Léon Tolstoï, vie et œuvre/Partie 8/Chapitre 1

Traduction par Jean-Wladimir Bienstock.
Mercvre de France (tome 3p. 171-182).


CHAPITRE i


« ANNA KARÉNINE »
ET LES ESSAIS LITTÉRAIRES PRÉCÉDENTS



Après Guerre et Paix, Tolstoï s’était laissé séduire par l’œuvre de l’enseignement populaire qui l’entraîna à la composition du Syllabaire et à d’autres expériences pédagogiques. Par instants il ressentait bien un certain besoin de création artistique, mais la responsabilité morale qu’il se sentait envers le peuple, le désir de lui faciliter la voie du vrai progrès étouffaient en lui ce besoin créateur. Dans sa correspondance de cette époque, nous trouvons la trace de cette lutte intime. Ainsi, en automne 1870, il écrit à Fet :

« Je chasse, mais déjà le suc commence à couler, et je pose la coupe. Est-ce un bon suc ou un mauvais, peu importe, mais c’est très agréable de l’exprimer pendant les longues et merveilleuses soirées d’automne. »

En février de la même année, il lui écrivait :

« Je rêve de vous raconter beaucoup, beaucoup de choses. J’ai lu Shakespeare, Gœthe, Pouschkine, Gogol, Molière, et de tout cela j’ai beaucoup à vous dire. »

Dans la lettre suivante, il exprime plus clairement son idée :

« Vous voulez me lire une nouvelle sur les mœurs de la cavalerie. Je pense que c’est bien si c’est écrit simplement, sans recherche de situations et de caractères. Moi je ne veux rien vous lire car je n’écris rien, mais je désire vivement causer avec vous de Shakespeare, de Gœthe, et, en général, du drame. Tout cet hiver je me suis occupé presque exclusivement du drame, et comme il arrive toujours aux hommes qui, jusqu’à l’âge de quarante ans, n’ont pas réfléchi à un certain sujet, n’en ont aucune idée, tout d’un coup, avec la clarté de leurs quarante ans, ils font attention à ce sujet négligé, et il leur paraît toujours qu’ils y voient beaucoup de choses nouvelles. Tout cet hiver, je n’ai fait que dormir, jouer au bésigue, patiner, courir, mais j’ai surtout gardé le lit (malade), et quand je suis là, les personnages du drame ou de la comédie commencent à agir. Et ils le font très bien. C’est de quoi je veux vous parler. En cela comme en tout, vous êtes un classique et vous comprenez très profondément le sens des choses. Je voudrais aussi lire Sophocle et Euripide. »

Tolstoï avait conçu le projet d’écrire un drame historique et s’était arrêté à l’époque de Pierre ier. Malheureusement, de ce drame Tolstoï n’écrivit qu’une scène : la réunion des Strelitz. L’une des causes qui le firent abandonner ce drame, ce fut le manque de sources où se documenter. Mais l’époque de Pierre l’intéressait de plus en plus, et en 1872, dès qu’il se fut débarrassé du Syllabaire, il commença un grand roman. D’après les lettres adressées alors à des parents et à des amis, nous voyons avec quelle ardeur il s’y donnait. Par exemple, en février 1872, il écrit à Fet :

« J’ai terminé mon Syllabaire : il est à l’imprimerie, et je commence à écrire une œuvre très intéressante dont je ne parlerai pas, non seulement par lettre, mais même de vive voix, bien que vous soyez celui à qui l’on peut tout raconter. »

En automne, il se met d’arrache-pied à cette besogne. Le 17 novembre 1870, la comtesse Sophie Andreievna écrit à son frère :

« Maintenant nous avons une vie très sérieuse, on travaille toute la journée. Léon est assis devant une foule de livres, de portraits, de tableaux, et, les sourcils froncés, lit, examine, prend des notes. Le soir, quand les enfants sont couchés, il me raconte ses plans et ce qu’il veut écrire. Parfois il est désenchanté : il est saisi de désespoir et pense qu’il n’en sortira rien. Parfois, au contraire, il est plein d’enthousiasme pour son travail. Mais, jusqu’à présent, on ne peut encore dire qu’il écrit, il ne fait que se préparer à écrire. Il a choisi l’époque de Pierre le Grand. »

Et en décembre :

« Léon ne fait que lire des livres historiques sur l’époque de Pierre le Grand, et il s’y intéresse beaucoup. Il note divers traits de caractère et de mœurs du peuple et des boyards, ainsi que de Pierre. Il ignore lui-même ce qui résultera de son travail. Mais il me semble qu’il écrira de nouveau une épopée semblable à Guerre et Paix, mais sur l’époque de Pierre le Grand. »

