Léon Tolstoï, vie et œuvre/Partie 8/Chapitre 2

Traduction par Jean-Wladimir Bienstock.
Mercvre de France (tome 3p. 183-197).


CHAPITRE II


LA CRITIQUE LITTÉRAIRE DE « ANNA KARÉNINE »



Suivant l’ordre que nous avons adopté pour notre aperçu de la littérature critique sur Guerre et Paix, nous examinerons d’abord ce que pensaient de cette œuvre les amis de Tolstoï, les seules opinions auxquelles il attachât de l’importance. Ses principaux amis dans le monde littéraire étaient alors Fet et Strakov. Nous n’avons point leurs critiques mêmes, mais nous pouvons juger de ce qu’elles étaient d’après les réponses de Tolstoï, que nous avons à notre disposition.

Fet avait sans doute lu en épreuves Anna Karénine et exprimé à Tolstoï son opinion, car Tolstoï lui répond, en mars 1874 :

« Vos éloges à Anna Karénine me sont très agréables, et il paraît que partout on en dit du bien. Mais je suis sûr qu’il n’y eut jamais auteur aussi indifférent que moi au succès. D’un côté, l’école ; de l’autre, une chose étrange : le sujet d’une nouvelle œuvre, qui m’a accaparé juste au moment le plus pénible de la maladie de notre enfant ; et cette maladie elle-même, et la mort… »

En 1877, quand le roman parut tout entier, Fet, en écrivit la critique sous le pseudonyme de Bolgov et envoya son article à Tolstoï, à qui il plut beaucoup. À propos de cet article, Tolstoï écrit à Fet le 21 septembre 1877 :

« Que les personnes vraiment intelligentes sont donc rares en ce monde ! Voilà qu’est paru M. Bolgov. Je m’en réjouis, et il se transforme en vous. On peut ne pas reconnaître l’œuvre d’un esprit envers lequel on est indifférent, mais l’œuvre d’un esprit préféré qui se donne pour un autre, c’est aussi étrange et drôle à voir que si moi je venais plaider devant vous, et, vous regardant les yeux ouverts, affirmais que je suis l’avocat Pétrov. Je ne puis louer votre article puisqu’il me loue, mais je suis tout à fait d’accord avec lui, et j’ai un grand plaisir à lire l’analyse de mes pensées dans laquelle toutes mes idées, mes opinions, mes sympathies, mes aspirations les plus intimes sont si exactement comprises et mises à leur vraie place. Je voudrais bien que cet article fût publié. »

N. N. Strakov, au fur à mesure de l’apparition d’Anna Karénine, écrivait à Tolstoï ses impressions. Une longue correspondance fut ainsi échangée entre eux autour du roman. Malheureusement nous n’avons pas les lettres de Strakov, nous ne pouvons que citer quelques-unes des lettres de Tolstoï. Le 2 avril 1876, il exprime à Strakov ce qu’il pense de la critique, en général :

« Merci, cher Nicolas Nicolaievitch, de l’envoi du livre de Gregoriev. J’en ai lu la préface, et ne m’en veuillez pas, mais je sens que même au risque de la prison, je ne lirai jamais tout. Ce n’est point que je n’apprécie pas Gregoriev, au contraire, mais la tique est pour moi ce qu’il y a de plus assommant au monde. Dans la critique d’art, tout est vérité, et l’art n’est l’art que parce qu’il est tout. Je m’aperçois avec crainte que j’ai déjà mon esprit d’été : tout ce que j’ai écrit me dégoûte. J’ai maintenant chez moi les épreuves pour le numéro d’avril, et j’ai peur de n’avoir pas le courage de les corriger. Tout y est mauvais et il faut tout récrire. Il faut barrer tout ce qui est composé, le jeter au panier, y renoncer et dire : Pardon, je suis coupable et ne le ferai plus, et tâcher d’écrire quelque autre chose, moins embrouillé. Voilà dans quel état je suis ; c’est très désagréable. Et ne me faites plus d’éloges pour mon roman. Pascal serrait sa ceinture munie de clous, chaque fois qu’un éloge lui faisait plaisir ; j’ai aussi besoin d’une pareille ceinture. Prouvez-moi votre amitié sincère : ou n’écrivez rien de mon roman ou n’écrivez que ce que vous y voyez de mauvais. Et s’il est vrai, ce que je soupçonne, que j’ai faibli, alors je vous en prie, écrivez-le-moi. Notre métier d’écrivain est hideux, dépravant, chaque écrivain est entouré d’une nuée de louangeurs, qu’il garde avec précaution, et il ne peut avoir aucune idée de sa valeur, ni du moment où son talent commence à faiblir. Je ne voudrais pas tomber dans cette erreur et me dépraver plus longtemps. Je vous prie de m’aider en cela. Surtout ne vous dites pas que votre critique sévère pourrait arrêter l’activité d’un homme qui eût du talent. Mieux vaudrait s’arrêter après Guerre et Paix que d’écrire la Pendule ou autre chose de ce genre[1]. »

