; c’est la même passion démocratique, la même flamme généreuse et naïve : mais quand, chez Michelet, la flamme est d’un seul jet et ne s’arrête point de brûler, elle n’est qu’intermittente chez M. Réveillère. De là ces oscillations, ce perpétuel jeu de bascule de sa pensée, tantôt dans les nuages, tantôt humiliée et comme à ras de terre, ces crises d’idéalisme et ces réveils mornes, désenchantés.

Mais qu’ai-je à tant chercher pour définir M. Réveillère ? C’est un Celte, c’est le Celte pur, sans mélange, — l’Autarchiste fabuleux qu’on croyait disparu avec les ichtyosaures et les mégathérions. Les temps sont proches ; l’astre des Latins pâlit ; la terre gauloise rend ses morts, suivant la prédiction d’Henri Martin.



  1. On ne lira point sans profit, sur cette question de nos origines, sur les progrès que l’idée celtique a faits parmi nous, la forte et décisive étude publiée par M. Jean Le Fustec dans la Revue hebdomadaire des 10 et 17 août 1901 sous le titre : la Renaissance de la Gaule au XIXe siècle. Voir aussi les brillants articles de M. Félicien Pascal dans le Journal et le Soleil.