Michel Lévy frères, éditeurs (p. 188-240).


XXX


À l’heure convenue, le lendemain, je trouvai la lettre suivante sur le tombeau de ma mère.


LETTRE DU COMTE DE MONTBREUSE À SA FILLE.

« Je m’étais promis, ma fille, de ne jamais affliger votre cœur du récit de mes peines, mais je vous ai vue pleurer sur la tombe de votre mère ; peut-être m’accusiez-vous en secret de sa mort. Je veux, sinon m’en justifier, du moins vous expliquer mes torts, et ne pas vous autoriser par mon silence à m’en supposer de plus grands.

» Mon père venait de m’obliger à quitter le service pour suivre le duc de G*** dans son ambassade en Angleterre, quand je fus présenté, pour la première fois, chez la marquise de Céréville. Elle avait trente-six ans, de l’élégance sans beauté, et toute l’assurance d’une personne à la mode ; c’était la femme dont l’esprit faisait le plus de bruit à la cour. Chaque jour on en citait quelques traits piquants, on s’abordait en se disant : Savez-vous le mot de madame de Céréville sur monsieur un tel ? et ce mot était presque toujours un coup mortel pour la victime. Personne n’aurait osé décider du mérite de quelqu’un, avant de savoir l’avis de madame de Céréville.

» Son salon était le rendez-vous de tous ceux qu’une célébrité quelconque distinguait, et l’on en payait l’entrée par l’engagement d’une admiration continue pour tout ce qui sortait de la bouche de la maîtresse de la maison.

» Je fus d’abord ébloui de ce feu roulant de plaisanteries piquantes dirigées contre la marquise pour mieux assurer le succès de ses réparties ; mais j’aperçus bientôt le travail pénible de ses rivaux dans l’art de la conversation brillante, et je ris de leur inquiétude quand un trait saillant n’en ramenait pas un autre, et menaçait d’un long intervalle qu’il faudrait remplir de lieux communs.

» Leur impatience de voir parler souvent tout le monde à la fois, et de ne pouvoir faire entendre la phrase qu’ils avaient eu le temps de rédiger pendant les moments de langueur, enfin l’espèce de fièvre qui semblait agiter les gens de cette société, ne m’inspirèrent point l’envie d’y briller ; d’ailleurs, il faut convenir qu’un nouveau venu n’y était point à son aise.

» Madame de Céréville était bien toute prévenance pour lui ; sa politesse recherchait les moyens de le faire valoir, mais le chuchotement des amis qui se disaient tout bas ce qu’ils pensaient du débutant, quand leur sourire dédaigneux démontrait plus franchement qu’ils n’en attendaient pas grand’chose, détruisait l’effet des phrases obligeantes de la marquise et achevait de déconcerter le pauvre initié. Souvent il se décourageait et ne revenait plus ; mais celui dont la philosophie savait braver ces premiers moments, devenait à son tour membre de l’illustre aréopage, et je fus de ce nombre.

» Je ne dus cet honneur qu’à ma persévérance. Destiné par mon père à la diplomatie, j’en avais reçu de bonne heure de sévères leçons sur la nécessité de tout entendre sans jamais se compromettre par ses réponses, d’être discret sans être silencieux, grave sans être triste et galant sans être amoureux.

» Avec de tels principes, je convenais peu aux enthousiastes de madame de Céréville, mais elle aimait assez ce qu’elle appelait ma sournoiserie, et me dispensait de m’escrimer avec ses chevaliers, en me disant : « Vous écoutez cent fois mieux qu’ils ne parlent. »

» À côté de ce brillant cercle, composé de quelques jolies femmes et de tant d’hommes d’esprit, on voyait ordinairement une jeune personne, d’un visage charmant, qui paraissait uniquement occupée du soin de nuancer avec goût les fleurs qu’elle brodait, et n’en détournait les yeux que pour chercher l’auteur du mot ingénieux qui venait d’être dit. On pouvait deviner son esprit à la vivacité de ce regard, et plus encore à l’indifférence qu’elle montrait pour une foule de niaiseries qu’on se croyait obligé d’applaudir.

» Séduit par sa contenance gracieuse et modeste, et révolté de voir ainsi négligée la fille de madame de Céréville, je formai le projet de causer avec elle. Ayant choisi un de ces moments où la conversation captivait tout le monde, je m’approchai de son métier, et ne sachant trop que lui dire, je fis l’éloge de son ouvrage et lui demandai à quel usage il était destiné.

» — C’est, me répondit-elle, une veste que je brode pour mon père.

» Je fus très-étonné d’apprendre qu’il existât un M. de Céréville, et d’avoir pu venir tous les jours depuis un mois chez lui, sans me douter qu’il vécût encore.

» Cependant je gardai le secret de ma surprise devant mademoiselle de Céréville, et je revins charmé de la douceur de sa voix, de la simplicité de ses manières et de l’expression touchante qu’une sorte de mélancolie répandait sur toute sa personne.

» Lorsque je fis à mon père le reproche de ne m’avoir pas instruit de l’existence de ce M. de Céréville, dont je n’avais jamais entendu parler, il me dit :

» — Vraiment, je l’avais oublié comme font tous les amis de la marquise ; c’est fort souvent le sort du mari de la femme que l’on cite le plus. M. de Céréville vit ordinairement dans ses terres ; sa femme y va passer l’été et revient ensuite à Paris y dépenser l’immense fortune dont elle a payé le nom de M. de Céréville ; tout cela s’arrange parfaitement.

» Au milieu du bruit qui l’environne, madame de Céréville a fort bien surveillé l’éducation de sa fille, elle lui fera faire un mariage brillant. La duchesse de Clarencey semble être morte tout exprès cet automne pour servir son ambition. On assure déjà dans le monde que le duc a demandé la main de la jeune Sophie, et sa mère n’est pas femme à la refuser au ministre le plus en crédit.

» Sans m’être rendu compte du goût que m’inspirait cette aimable Sophie, la nouvelle de son prétendu mariage me donna de l’humeur et piqua mon amour-propre ; je formai le projet de lui plaire, et je m’y appliquai tout le temps qu’il plut au duc de G*** de retarder son départ pour Londres.

» Sophie ignorait que la marquise eût décidé de son sort, et croyait pouvoir accueillir les vœux d’un ami de sa mère. Je doutais encore de sa préférence, lorsqu’un soir on annonça le duc de Clarencey.

» — Voilà, dis-je tout bas à Sophie, un homme fort aimable ; il ne tient qu’à vous de me le faire haïr.

» Elle se disposait à me répondre, mais madame de Céréville l’obligea de quitter son ouvrage, sous prétexte qu’il la fatiguait trop, et la fît asseoir auprès d’elle. Alors je pus remarquer tout ce qu’imagina cette ingénieuse mère pour faire valoir les avantages de sa fille.

» On parla peinture pour amener l’occasion de dire que Sophie dessinait à ravir ; on discuta sur la musique du dernier opéra, pour obliger Sophie à chanter l’air que chacun préférait, et ce petit manège eut tout le succès qu’en attendait madame de Céréville.

