Léon Tolstoï, vie et œuvre/Partie 6/Chapitre 4
CHAPITRE IV
PENDANT LES ANNÉES 60
Dans notre rapide étude historique de Guerre et Paix nous avons laissé la vie privée de Léon Nicolaievitch, au moment où il retourne chez lui, après la guérison de son bras, c’est-à-dire en décembre 1864.
Au printemps de 1865, débarrassé du travail de Guerre et Paix, Tolstoï relit Gœthe, et il note dans son journal cette phrase sur Faust : « La poésie de la pensée, la poésie qui exprime ce que ne peut exprimer aucun autre art. » La même année à propos de ses lectures, nous trouvons cette autre note intéressante. « J’ai lu Trollop, c’est bien. Il y a la poésie d’un romancier : 1o dans l’intérêt de la combinaison des événements — Braddon. Mes Cosaques (futurs)[1] ; 2o dans les tableaux de mœurs basés sur les événements historiques — Odyssée, Iliade, 1805 ; 3o dans la beauté et le comique de la situation. — Pickwik, Le champs de chasse[2] ; 4o dans le caractère des hommes — Hamlet et mes futurs travaux. »
Parfois Tolstoï était ressaisi de la soif de l’amour pour soi et pour les autres. Son heureuse vie de famille ne lui suffisait pas. Elle le distrayait, par les soucis, de son travail intérieur, mais ne pouvait étouffer le juge sévère qui demeurait en lui, et rappelait son existence. Aussi, en février 1865, Tolstoï écrit à T. A. Bers.
« Voilà deux jours que je me répète sans cesse que le monde est très triste parce que nous tous sommes des égoïstes, et moi le premier. Je ne fais de reproches à personne, mais je pense que c’est très mal, qu’il n’y a pas d’égoïsme seulement entre le mari et la femme quand ils s’aiment. Depuis deux mois nous vivons seuls avec les enfants, qui sont les plus grands égoïstes, et personne ne s’intéresse à nous. À Pirogovo on nous a oubliés. Nous pensons qu’il en est de même à Moscou, et soi-même on oublie peu à peu. Je ne puis raconter ce que je désire, mais toi tu es jeune et peut-être comprendras-tu. Moi, depuis deux jours je n’ai que cela en tête. Ce sont les Fet qui m’ont amené à cette idée. Je t’en prie, écris quand même (que ce soit la vérité ou non) que tu nous aimes pour nous-mêmes. J’aime Dorka[3] parce qu’il n’est pas égoïste. Ce serait bien d’apprendre à vivre pour se réjouir toujours du bonheur des autres. Ne lis à personne ce que j’écris, on penserait que je suis devenu fou. Je viens de m’éveiller et dans ma tête il y a du brouillard, de l’irritation, comme à 15 ans. On veut comprendre ce que l’on ne peut comprendre, et pour tous on ressent de la tendresse et de l’irritation[4]. »
Ils passèrent février et une partie de mars à Moscou. De là, Tolstoï écrit à sa tante Tatiana Alexandrovna qui est restée à Iasnaia :
« Nous vivons comme toujours. Sonia et les enfants, Dieu merci, sont bien portants. Chez les Bers aussi tout va bien. Nous les voyons chaque jour, et chaque jour quelqu’un chez nous ou nous chez quelqu’un — les Perfilev, Gortchakov, le petit Obolensky avec sa femme. Aujourd’hui viendra chez moi Tchitcherine, que vous aimiez tant, et qui est toujours le même. Je pense que Sonia ajoutera quelques mots. Moi, je me hâte et vous écris pour vous demander un service. J’ai envoyé hier, à votre nom, des graines. Soyez assez aimable pour les donner au jardinier, et dites-lui qu’il ne sème pas les plantes de serre — azalées, camélias, acacias, etc. — avant mon arrivée. Il ne sait pas dans quelle terre ni comment les semer. Nous n’avons pas encore reçu un mot de vous. Écrivez-nous quelques lignes, que nous sachions au moins si vous êtes bien portants. Que font Serge et Machenka avec les enfants ? »
Dès que ce fut possible, ils retournèrent à Iasnaia Poliana. Là, c’est de nouveau le tohu-bohu, les parents, les amis, l’exploitation, la chasse. Au mois de mai 1865, Tolstoï écrit à Fet une lettre intéressante où s’exprime son état d’âme d’alors.