Presque à la même date, le 11 décembre, Tolstoï écrit lui-même à Strakov : « Jusqu’à présent, je ne travaille pas. Je me suis entouré d’ouvrages sur Pierre et son époque. Je lis, je note et tâche d’écrire, mais je ne le puis pas. Mais quelle merveilleuse époque pour un artiste ! Quoi qu’on regarde, partout des problèmes, des mystères, que la poésie seule peut dévoiler. C’est là qu’est le nœud de toute la vie russe… Il me semble que rien ne sortira de mes préparatifs ; ils durent trop longtemps, et je m’émeus trop. D’ailleurs, je n’en serai pas triste[1]. »

Au mois de mars 1878, la comtesse écrit encore à sa sœur sur ce même sujet :

« Tous les personnages de l’époque de Pierre le Grand sont prêts, habillés, parés, mis à leur place, mais ils ne respirent pas encore. Hier je le lui ai dit. Il en a convenu. Peut-être vont-ils se mouvoir, se mettre à vivre, mais ce n’est pas encore[2]. »

Et dans le carnet de Tolstoï nous trouvons quelques notes précieuses pour l’histoire et la psychologie de cette création.

D’abord l’esquisse d’un tableau printanier. « Le printemps. Le soir. À l’horizon des nuages bas, sombres, déchiquetés. Calme, humide, sombre, parfumé, lumière lilas, le bétail, la porte… les flocons de poil hivernal, les feuilles de bouleaux molles comme chiffe. Touffes bleues de myosotis… abeilles, bourdonnements ; primevères jaunes… Sur l’herbe, dans la rosée, le spectre solaire. Chant du rossignol, le coucou… Les routes sont encore peu tracées. Bruit des ruisseaux grossis… Orion et Sirius en déclin.

Puis enfin cette note écrite en français, témoignage d’un contemporain étranger sur Pierre le Grand :

« Pierre ier. C’est un homme d’un tempérament violent qui prend aisément feu, et qui est brutal dans sa colère. Il augmente son ardeur naturelle en buvant beaucoup d’eau-de-vie. Il est sujet à des mouvements convulsifs de tout le corps et sa tête paraît en être affectée. Il ne manque pas de capacités et il a plus de connaissances qu’on ne pourrait en attendre. Il paraît être destiné plutôt à être charpentier que grand prince. Il travaillait beaucoup lui-même et y obligeait les autres. Il dit qu’il établira une grande flotte à Azoff et s’en servira contre les Turcs. Mais il ne me paraît pas capable d’une telle entreprise, quoique plus tard…

« Il entend peu ce qui concerne la guerre et a peu de curiosité à ce sujet[3]. »

Tolstoï écrivit plusieurs commencements de ce roman ; à la fin, mécontent de tous, il abandonna ce travail, disant : « Je ne puis ressusciter assez vivement dans mon imagination, cette époque. Je rencontre des difficultés à cause de l’ignorance des mœurs, des détails, et cela entrave mon travail. »

S. A. Bers, qui se trouvait alors à Iasnaïa Poliana, raconte comme suit les causes de l’abandon du roman :

« En été 1873, Léon Nicolaievitch cessa ses recherches sur cette époque. Il disait que son opinion sur Pierre ier étant diamétralement contraire à l’opinion générale, toute cette époque lui était devenue antipathique. Il affirmait que le personnage de Pierre ier n’avait rien de grand, et que toute son activité avait été mauvaise. Ses prétendues réformes, selon lui, n’avaient point pour but le bien de l’État, mais des avantages personnels. Il ne fonda Pétersbourg que pour fuir l’irritation des boyards, et être plus libre dans sa vie immorale. Ses réformes, il les emprunta à la Saxe, où les lois étaient alors les plus cruelles, et où florissait l’immoralité. C’est par cela que Léon Nicolaievitch expliquait l’amitié de Pierre pour le grand-duc de Saxe, qui était le personnage le plus dissolu, parmi les souverains de cette époque. Dans l’amitié de Pierre ier avec le boulanger Menchikov et le déserteur suisse, Lefort, Tolstoï voyait une preuve de mépris pour les boyards, parmi lesquels il ne pouvait trouver de compagnons d’orgie. Mais il était surtout révolté par le meurtre du tzarévitch Alexis[4]. »

L’étude de l’époque de Pierre ier attira forcément l’attention de Tolstoï sur la période suivante : le règne des diverses impératrices et de leurs favoris, et il eut l’intention d’écrire un roman intitulé Mirovitch ; mais il n’en fit rien. Découragé par l’étude des matériaux de l’époque de Pierre, Tolstoï sentait le besoin d’orienter ses forces d’un autre côté ; une étude de mœurs le séduisait assez ; et un léger prétexte le fit s’arrêter définitivement à ce nouveau parti. Voici ce que racontent, à ce propos, les familiers de Tolstoï :

« En 1873, la tante préférée de Léon Nicolaievitch : T. A. Ergolski, terminait doucement sa vie. Elle était couchée dans sa chambre, le fils aîné de Tolstoï, Serge, qui avait dix ans, lui lisait à haute voix une nouvelle de Pouschkine. Sophie Andréievna était dans la chambre et tricotait. La vieille s’assoupit, et on cessa la lecture. Le livre de Pouschkine était ouvert à la page où commençaient les Feuilles détachées.

