L’Âme bretonne série 1/Le patriarche du roman-feuilleton : Pierre Zaccone



LE PATRIARCHE DU ROMAN FEUILLETON

(PIERRE ZACCONE)




Brest, la patrie de son cerveau et de son cœur — enfant de troupe, il était né à Douai par accident ou surprise, au cours d’un changement de garnison — Brest ne donnera-t-il point à quelque rue le nom de Pierre Zaccone ? L’hommage n’aurait rien d’excessif. En mes primes années, j’ai beaucoup fréquenté Pierre Zaccone. C’était un homme très grand, très fort et très doux, ce qu’on appelle un bon géant. Avec l’âge, le géant avait tourné au patriarche : ses tempes s’étaient auréolées d’une belle couronne de cheveux blancs ; ses traits, d’un galbe plus sémitique que latin, s’étaient légèrement empâtés ; un imperceptible brouillard s’était répandu sur ses prunelles, qu’il avait bleues comme un ciel de mai…

L’accueillant vieillard ! Je le rencontrai pour la première fois, il y a une vingtaine d’années, à Locquirec, un de ces « petits trous pas chers » de la rude Manche finistérienne que le tourisme et les billets circulaires devaient si odieusement banaliser : mon frère Alphonse et moi, humbles, débutants de lettres, lui avions dédié une nouvelle qui avait pour cadre le pays qu’il habitait et j’ai encore très présente à l’esprit l’impression que, sur l’étroit chemin de ronde qui longeait la grève, par une claire matinée de juillet, nous fit ce souple et robuste métis d’Italien et de Bretonne, drapé, comme un rabbi de M. James Tissot, dans un grand burnous de flanelle blanche et qui semblait échappé de quelque sanhédrin. Il voulut bien nous inviter à l’accompagner jusqu’à sa villa. Nous en étions tout proches. On la voyait à mi-corps, dans une épaisse ceinture de troènes, de gattiliers et de tamaris, sur le cap étroit qui fermait la baie et qu’elle dominait de ses vertes persiennes. C’était bien la maison qui convenait à ce sage. Il y demeurait déjà la plus grande partie de l’année. Il aimait cette « armor » finistérienne, cette pointe extrême de pays qu’il avait faite sienne à force de patience et d’obstination, muée d’une lande pierreuse et rase en une miraculeuse oasis de verdure. Il passait le reste de l’année à Paris, dans son petit appartement du Faubourg-Poissonnière, et c’est là que je le revis certain dimanche d’octobre 1880 et que j’appris surtout à le connaître.

J’avais dix-sept ans ; j’étais candidat à l’École Normale et, en attendant de montrer patte blanche — sans succès — au guichet de ce rébarbatif établissement, je suivais avec plus de mélancolie que de passion le cours de rhétorique supérieure du lycée Charlemagne. Boursier de l’institution Massin, quand sonna l’heure tant escomptée de ma première libération dominicale, M. Lesage, qui était notre directeur, s’enquit du nom et de l’adresse de mon correspondant parisien. « Tout bulletin de sortie doit porter la signature d’un correspondant, me dit M. Lesage. Si vous n’avez point de correspondant, serviteur : vous resterez mon prisonnier ! » Quel nom donner ? Je ne connaissais personne à Paris. Et quel crève-cœur, cependant, si j’étais obligé de renoncer à ma première « sortie » ! Les larmes m’en venaient aux yeux.

— Eh bien ? dit M. Lesage.

— Eh bien, répondis-je, frappé d’une subite inspiration, j’ai un correspondant : c’est M. Pierre Zaccone. Vous pouvez l’inscrire de confiance sur mon bulletin ; ma famille l’a prévenu.

Je mentais comme un arracheur de dents. Mais l’occasion était pressante : Lucien Charles[1] et Louis Ningler, deux bouillants compagnons de chaîne avec qui j’avais combiné une expédition au Quartier-Latin, trépignaient d’impatience à la porte de l’institution et, d’ailleurs, en y réfléchissant, je pensais que je n’avais peut-être point été si téméraire de compter sur M. Zaccone, qu’il se rappellerait peut-être mon nom et m’accorderait sans trop se faire prier la signature de complaisance requise par mon impitoyable directeur. J’avais l’adresse de M. Zaccone. Tout de même, ce ne fut pas sans une légère appréhension que je grattai à son huis. S’il allait me rebuter ! Ce fut Mme Zaccone qui me reçut. Dans un petit salon qui faisait en même temps salle à manger, devant une grande volière toute bruissante de canaris et de verdiers, elle était assise, frêle et menue, un tricot à la main et l’air si affable sous son bonnet ruche que, tout de suite, je repris courage et lui exposai ma requête.

— Mon enfant, me dit-elle, vous avez eu grand raison de compter sur nous. Paris n’est point Morlaix ni Lannion et l’on y est perdu bien vite. Seulement, j’ai peur que vous n’ayez trouvé en nous de bien tristes correspondants. Mon mari travaille toute la semaine, dimanche compris, et moi, je ne quitte la maison que pour me rendre aux offices. Vous ne vous amuserez guère en notre compagnie.

Elle se leva et, me précédant, ouvrit une porte qui donnait dans le cabinet de travail de son mari et où je l’aperçus, en effet, qui, de sa fine écriture, noircissait de grandes feuilles de papier blanc dont il avait toute une rame posée sur son bureau. Il m’accueillit avec son bon sourire, me fit asseoir et, quand Mme Zaccone lui eut exposé l’objet de ma visite, me tendit les deux mains en disant pour toute réponse :

— Marché conclu !

