L’Âme bretonne série 1/Émile Souvestre au collège



ÉMILE SOUVESTRE AU COLLÈGE





— Vesse, le pion !…

C’est au lycée, jadis, qu’on susurrait ces jolis vocables et Dieu sait s’ils éclosaient souvent sur nos lèvres innocentes ! Du concierge au proviseur, en passant par les maîtres d’études, le surveillant général et le censeur, les cent yeux de l’administration » nous suivaient dans les plus inviolables retraites. De se sentir ainsi épiés en tous lieux et à toute heure rendait les élèves d’une circonspection exagérée. Il fallait si peu pour motiver un renvoi ! Tout a bien changé depuis. La discipline est passée de mode, et c’est à présent l’âge d’or du sans-gêne administratif, des complaisances et du laisser-faire. Plus de « piquets », de « retenues », de « privations de sortie ! » Plus de « séquestre ! ». Et pourtant qu’étaient les lycées de notre âge près des lycées que connurent nos pères, sous l’Empire et la Restauration !

Justement j’ai retrouvé, parmi d’anciens papiers qui me venaient d’un fourriériste guingampais, M. Detroyat, une comédie manuscrite intitulée les Étrennes du lycée de Pontivy ou La Journée aux incidents, comédie en trois actes et en vers, avec préface, dédicace et postface (sic), par Émile Souvestre (1822). Le manuscrit de Souvestre, qui est de sa main, comprend une quarantaine de pages d’une belle écriture ronde et espacée. Rien n’y manque, ni les titres, ni les sous-titres, ni l’énumération des personnages, ni l’indication précise des lieux, ni le paraphe traditionnel au bas de la dernière scène du dernier acte. On devine, à première vue, un homme du métier, le Souvestre qui, huit ans plus tard, faisait recevoir au Français un Siège de Missolonghi, l’auteur futur de Pierre Landais et des Péchés de Jeunesse, le collaborateur applaudi d’Alexandre Duval. Le style de la comédie n’est pas bon ; c’est celui des derniers survivants de l’école classique, abstrait, prolixe et plat, et tournant toujours dans le même cercle de métaphores. Les trois unités sont rigoureusement observées par Souvestre. L’action est simple, ne dure même pas vingt-quatre heures et tient tout entière dans une antichambre. Elle est du reste assez bien nouée, comme on le verra par l’analyse que j’en présenterai plus loin.

« Une partie des élèves du collège royal de Pontivy, nous dit l’argument, ayant refusé d’aller souhaiter une heureuse année au proviseur, furent punis comme factieux. Quelque temps après, cette bonne âme de proviseur parvint, à l’aide du censeur, homme propre à tout, à traîner chez lui un élève qu’il renvoya déchiré de coups de cravache. Les lycéens, indignés et ne pouvant punir le coupable lui-même, firent retomber leur colère sur le maître d’étude, cause première de tout ce tumulte. Cependant il en fut quitte pour quelques coups de poing et un habit déchiré. Aussitôt les professeurs s’assemblent, font grand bruit pour ne rien décider. Le recteur de l’académie accourt, établit son tribunal au lycée, chassé un certain nombre d’élèves et part, emportant avec lui les malédictions de toutes les familles… Ce sujet était riche, ajoute naïvement Souvestre. J’avais à y démasquer l’hypocrite méchanceté du censeur, la sottise orgueilleuse du proviseur, la folle vanité du professeur de philosophie, enfin l’avide rapacité de l’économe… »