« Pardonnez-moi, cher Afanassi Afanassiévitch, d’avoir tant tardé à vous répondre. Je ne sais vraiment comment cela s’est fait. Il est vrai que, pendant ce temps, un des enfants a été malade et moi-même j’ai failli avoir une très forte fièvre ; j’ai gardé le lit trois jours. Maintenant chez nous tout va bien et c’est même très gai. Tania est avec nous ainsi que ma sœur et ses enfants. Nos enfants sont en bonne santé et passent toute la journée à l’air. Moi j’écris peu à peu et suis content de mon travail. Il y a encore des bécasses, et chaque soir je tire « sur elles » ou plutôt devant elles. L’agriculture va bien, c’est-à-dire m’inquiète très peu et c’est tout ce que j’exige d’elle. C’est tout en ce qui me concerne.
« À votre question sur l’école de Iasnaia Poliana, je réponds négativement. Vos raisons sont bonnes, mais comme les revues l’ont oubliée, je ne veux pas la leur rappeler, non que je renie ce que j’ai dit là, mais au contraire parce que je ne cesse d’y penser, et, si Dieu me prête vie, j’espère faire de tout cela un livre avec les conclusions auxquelles m’a conduit l’ardeur passionnée consacrée à cette œuvre durant trois années…
« Notre affaire, à nous, agriculteurs, est actuellement semblable aux affaires d’un capitaliste possesseur d’actions qui ont perdu leur valeur et ne se cotent pas à la Bourse. L’affaire va très mal. Pour ma part, j’ai résolu de ne pas lui accorder trop d’attention et de travail, afin de ne pas être privé de ma tranquillité. Ces derniers temps je suis content de mes affaires, mais la marche générale des événements, c’est-à-dire les malheurs du peuple qui s’annoncent, la famine, chaque jour me tourmentent de plus en plus. C’est étrange, bien et terrible à la fois : sur notre table, sur la nappe éblouissante, des radis roses, du beurre jaune, du bon pain blanc ; dans le jardin, la verdure ; les jeunes femmes, en robes de mousseline, sont contentes de la chaleur et de l’ombre ; et là-bas la famine, ce fléau, poursuit son œuvre, couvre les champs de mauvaises herbes, fendille la terre sèche, coupe les talons des paysans, détruit les sabots du bétail. C’est vraiment terrible !
« Et chez vous, comment cela va-t-il ? Écrivez exactement et en détail. Botkine est chez vous ; serrez-lui la main de ma part. Pourquoi n’est-il pas venu nous voir ? Je pars un de ces jours-ci pour Nikolskoié, encore seul, sans ma famille, c’est pourquoi pour peu de temps et je ne passerai pas chez vous. Mais ce serait bien si la fortune vous amenait en même temps chez Borissov…
« Quel méchant sort vous poursuit ? Par vos conversations j’ai toujours vu qu’il n’y avait qu’un seul côté de l’exploitation que vous aimiez et qui vous procurait du plaisir : le haras, et c’est précisément sur lui que s’abat le malheur ! Il vous faut de nouveau atteler votre chariot. Et l’idée et l’art sont depuis longtemps délaissés. Moi, j’ai déjà rattelé, c’est pourquoi je pars plus calme.
« Assez, le récit de Tourgueniev ne me plaît pas. La personnalité et la subjectivité, c’est bien, mais avec beaucoup de vie et de passion. Tandis que sa subjectivité est pleine de souffrance sans vie. »
À la date du 19 avril 1865, nous trouvons dans le journal de Tolstoï : « Iasnaia Poliana. Le but de la Russie, au point de vue de l’histoire universelle, est d’apporter dans le monde l’idée de l’organisation sociale de la propriété foncière.