» La finesse de ses amis devina ses projets, les servit adroitement, et le duc, enchanté des grâces, des talents de Sophie, laissait déjà lire dans ses yeux l’oubli de son deuil et l’impatience de le voir finir.

» Le dépit que je ressentis de cette scène me prouva combien j’aimais Sophie. En vain je tentai de paraître indifférent aux soins de M. de Clarencey pour elle ; en vain j’essayai d’en rendre à madame d’Aimery qui captivait déjà tous les hommages, je ne pouvais distraire ma pensée de Sophie.

» J’aurais voulu haïr le duc de Clarencey, mais j’eusse été par trop injuste et même ingrat ; il m’avait toujours traité de la manière la plus affectueuse, et c’était l’homme le mieux doué de toutes les qualités qui inspirent l’estime et l’amitié.

» Je ne peux rendre l’espèce de chagrin que j’aperçus dans le regard de Sophie, lorsque je me plaignis de sa recherche à plaire au duc de Clarencey.

» — Vous aurais-je affligé ? me dit-elle ; ah ! je serais bien fâchée de vous avoir causé la moitié de la peine que vos soins pour madame d’Aimery m’ont fait éprouver.

» Ce peu de mots m’apprit que j’étais aimé et que Sophie pouvait se livrer trop facilement à un sentiment jaloux. Je lui en fis le reproche en lui jurant que nul être au monde ne saurait altérer l’amour qu’elle m’inspirait, et, dès cet instant, je fis le serment de lui consacrer ma vie.

» Elle me laissa le choix des moyens à prendre pour détourner le duc de Clarencey du projet de demander sa main, car, cette démarche faite, madame de Céréville aurait bien certainement sacrifié le bonheur de sa fille aux intérêts de son ambition maternelle, et rien n’aurait pu la fléchir.

» Persuadé de cette triste vérité, je pris le parti d’avoir recours à la générosité du duc de Clarencey, et lui fis l’aveu sincère des sentiments qui m’unissaient à Sophie. Il fut touché de ma franchise, et, voulant répondre par sa conduite à tout ce que je pouvais attendre d’un caractère aussi noble que le sien, il me promit non-seulement de renoncer à épouser mademoiselle de Céréville, mais de parler en ma faveur à sa mère pour mieux la convaincre de la résolution qu’il avait prise de ne pas donner de belle-mère à son fils.

» Ce généreux procédé m’attacha au duc de Clarencey par tout ce que la reconnaissance a de plus vif, et fut le premier lien d’une amitié qui nous unit tant que dura sa vie, et qui lui survit encore dans mon cœur.

» À cette époque, je fus obligé de suivre notre ambassadeur à Londres ; le duc de Clarencey profita de mon absence pour servir mes intérêts auprès de madame de Céréville. Elle hésitait encore à céder à nos vœux lorsque la mort de mon père vint la déterminer à m’accorder sa fille.

» J’héritais d’un beau titre et d’une grande fortune ; ces avantages triomphèrent de la répugnance invincible que madame de Céréville avait pour les mariages d’inclination, et le mien fut fixé à l’époque de mon retour en France.

» Je vivais dans les regrets de ne plus retrouver mon père en revenant dans ma patrie et dans la douce espérance d’y revoir bientôt ma Sophie, quand madame d’Aimery arriva subitement à Londres.

» L’apparition d’une Française élégante y fait toujours événement, et madame d’Aimery dut être satisfaite de l’effet qu’elle y produisit. On s’empressait de lui plaire, les gens les plus aimables s’adressaient à moi pour les présenter chez elle, et je ne sais quel orgueil national me rendait assez fier des hommages qu’on lui prodiguait.

» Il faut avoir vécu en pays étranger pour savoir le prix qu’on attache aux moindres succès obtenus par ses compatriotes. Depuis le triomphe du général d’armée jusqu’à celui de la jolie coquette, on tire parti de tout.

» Madame d’Aimery possédait alors tous les avantages qui excitent l’admiration, joints aux manières les plus séduisantes ; grande et belle, sa taille était plus souple qu’imposante et son regard moins vif que pénétrant.

» Un continuel désir de plaire avait formé son esprit aux qualités les plus opposées. Vive et superficielle avec le jeune fat, elle paraissait instruite et sérieuse auprès du philosophe ; mélancolique auprès d’un amant malheureux, elle était enjouée près de celui que la gaieté captive ; enfin, chacun lui trouvait la vertu qu’il préfère, l’agrément qui le séduit et jusqu’au défaut qu’il se reconnaît.

» Comment résister au charme de se retrouver ainsi dans le caractère d’une personne charmante ! comment ne pas l’aimer ?

» Le souvenir de Sophie me garantit de ce malheur ; mais je n’échappai pas complètement à l’empire que madame d’Aimery exerçait sur ses admirateurs.

» Elle disposait à son gré de l’emploi de toutes mes journées, et, sous le prétexte de ne pas m’abandonner à mes tristes rêveries, elle m’obligeait à la suivre partout où la conduisait son caprice.

» Madame d’Aimery connaissait mes sentiments pour mademoiselle de Céréville, et n’en parlait qu’avec estime. Je lui fis bientôt la confidence du bonheur qui m’attendait à mon retour à Paris ; elle y parut sensible, et, dès ce moment, je regardai notre liaison d’amitié comme, sanctifiée par ma confiance, et sans nul danger pour les intérêts de mon amour.

» Cette douce intimité durait depuis cinq mois, quand je vis un matin entrer dans mon cabinet, sans se faire annoncer, le jeune sir Charles, fils du lord Andley.

» Son air égaré, le ton qu’il mit à me conjurer qu’on ne vînt pas nous interrompre, commencèrent à m’alarmer. Je le crus menacé d’un grand malheur, et m’empressai de lui offrir mes services avant de savoir comment je pourrais lui être utile.

» — Ma vie est entre vos mains, me répondit-il, sauvez un insensé que son délire peut conduire aux excès les plus coupables.

» Je lui demandai l’explication d’un si profond désespoir, et j’appris que madame d’Aimery en était l’unique cause. J’avais bien remarqué les soins de sir Charles pour elle, et la manière encourageante dont madame d’Aimery les accueillait, mais j’étais loin d’imaginer qu’il en dût résulter aucun malheur pour l’un et l’autre.

» Sir Charles me détrompa en me disant :

» — J’étais au moment d’épouser la fille de lady Erigton quand madame d’Aimery parut à Londres. La première fois que je la vis à l’Opéra, je crus que le ciel me faisait apparaître la seule femme que je dusse aimer au monde. Celle que l’on me destinait n’avait aucun moyen de rivaliser dans mon cœur les charmes de madame d’Aimery, et j’en fus bientôt subjugué.

» Elle reçut sans colère l’aveu de mon amour : je me crus aimé. Dans l’excès de mon bonheur j’ai bravé le ressentiment de mon père, l’opinion des gens du monde et le respect que je devais à la famille de lady Erigton ; j’ai refusé la main de la fille, et suis venu mettre aux pieds de madame d’Aimery ma fortune et ma destinée.