« À ce moment, Léon Nicolaievitch entra dans la chambre. Il prit le livre et lut : « La veille de la fête les invités commencèrent à se réunir… » Ce commencement plut beaucoup à Tolstoï. « Voilà comment il faut commencer, dit-il. Le lecteur est ainsi transporté d’un coup dans l’action même. Un autre écrivain aurait commencé par la description des invités, des chambres, et Pouschkine, lui, va droit au but. » Quelqu’un des assistants proposa à Tolstoï, en plaisantant, de s’approprier ce commencement et d’écrire un roman. Tolstoï se retira dans sa chambre et jeta immédiatement sur le papier le commencement d’Anna Karénine, qui, dans la première version, débutait ainsi : « Tout était bouleversé dans la maison des Oblonski… » Par la suite, Léon Nicolaievitch ajouta les premières lignes du roman, qui expriment une remarque psychologique qu’il avait faite : « Toutes les familles heureuses se ressemblent, chaque famille malheureuse est malheureuse à sa façon. »

Ceci se passait le 19 mars 1873. Le lendemain, la comtesse Tolstoï écrivit à sa sœur :

« Hier, Léon s’est mis tout d’un coup à écrire un roman de la vie contemporaine. Le sujet : la femme infidèle et tout le drame qui en résulte. Je suis très heureuse. »

La fin tragique du roman : le suicide d’Anna, fut inspirée par un événement vrai, que la comtesse Tolstoï, dans une lettre à sa sœur, datée du 10 janvier 1872, décrivait ainsi :

« Chez nous, à Iassenki, il est arrivé une histoire très dramatique. Tu te rappelles, chez Bibikov, Anna Stepanovna ? Eh bien ! cette Anna Stepanovna était jalouse de toutes les gouvernantes qu’avait Bibikov. Elle se montra si jalouse de la dernière qu’enfin Bibikov se fâcha et se querella avec elle ; sur quoi Anna Stepanovna le quitta et partit à Toula.

« Pendant trois jours, on ne sut où elle était. Enfin le troisième jour, elle parut à Iassenki, à cinq heures du soir, avec un petit paquet. À la gare, elle remit au cocher une lettre pour Bibikov, et lui donna un rouble de pourboire.

« Bibikov refusa la lettre, et quand le cocher retourna à la gare, il apprit qu’Anna Stepanovna s’était jetée sous le train et avait été écrasée. Elle l’avait certainement fait exprès. Le juge d’instruction est venu et on a lu sa lettre. Elle y disait : « Vous êtes mon meurtrier ; soyez heureux si les assassins peuvent l’être. Si vous le désirez, vous pourrez voir mon cadavre sur les rails, à Iassenki. »

« Léon et l’oncle Kostia sont allés voir l’autopsie. C’est arrivé la veille des Rois[5]. »

Dans Anna Karénine, à côté de l’intrigue d’Anna et de Vronski, qui agissent selon le texte biblique : « C’est à moi que la vengeance appartient », Tolstoï a placé l’idylle de Kitty et de Lévine, où il introduit beaucoup de traits autobiographiques.

Plusieurs personnes sont décrites d’après nature, en commençant par Agafia Mikhailovna, qui exista en effet sous ce nom, et mourut il y a seulement quelques années, et finissant par Lévine, dont le type psychologique représente l’auteur lui-même, avec toute son orginalité de pensées, de sentiments, d’actions, et, principalement, sa lutte morale et la recherche de la vérité dans la foi du peuple.

Le type d’Anna rappelle Mme Gartung, la fille de Pouschkine. Dans la baronne malade et Varenka, on peut reconnaître une certaine princesse Golitzine et sa pupille Katenka. De même Oblonski, Koznichev, etc., possèdent plusieurs traits propres à des parents et à des amis de Tolstoï. Dans la caractéristique du frère de Lévine, Nicolas, et surtout dans la description de sa mort, on peut reconnaître facilement le frère de L. Tolstoï, Dmitri.