« La propriété c’est le vol » restera une vérité, plus grande que la vérité de la constitution anglaise, tant qu’existera le genre humain. C’est une vérité absolue. Mais il y a aussi des vérités relatives, appliquées, qui en découlent. La première de ces vérités relatives, c’est l’opinion du peuple russe sur la propriété. Le peuple russe nie la propriété la plus solide, la plus indépendante du travail, la propriété qui gêne plus que toute autre son droit : la propriété foncière. Ce n’est pas un rêve. C’est un fait qui trouve son expression dans les communes paysannes et dans celles des Cosaques. Cette vérité est comprise également par le savant russe et par le paysan, qui dit : « Qu’on nous inscrive aux Cosaques, et la terre sera libre. » Cette idée a un avenir. Ce n’est que sur elle que peut se baser la révolution russe. La révolution ne sera ni contre le tzar ni contre le despotisme, mais contre la propriété foncière. Elle dira : « De moi, de l’homme, prends ce que tu veux, mais la terre laisse-la nous toute. » — La monarchie n’empêche pas mais facilite cet ordre de choses. (Tout cela je l’ai vu en rêve, le 13 août)[5]. »
Nous voyons ainsi que la grande idée de l’abolition de la propriété foncière que Tolstoï propage à présent, et qui détermine sa sympathie aux idées de Henri George, que cette idée germa il y a quarante ans. Le songe n’est que le reflet de la réalité ; que Tolstoï ait pu penser ainsi en dormant, cela prouve seulement l’intensité de sa pensée réelle.
Plus loin nous trouvons une note sur ses lectures :
« 23 septembre ». J’ai lu Consuclo. Une stupidité avec des phrases empruntées à la science, la philosophie, l’art et la morale. C’est un pâté fait de farine moisie et de beurre rance, aux truffes, au sterlet et à l’ananas. »
Cette même année Tolstoï lut aussi Molière.
Le journal de Tolstoï, à dater du 1er novembre 1865, présente une interruption de treize années. Nous l’attribuons aux soucis domestiques et aussi à l’activité littéraire qui alors absorba toutes ses forces spirituelles.
Nous avons déjà mentionné qu’à cette période de sa vie un des plaisirs favoris de Tolstoï était la chasse. Mme T. A. Kouzminsky, qui accompagnait souvent Léon Nicolaievitch dans ses parties de chasse, en relate ainsi un épisode.
« Il était infatigable. Son entraînement à la chasse était si grand que rien ne pouvait l’arrêter. Je me souviens qu’une fois, m’étant penchée un peu trop en avant, la selle tourna sous moi ; et je me sentis glisser avec elle. Je me trouvai bientôt tellement sur le côté que j’eus peur de tomber et de m’embarrasser le pied dans l’étrier. J’arrêtai mon cheval et attendis Bibikov ou Léon Nicolaievitch. Tout à coup, j’entends un bruit : un lièvre file et derrière lui tous les chiens ; les deux miens se joignent à eux. À peu de distance suit Léon Nicolaievitch et je lui crie : — Léon ! je tombe, la selle a glissé ! — Il me crie sans s’arrêter : Attends, ma chérie, tout de suite. Je compris qu’il ne s’arrêterait pas et l’attendis patiemment, suspendue de côté. Par bonheur, Biélogoubka, le cheval que je montais toujours, resta immobile comme un roc, et quelques secondes après Léon Nicolaievitch retourna, mais sans lièvre ; il avait disparu dans un fourré…
« Je me souviens que la première année nous allions ensemble pêcher le brochet. Nous choisissions les endroits étroits de la rivière Voronka. Il barrait la rivière avec un filet, et, moi, ma sœur, et tous ceux qui étaient là, troublions l’eau avec des bâtons. Les poissons allaient dans le filet qu’il tenait, et il s’amusait beaucoup de cette pêche. »
La vie paisible de Iasnaïa Poliana avait ses plaisirs particuliers. Des parents, des voisins venaient et on passait très gaiement les fêtes, Noël, par exemple.
Et ces plaisirs révêtaient une animation particulière quand Léon Nicolaievitch y apportait sa nature gaie et originale.
Voici la description d’une de ces fêtes que fait la comtesse Tolstoï à sa sœur, en janvier 1865.