» Ici le jeune Andley s’abandonna à tous les transports d’une passion exagérée pour me peindre le désespoir qui s’empara de son âme en voyant madame d’Aimery accueillir presque avec dédain les sacrifices et les offres d’un amour aussi généreux.

» À tous ces projets de bonheur romanesque, elle avait répondu par des raisonnements et par les représentations les plus sages sur les inconvénients qui pourraient résulter pour lui de la rupture de son mariage avec la fille de lady Erigton ; elle ne voulait pas surtout qu’on l’accusât d’être la cause d’une semblable extravagance, et préférait ne jamais revoir lord Andley au malheur de se laisser soupçonner du tort d’approuver sa conduite.

» Tous ces discours étaient fort convenables, mais il ne fallait pas attendre pour les tenir que sir Charles eût commis toutes les fautes qu’entraîne une passion folle et trop encouragée.

» L’éclat était fait ; il n’avait plus aucun moyen d’en réparer les suites, et, dans son désespoir d’être à la fois si coupable et si malheureux, il jurait de se tuer si madame d’Aimery l’abandonnait.

» Je le croyais très-capable de ce dernier trait de démence, et lui promis d’employer tout le crédit que l’amitié me donnait sur l’esprit de madame d’Aimery pour l’engager à revenir sur la résolution trop sévère qu’elle avait prise contre lui.

» Cette promesse lui rendit un peu de calme, et il me quitta en me prodiguant les expressions de la plus touchante reconnaissance.

» Je me rendis aussitôt chez madame d’Aimery. Elle fit un mouvement de surprise en me voyant arriver d’aussi bonne heure, mais le soin qu’elle prit de me paraître très-étonnée de ma visite me prouva qu’elle l’attendait. Je lui en dis le motif, et voici la réponse que j’en obtins.

» — Ce n’est pas avec vous que je tenterai de me justifier du tort d’avoir voulu plaire à sir Charles Andley ; cependant ce tort n’est pas sans excuse, car j’espérais l’aimer, et si j’avais pu obtenir de mon cœur la soumission qu’exigeait ma volonté, j’aurais sacrifié sans regret, au lord Andley, ma liberté et mon veuvage.

» Flattée de son hommage et des sacrifices qu’il m’offrait, je me suis crue un instant sensible à son amour, et distraite d’un sentiment qui, depuis longtemps, tourmente mon âme. Cette erreur a causé ma faute et ses chagrins.

» En me trompant, je l’ai trompé, mais, au moment où j’ai reconnu que rien ne saurait triompher de l’unique pensée qui m’occupe et que j’aimais mieux vivre de mes peines que de partager ses plaisirs, j’ai dû lui déclarer ma résolution et détruire toutes les illusions de son amour. J’aurais mieux fait, sans doute, de ne les pas faire naître, je ferais mieux encore de les partager ; mais cet effort est au-dessus de mon courage.

» Laissez, ajouta-t-elle en diminuant le son de sa voix, laissez aux gens du monde le soin de blâmer aujourd’hui ma conduite, et songez qu’en cette occasion vous seul n’avez pas le droit d’être mon juge.

» Cette dernière phrase et le regard qui l’accompagna me troublèrent visiblement : je n’osais comprendre madame d’Aimery, et cherchais ce que je pouvais lui répondre ; l’arrivée du vieux lord Andley m’en dispensa.

» Je devinai sans peine qu’il venait se plaindre de son fils et prier madame d’Aimery de le rendre à la raison, et je me retirai discrètement, ce qui me valut, en partant, un petit air boudeur de madame d’Aimery et le plus gracieux sourire du vieux lord.

» En rentrant chez moi, je trouvai une lettre du duc de Clarencey qui m’envoyait un congé obtenu par lui du ministre des affaires étrangères, et m’engageait à partir, sans délai, pour me rendre au château de Céréville où la mère de Sophie était au moment de succomber aux suites d’une maladie dont elle dévorait depuis longtemps les souffrances.

» Le duc ajoutait que madame de Céréville elle-même me conjurait de hâter mon départ pour venir recevoir, des mains d’une mère mourante, la femme que je m’étais choisie, et adoucir par ma présence les chagrins qui allaient bientôt l’accabler.

» Je n’hésitai pas à me rendre au désir de madame de Céréville, et ne restai à Londres que le temps nécessaire pour instruire le duc de G*** des motifs de mon brusque départ, et en prévenir, par un simple billet, sir Charles et madame d’Aimery. Je ne sais trop quel nom donner au sentiment qui me faisait regretter de ne pas la voir avant de quitter l’Angleterre ; mais j’en étais encore préoccupé lorsque ma voiture passa sous ses fenêtres. Un de ses gens fit signe à mon postillon d’arrêter, et vint me prier de me charger d’une lettre que sa maîtresse voulait me confier elle-même.

» Je saisis avec empressement cette occasion de lui dire adieu. Au même instant une autre voiture s’arrêta devant sa porte, et j’entendis le valet de chambre de madame d’Aimery répondre à quelqu’un :

» — Madame est malade, monsieur, et ne reçoit point aujourd’hui.

» Je crus cette réponse un prétexte pour se débarrasser de la visite de quelqu’un ; mais je ne pus douter de l’indisposition subite de madame d’Aimery quand je la vis étendue sur un canapé, la pâleur de la mort répandue sur ses traits, les yeux éteints et la poitrine tellement oppressée qu’elle pouvait à peine dire deux mots de suite.

» Je lui demandai avec l’accent du plus vif intérêt la cause de l’état de souffrance où je la trouvais après l’avoir laissée le matin brillante de fraîcheur et de santé.

» — Puisque vous n’en pénétrez pas la cause, répondit-elle, il est inutile de vous l’apprendre ; nos destinées sont arrêtées ; vous n’avez plus de vœux à former pour la vôtre, elle va bientôt être aussi heureuse que la mienne sera… Mais pourquoi vous parler de moi ? partez, allez rejoindre votre Sophie, et ne perdez pas à me plaindre les moments que vous devez employer à la consoler.

» — Vous pleurez ! m’écriai-je ; ah ! serais-je assez malheureux pour causer vos chagrins ?

» — N’ajoutez pas un mot de plus, interrompit madame d’Aimery, ou je ne vous revois de ma vie. Songez que, quelle que soit ma faiblesse, elle ne saurait égaler ma fierté ; votre amitié peut m’être douce encore, ne m’ôtez pas le droit d’en goûter les charmes sans rougir.

» Je vais vivre loin de vous et du monde, mais j’apprendrai avec intérêt les moindres détails de votre bonheur. Écrivez-moi.

» Je quitterai Londres aussitôt que ma santé le permettra, pour me soustraire aux instances de sir Charles, dont l’amour et les menaces me sont également insupportables. Voici une lettre pour mon amie madame d’Orbeval que je vous prie de lui remettre.