« 26 avril 1876. Iasnaïa. Nos lettres, mon cher Nicolas Nicolaievitch, se sont croisées. Je venais de répondre à votre lettre philosophique quand j’ai reçu la réponse si agréable à la mienne. Vous me demandez si vous comprenez bien mon roman et ce que je pense de vos jugements. Sans doute c’est cela. Sans doute votre compréhension m’est infiniment agréable. Mais tous ne sont pas obligés de comprendre comme vous. Peut-être êtes-vous seul amateur de ces choses-là, comme moi ou comme nos chasseurs de Toula. Ils apprécient très cher certaine variété de pigeons, mais ont-ils quelque qualité, ces pigeons, là est la question. De plus, vous le savez, nous autres écrivains, nous passons sans cesse de la tristesse et de l’humilité à l’orgueil insatiable. Je dis cela pour vous expliquer que l’opinion que vous avez de mon roman est juste, mais incomplète. Autrement dit tout est juste, mais vous n’avez exprimé qu’une partie de ce que j’ai voulu dire. Par exemple vous parlez de deux catégories de gens. Cela je le sens, je le sais, mais je ne les avais pas en vue, et quand vous le dites, je comprends que c’est une des vérités qu’on pourrait exprimer. Mais si je voulais exprimer en paroles tout ce que j’ai voulu faire entrer dans mon roman, il me faudrait écrire de nouveau le même roman que je viens de terminer.

« Si les critiques comprennent ce que j’ai voulu dire, et peuvent l’exposer dans leurs articles, alors je les félicite et puis leur assurer qu’ils en savent plus long que moi. Je vous remercie beaucoup. Quand j’ai relu ma lettre triste et humble j’ai compris qu’au fond je demandais des éloges, et vous m’en adressez. Je suis très triste d’avoir commis des erreurs dans la description du mariage, d’autant plus que j’aimais ce chapitre. J’ai peur aussi qu’il n’y en ait dans un cas spécial, dont je parle dans la partie qui paraîtra en avril. Je vous prie de m’écrire si vous en trouvez ou si les autres en trouvent. Vous dites vrai : Guerre et Paix grandit à mes yeux, et je suis heureux quand quelqu’un me le rappelle. Chose étrange, j’ai presque oublié Guerre et Paix. Si les critiques myopes pensent que je n’ai voulu décrire dans mon roman que les dîners d’Oblonsky et les épaules de Mme Karénine, ils se trompent. En tout, presque en tout ce que j’ai écrit, j’ai été guidé par le besoin de rapprocher des idées liées entre elles. Mais chaque pensée exprimée à part perd son sens, et s’appauvrit. Quant au lien, il est formé non par la pensée (je le crois), mais par quelque chose qu’on ne peut exprimer par des mots, qu’on ne peut exprimer qu’indirectement, en décrivant les images, les actions, les situations. Vous le savez mieux que moi. Cette idée m’a occupé tous ces derniers temps. L’une des preuves les plus évidentes de ce fait, ce fut pour moi la tentative de suicide de Vronski, qui vous a plu. Je n’ai jamais rien vu avec autant de clarté. Le chapitre où Vronski détermine son rôle après sa rencontre avec le mari était écrit depuis longtemps, je le corrigeais quand, tout à coup, j’ai compris que Vronski devait se tuer. Et il en résulte maintenant que, pour la vérité, c’était organiquement nécessaire. C’est pourquoi un homme intelligent et charmant comme l’est Grégoriev est si peu intéressant pour moi. Il est vrai que si la critique n’existait pas, vous et Grégoriev, qui comprenez l’art, seriez inutiles. Il est vrai que maintenant, alors que la critique forme les neuf-dixièmes de tout ce qu’on écrit, il faut des hommes qui montrent l’insanité de la recherche des pensées particulières dans les œuvres artistiques, et qui guident le lecteur dans ce labyrinthe où s’enchevêtrent toutes les formes de l’art et leur indiquent la loi de cet enchevêtrement.