« … On décida d’organiser un magnifique bal masqué pour les Rois. Serge accepta de déguiser les siens et de les amener chez nous. C’était un tel remue-ménage que la maison en était sens dessus-dessous. Léon et moi avions arrangé le trône. Dans la salle à manger, sur une grande table, nous avions placé deux fauteuils avec des aigles à deux têtes dorés. Tous les murs, les tables, les marches qui menaient à la table étaient tendus de drap vert. Au-dessus, nous avions fait une sorte de dais avec une couverture blanche à fleurs rouges, et on y mit les couronnes et les décorations. On disposa les fleurs, les lauriers, les orangers ; c’était magnifique. Tout cela était arrangé dans le salon, devant la porte vitrée. On enleva les meubles qui gênaient afin d’avoir de l’espace. Nous avions habillé Varia en page, les cheveux bouclés, la petite toque de velours noir, avec une plume violette, et des rubans dorés, une veste blanche, un gilet violet, des culottes blanches et des bottes à revers violets. Elle était admirablement jolie. Lise était en Algérien ; on avait mis tant de choses sur elle que j’ai oublié quoi. Léon costuma Douchka en vieux commandant en retraite. C’était une merveille. Le petit Serge était Madame la commandante. Notre cuisinier était déguisé en nourrice, et tenait dans ses bras le petit Basile, son fils, emmaillotté. Ensuite, de deux hommes on a fait un cheval, sur lequel était monté Douchka.
« Tous les nôtres étaient déjà habillés. Il était six heures passées, et Serge n’était pas encore là. Nous commencions à désespérer. Tout à coup les grelots, et Serge paraît avec une grande compagnie et des malles et divers paquets. On leur a donné une chambre pour s’habiller. Léon habillait les siens dans son cabinet, Marie dans la chambre de la tante. Moi, je m’étais chargée de l’éclairage, des victuailles, et, principalement, des enfants. Ensuite arrivèrent les musiciens : un violon et une bandoura, une espèce de grande guitare ronde.
« Les musiciens se mirent à jouer. On ouvrit les portes, et parurent les couples. Devant marchait un nain travesti en diable, ensuite le couple amené par Serge, Gricha, en arlequin, tenant un tympan, ensuite deux pierrots, les deux frères Babourinski ; puis sa femme de chambre et la femme du cocher, habillées en seigneur et sa dame ; ensuite un petit garçon en bergère. Tout cela avec des grelots, des bruits de cuivre ; et derrière tous, un immense géant, touchant presque le plafond, merveilleusement fait. C’était Keller qui portait ce géant et dansait avec lui. L’effet était tel que je ne puis te le dire. Les domestiques sont venus en nombre. Anna déguisée en Allemand. On a commencé par manger les gâteaux. La fève échut à Brandt, qui choisit Varenka. On les a fait asseoir sur le trône. Aussitôt après a commencé un tobu-bohu indescriptible. Les chansons, les danses, les jeux, les combats à coups de vessies, les pétards, les rondes, la mangeaille, et enfin les feux de bengale qui ont causé à tous le mal de tête et des vomissements. Moi, je suis restée en bas avec les enfants, et je t’avoue que je n’étais pas enchantée de tout ce vacarme. Des journées entières il a fallu se tourmenter pour les dîners, les soupers, les lits, etc., j’étais seulement très heureuse pour les fillettes qui étaient aux anges. La fête a duré jusqu’à trois heures du matin. Le lendemain, tous sont restés chez nous. Nous sommes allés nous promener sur deux troïkas, et tout le temps, avec passion, chacun tâchait de dépasser les autres[6]. »
En général, cette période du milieu des années 60 fut l’une des plus heureuses de la vie de famille de Tolstoï. L’affection la plus tendre unissait les époux. Léon Nicolaievitch, dans ses lettres à ses amis, appelle en plaisantant cette période sa lune de miel, jouant de la guitare et chantant des chansons tendres : « … Dites-lui que l’amour passionné… »
Après la naissance de son second enfant, Tatiana, en septembre 1864, la comtesse Tolstoï, selon ses propres paroles, sentit le besoin de la vie intellectuelle et artistique. Elle se mit à étudier l’anglais, lut beaucoup, s’enthousiasma des poésies de Fet, de peinture, etc.