» Sa terre est voisine du château de Céréville et, si vous attachez quelque prix à savoir de mes nouvelles, elle vous en donnera, car je ne prévois pas être de longtemps en état de vous écrire.

» Ce discours, les pleurs qui l’interrompirent et le charme indéfini que répand toujours la douleur sur une belle personne, avaient tellement égaré ma raison que, si madame d’Aimery ne m’avait imposé silence, j’allais peut-être, dans mon délire, lui offrir de rester près d’elle et de lui sacrifier tout ce qui s’opposait à son bonheur.

» Mais elle voyait trop juste pour se tromper sur l’effet d’un semblable mouvement ; elle savait mieux qu’une autre que la passion qui fait violer tous les devoirs ne peut être qu’instantanée, et que la réflexion qui en détruit le charme n’en fait plus qu’un regret déchirant ; madame d’Aimery me connaissait assez pour refuser un sacrifice qu’elle eût payé trop cher par mon retour certain à mes serments et à Sophie.

» Son aveu avait troublé ma joie ; des désirs inquiets se mêlaient dans mon cœur à celui de revoir Sophie. Je l’avais oubliée un instant, c’en était assez pour la vanité de madame d’Aimery.

» Elle m’ordonna de partir, et je m’arrachai d’auprès d’elle dans un véritable accès de douleur.

» Avant de m’embarquer, je lui écrivis une lettre où je lui peignis mes regrets avec tout le désordre d’une imagination exaltée. En me plaignant de l’obligation de la fuir pour obéir à l’honneur, j’exagérai ma douleur dans l’espérance de calmer la sienne.

» Quel empire un seul mot exerce sur le bonheur de la vie entière ! et combien je déplorai depuis l’instant fatal où l’égarement le plus coupable me dicta cette lettre !

» Lorsque j’arrivai à Céréville, Sophie, tout occupée du danger de sa mère, n’observa ni mon air contraint, ni l’agitation que j’avais peine à calmer et qui souvent m’éloignait d’elle.

» Il y a quelque chose dans les inquiétudes d’une fille pour sa mère qui triomphe de l’amour même ; on dirait qu’un sentiment secret l’avertit que cette perte est la seule irréparable.

» Je fus bien reçu du marquis de Céréville ; il avait fait du mérite d’approuver sa femme une des habitudes de sa vie, et il n’eut pas la pensée de la contrarier au moment de sa mort.

» Elle exigea que le mariage de sa fille se célébrât le surlendemain de mon arrivée, dans la chapelle du château, où elle se fit transporter malgré son extrême faiblesse. Je n’ai rien vu de plus triste que cette cérémonie nuptiale et funèbre.

» La richesse des ornements dont on avait décoré la chapelle, l’élégante parure qui ajoutait à la beauté de Sophie, la joie de tous les paysans du village, donnaient à cette solennité un air de fête qui contrastait avec la triste lueur des flambeaux qui éclairaient le visage décoloré de madame de Céréville.

» Étendue sur un lit porté par quatre de ses gens, elle leur ordonna de le placer du côté de l’église où se trouvaient les tombeaux de sa famille.

» — Vous seriez mieux, lui dis-je, plus près de l’autel.

» — Non, répondit-elle, il faut qu’ici tout le monde soit à sa place.

» En ce moment Sophie se mit à genoux près du lit de sa mère, s’empara de sa main et la baigna de larmes.

» — Pourquoi pleurer, mon enfant ? lui dit-elle, ne suis-je pas heureuse ! Jules m’a promis de faire ton bonheur.

» En finissant ces mots, elle me fit signe de conduire sa fille à l’autel, et son regard semblait me dire :

» — Ne perdez pas un instant, j’en ai si peu à vivre !

» En agissant ainsi, madame de Céréville suivait son principe. Je lui avais souvent entendu dire que l’esprit servait à tout, même à bien mourir, et qu’à moins d’avoir perdu le sien, elle l’emploierait à déguiser l’horreur de ses derniers moments. En effet, elle ne pouvait supporter qu’on la questionnât sur ses souffrances, et répondait toujours :

» — C’est une chose convenue entre le ciel et moi, n’en parlons pas.

» Mais elle accueillait avec empressement tout ce qui l’agitait assez pour la distraire de son état, et le désir de marier Sophie sous de si tristes auspices avait autant pour objet de tromper son agonie que d’assurer le bonheur de sa fille.

» Je n’oublierai jamais le tremblement qui s’empara de Sophie quand je la conduisis à l’autel ; elle me parut si malheureuse que j’en fus offensé, et lui dis avec ressentiment :

» — Pour être aussi à plaindre il faut que vous ne m’aimiez plus.

» Elle ne répondit à ce reproche qu’en me montrant des yeux sa mère, et me laissa pénétré du regret de mon injustice. Combien de fois ce premier tort ne s’est-il pas représenté à mon esprit ? Hélas ! quand on peut s’accuser d’avoir causé la mort d’un être chéri, on se fait des remords de tout !

» Deux jours après celui qui me rendit l’époux de Sophie, madame de Céréville nous donna l’exemple de la mort la plus résignée.

» Ses derniers moments ne furent point adoucis par cette espérance d’une foi vive qui fait de la mort la dernière action d’une première vie. Sans être impie, madame de Céréville avait été élevée dans cette religion des gens du monde qui soumet les actions plus que la pensée.

« Fidèle aux devoirs imposés par l’Église, elle avait peu médité sur l’avenir et s’était contentée de n’avoir rien à redouter du passé ; aussi vit-elle approcher la mort avec tout le courage que donne l’esprit pour les maux inévitables, mais sans y mêler aucun des sentiments doux qui rendent les adieux si touchants.

» Après avoir rendu à ma belle-mère tous les devoirs de la piété filiale, j’arrachai ma Sophie de ce lieu de douleur. Son père consentit à nous suivre à Montbreuse.

» Le matin même de notre départ je me rappelai la lettre que madame d’Aimery m’avait dit de remettre à madame d’Orbeval, et, comme son château se trouvait sur la route, je partis à cheval quelques heures d’avance en priant M. de Céréville et sa fille de me faire avertir quand ils me rejoindraient.

» Je trouvai dans madame d’Orbeval les manières de ce qu’on appelle, dans le monde, une excellente femme, ce qui signifie ordinairement une femme qui ne nuit aux prétentions de personne, adopte, sans examen, les opinions de ceux qui l’entourent, et se croit de moitié dans tous les succès qu’obtiennent ses amis.

» Elle fit un éloge de madame d’Aimery que tout autre que moi aurait trouvé trop long ; mais il justifiait à mes yeux l’instant d’égarement qu’elle m’avait inspiré et le souvenir que je conservais d’elle. J’écoutai avec plaisir cet éloge que madame d’Orbeval termina en disant :

» — Tant d’agréments et de qualités précieuses devraient assurer son bonheur, et cependant madame d’Aimery ne sera jamais heureuse.

» — Pourquoi cela ? interrompis-je.