On voit le ton. Ce « père Placide » que fut Souvestre a été en son temps le plus abominable gamin qu’ait rêvé Gavarni. L’homme n’est que branle et inconstance, dit Montaigne. Dans l’auteur des Étrennes du lycée de Pontivy, si les premiers linéaments de l’écrivain commencent d’apparaître, j’imagine qu’on retrouverait plus difficilement le professeur de style administratif, le soporifique chargé de cours à l’École normale de ronds-de-cuir fondé par la République de 1848, voire le moraliste à l’eau de rose qui y étaient en puissance dès cette époque. Quelle pétulance ou, pour mieux dire, quelle effronterie ! M. Eugène Lesbazeilles, dans la notice biographique qu’il a placée en tête des œuvres complètes d’Émile Souvestre, raconte que, comme son héros venait d’entrer au collège, farouche encore et sans aucune expérience de la vie, il fut victime d’une méprise et dut subir un châtiment qu’il n’avait pas mérité. « L’impression qu’il en ressentit fut d’une violence extraordinaire, dit M. Lesbazeilles ; son âme en fut toute bouleversée et ne put longtemps s’apaiser. Durant toute cette année-là, il vécut à l’écart, fuyant ses camarades qui ne s’étaient pas levés pour proclamer la vérité et qu’il accusait de lâcheté, ne prenant part à aucun plaisir et gardant un silence obstiné. Le proviseur avait pris l’habitude d’écrire sur chaque bulletin trimestriel, à l’article du caractère : Sombre. Cet élève est tombé dans la mélancolie. » Voilà une indication qu’il ne conviendrait pas de négliger, si l’on écrivait ici une Vie d’Émile Souvestre et non un simple chapitre de sa bouillante adolescence. Encore apparaît-il que si, pour ses débuts dans l’internat, l’enfant, brusquement séparé des siens[1] et jeté dans un milieu qui lui était étranger, tomba dans cette mélancolie dont parlent ses premiers bulletins trimestriels, il n’en restait plus trace chez lui au moment qu’il polissait avec une âpre joie de justicier les alexandrins de sa Journée aux incidents.

La comédie de Souvestre se passe le premier jour de l’année 1822. L’enseignement secondaire était alors aux mains du clergé. Le proviseur, une façon de prestolet brutal et jaloux, tient conférence avec son coiffeur ; il importe qu’il s’adonise et se pomponne pour recevoir les vœux de ses élèves. La deuxième et la troisième études entrent sur les entrefaites, parées et fleuries comme des châsses. Le speaker de la bande entame le discours de circonstance. Il s’y embrouille au beau milieu ; mais on lui pardonne à cause de son âge et de son bon vouloir. Surgit le censeur. Il apporte de graves nouvelles : la première étude s’est mutinée et refuse de présenter ses vœux au proviseur. Colère du dit. Notre homme jure de tirer une éclatante vengeance de l’affront qui lui est fait :

Je suis vindicatif ; tout prêtre l’est sans doute,

s’écrie-t-il, et plus loin :

Jamais historien, prélat ni proviseur
Ne furent plus que moi sujets à la colère.

Suit un éloge de l’hypocrisie présenté au public par le censeur en personne. La toile tombe. Une note marginale de Souvestre nous apprend qu’au gré de ses camarades comme au sien le premier acte de la pièce ne pouvait se terminer d’une façon plus congrue.

Comme les autres fonctionnaires de l’établissement, le maître de la première étude porte la soutane et le rabbat. Avec sa méchanceté habituelle, Souvestre le suppose fils adultérin du censeur. Celui-ci, tout à sa dévotion, ne manque jamais de le faire valoir près de ses supérieurs hiérarchiques. Au second acte, par exemple, il narre avec force éloges la conduite qu’a tenue le maître de la première étude vis-à-vis des élèves mutinés et, dans un accès d’attendrissement, il avoue au proviseur que le maître en question est son fils :

                                C’est moi le téméraire
Qui, de mon propre chef, osai faire ce fils…

« Je voudrais l’avoir fait moi-même ! » déclare le proviseur enthousiasmé. Il achève à peine que le maître d’étude se précipite dans l’antichambre, saignant, geignant,

Le nez dans un état voisin de la compote,

et les habits si lacérés qu’ils laissent passer la chemise du malheureux. L’administration tout entière se réunit aussitôt. On demande à chacun son avis. Le censeur insinue doucement que, pour apaiser la révolte, il suffirait de prendre quinze ou vingt victimes au hasard,

Supposer des meneurs n’étant pas difficile ;

l’économe, qui a encore sur le cœur l’extra du déjeuner,

Quelques pommes d’hiver à deux sous la douzaine,

dont il s’est « fendu » pour la circonstance, propose d’employer le pain sec :

                                   …Il pourra rembourser
Les six francs que tantôt je viens de dépenser.