En janvier 1866, Tolstoï partit pour Moscou avec toute sa famille. Ils y restèrent six semaines et habitèrent rue Grande Mitrovka. À cette époque, Tolstoï publiait dans Rousski Viestnik la deuxième partie de 1805. Il la lisait en épreuves à ses amis Perfiliev, Obolensky, Axakov et les autres. Ce même hiver Tolstoï se mit à faire de la sculpture et fréquenta l’école de peinture. Mais à Pâques toute la famille rentra à Iasnaïa Poliana. Là, Tolstoï continua sa sculpture ; il entreprit le buste de sa femme ; mais il est probable qu’il ne termina pas ce travail, car ce buste n’existe pas à Iasnaïa Poliana.
De Moscou, Léon Nicolaievitch écrivait à sa tante Tatiana Alexandrovna :
« Hier nous nous sommes installés dans le nouvel appartement où nous avons l’intention de rester jusqu’au 23. Jusqu’à présent, notre séjour à Moscou est très agréable.
« Nous allons tous bien, nos parents aussi. Nous avons trouvé un appartement dans la maison de Kloudov, le bel étage : six chambres très bien meublées, le chauffage, le samovar, l’eau, toute la vaisselle, l’argenterie, le linge de table, pour 155 roubles par mois. Nous avons pris un cuisinier à 10 roubles par mois, de sorte que nous avons toutes commodités. Nous n’avons pas encore reçu une seule lettre de vous. Écrivez-moi, je vous en prie, nous pourrons très bien lire votre écriture. Sophie vous écrira probablement dans cette lettre, et vous donnera tous les détails sur le petit Serge, ce qui, nous le savons, vous intéresse le plus. Il y a trois jours il a commencé à tousser et il fallait voir l’effroi des grands-parents. Ils aiment nos enfants autant que nous. Pour Tania on a appelé un médecin spécialiste, et il nous a rassurés en affirmant qu’elle n’a pas de maladie de poitrine. Il nous a dit seulement qu’elle a besoin de soins. Elle était encore très faible à cause de la fièvre, qu’elle a eue encore ici, mais voilà trois jours que la fièvre a disparu[7]. »
En mai 1866 naquit le second fils, Ilia. L’augmentation de la famille les obligea de prendre, outre une bonne pour les aînés, une bonne anglaise, et ce fait de peu d’importance changea d’un coup tout le régime de la famille.
Pendant ce temps, Tolstoï s’occupait de ses terres. Il fit venir de bons reproducteurs et améliora les races de ses animaux de basse-cour. Son conseiller en cette matière était son ami et voisin, D. A. Diakov. Tolstoï l’aimait beaucoup et le tenait pour un maître compétent. Diakov venait souvent à Iasnaïa Poliana et amusait toute la compagnie par ses récits. Il avait beaucoup d’humour, était gai, bon, agréable. C’est en 1866 que Tolstoï fit planter le bois de bouleau qui est devenu si admirable.
En novembre Tolstoï partit pour Moscou, pour étudier au musée Roumiantzev les manuscrits des maçons. La comtesse était restée avec les enfants à Iasnaïa Poliana.
La félicité des premières années de la vie de famille de Tolstoï fut assombrie par les souffrances morales de deux êtres chers aux époux : le comte Serge Nicolaiévitch Tolstoï, frère aîné de Léon Nicolaiévitch, et Tatiana Andréievna Bers, sœur cadette de la comtesse Sophie Andréievna. Tous deux, étroitement unis à la famille de L. N. Tolstoï, eurent l’occasion de se voir souvent ; ils ne tardèrent pas à se rapprocher, et s’aperçurent bientôt qu’ils étaient très amoureux l’un de l’autre. Malheureusement il y avait entre eux une différence d’âge de plus de vingt ans. Pour cette jeune fille de dix-sept ans, c’était le premier sentiment vif ; pour Serge Nicolaiévitch qui approchait de la quarantaine, et qui avait déjà beaucoup vécu, c’était le dernier élan de sa nature ardente. En outre, Serge Nicolaievitch n’était pas libre ; depuis longtemps il vivait avec une femme dont il avait des enfants, auxquels il était attaché. Cependant, comme cette liaison n’était pas connue dans leur monde, les parents de Tatiana Andreievna auraient trouvé tout naturel qu’il la rompît pour épouser la jeune fille. Mais Serge Tolstoï, après bien des souffrances et une lutte morale qui dura près de deux années, résolut de demeurer fidèle à sa famille illégitime. La jeune fille, soutenue par la tendresse et l’affection de sa sœur et de son beau-frère, sut également vaincre son amour et guérir cette première blessure, et plus tard choisir avec un sentiment plus sérieux un compagnon de toute la vie.