» — On n’est jamais heureux avec une sensibilité si profonde, reprit madame d’Orbeval. Si vous lisiez, M. le comte, les lettres que cette pauvre Amélie m’écrit depuis six mois, vous sauriez qu’on peut être bien admiré et bien à plaindre. J’ignore la cause de ses chagrins autant que sa position peut la laisser ignorer ; car, étant jeune, riche et belle, on n’a guère à redouter qu’un genre de malheur.

» — Heureusement, répondis-je en m’efforçant de sourire, ce malheur est celui qui offre le plus de consolations.

» — Cela dépend des âmes qui l’éprouvent, et j’ai bien peur que celle de madame d’Aimery ne soit trop vivement atteinte pour se consoler facilement. J’ai reçu de ses nouvelles hier, elle est fort malade, et s’obstine à ne prendre aucun soins de sa santé, dans l’idée où elle est qu’ils seraient inutiles.

» Je conjurai madame d’Orbeval d’engager madame d’Aimery, au nom de ses meilleurs amis, à prendre soin d’elle ; je lui promis de joindre mes sollicitations aux siennes, et la quittai l’esprit préoccupé de tout ce qu’elle m’avait dit de sa brillante amie.

» Cependant le bonheur de posséder une femme charmante effaça bientôt toutes ces impressions.

» J’oubliai madame d’Aimery pour ne penser qu’à Sophie, et le sentiment qu’elle m’inspirait s’accrut encore, ma chère Léonie, au moment où elle te donna la vie ; il y avait certainement de la prévoyance dans l’excès de la joie que me causa cet heureux événement, le ciel m’avertissait de tout ce que tu serais un jour pour moi.

» Plusieurs années s’écoulèrent dans le charme de l’intimité la plus douce. Sophie, naturellement inquiète, se rassurait en me voyant livré aux sévères occupations d’un homme destiné à servir honorablement l’État ; et si parfois je souffrais des hommages séduisants qui lui étaient offerts, elle évitait à ma fierté la honte de s’en plaindre, et trouvait toujours un moyen ingénieux de me prouver qu’elle y était insensible.

» Une telle félicité n’est pas faite pour la terre ; j’en ai joui quatre ans, et peut-être tout ce que j’ai souffert depuis, ne l’a-t-il pas acquittée ! Je la croyais inaltérable lorsqu’un soir, à une grande assemblée chez le duc de G***, j’entendis annoncer madame d’Aimery.

» Ce nom me frappa si vivement que, sans achever la phrase que j’avais commencée à la personne qui causait avec moi, je retournai brusquement la tête pour voir si mon oreille ne m’avait point trompé, et j’aperçus, en effet, madame d’Aimery dans tout l’éclat de la parure et de la beauté. Je conviens que sa vue me troubla, mais, pour en cacher l’effet, j’essayai de reprendre la conversation que cette visite avait interrompue.

» Tout en causant, j’entendais madame d’Aimery répondre aux reproches qu’on lui faisait d’avoir trop prolongé son séjour en Italie, en disant :

» — J’avais besoin d’oublier l’Angleterre, le climat en avait trop altéré ma santé ; j’ai dû ma guérison au beau ciel d’Italie, et peut-être aurais-je mieux fait de m’y fixer pour toujours.

» En finissant ces mots, ses yeux se tournèrent de mon côté et se baissèrent aussitôt. Les miens se fixèrent alors sur madame de Montbreuse, que je vis pâlir et prête à se trouver mal. Je voulais me rapprocher d’elle et lui dire un mot qui pût faire cesser l’émotion pénible dont elle paraissait tourmentée.

» Un sot embarras me retint, je craignis de ne pouvoir le dissimuler assez bien pour détruire ses soupçons, et je pensai qu’il était plus sage de laisser au temps le soin de les dissiper. D’ailleurs j’ignorais si le souvenir de ma première entrevue avec madame d’Aimery n’était pas l’unique cause de l’altération que j’avais remarquée sur le visage de Sophie.

» Enfin j’accueillis, comme on fait souvent en pareille circonstance, toutes les raisons qui devaient m’épargner une démarche qui gênait ma conscience.

» À souper, me trouvant placé à côté de madame d’Aimery, elle me dit d’un ton qu’elle s’efforçait de rendre léger :

» — Savez-vous bien que je trouve la comtesse de Montbreuse fort embellie, malgré le regard sévère dont elle m’honore. Je suis sûre que la pauvre femme est assez dupe pour être folle de vous. C’est le privilége des gens de votre caractère de se faire adorer ; il ne faut pour cela qu’un esprit aimable et qu’un cœur froid.

» Je cherchai vainement à me justifier de cette opinion ; madame d’Aimery persista en ajoutant :

» — Je ne crains pas de me tromper sur votre compte ; car, grâce au ciel, je ne vous aime plus.

» En ce moment, on se leva de table, et je la vis se rapprocher de madame de Montbreuse, lui adresser la parole, et tenter de se concilier sa bienveillance par des manières gracieuses dont elle connaissait si bien le charme.

» Sophie l’accueillit d’abord avec une politesse plus que froide ; mais bientôt, séduite par le ton caressant de madame d’Aimery, elle se fit le reproche d’avoir pu soupçonner du dessein de l’affliger, une personne dont chaque mot semblait dicté par les sentiments les plus généreux.

» Heureuse de voir dissiper ses inquiétudes par celle qui les causait, elle répondit de toute la franchise de son âme, aux offres d’amitié que lui fit madame d’Aimery, et le calcul de l’une triompha sans peine de la bonne foi de l’autre.

» Cette intimité me paraissait devoir assurer le repos de ma vie, elle en devint le désespoir. Sophie, élevée avec la plus grande réserve, osait à peine faire valoir les avantages de son esprit, de ses talents, à côté de madame d’Aimery, dont les manières brillantes semblaient imposer l’admiration et ternir tout ce qui s’approchait d’elle.

» Habituée à jouer le premier rôle dans les salons où elle se trouvait, madame d’Aimery réduisait à celui de confidentes les femmes de sa société, et l’on sait que cet emploi, dans le monde comme au théâtre, n’est jamais amusant pour celle qui le remplit.

» L’amour-propre de Sophie en souffrait moins que sa tendresse pour moi ; elle s’imagina que la supériorité factice de madame d’Aimery me captivait davantage que les qualités attachantes de la mère de ma Léonie. Elle m’en fit le reproche ; je m’en justifiai en lui proposant de ne plus voir madame d’Aimery, si sa présence lui causait le moindre déplaisir. Elle refusa ce qu’elle appelait un trop grand sacrifice de ma part, et me dit :

» — Pardon, Jules, j’ai tort de me plaindre ; vos procédés pour moi sont parfaits, et ce n’est pas votre faute si je suis moins aimable qu’une autre.

» Après de semblables explications, je redoublais de soins pour Sophie ; j’évitais les entretiens de madame d’Aimery et me livrais un peu plus à mes occupations.