« J’ai écrit cette lettre voilà quelques jours et ne voulais pas vous l’envoyer, parce qu’elle respire la vanité de l’auteur flatté. Mais je viens d’écrire sept lettres, et il m’en faudrait écrire une autre, c’est pourquoi je me décide à vous envoyer celle-ci. On ne peut cacher l’alène dans le sac et vous voyez à travers moi. »

Dans une autre lettre, Tolstoï exprime de pareilles pensées très intéressantes en même temps qu’il plaint Tourgueniev, dont l’activité artistique, d’après les on-dit, faiblissait :

« Le succès du dernier chapire d’Anna Karénine, je l’avoue, me fait plaisir. Je ne m’y attendais pas, et vraiment je suis étonné qu’une chose aussi ordinaire, aussi mesquine, plaise. Ce qui m’étonne encore davantage c’est qu’ayant la preuve qu’une chose aussi faible plaît, je ne me mette pas à écrire n’importe quoi, au lieu de faire un certain choix. Je dis cela sincèrement, car c’est à vous que j’écris…

« Je n’ai pas lu Tourgueniev, mais je regrette sincèrement que cette source d’eau pure et merveilleuse, si j’en juge par tout ce que j’ai entendu, se souille d’une telle fange.

« Si tout simplement il se rappelait une journée quelconque et la décrivait, tous seraient ravis. Si banal que ce soit, mais en tout, dans la vie, il ne faut qu’une chose, une qualité négative : ne pas mentir. Dans la vie le mensonge est vilain, mais il ne détruit pas la vie, car, malgré lui, la vérité reste ! Mais dans l’art, le mensonge détruit tout ce qui lie les événements, et tout tombe en poussière[2]. »

Nous citerons aussi l’opinion de Tourgueniev, bien qu’il ne puisse pas compter parmi les amis littéraires de Tolstoï. Nous l’empruntons à sa correspondance privée. Dans une lettre adressée à A. S. Souvorine, le 14 mars 1875, Tourgueniev écrit :

« J’attends avec impatience le premier numéro de vos études. Votre « Portrait littéraire » de L. N. Tolstoï sera certainement très bien. C’est un talent hors ligne mais dans Anna Karénine il a fait fausse route. C’est l’influence de Moscou, de la noblesse slavophile, des vieilles filles orthodoxes, de son isolement et du manque de véritable travail artistique. »

Et au poète Polonski, il écrit :

« Anna Karénine ne me plaît pas, malgré des pages vraiment très belles (les courses, la fenaison, la chasse). Mais tout cela est aigre, sent Moscou, l’encens, les vieilles filles, le slavophilisme, les idées étroites de la noblesse. »

Il nous reste à passer rapidement en revue la critique professionnelle, si l’on peut s’exprimer ainsi, en faisant de nouveau remarquer, comme pour Guerre et Paix, que nous ne nous proposons pas d’étudier la critique d’Anna Karénine au point de vue littéraire, mais comme expression des rapports entre la société et Léon Tolstoï et son œuvre.

À ce second grand roman de Tolstoï, la société, comme il fallait s’y attendre, répondit suivant des considérations de classes n’ayant rien de commun ni avec la critique en général, ni avec le roman en particulier. L’aristocratie accueillit avec faveur le roman, parce que ses héros appartenaient à la haute société. Les slavophiles aimèrent le roman qui, selon Tourgueniev, sentait le slavophilisme. Pour cette même raison, les libéraux le couvrirent de boue.