Par la suite S. N. Tolstoï, voulant assurer l’avenir de ses enfants, résolut de régulariser sa situation et d’épouser sa maîtresse et, par un étrange jeu du sort, son mariage eut lieu le même jour que le mariage de Kouzminsky avec Tatiana Bers. Les deux couples se rencontrèrent en troïka, en été 1867, près de Toula, alors qu’ils se rendaient pour la cérémonie à des villages voisins.
Ces divers événements de la vie de famille provoquèrent une série de lettres des plus intimes entre ces différentes personnes, surtout de la part de Léon Nicolaievitch qui, avec son tact et son esprit habituels, sans aucune pression, sut ramener chacun dans la voie normale.
Aucun autre incident notable ne se produisit alors à Iasnaïa Poliana. En juin 1867, Tolstoï écrit à son ami Fet :
« Si je vous écrivais chaque fois que je pense à vous, vous recevriez de moi deux lettres par jour. Mais on ne peut dire tout ; de plus, c’est tantôt la paresse, tantôt, comme maintenant, les occupations.
« Ces jours derniers, je suis revenu de Moscou et j’ai entrepris une cure très sérieuse sous la direction de Zakarine, et, principalement, je publie mon roman chez Riss ; je prépare et envoie le manuscrit et les épreuves, et je dois le faire chaque jour sous peine d’une indemnité pour le retard dans la publication. C’est, comme vous le savez, à la fois agréable et ennuyeux.
« Au sujet de Fumée je voulais vous écrire depuis longtemps, et naturellement, juste la même chose que vous m’écrivez. C’est précisément pourquoi nous nous aimons. Nous pensons de la même façon avec la raison du cœur, comme vous le dites. À propos de Fumée, je pense que la force de la poésie réside dans l’amour, et la direction de cette force dépend du caractère. Sans la force de l’amour, il n’y a pas de poésie. La force faussement dirigée donne le caractère faible et désagréable du poète ; cela dégoûte. Dans Fumée, il n’y a presque pas d’amour, si bien qu’il n’y a pas de poésie ; il n’y a que l’amour de l’adultère, de l’adultère léger, frivole ; aussi la poésie de cette nouvelle est-elle repoussante.
« Vous voyez que c’est précisément ce que vous écrivez. J’ai peur seulement d’exprimer cette opinion, parce que je ne puis regarder froidement l’auteur dont je n’aime pas la personne. Mais il me semble que mon impression est semblable à celle de tous. Encore un de fini ! Je sens et j’espère que mon tour ne viendra jamais. Et je pense la même chose de vous. Je fonde des espoirs sur vous comme sur un poète de vingt ans, et je ne crois pas que vous finissiez jamais. Je ne connais pas d’homme plus frais et plus fort que vous. Votre courant roule toujours en donnant la même quantité d’eau, de force. La roue sur laquelle il tombait se brise, se dérange, on l’enlève ; néanmoins le courant avance toujours, s’enfonce quelque part sous la terre, d’où il jaillira de nouveau et fera tourner une autre roue. Pour Dieu, ne pensez pas que je vous dise tout cela pour m’acquitter d’une dette envers vous, qui me dites toujours des choses encourageantes. Non, je le pense et le pense de vous seul. »
En janvier 1868, Tolstoï part avec toute sa famille pour Moscou, pour deux mois, et s’installe rue Kislovka. C’est là qu’il eut la visite du consul américain Skyler, dont nous avons déjà parlé, et que nous aurons l’occasion de mentionner encore à propos de l’activité pédagogique de Tolstoï.