» Madame d’Aimery ne tarda pas à s’apercevoir de l’influence de Sophie sur ma conduite envers elle, «t le dépit qu’elle en conçut anima sa vengeance ; elle se servit de la crédulité du chevalier de Trémeuil pour satisfaire son amour-propre implacable.

» C’est au château de Montbreuse, c’est ici même qu’elle exécuta ses méchants projets. Le chevalier, comme parent de Sophie, fut invité par moi à venir passer l’automne au château de Montbreuse au milieu d’une société d’amis qui se détestaient plus ou moins, mais qui tous étaient d’accord pour aimer ce qu’on appelle la vie de château. Madame d’Aimery habitait alternativement sa terre et la nôtre ; elle s’était bientôt aperçue du sentiment que Sophie avait inspiré, sans s’en douter, au jeune chevalier de Trémeuil.

» À vingt ans, on cache mal un premier amour, et le pauvre Eugène, dans son inconséquence, se croyait un modèle de discrétion en ne parlant pas. Mais son trouble, à l’aspect de Sophie, n’ayant point échappé à la pénétration de madame d’Aimery, elle lui témoigna cette espèce d’intérêt qu’on éprouve ordinairement pour la victime d’une passion malheureuse ; elle s’établit sa confidente, traita son amour insensé avec tant de gravité qu’elle en doubla l’importance aux yeux d’Eugène. Dans ses fréquents entretiens avec lui, elle lui persuada que la jalousie étant la passion dominante de madame de Montbreuse, il pouvait toujours espérer quelque chose d’un moment de dépit, et que c’était peut-être un service à rendre à Sophie que de chercher à la distraire des chagrins que je ne cessais de lui causer.

» Enfin, sa perfidie aliéna tellement l’esprit de ce jeune homme qu’elle parvint à le rendre coupable de la plus infâme action.

» Profitant d’une absence que je fis à la fin de l’automne, et d’un moment où madame d’Aimery était au milieu de sa cour à Champfleury, Eugène, encouragé par ses mauvais conseils, osa déclarer son amour à madame de Montbreuse. Elle crut d’abord devoir le traiter comme un enfant qui déraisonne, et lui recommanda de ne plus lui parler d’une folie qui finirait par l’offenser. Eugène se méprit sur la franchise et l’indulgence de Sophie, et, fort de cette maxime tant répétée par les gens corrompus, qu’une femme honnête est à moitié séduite quand elle ne s’irrite pas d’un premier mot d’amour, il ne se donna plus la peine de dissimuler le sien.

» La comtesse de Montbreuse, blessée de sa conduite, lui ordonna de quitter le château, et le chevalier, dans sa colère et son désespoir, se réfugia chez madame d’Aimery ; obtint à titre de grâce, la dernière lettre que je lui écrivis en quittant l’Angleterre, et l’adressant à madame de Montbreuse, il y joignit ces mots :

» — Voyez pour qui vous sacrifiez l’homme qui vous aime le plus au monde.

» Madame d’Aimery redoutant les suites d’une vengeance qu’elle méditait depuis longtemps, détermina le chevalier à se rendre auprès de sa mère en lui promettant de lui faire savoir l’effet que produirait la lettre, mais bien décidée à le tenir sans cesse éloigné de la comtesse et de moi pour éviter toute explication.

» La lecture de cette fatale lettre frappa d’un coup mortel le cœur de votre malheureuse mère, ma chère Léonie, elle me supposa plus coupable encore que je ne l’avais été ; et soit fierté, soit vertu, elle prit la ferme résolution de dissimuler sa douleur au point de n’en jamais laisser soupçonner le motif.

» C’est à cette cruelle discrétion que j’attribue son malheur et le mien, car elle n’avait qu’un seul mot à dire pour me voir expier ma faute par tous les sacrifices qu’elle eût exigés de moi ; rien ne m’aurait coûté pour en obtenir le pardon, et ma vie entière eût été consacrée à lui prouver qu’elle était le premier et l’unique intérêt de mon cœur.

» Mais, loin de se livrer à tant de confiance, Sophie devint tout à coup silencieuse et contrainte avec moi. Étonné du changement que je remarquais en elle, je lui en demandais souvent l’explication sans pouvoir obtenir d’autre réponse que :

» — Ma santé s’affaiblit et je sens que mon humeur en souffre.

» En effet, l’altération de sa santé était visible, mais, comme elle se plaignait rarement, j’étais bien éloigné de soupçonner l’excès de sa souffrance. Ne voyant aucun motif raisonnable à sa tristesse, je la traitai de vapeurs, et mis sur le compte du caprice l’éloignement qu’elle témoignait pour toute espèce de société.

» Cette manière de vivre était trop peu conforme à mes goûts, pour qu’il me fût possible de la supporter longtemps ; je confiai à madame d’Aimery l’ennui que j’en ressentais, et lui demandai si, avec sa pénétration ordinaire, elle comprenait quelque chose au changement subit des manières et du caractère de madame de Montbreuse. Elle en savait trop bien la cause pour me l’apprendre, et me répondit :

» — Comment voulez-vous que je devine le secret d’une femme qui, sans aucune raison, s’est déterminée, du soir au lendemain, à fermer sa porte à ses meilleurs amis ? Ce fait est par lui-même inexplicable ; et si ce n’est pas quelque jalousie ridicule qui tourne la tête de madame de Montbreuse, sa conduite déconcerte toutes les idées reçues.

» Mais je vous trouve bien faible de vous en affliger ainsi ! Ne savez-vous pas que les bouderies des femmes sont comme celles des enfants, elles se prolongent tant qu’on y prend garde, et cessent aussitôt qu’on n’a plus l’air de s’en apercevoir.

» Laissez à madame de Montbreuse la liberté de vivre à sa manière, rendez-lui les soins qu’exige sa santé, mais ne vous soumettez point à subir ses caprices. La retraite ne convient ni à vos talents ni à votre esprit, ne vous éloignez pas du monde pour lequel vous êtes né, et vous verrez que, malgré ses belles résolutions, madame de Montbreuse vous y suivra bientôt.

» Ce conseil, donné du ton le plus impartial, me parut fort sage, et je le suivis avec exactitude. L’humeur de Sophie s’en aigrit davantage, elle s’affermit dans l’idée que madame d’Aimery dirigeait toutes mes actions et qu’il serait inutile de chercher à combattre l’empire qu’elle exerçait sur mes sentiments. J’avoue que ma conduite devait la fortifier dans ses soupçons.

» Importuné de ne trouver chez moi qu’une personne triste et contrainte, dont la conversation était semée de mots amers, et le regard un perpétuel reproche, je pris ma maison dans un tel dégoût, que j’y rentrais le plus tard possible, tandis que l’agrément qui régnait dans celle de madame d’Aimery m’y retenait trop souvent.

» Quels que soient les torts d’un mari, les femmes ne sauraient assez se persuader de la nécessité de rendre leur intérieur agréable. Il y a dans la puissance qu’exerce une maîtresse de maison sur les gens aimables qui l’entourent quelque chose qui tient de la souveraineté et dont le charme peut dédommager de bien des privations.