Mais ce qui nuisit surtout au roman, près de la critique sérieuse, ce fut de paraître à de si longs intervalles. Les critiques et le public étaient fatigués. Des articles suivaient la publication de chaque partie du roman. On émettait des suppositions de toutes sortes, la plupart erronées. Les lecteurs et les critiques, parfois, perdaient patience, et ces derniers l’exprimaient de la façon la plus étrange. Ainsi Skabitchevsky soupçonnait Tolstoï d’être de connivence avec l’éditeur du Rousski Viestnik pour faire durer la publication le plus longtemps possible. Néanmoins, l’intérêt provoqué par Anna Karénine était très vif. On dit que les dames de Moscou envoyaient des gens à la typographie de l’université, où s’imprimait le roman, pour apprendre des compositeurs le sort des héros.

Comme pour Guerre et Paix nous ne citerons que les critiques contemporaines du roman. Parmi celles-ci, Soloviev, qui écrivait alors dans le Peterbourgskia Viedemosti, est frappé de la simplicité artistique d’Anna Karénine. V. V. Tchouiko, dans le Goloss, fait une comparaison très réussie entre Tolstoï et Stendhal. Après avoir analysé les qualités communes aux deux grands écrivains, il les différencie en ces termes :

« La création chez Stendhal est purement théorique, artificielle. Partant d’une proposition psychologique, il construit tout un caractère, et si ce caractère paraît vivant, ce n’est que grâce à la logique extraordinaire avec laquelle il développe les conséquences de cette première proposition, les inéluctabilités définies par la vie et par la situation. Chez le comte Tolstoï, c’est la vie et les hommes qui sont au premier plan. Il aime cette vie et ces hommes avec toute la passion et la sensibilité d’un artiste. Sa création n’est pas un procédé théorique, mais la vie elle-même, telle qu’elle se reflète dans sa pensée… »

Cette opinion de Tchouiko, qui reconnaît une parenté artistique entre Tolstoï et Stendhal, est intéressante, surtout parce que nous savons que Tolstoï aimait beaucoup Stendhal et qu’il dut probablement subir son influence.

V. S. Soloviev, que nous avons cité tout à l’heure, fut désenchanté du roman, après la publication de la deuxième partie, et reprocha à Tolstoï la vulgarité de ses héros. Quant à Tchouiko, il resta fidèle admirateur d’Anna Karénine et défendit Tolstoï contre les attaques de la critique. Mais à l’apparition de la viiie partie, lui-même abandonna Tolstoï et lui reprocha la pauvreté de son idéal.

Avséienko admire le roman et en souligne la tendance aristocratique, qui, selon nous, n’existe pas. À ce propos, il est intéressant de rappeler les paroles de Mikhailovsky, qui défendait Tolstoï contre ceux qu’il appelait « les hommes des cavernes », c’est-à-dire les critiques conservateurs qui s’efforçaient d’attirer Tolstoï dans leur camp :

« Ces malheureux ne comprennent pas que ce qui leur plaît en Tolstoï ce n’est que sa main gauche : le triste écart, le tribut involontaire à cette classe cultivée à laquelle ils appartiennent. Ils seraient heureux d’en faire un gaucher, tandis que lui serait heureux, je pense, de n’avoir pas de main gauche. Ce n’est qu’une supposition, je le répète, mais il me semble que le comte Tolstoï doit être offensé des louanges de ces hommes des cavernes, adressées à sa main gauche. Personnellement, j’ai toujours honte pour le comte Tolstoï quand je vois les efforts non infructueux de ces hommes à le salir de leur voisinage moral. Je suis gêné, non que je désirerais être moi-même du côté du comte Tolstoï, si séduisant que ce soit, mais parce qu’en le souillant de leur contact ils privent presque totalement la société de sa main droite. »

