Michel Lévy frères, éditeurs (p. 240-251).


XXXI


Pénétrée de tous les divers sentiments que devait m’inspirer le récit de mon père, j’attendis avec impatience l’heure de son réveil pour aller l’embrasser et lui jurer que sa confiance avait encore ajouté à ma tendresse pour lui.

Aussitôt qu’il m’aperçut, il détourna les yeux craignant de lire un reproche dans les miens ; mais je le rassurai bientôt en plaidant sa cause contre lui-même, et, trouvant une justification toute simple dans chacune de ses intentions, je parvins à faire passer dans son cœur ce doux calme de conscience dont il était privé depuis tant d’années, et finis par lui dire :

— Si vous étiez aussi coupable que vous prétendez l’être, ô mon père, vous aimerais-je autant ?

Le souvenir de ma mère fut le sujet de notre entretien, mais il devait tout naturellement nous conduire à des réflexions sur la jalousie, et c’est alors que mon père me témoigna les plus vives inquiétudes de me voir livrée à ce cruel sentiment.

— Je vous observe, ma chère Léonie, me dit-il, et je remarque depuis plusieurs mois votre tristesse ; je vous vois chaque jour moins animée, et la pâleur de vos traits m’a souvent rappelé votre mère.

» Vous n’êtes point heureuse, ma fille, et je mourrai sans avoir pu m’acquitter du seul devoir qu’elle m’ait imposé sur la terre.

À ces mots, les yeux de mon père se remplirent de larmes, et je m’écriai dans toute la franchise de mon âme.

— Non, je vous le jure, aucun sentiment jaloux ne déchire mon cœur ; la conduite d’Alfred m’afflige, il est vrai, mais c’est uniquement par tout ce que ses torts lui font perdre dans votre estime.

» Cessez, ô mon père, de craindre pour mon bonheur ; vous avez assez fait pour l’assurer, et si jamais je dois le regretter, moi seule en mériterai le reproche ; mais comment serais-je malheureuse en vivant près de vous, en conservant votre tendresse ?

— Tu vis près de moi, Léonie, je te chéris, et pourtant…

Ici mon père s’arrêta pour me considérer et deviner à l’expression de ma physionomie le véritable sens de la réponse que j’allais lui faire.

Son regard avait quelque chose de si pénétrant que je crus impossible de feindre plus longtemps avec lui, et, rassemblant mon courage, je me disposais à lui faire l’aveu de toutes les agitations de mon âme quand un valet de chambre vint annoncer M. de Clarencey.

À ce nom je tressaillis, et, voulant me lever pour saluer Edmond, je me sentis trembler au point de ne pouvoir me soutenir.

Ma vue lui causa presque autant de surprise ; il ne m’avait jamais rencontrée à cette heure dans le cabinet de mon père, et, craignant de troubler un entretien secret, il voulut se retirer ; mais M. de Montbreuse le retint en l’assurant que jamais sa présence ne lui avait été plus agréable.

— Nous avons été forcés, ajouta-t-il, de nous occuper ce matin de plusieurs choses assez tristes et beaucoup trop sérieuses pour Léonie, il faut un peu la distraire, mon cher Edmond ; j’ai moi-même besoin de sortir du château, et je vous demande à dîner à Clarencey.

À cette proposition, la joie se peignit dans les yeux d’Edmond, il en remercia mon père comme d’une faveur ; puis, s’adressant à moi.

— J’ai bien peur, dit-il, que cette partie inventée pour vous amuser ne tourne qu’à mon profit.

— Vous ne le croyez pas, répondis-je en me levant pour aller demander à ma tante si ce projet pouvait lui convenir.

En sortant de l’appartement de mon père, je rencontrai un des gens de M. de Frémur qui demandait à remettre une lettre à M. de Montbreuse.

Ce message me parut extraordinaire ; je regrettai de n’en pouvoir apprendre à l’instant le motif, et j’en parlai à ma tante, bien décidée à me servir de sa curiosité pour satisfaire la mienne.

Alfred ne paraissant pas au moment du déjeuner, mon père le fit demander. On lui répondit qu’il était à la chasse et qu’il avait passé la nuit hors du château. M. de Montbreuse ne fit pas une réflexion sur cette réponse, il se mit à parler de choses indifférentes sans même s’apercevoir du malaise qu’éprouvait sa sœur.

J’avoue que l’idée de passer la journée à Clarencey m’avait rendue très-philosophe sur ce nouvel abandon d’Alfred, aussi mon père n’aperçut-il aucune trace de dépit sur mon visage.

En arrivant à Clarencey, Edmond vint à notre rencontre, et nous fûmes très-surpris de voir qu’Alfred l’accompagnait, mais personne n’en fit tout haut la remarque.

Madame de Ravenay reçut chacun de nous avec toutes les marques de ses préventions particulières, et je fus assez heureuse pour me trouver dans ses bonnes grâces. Elle commença par se récrier avec l’accent du plus vif intérêt sur mon changement, ne cessant de répéter :

— Mais il faut qu’elle soit malade pour maigrir ainsi !

Et plusieurs phrases de ce genre qui n’étaient guère plus agréables pour moi que pour ma tante, qu’elle semblait accuser de négligence envers moi.

Madame de Ravenay possédait au suprême degré l’art de dire poliment des choses désobligeantes aux gens qu’elle n’aimait pas, et madame de Nelfort, malgré tout son esprit à les parer, ne les évitait pas toujours.

Pendant le dîner, madame de Ravenay demanda, comme par hasard, à Alfred, le nom de ce monsieur qui l’accompagnait le jour où il avait conduit ces dames de Champfleury à Clarencey. Alfred nomma d’un air assez embarrassé M. de Frémur.