Au printemps de 1874, Tolstoï apporta au Rousski Viestnik le commencement de son roman. À la fin de 1876, le travail, d’abord lent, va plus vite. La comtesse écrit à sa sœur au commencement de décembre :

« Enfin, nous écrivons Anna Karénine comme il faut, c’est-à-dire sans interruptions. Léon, animé et concentré, chaque jour ajoute un chapitre entier, et moi, je recopie aussi rapidement que possible ; même maintenant, sous cette lettre, il y a des pages du nouveau chapitre qu’il a écrit hier. Katkov a télégraphié avant hier d’envoyer quelques chapitres pour le numéro de décembre. Ces jours-ci Léon ira lui-même à Moscou lui porter son roman. Je pense qu’on publiera quelque chose en décembre et que désormais tout ira bien[6]. »

Au moment de faire paraître l’épilogue, il se produisit entre Tolstoï et Katkov un malentendu qui amena une rupture entre l’auteur et l’éditeur. Dans la dernière partie d’Anna Karénine, Tolstoï, sauf la description de la transformation morale qui s’accomplit en Lévine, raconte le sort du malheureux Vronski, qui, de désespoir, part pour la Serbie, comme volontaire, conduisant un détachement de cavalerie qu’il a équipé. Pour la société d’alors, c’était là un acte noble, héroïque, mais, dans le roman, Lévine critique avec peu de bienveillance, et raille même ce mouvement des volontaires, comme un de ces engouements à la mode qui se succèdent dans la société oisive. Katkov, au contraire, usait de tous les moyens dont il pouvait disposer pour exciter l’opinion et entraîner la Russie à la guerre contre les Turcs. Sur cette question, Tolstoï et Katkov ne pouvaient donc s’entendre et ils se séparèrent définitivement.

Le 22 mai 1877, Tolstoï écrit à Strakov :

« Je viens de recevoir votre deuxième lettre, et j’ai eu honte. J’ai été empêché de vous écrire, d’abord par mon roman, ensuite parce que je ne voulais rien vous dire avant que vous n’ayez lu la dernière partie. Elle est écrite depuis longtemps et je l’ai corrigée déjà deux fois. Ces jours-ci on me l’enverra pour la rédaction définitive. Malgré cela, j’ai peur qu’elle ne paraisse encore de sitôt ; et c’est à ce sujet que je veux vous demander conseil et aide. Il se trouve que Katkov ne partage pas mes idées, — ce qui ne m’étonne pas, puisque je blâme précisément des hommes comme lui — et, en y mettant des formes, me demande d’adoucir certains passages. Il m’agace terriblement, je lui ai déjà déclaré que s’il ne veut pas publier la fin telle quelle, je la donnerai ailleurs. Et ce sera ainsi. Il serait sans doute plus commode de paraître en brochure à part, et de vendre séparément, mais dans ce cas, il y a la censure. Que me conseillez-vous : publier à part, en passant par la censure, ou dans une revue sans censure : le Messager de l’Europe, Niva, le Pèlerin, etc. ?

« Laquelle, peu m’importe, pourvu seulement que ce soit le plus vite possible et sans adoucissement ni compromis, je vous en prie, conseillez-moi, aidez-moi. Peut-être m’arrangerai-je encore avec Katkov, mais je voudrais bien savoir que faire en cas de désaccord[7]. »

Sur le conseil de Strakov, Tolstoï décida de faire paraître en brochure la huitième partie d’Anna Karénine, puisqu’il n’avait pu s’entendre avec Katkov. Quant à la rédaction du Rousski Viestnik, au lieu de déclarer franchement la raison qui la séparait de l’auteur, elle publiait la note suivante dans son numéro de mai 1875 :

« Dans notre précédent numéro, au bas du roman Anna Karénine nous avions mis : « La fin au prochain numéro. » Mais avec la mort de l’héroïne, le roman proprement dit est terminé. D’après le plan de l’auteur, il y aurait encore un petit épilogue d’environ deux feuilles, duquel le lecteur apprendrait que Vronski, désemparé et désolé de la mort d’Anna, part comme volontaire pour la Serbie ; que tous les autres personnages restent vivants et bien portants ; que Lévine demeure dans ses terres et maugrée contre le comité slave et les volontaires. Peut-être l’auteur développera-t-il ce chapitre dans l’édition spéciale de son roman. »

  1. Archives de V. G. Tchertkov.
  2. Archives de T. A. Kouzminsky.
  3. Archives de L. N. Tolstoï.
  4. S. A. Bers, Souvenirs sur Tolstoï.
  5. Archives de T. A. Kouzminsky.
  6. Archives de T. A. Kouzminsky.
  7. Archives de V. G. Tchertkov.