Le 20 mai 1869, naît le troisième fils : Léon. Cette même année, le 30 août, Tolstoï écrit à Fet :
« J’ai reçu votre lettre, et je réponds moins à cette lettre qu’à mes pensées vous concernant. Je ne regrette pas moins que vous que nous nous voyions si rarement, j’ai fait le projet d’aller vous voir et le fais encore, mais jusqu’à ce jour le sixième volume n’est pas prêt. Le volume que je pensais terminer voilà un mois, composé depuis longemps, n’est pas entièrement prêt. Savez-vous ce qui m’est arrivé cet été ? L’enthousiasme continuel pour Schopenhauer et une série de plaisirs spirituels que je n’éprouvai jamais. Je me suis fait venir toutes ses œuvres et les ai lues (j’ai lu également Kant). Je pense qu’il n’y a pas un seul étudiant qui ait appris tant de choses que moi cet été. Je ne sais pas si je changerai jamais d’opinion, mais, pour le moment, je suis convaincu que Schopenhauer est le plus génial de tous les hommes. Vous m’avez dit qu’il est « comme ça », qu’il a écrit quelque chose sur des questions philosophiques. Comment « comme ça » ! C’est tout l’univers reflété avec une netteté et une beauté extraordinaires. J’ai commencé de le traduire. Ne voulez-vous pas m’aider dans cette traduction ? Nous pourrions l’éditer ensemble. En le lisant je ne puis comprendre que son nom soit encore peu connu. Il n’y a qu’une seule explication, celle qu’il répète si souvent : qu’excepté les idiots il y a peu de gens au monde.
« Je vous attends chez moi avec impatience. Parfois j’étouffe du besoin non satisfait d’avoir près de moi une nature comme la vôtre pour exprimer tout ce qui s’est accumulé en moi. »
Cette même année, au cours d’un voyage à Penza, où il était allé pour voir un domaine, il advint à Tolstoï quelque chose de bizarre qu’il raconte lui-même dans une lettre à sa femme :
« Comment vas-tu et les enfants ? Ne vous est-il rien arrivé ? Voici le deuxième jour que je vis dans l’inquiétude. Avant-hier, j’ai passé la nuit à Arzamass, et il m’est arrivé quelque chose d’extraordinaire. Il était deux heures du matin, j’étais terriblement fatigué, j’avais sommeil et me sentais assez bien. Mais tout d’un coup, je fus saisi d’une telle angoisse, d’une telle peur, d’un tel effroi que jamais je n’ai éprouvé rien de pareil. Je te raconterai cela en détail ; c’était vraiment épouvantable. Dieu en préserve qui que ce soit. Je sautai du lit et ordonnai d’atteler. Pendant qu’on attelait je m’endormis, et quand on m’éveilla j’étais complètement remis.
« Hier, la même chose s’est reproduite, mais à un degré beaucoup moindre ; du reste j’y étais préparé et j’ai réagi d’autant plus que c’était plus terrible. Aujourd’hui je me sens bien portant et aussi gai que je puis l’être sans ma famille. Pendant ce voyage, pour la première fois, j’ai senti jusqu’à quel point je me suis confondu avec toi et les enfants. Je puis rester seul à Moscou, en travaillant constamment, mais ici, sans rien faire, je sens que je ne puis rester seul[8]. »
- ↑ La nouvelle publiée : les Cosaques, n’est que le commencement d’un grand roman inachevé.
- ↑ Le Champs de Chasse, nouvelle inachevée, de Tolstoï, conservée en manuscrit au Musée historique de Moscou.
- ↑ Un petit chien.
- ↑ Archives de T. A. Kouzminsky.
- ↑ Archives de L. N. Tolstoï.
- ↑ Archives de T. A. Kouzminsky.
- ↑ Archives de L. N. Tolstoï.
- ↑ Archives de la comtesse S. A. Tolstoï.