Michel Lévy frères, éditeurs (p. 23-29).


V


À seize ans, quelle que soit sa préoccupation, l’esprit est facile à distraire. Je commençai par trouver l’orchestre étourdissant, la salle mal éclairée, et, bientôt séduite par l’ensemble du spectacle, je m’en occupais uniquement, quand M. de Frémur, qui était placé dans le fond de la loge, s’écria :

— Eh ! voilà madame de Rosbel, elle revient probablement passer son quartier d’hiver à Paris.

— Je vous défends d’être aussi méchant pour elle, dit madame de Nelfort ; on doit quelqu’indulgence aux folies d’une jeune femme. Je n’approuve certainement pas sa conduite ; mais vous, qui parlez, il ne vous manque, pour l’excuser, que d’en être l’objet. Sur ce point vous vous ressemblez tous, messieurs, et la femme assez insensée pour livrer son cœur à l’un de vous, est bien sûre de payer l’amour de celui qu’elle préfère de la haine de tous les autres.

— Ne pourriez-vous pas, madame, reprit en souriant M. de Frémur, défendre aussi bien votre jolie protégée, sans nous attaquer tous ? Je vous atteste que je suis bien loin de la haïr. Sa tournure m’enchante, ses aventures m’amusent, sa maison est une des plus agréables de Paris, et je m’en voudrais de penser mal d’une personne qui fait autant pour les gens de bonne compagnie.

— Trêve d’épigrammes, interrompit madame de Nelfort, comment nommez-vous la femme qui est avec elle ?

— C’est madame de L***, sa cousine.

— Pour celle-là, je vous l’abandonne, je l’ai connue dans son enfance, c’était bien la plus envieuse créature du monde, et si sa cousine croit à la franchise de son amitié, elle est grandement dupe.

— Voulez-vous savoir aussi le nom du jeune homme qui entre en ce moment dans leur loge ?

— Vous vous moquez, répondit en riant ma tante, n’est-ce pas Alfred ?…

À ce nom le spectacle fut terminé pour moi ; je ne vis plus que cette loge dont on s’occupait tant ; madame de Rosbel me parut d’une beauté éclatante, c’était un modèle d’élégance et de coquetterie ; elle paraissait faire tant de frais pour chacun de ceux qui venaient lui rendre hommage, que sa préférence pour M. de Nelfort ne me l’aurait pas fait deviner ; mais je remarquai bientôt la différence des manières d’Alfred avec celles des autres hommes qui se trouvaient près d’elle ; il lui parlait peu, ne la regardait jamais, et l’écoutait avec l’air de ne point approuver ce qu’elle disait, ou d’en rire avec ironie. Cette espèce de gaieté contrastait si bien avec les airs doucereux et flatteurs des courtisans de madame de Rosbel, que personne ne se serait trompé sur le genre d’intimité qui existait entre elle et M. de Nelfort. Cette première remarque, jointe à celle d’une plus longue expérience, m’a convaincue que les femmes sont souvent plus compromises par la froide familiarité de celui qu’elles préfèrent, que par les soins empressés d’un amant passionné. La sécurité de l’un trahit leur faiblesse, l’inquiétude de l’autre n’apprend que son amour.

Dans l’entr’acte du ballet, Alfred sortit de sa loge, et je ne sais quoi m’avertit que c’était pour venir dans la nôtre ; je ne me trompais pas, il vint prier sa mère de le présenter à sa charmante cousine. Je répondis à ce compliment par un salut bien gauche, sans oser lever les yeux ; si je l’avais regardé j’aurais cru désobéir à mon père.

Mais il n’était pas homme à se laisser décourager par mon silence ; il me fit mille questions sur les souvenirs que j’avais conservés de mon enfance :

— Je suis sûr, me disait-il, que vous ne vous rappelez plus les bosquets de Montbreuse, ces prés où je traînais le petit chariot qui vous portait, les cerises que je volais pour vous, et les réprimandes injustes qu’il me fallait supporter quand il vous plaisait d’aller dire, en pleurant, à ma tante :

» — C’est mon cousin qui m’a fait tomber.

» Voilà, certes, bien des droits à votre souvenir ; mais je vois que vous ne les reconnaissez pas plus que moi, et que je suis tout à fait étranger à ma jolie cousine.

— À la vérité, monsieur, je me souviens peu des années que j’ai passées au château de Montbreuse, j’étais si jeune lorsque je l’ai quitté ! mais si j’ai eu le tort d’oublier toutes les preuves de complaisance que vous me rappelez, je n’ai pas celui de regarder comme étranger pour moi, le fils de madame de Nelfort.

— C’est-à-dire, que je dois à ma mère tout ce que je suis pour vous. C’est bien quelque chose, mais je vous préviens que mon ambition ne se borne pas là. Je veux devenir votre ami ; oui, je mériterai si bien votre affection que vous ne pourrez me la refuser ; j’ai déjà pris des mesures sévères pour parvenir à ce but. Je viens de me faire écrire chez mon oncle. Vous savez qu’il est intraitable sur l’article des visites ; moi, je les déteste, mais quand il s’agit d’être bien reçu par le père d’une charmante cousine et de se faire inviter à souper avec elle, je me ferais écrire chez le monde entier.

En finissant ces mots, Alfred nous salua et fut rejoindre madame de Rosbel pour lui donner la main. À la sortie, me trouvant fort près d’elle, je l’entendis qui disait à Alfred :

— Montrez-moi donc votre petite pensionnaire.

Il lui fit signe que j’étais assez près d’elle pour l’entendre, ce qui la décida à parler bas en m’observant toujours ; mais élevant un peu la voix, elle ajouta :

— Je vous connais, un joli visage vous ferait braver toute la niaiserie imaginable.

— Quelle folie ! reprit-il.

— Vous verrez si mes oracles sont faux.

Dans ce moment, on vint avertir madame de Nelfort que son carrosse l’attendait. Je partis, regrettant bien de n’en pouvoir écouter davantage, vivement piquée de ce nom de petite pensionnaire, qui me paraissait le dernier degré du dédain. Alfred avait ri de l’injure, c’en était assez pour lui faire supporter la moitié de mon ressentiment. Je n’étais que depuis deux jours dans le monde, et déjà mon âme avait ressenti les impressions douloureuses de la méfiance, du dépit et de l’humiliation ; quel éloge en faveur de la retraite !