— Serait-il de vos amis ? ajouta madame de Ravenay.

— Non, madame.

— Ah ! tant mieux, car je lui trouve l’air bien fat. Avez-vous remarqué tout ce qu’il a dit de ridicule sur ce qu’il appelait la prudence de mon neveu qui n’avait pas osé, disait-il, s’exposer au plaisir trop séduisant de recevoir ces dames ?

— J’écoute, en général, fort peu M. de Frémur, reprit Alfred avec humeur, et très-probablement, madame, en ce moment je ne l’écoutais pas du tout.

Edmond, qui savait tout ce que cette conversation avait de pénible pour nous tous, se hâta de l’interrompre en nous apprenant la nouvelle d’un mariage brillant qui devait se faire incessamment à la cour.

— On me l’a mandé aussi, dit M. de Montbreuse, mais je ne crois pas à cette nouvelle ; car la même personne m’écrit que vous épousez dans deux mois la fille du maréchal de B***.

— Moi ! monsieur, dit Edmond en rougissant.

— Oui, c’est bien M. de Clarencey, reprit mon père. On ajoute même que le roi a parlé dernièrement de ce mariage comme d’une chose arrêtée ; cela paraît très-positif, mais cependant j’attendrai votre aveu pour y ajouter foi.

— S’il ne fallait que le mien, interrompit madame de Ravenay, je pourrais vous convaincre ; car je ne saurais m’imaginer qu’Edmond soit assez fou pour s’opposer aux projets du roi et refuser, sans raison, le premier parti de la France. Vous êtes trop son ami, M. le comte, pour lui laisser commettre une telle extravagance, et j’espère que vos conseils dicteront sa réponse.

— Ah ! vous croyez encore à la vertu des conseils ? répondit en souriant M. de Montbreuse, c’est un préjugé dont je suis bien revenu ; on ne se sert plus même de ceux que l’on demande, que ferait-on de ceux que l’on évite ?

Ce reproche alla droit au cœur d’Edmond, il s’en justifia avec plus d’esprit que de franchise, et finit par dire :

— Quand on est sûr d’être blâmé de tout le monde dans le parti qu’on veut prendre, il doit être permis d’en garder le secret.

En disant ces mots, Edmond me regarda d’un air qui semblait m’interroger, mais je n’étais pas en état de lui répondre ; occupée du soin de cacher le malaise que j’éprouvais, j’osais à peine lever les yeux.

Alfred, sans trop se l’avouer, était ravi de voir Edmond dans l’obligation où il se trouvait si souvent lui-même de soutenir une assez mauvaise cause ; partisan né de tous ceux que blâmait son oncle, il ne manqua pas cette occasion de défendre M. de Clarencey contre l’avis de chacun, en déclamant avec chaleur sur les préjugés de la société, et sur le courage que devait montrer un homme à braver parfois leur tyrannie.

Madame de Nelfort, toujours empressée d’interrompre son fils quand elle le voyait en opposition avec son frère, dit qu’Edmond n’avait qu’un moyen de se justifier de son étrange refus aux yeux du roi et du monde entier :

— Car, s’il est bien amoureux, ajouta-t-elle, moi je lui fais grâce, sans même savoir si la femme qu’il aime est digne d’un aussi grand sacrifice.

— Encore faudrait-il être aimé, dit madame de Ravenay.

— Eh ? comment n’aimerait-on pas à la folie un homme aussi dévoué ? reprit ma tante. Dans le siècle où nous vivons, de semblables preuves d’amour, sont trop rares pour n’être pas récompensées, et je haïrais bien la femme qui y serait insensible ; mais ce tort n’est pas à supposer. D’ailleurs, je ne connais pas d’homme assez dupe pour tant sacrifier à un amour malheureux.

En ce moment chacun donna son opinion. On se mit à discuter ; ou, pour mieux dire, il arriva ce que l’on voit si souvent en pareil cas, que tout le monde parle à la fois sans s’embarrasser d’être écouté. Il se fit assez de bruit pour permettre à Edmond de me dire à voix basse :

» — Vous le voyez, je n’ai l’approbation de personne.

— Et la mienne ? lui répondis-je.

La joie que je vis briller aussitôt dans ses yeux m’apprit tout ce que ce mot voulait dire ; mais, loin d’éprouver quelque repentir de mon imprudence, je m’enivrai du bonheur d’Edmond.

Combien l’expression de ce bonheur a de charme sur une physionomie habituellement mélancolique !

Ce désordre de l’esprit, ces réponses sans suite, cet effort d’une âme discrète qui ne peut contenir ses transports, ne prouvent-ils pas que toute la magie de l’amour est renfermée dans ces trois mots : Je suis aimé !

Mon père parut un peu déconcerté du changement qu’il remarqua dans l’humeur d’Edmond, et je le vis uniquement occupé, le reste de la journée, à en deviner la cause.

On proposa de jouer ; M. de Clarencey, adroit à tous les jeux, se laissa gagner partout le monde. Ses continuelles distractions devinrent un sujet de plaisanterie. Alfred s’en réjouissait plus que personne en disant :

— Voyez ce que peut l’exemple d’un ami. Edmond est presque aussi fou que moi.

Avant de nous séparer, on remit à M. de Clarencey un billet de M. de Frémur, qu’il serra, sans le décacheter, comme sachant d’avance ce qu’il devait contenir. En entendant ce nom, chacun se regarda sans oser faire une question. Alfred sortit et nous revînmes sans lui au château.