À côté de ces critiques sinon enthousiastes du moins respectables, il nous faut mentionner aussi les éreintements. Un critique remarque ironiquement qu’Anna Karénine a la prétention d’être un roman de mœurs, alors que pas un de ses personnages n’est vivant et n’a son prototype dans la vie réelle. Skabitchevsky trouve que tout le roman est « pénétré de l’odeur idyllique des langes ». La scène de la chute d’Anna lui semble une « niaiserie mélodramatique dans le goût des vieux romans français, appropriée aux amours vulgaires d’un snob et d’une dame de Pétersbourg ayant un faible pour les brandebourgs ». P. Tkatchov, dans la revue libérale Dielo (l’Œuvre), va plus loin. Analysant une série des œuvres de Tolstoï, il trouve que l’idée fondamentale de Anna Karénine est celle-ci :

« Le but de la vie de l’homme est dans la jouissance égoïste des plaisirs sexuels, et leur résultat : le bouleversement de la famille, au sens le plus grossier et le plus cynique. »

Puis, parodiant le style de Tolstoï, il lui propose d’écrire un roman où seront présentés l’amour de Lévine pour sa vache et la jalousie de Kitty. Stankevitch, dans les nos 4 et 5 du Messager de l’Europe, 1878, fait une longue critique d’Anna Karénine, qu’il ne parvient pas à prendre au sérieux.

Enfin citons l’opinion du seul écrivain russe, qui, selon nous, puisse s’égaler à Tolstoï : Th. M. Dostoïevski. Par une aberration étrange, ce grand esprit et ce grand cœur s’était laissé entraîner par les événements politiques de la fin des années 70, et défendait la nécessité et les bienfaits de la guerre orientale. La dernière partie d’Anna Karénine ne pouvait donc espérer son approbation. Mais cette divergence d’opinion ne l’empêcha point de reconnaître la valeur du roman. Il écrit en effet, dans son Journal d’un écrivain : « Anna Karénine est une œuvre d’art parfaite qui arrive tout à fait à propos, un livre en tout différent de ce qui se publie en Europe ; son idée est complètement russe. Il y a en ce roman quelque chose de notre « parole nouvelle », d’une parole qu’on n’a pas entendue encore en Europe, et qui serait pourtant bien nécessaire aux peuples d’Occident, quelle que soit leur fierté. Je ne veux pas verser dans la critique littéraire. Je me ferai comprendre en quelques mots. Dans Anna Karénine, vous trouverez une opinion sur la responsabilité, sur la culpabilité humaine. Il s’agit de gens qui, entraînés dans le torrent du mensonge contemporain, commettent une faute grave qui les perd. Vous voyez que la théorie n’est pas inconnue des Européens. Mais comment la question se résoudrait-elle en Europe ? De deux façons. Ou l’on admettrait qu’il y a un code du bien et du mal établi peu à peu par les sages de l’humanité à la suite d’un profond et philosophique examen de l’âme de leurs semblables, et que celui qui ne suit pas ce code à la lettre doit payer son manquement aux lois admises, de sa vie, de sa liberté, de sa fortune. Ou bien il serait dit que la société étant organisée de façon anormale et antinaturelle, il est inadmissible que les coupables aient à pâtir des conséquences de leurs actes. Donc le criminel ne serait pas responsable, ou plutôt il n’y aurait pas de crime. Pour en finir avec les crimes et la culpabilité humaine, il faudrait en finir avec la société et son organisation anormale…

« Dans l’opinion de l’auteur russe, aucune réglementation neuve de la fourmilière, aucun triomphe du « quatrième état », aucune extinction du paupérisme, ne sauront sauver l’humanité des anomalies en matière de culpabilité et de responsabilité. Cela est fermement établi, après un puissant et philosophique examen de l’âme humaine, avec une force et un réalisme d’expression artistique inouïs jusqu’à présent chez nous. Il est clair, évident, que le mal se cache plus profondément en l’homme que ne le supposent les médecins socialistes. Dans aucune société humaine organisée, on ne supprimera le mal qui est dans l’âme des hommes, laquelle demeurera la même, en dépit de tous les médecins et de tous les juges. Le juge humain doit savoir lui-même qu’il n’est pas un juge définitif, n’étant qu’un pécheur comme les autres, qu’il est absurde qu’il puisse juger, s’il n’a recours à l’unique moyen de comprendre, qui est la charité, l’amour… »


Après avoir parcouru la série des articles critiques publiés lors de l’apparition d’Anna Karénine, notre avis est que la critique (Dostoievski excepté) n’a pas compris ce roman, qu’elle ne l’a pas apprécié dans son ensemble, et ne s’est pas rendu compte de l’importance des questions fondamentales de la vie humaine que l’auteur envisage. La critique s’est attachée surtout au côté extérieur, à la fiction plutôt qu’à l’idée. À l’aide des données dont nous disposons, nous tâcherons d’indiquer l’idée maîtresse de cette œuvre et de définir sa place dans le développement général de la personne morale de Tolstoï.

