Michel Lévy frères, éditeurs (p. 29-32).


VI


Je méditais encore ma petite vengeance quand nous entrâmes chez mon père ; il faisait un whist. Je me plaçai auprès de lui, ayant l’air de porter la plus grande attention à son jeu que je ne comprenais pas, et dans le fait uniquement occupée de distinguer les noms des gens qui se faisaient annoncer. Chaque personne qui arrivait avait été à l’Opéra ; l’une d’elles assurait n’avoir eu sa voiture que la dernière. Le spectacle était fermé, où pouvait être Alfred ? Aurait-il trouvé qu’il fût trop tard pour venir ? l’aurait-on retenu ? voilà les seules pensées qui agitaient mon esprit. Enfin, il arriva. En entendant son nom, mon père se tourna de mon côté, il me vit rougir ; son regard doubla ma confusion. Il en eut pitié, et pour empêcher qu’on ne la remarquât, il me parla de choses indifférentes avec un ton si affectueux que je fus bientôt remise de mon trouble. Alfred raconta vingt histoires plus gaies les unes que les autres ; il amusait beaucoup, et l’on pouvait s’apercevoir que ce n’était pas sans en avoir formé le projet ; on aurait dit qu’il avait deviné les préventions dirigées contre lui ; et, résolu de les détruire, il se sacrifiait de la meilleure grâce possible dans tout ce qu’il racontait de lui. J’ignorais que cet excès de modestie n’est très-souvent qu’une ruse de l’amour-propre. J’en fus séduite, et me dis à moi-même, s’il est fou, au moins n’est-il pas fat ; mais plus je le trouvais aimable, et plus mon dépit s’accroissait. Je ne lui pardonnais pas d’avoir supporté les propos impertinents de madame de Rosbel, sur le compte d’une personne qui devait trouver plutôt en lui la protection d’un frère que l’ironie d’un méchant. Cette réflexion, sans cesse présente à mon esprit, me rendit inexorable. Son enjouement, qu’il attribuait au plaisir de se trouver dans sa famille, fut partagé de tout le monde excepté de moi. Il s’en aperçut, m’en fit le reproche en m’assurant que mon sérieux avait tué sa gaieté.

— Je vais vous la rendre, monsieur, lui repliquai-je en me levant.

Me voyant disposée à sortir, M. de Montbreuse me dit :

— Le spectacle paraît vous avoir un peu fatiguée, ma chère Léonie, cela n’est pas étonnant, il faut une longue habitude pour se faire au bruit de l’Opéra.

— Eh quoi ! vous vous retirez déjà ? s’écria madame de Nelfort.

— Je vous en demande la permission, madame ; vous savez, ajoutai-je en regardant Alfred, qu’une petite pensionnaire est accoutumée à se coucher de bonne heure.

Le changement subit de la physionomie d’Alfred à ce mot, m’apprit mon imprudence. Je croyais le confondre et me venger en lui laissant voir que j’avais entendu sa conversation avec madame de Rosbel ; mais son air étonné, son sourire, et la joie qui se peignit dans ses yeux, me prouvèrent que je venais de lui donner l’explication la plus flatteuse de ma mauvaise humeur. Quand je me trouvai seule, je me livrai au chagrin qu’inspire toujours le mécontentement de soi-même. Prévenue par mon père sur la légèreté d’Alfred, sur sa facilité à croire au succès, je venais de lui donner l’assurance que, déjà, il pouvait altérer mon humeur. Quelle faute ! et combien je me la reprochai ! que de belles résolutions je formai dans l’espérance de la réparer ! mais il n’était plus en mon pouvoir d’en arrêter les suites. La première inconséquence d’une femme est le signal d’un combat d’où elle sort rarement triomphante. Celui qui l’a causée connaît déjà ses avantages, et jamais sa générosité n’épargne notre faiblesse. Je résolus de fuir Alfred, de ne point écouter ses excuses ou sa justification, de n’avoir pas l’air de conserver le moindre souvenir de ce que j’avais entendu de madame de Rosbel. Ces projets étaient fort raisonnables, je les formais dans toute la sincérité de mon âme ; mais je revis Alfred, et je les oubliai.