» Le mari le moins soigneux se soumet malgré lui à cette espèce de culte ; il rougirait de manquer d’égards pour une personne qui s’en attire autant, et, pour peu qu’il s’amuse de la société qu’elle réunit, il la préfère bientôt à toutes les autres.

» Sophie ignorait combien l’ennui peut faire commettre de fautes, et, loin de me ramener par moins de sévérité, elle se résigna à me laisser à moi-même, et me signifia, d’un ton fort résolu, qu’elle était décidée à passer l’hiver seule à Montbreuse, pour s’occuper uniquement du soin d’élever sa fille et cette petite Suzette qu’elle avait adoptée pour votre compagne, Léonie. Aucune représentation ne put la détourner de ce dessein, et je partis seul au mois de novembre pour me rendre à Paris.

» Une correspondance plus polie qu’affectueuse entre Sophie et moi fut notre unique relation pendant les trois mois que dura cette absence. Je comptais la prolonger jusqu’au moment où j’obtiendrais du roi la mission que sa bonté m’avait fait espérer ; mais un billet de la main de Suzette changea subitement mes projets. Elle me mandait que son père lui ordonnait de désobéir aux ordres de sa marraine, en m’apprenant que la comtesse de Montbreuse, malade depuis plusieurs semaines, paraissait en ce moment dans le plus grand danger, et qu’il n’y avait pas un instant à perdre pour lui envoyer un médecin plus habile que ceux de la province.

» Une heure après la lecture de ce billet, j’étais en voiture sur la route de Montbreuse avec le docteur P***, à qui je faisais mille questions sur la maladie de Sophie, sans penser qu’il en ignorait et la cause et l’effet. Mais, dans mon agitation, j’étais tourmenté d’un sinistre pressentiment qui semblait altérer ma raison ; et quand j’arrivai dans les avenues du château, je me sentis saisi d’un affreux tremblement qui redoubla en approchant de l’appartement de Sophie.

» Tous ses gens étaient rassemblés dans une des salles qui le précédaient. J’étais parvenu jusque-là sans en avoir rencontré un seul ; chacun avait abandonné son poste pour venir savoir ce qu’il pouvait espérer.

» Il ne me fallut qu’un coup d’œil pour juger sur leurs physionomies de l’état de leur maîtresse. Ma présence sembla d’abord leur causer quelque effroi ; ils se levèrent en silence. Mais je n’oublierai jamais l’effet que produisit sur eux celle du docteur P***, qui entra peu d’instants après moi. Ils s’écrièrent tous, avec cet accent d’une vive espérance :

» — Ah ! monsieur le docteur, sauvez-la ?

» En ce moment, Suzette vint nous dire que la comtesse, ayant entendu le bruit d’une voiture, demandait qui venait d’arriver. Je fus d’avis qu’on la prévînt de notre visite ; mais le docteur, qui savait tout le prix d’un moment dans une maladie dangereuse, dit à Suzette de le conduire auprès de sa marraine, et je le suivis me soutenant à peine.

» Dès que Sophie m’aperçut, elle me tendit la main, et, sans faire la moindre attention au docteur, elle me dit :

» — Ah ! cher Jules, que je suis heureuse de vous revoir encore !

» Ces mots, accompagnés du sourire le plus doux, dégagèrent mon âme du poids qui l’oppressait, et je me sentis soulagé par mes larmes.

» Sophie, émue de ma douleur, voulut la calmer en dissipant mes inquiétudes. On m’avait, disait-elle, exagéré son danger, et l’on s’était mépris sur l’excès de sa faiblesse.

» En m’assurant qu’elle souffrait peu, je m’efforçais de la croire, et, contemplant ses joues colorées et ses yeux animés par la fièvre, je me trompais sur ces symptômes alarmants et les regardais au contraire comme autant de raisons d’espérer, quand il me vint enfin à l’idée d’interroger le docteur, qui, pendant tout le temps que Sophie me parlait, n’avait cessé de la considérer de l’air le plus inquiétant. Son hésitation à répondre fut un arrêt pour moi. Je vis qu’il n’osait s’expliquer sur le véritable état de madame de madame de Montbreuse ; cette crainte anéantit toutes mes espérances.

» Il ordonna le calme le plus parfait pour la malade, lui défendit de parler, et ne me permit de rester auprès de son lit qu’autant que je m’engagerais à lui lire quelque ouvrage amusant sans la faire causer. Vous étiez là, ma chère Léonie ; et, dans mon trouble, je recevais depuis longtemps vos caresses sans m’en apercevoir.

» Le docteur fit signe que l’on vous éloignât pour vous empêcher de troubler par vos jeux le repos dont votre mère avait besoin ; mais elle ne voulut pas consentir à cet ordre, et, s’adressant au docteur :

» — Non, monsieur, lui dit-elle, il n’est pas encore temps de nous séparer.

» Alors je vous serrai tendrement dans mes bras et vous portai dans les siens.

» Aussitôt que je me trouvai seul avec le docteur, il me déclara qu’il n’était plus en son pouvoir de sauver madame de Montbreuse, qu’elle était au dernier période d’une maladie de cœur qu’on avait complétement négligée, et qu’il était bien étrange qu’on n’eût pas eu plus tôt recours à lui dans un danger qui menaçait depuis si longtemps.

» Chacune de ses paroles était un sanglant reproche pour mon âme, et je les supportais sans chercher à me justifier d’une négligence qui me coûtait le bonheur de ma vie. L’état où je retrouvais Sophie me faisait oublier tous les motifs qui m’avaient éloigné d’elle autrefois, et je m’accusais déjà de sa mort avant de savoir à quel point j’en étais coupable. Trois jours se passèrent dans cette horrible anxiété, pendant lesquels Sophie ne cessa de me traiter avec cette affectueuse confiance qui avait fait le charme des premières années de notre union.

» On lisait dans ses yeux la douce pitié que lui inspiraient ma douleur, mon repentir ; et la crainte du dernier moment qu’elle voyait approcher, semblait l’effrayer plus pour moi que pour elle.

» Le soir de ce troisième jour, elle fut atteinte d’une crise violente qui me frappa de terreur ; mais lorsqu’elle en revint, elle nous assura qu’elle se trouvait beaucoup mieux, feignit de vouloir s’endormir, et demanda à passer la nuit en gardant seulement auprès d’elle une de ses femmes. Je cédai à ce désir en faisant promettre au docteur de veiller avec moi dans la chambre voisine. À peine y fûmes-nous retirés qu’il s’endormit profondément sur un canapé pendant que je m’efforçais de lire, avec quelque attention un paquet de lettres que je n’avais pas seulement daigné ouvrir de toute la journée, quittant à chaque instant ma lecture pour aller écouter près de la porte qui me séparait de la chambre de Sophie si l’on y faisait quelque bruit.