Si dans Guerre et Paix Tolstoï nous présente le tableau de l’humanité européenne dans ses diverses attitudes et nous donne ensuite les types de cette époque, dont chacun semble être le représentant de l’espèce, dans Anna Karénine il nous donne le tableau complet d’un groupe particulier d’hommes réunis par hasard, et pris dans le train de la vie de famille. En lisant Guerre et Paix, on se sent transporté sur une hauteur d’où l’on contemple la majesté du panorama dans lequel l’artiste, d’une main habile, fait défiler devant nous les foules et les personnes avec leurs justes proportions et leurs vrais caractères, adoucis néanmoins par les voiles du passé. Avec Anna Karénine, on a devant soi le foyer familial, le salon mondain, l’izba des paysans, avec leurs moindres détails. Les gens qui peuplent ce tableau vivent en contact immédiat avec vous. Et l’auteur s’est attaché à la peinture de ces mouvements moraux qui composent la vie de chacun de ses personnages et aussi la vie de toute l’humanité.

Voilà pour le côté extérieur du roman. Par l’aperçu historique du roman, le lecteur sait qu’il fut commencé à l’improviste, qu’une remarque accidentelle en fut le prétexte. Mais Tolstoï y fut certainement amené par des causes plus profondes. Nous savons que depuis longtemps il compulsait des matériaux historiques en vue d’un roman de l’époque de Pierre ier. Ces recherches ne lui donnèrent pas ce qu’il espérait et nous pensons que l’effort d’imagination qu’il devait faire pour ranimer cette époque le fatigua. Anna Karénine parut comme une réaction, comme un repos. Un événement banal, la mort tragique d’une femme, le vide et la bassesse des intérêts du milieu mondain qu’il connaissait, le tableau idyllique de la vie de famille, la vie des personnes de son monde opposée à la vie du peuple furent la glaise avec laquelle Tolstoï pétrit ses images. En outre, Tolstoï y met l’empreinte de sa vie personnelle, extérieure et intérieure, toujours si forte et originale. Il força Lévine à revivre devant le lecteur ses propres souffrances morales, à lier sur la voie claire où lui-même était arrivé après des luttes et des souffrances infinies, et la conscience plus complète de la lumière qui l’aveuglait.

Cependant il ne faudrait pas confondre l’invention artistique avec le fait réel. Lévine n’est pas tout Tolstoï. C’est un type moyen qui lui est sympathique. La conversion de Lévine, écrite à la fin de 1876, n’est pas celle de Tolstoï. Mais l’artiste se prophétise son avenir et entrevoit la route où le mènera l’implacable raison.

Deux idées principales traversent tout le roman. L’une, que Dostoievski a si bien comprise et qu’exprime ce verset de la Bible inscrit en tête du roman : « C’est à moi que la vengeance appartient, dit le Seigneur, et je le rendrai. » Le crime contre la loi morale supérieure mène inévitablement à la perte. Mais l’homme ne peut être juge ni de ce crime ni de ces criminels. Cette idée générale, négative, imperceptiblement, par des procédés artistiques, se transforme en une idée positive, générale aussi par l’essence, mais exprimée d’une façon particulière, subjective : l’idée que l’homme conscient doit placer le but de sa vie en dehors du moi. Il doit vivre pour l’âme, pour Dieu, sans quoi sa perte est inévitable. Il est facile de voir que dans le développement de cette idée est présenté l’un des épisodes de cette grande lutte qui se livrait dans l’âme de l’auteur, et dont il sortit victorieux et éclairé.

  1. Archives de V. G. Tchertkov.
  2. Archives de V. G. Tchertkov.