Le professeur de philosophie, qui croit aux vertus secrètes de son enseignement, demande la permission de commenter aux rebelles les trois premiers livres de l’Éthique à Nicomaque. Le proviseur, effaré, ne sait à qui entendre, va d’un avis à l’autre, hésite, tergiverse, quand un courrier en grande tenue lui annonce l’arrivée du recteur. C’est le Deus ex machinâ de la comédie. Je passe sur les mille incidents burlesques que son intervention suscite : comparution du maître d’étude, des insurgés et de leurs parents ; quiproquo de l’interrogatoire, etc., etc. La pièce se termine mélancoliquement par une expulsion générale des rebelles. Le chœur des fonctionnaires applaudit et le rideau tombe pour la dernière fois…

Voilà, sans doute, bien du bruit et de l’encre pour une gaminerie d’écoliers. Je ne dis point non. Il apparaît bien pourtant que, sous la Restauration, et malgré la prédominance de l’élément clérical dans le personnel universitaire, la discipline des lycées se ressentait un peu trop encore du voisinage des casernes. On menait de même sorte une compagnie et une étude ; le « pion » n’était qu’un caporal, avec les séductions de la cantine en moins ; la schlague jouait dans la vie des élèves un rôle exagéré :

On raconte qu’un jour certain missionnaire
Après mille raisons ne sachant plus que faire
Pour convertir un Suisse instruit par Mélanchton,
Le convertit enfin à grands coups de bâton.
Or, si pour une fois le zèle apostolique
A rendu, par miracle, un bâton pathétique,
Conclura-t-on d’abord qu’un prêtre furibond
Ait droit de s’escrimer de son bras vagabond
Sur le cuir chevelu de nos pauvres cervelles,
Comme on fait d’un fléau pour les meules nouvelles ?

Il a mille fois raison, le personnage à qui Souvestre prête cette amusante tirade ; mais il est certain aussi que le témoignage de Souvestre, juge et partie dans le débat, ne peut obtenir de nous qu’un crédit relatif. On sait de plus qu’à l’époque de sa pièce notre dramaturge en herbe n’avait pas encore dix-sept ans. Et quel tableau il nous fait de l’Alma parens et de ses représentants officiels dans l’Académie de Rennes ! Au sommet de la pyramide un recteur dont la maxime favorite : « coupez ! tranchez ! » n’est qu’à demi rassurante pour les intéressés ; plus bas un proviseur à cravache, un loup devenu berger, qui traite son troupeau d’« engeance » ; à ses côtés, dignes lieutenants, le censeur et l’économe, celui-ci qui guette aux portes par les judas et « suppose de faux meneurs » quand les vrais ne sont pas connus, celui-là, face torve et rapiat de qualité, grand distributeur de flageolets et d’eau claire, un œil sur sa caisse et l’autre sur l’office ; à l’étage inférieur enfin, les maîtres d’étude, la bande famélique et hargneuse des « pions » :


Dès qu’on disait un mot,

Deux cents vers ! Au pain sec ! Aux arrêts ! Au cachot !

Baissons la toile : vous connaissez maintenant le personnel au grand complet, comparses et protagonistes. Et qu’il y ait, je le répète, quelque exagération dans la manière de nous le présenter, que Souvestre ait même ajouté certaines touches, renforcé certaines autres, on peut le croire et je le crois tout le premier, encore que l’obligeant vieillard à qui je dois communication du présent manuscrit m’ait assuré que la part d’invention y était aussi restreinte que possible. Il ajoutait que les choses se passaient à peu près de même dans tous les collèges de France.

— Sous la Restauration, me disait-il, la discipline universitaire était d’une sévérité incroyable. Mais on y était fait, parents et élèves, et il ne se produisait jamais que des réclamations isolées, comme celle de Souvestre.

Oui, tout cela est bien changé et, quand on parle de ces mœurs disciplinaires, il semble qu’on évoque des temps et des usages préhistoriques. De l’extrême sévérité, nous avons glissé à une indulgence excessive. Souvestre n’avait pas prévu cette revanche. Une copie de sa pièce tomba par hasard entre les mains du censeur ; c’était un homme d’esprit : il fit venir le coupable, le complimenta sur ses vers et lui conseilla d’aller se faire pendre ailleurs. Et Souvestre quitta Pontivy pour Rennes, où il s’amenda et conquit beaucoup de diplômes, — ce qui n’est pas encore la sagesse, mais en est tout de même le commencement.



  1. Ses parents habitaient Morlaix où lui-même était né en 1806 et où son père occupait un emploi dans l’administration des Ponts et Chaussées.