J’entrai ainsi dans l’intimité de cet aimable vieillard. Régulièrement, à mes sorties, je le trouvais à la même table, dans la même robe de chambre à ramage, devant la même écritoire, qui machinait, d’une âme ingénue, quelque nouvelle atrocité. À cette époque déjà, les forfaits qu’il avait perpétrés en imagination passaient le millier : on a dit qu’il en tenait registre, les viols sur une colonne, les assassinats sur une autre, les enlèvements sur une troisième : cette comptabilité méticuleuse lui aurait bien pris de son temps dont il était fort ménager. Il ne se relisait même point ; sa plume courait sur le papier comme l’eau court au moulin. J’ai vu de ses pages qui ne portaient pas une rature. Il achevait sa demi-main dans une journée et la remettait tout de suite au journal qui l’attendait. Sa vogue avait été prodigieuse sous l’Empire : ses Mystères de Bicétre, ses Drames des Catacombes, ses Nuits du boulevard passionnèrent un moment le Tout-Paris du cordon. Il balançait dans la faveur publique Capendu, Ponson du Terrail et Xavier de Montépin. On reconnaissait généralement qu’il n’avait pas son pareil pour l’agencement d’un beau crime et qu’inférieur peut-être dans la conduite ordinaire des événements il atteignait au sublime dès qu’une émotion un peu violente contractait ses personnages. Cela leur arrivait une fois au moins par feuilleton. Triomphe du pathétisme ! Oncques héros de romans ne saignèrent, tailladèrent, déchiquetèrent, victimèrent de toutes les façons leurs contemporains avec la maestria de Maman Rocambole et de l’Inconnu de Belleville. Tropmann lui-même baissait pavillon devant Zaccone. Par une ironie de sa destinée, cet homme d’extérieur si avenant, d’âme si candide et si douce, avait une imagination de boucher. Une fois seulement on le vit céder à son inclination naturelle : ce fut le jour qu’il écrivit son livre sur le Langage des Fleurs, bien oublié maintenant et qui contient des pages charmantes, d’émotion vive et délicate.

— Mais est-il vrai que Paris l’ait gâté, que, dans un milieu plus humble, moins bruyant, il eût développé peut-être des qualités restées en jachère et qu’il ne retrouva plus que rarement ? Une petite nouvelle de lui, le Trombone de Schwalsbach, est écrite avec soin, gracieuse de tour et d’idée, ce qui fit dire méchamment à l’un de ses biographes parlant de cette seconde manière de l’auteur du Courrier de Lyon :

— « Dans la suite l’orthographe l’attira ».

Je croirais plutôt à un revenez-y. Zaccone, tout jeune encore, avait débuté dans les revues bretonnes par des récits de « haut style » à la façon de Senancourt et de M. de Jouy. Le Dernier des Kerbrat est à ce point de vue la plus extraordinaire chose qu’on puisse rêver. C’était le temps où, en Bretagne même, M. de Keratry le père triomphait avec son Dernier des Beaumanoir: Hippolyte Bonnetier avec son Guy Eder et ses Vieilles femmes de l’île de Sein ; Émile Ménard avec son Budic-Mûr, son Penmark et son Champ des Martyrs ; Pitre-Chevalier avec sa Jeanne de Montfort, son Conan-le-Têtu et son Abbesse de Lokmaria. La « matière de Bretagne » engendrait quotidiennement à la littérature des douzaines de petits Walter-Scott régionaux. Zaccone fut du nombre. Mais le genre exigeait un effort, une continuité de tenue qui ne lui plaisait que modérément. Il suait à se donner des élégances qu’on ne lui avait point enseignées à l’école primaire ni même à l’école centrale de Brest où il avait eu quelque temps Émile Souvestre pour professeur de belles-lettres. Le Dernier des Kerbrat et les quelques autres récits qui formèrent les Époques historiques de la Bretagne[2] restèrent chez Zaccone à l’état d’accident, de phénomène sporadique. Dès qu’il eut pris pied dans l’administration des Postes et qu’il fut en résidence à Paris, le rez-de-chaussée des quotidiens lui parut le vrai domicile de sa pensée : tout de suite il s’y sentit chez lui.

Du moins ne s’abusait-il pas sur la portée et la durée de son « œuvre ». C’était le plus modeste des hommes. Je mentirais en disant qu’au plus beau temps de notre intimité j’aie jamais goûté sa littérature ; mais je dois reconnaître à sa décharge qu’il ne soufflait jamais mot de ses romans et de ses drames et ne mettait point ses visiteurs dans la pénible nécessité de lui en dire leur sentiment. Il faisait sa besogne d’homme de lettres comme il eût fait sa besogne d’épicier : avec probité et simplicité. Il y gagna une fortune. Les honneurs qui lui vinrent par la suite, son élévation à la présidence de la Société des gens de lettres, il les dut uniquement à l’aménité de son caractère, à cette bonté large et souriante qu’il montrait pour tous ses confrères et qui faisait de lui plus que le doyen, le patriarche vénéré du roman-feuilleton.

  1. Lucien Charles vient de mourir (6 mars 1902). Il était de Fresnes-sur-Escaut, et n’avait pas quarante ans. C’était un esprit charmant, facile et primesautier. Il a laissé de jolis vers épars dans les revues, une étude sur Biskra et quelques nouvelles qui mériteraient d’être recueillies. Avec quel serrement de cœur j’inscris au bas de cette page le nom de mon pauvre camarade ! Sans la longue et cruelle maladie qui le frappa en pleine jeunesse, Charles n’eût point fait faillite au capital d’espérances que nous avions placé sur sa tête. Décidément oui, la nature est une grande gâcheuse.
  2. Brest, Le Blois édit. 1845.