» Cette porte était double et ne permettait pas d’entendre ce qui se passait aussi distinctement que je l’aurais désiré. Lorsque quatre heures sonnèrent, j’éteignis les bougies dont la triste lumière m’avait éclairé toute la nuit, et j’allai ouvrir le plus doucement possible les volets d’une fenêtre qui donnait sur les cours du château.

» Le jour commençait à poindre et s’annonçait devoir être serein ; mon cœur aurait voulu en faire un présage, mais les malheureux n’accueillent pas si facilement les illusions consolantes, et presque toutes les superstitions sont filles de la crainte.

» Appuyé auprès de cette fenêtre, je méditais sur l’avenir qui m’était réservé, lorsque je vis sortir, par la porte d’un petit escalier qui conduisait à l’appartement de madame de Montbreuse, un homme que je crus reconnaître pour le vieux chapelain du duc de Clarencey.

» C’était effectivement ce respectable ecclésiastique qui, digne possesseur de la confiance de Sophie, venait de lui donner tous les secours d’une piété fervente. Je compris alors pourquoi Sophie nous avait éloignés d’elle pendant la nuit, et, redoutant l’effet de cette veille, je me hâtai de descendre pour rejoindre le chapelain et lui demander dans quel état il avait laissé la comtesse.

» — Bien calme, me répondit-il en levant sur moi des yeux encore mouillés de larmes. Ce n’est pas sur elle que je pleure et son sort est bien moins à plaindre que celui des infortunés qui ne la verront plus.

» Comme il achevait ces mots, nous entendîmes le bruit d’une sonnette et la voix de Suzette qui appelait au secours en criant de toutes ses forces :

» — Venez-donc, elle se meurt !

» La pauvre enfant était restée, sans qu’on s’en aperçut, toute la nuit dans un cabinet près de la chambre de sa marraine, et venait d’entendre les exclamations effrayantes de la femme qui veillait auprès de la comtesse.

a Je volai aussitôt près du lit de Sophie ; elle était évanouie, mais sa respiration nous rassurait encore. Après quelques moments d’un morne silence, le docteur me dit :

» — Son pouls commence à revenir et nous triompherons de cette faiblesse ; mais aussi comment souffrez-vous qu’on la laisse écrire dans l’état où elle est ? ajouta-t-il en montrant des papiers et une écritoire qui étaient sur le lit :

» Tout occupé de Sophie, mes yeux n’avaient vu qu’elle ; la remarque du docteur me les fit jeter sur les papiers dont il parlait, parmi lesquels j’aperçus une lettre avec ces mots tracés d’une main tremblante :

Au comte de Montbreuse.

Je m’en emparai, la cachai dans mon sein, et l’idée du dernier adieu qu’elle renfermait, peut-être, faillit m’ôter l’usage de mes sens.

» Sophie ne revint de sa faiblesse que pour tomber dans un profond assoupissement. Cette fois, le docteur ne put obtenir que je m’éloignasse d’elle. J’exigeai, au contraire, qu’on me laissât seul auprès de son lit, et c’est là que j’ouvris en frémissant cette lettre.

» Le premier objet qui frappa ma vue fut le fatal billet que j’adressai autrefois à madame d’Aimery.

» Dans mon trouble, je ne reconnus ni mon écriture, ni mes expressions ; ce style exagéré m’était si peu naturel que j’arrivai jusqu’à mon nom sans en avoir soupçonné l’auteur, mais le premier mot de la lettre de Sophie me rendit bientôt à moi-même, à mes souvenirs et au plus profond désespoir.

Dernière Lettre de Sophie au comte
de Montbreuse.

« Reconnaissez ce billet, Jules, et voyez-y tout le secret de mes chagrins et de ma mort. Je n’ai pu survivre à l’idée d’avoir été trahie par vous, et de ne plus être le premier intérêt de votre âme.

» J’ai voulu vous cacher, tant que j’ai vécu, la connaissance d’un procédé qui eut détruit votre bonheur ; car je savais trop bien tout ce que vous pouviez souffrir de mes peines ; mais je n’étais plus aimée, que m’importait le reste !

» Gardez-vous de penser que je vous adresse un reproche ; ô Jules ! je me rends justice, l’objet qui m’enleva votre cœur justifie votre préférence, et la séduction de ses charmes devait l’emporter sur l’excès de mon amour.

» Comment vous accuserais-je, vous, dont les soins touchants m’ont si longtemps abusée, vous, à qui j’ai dû toutes les illusions d’une félicité qui durerait encore, si l’affreuse vérité n’était venue en détruire l’enchantement ? Non, je fus seule coupable, je devais étouffer le ressentiment d’une injure expiée par tant de sacrifices de votre part ; je devais attendre le retour de ton cœur, vivre pour être ton amie, pour garantir ta fille de l’affreuse passion qui me tue et t’épargner les regrets qui t’affligent. Mais, plains-moi, Jules, je suis assez punie ; je vais te quitter pour toujours, j’abandonne à des mains étrangères l’enfant dont je devais protéger la jeunesse, et j’emporte au tombeau toute la responsabilité de son avenir.

» Absous-moi de ce crime envers elle, mon cher Jules, en préservant son cœur de tous les chagrins qui déchirent le mien.

» Répète-lui souvent que les horreurs de la jalousie ont dévoré mon existence ; inspire-lui l’effroi des sentiments extrêmes ; donne-lui le courage de les surmonter ; et, si jamais son jeune cœur se fermait à tes conseils, conduis-la sur ma tombe ; là, raconte-lui ma mort, et demande-lui, au nom de sa malheureuse mère, de te laisser assurer son bonheur. »


» En finissant la lecture de cette lettre, je me précipite à genoux en m’écriant hors de moi :

» — Non, je ne t’ai jamais trahie.

» Ce cri de désespoir réveille Sophie ; ses yeux se tournent vers moi, j’y lis l’effroi que lui inspire mon égarement, et ses mains tremblantes cherchent à essuyer mes larmes.

» Elle fait de vains efforts pour répondre au serment que je lui répète de mourir à l’instant si je n’obtiens son pardon ; mais s’emparant de ma main elle la pose sur son cœur, me sourit, et tombe morte sur mon sein.

» La douleur inconsolable que j’éprouve encore en ce moment, Léonie, peut seule vous donner l’idée de celle qui déchira mon âme lors de cette affreuse séparation. Je m’y abandonnai tellement que j’y aurais probablement succombé sans votre présence et les soins de ma sœur qui s’empressa de tout quitter pour venir me prodiguer ceux de la plus tendre amitié.

» C’est par elle que j’appris l’indigne perfidie de madame d’Aimery qu’une lettre du chevalier de Trémeuil lui avait dévoilée. Ce malheureux jeune homme, dans le remords de la méchante action qu’on lui fit commettre, s’est expatrié pour jamais.

» Vous connaissez maintenant mes torts et mes chagrins, Léonie ; ne soyez pas moins indulgente que votre mère, et laissez-moi, s’il se peut, accomplir, dans votre bonheur, le dernier vœu de sa tendresse. »