Léon Tolstoï, vie et œuvre/Partie 10/Chapitre 4

Traduction par Jean-Wladimir Bienstock.
Mercvre de France (tome 3p. 378-392).


CHAPITRE IV


« EN QUOI CONSISTE MA RELIGION »



Tolstoï passa l’hiver de 1882 à Moscou, avec sa famille, allant de temps en temps se reposer à Iasnaïa Poliana. Peu à peu ses relations avec les siens commençaient à s’adoucir.

Il se ressaisissait et devenait plus calme. Le 30 janvier 1883, la comtesse Sophie Andréievna écrit à sa sœur :

« Léon est très calme. Il travaille, écrit des articles, parfois parle contre la vie en ville, et, en général, la vie des seigneurs ; cela m’est pénible, mais je sais qu’il ne peut s’en empêcher. C’est un homme avancé, il marche devant la foule et montre le chemin que doivent suivre les hommes. Et moi, je suis la foule, je vis avec elle, et avec elle je vois la lumière que porte chaque homme avancé, comme Léon, et j’admets que c’est la lumière, mais je ne puis aller plus vite : la foule me presse, et le milieu, et mes habitudes. »

Ces articles, dont parle la comtesse, c’était : En quoi consiste ma religion, l’œuvre peut-être la plus forte de Tolstoï, et qui couronne pour ainsi dire le développement de ses idées religieuses.

En avril, Tolstoï partit pour Iasnaïa. En arrivant là il fut le témoin d’un malheur fréquent dans les villages russes : la plus grande partie du village avait été détruite par un incendie. Aussitôt, il fait part à sa femme de la catastrophe et invite les siens à apporter leur aide aux malheureuses victimes :

« Avril 1883… Rien de plus pénible que la vie de ces pauvres gens. Il est difficile de s’imaginer tout ce qu’ils ont enduré et endureront encore ; tout le blé est brûlé : ce qui représente une perte d’au moins dix mille roubles.

« L’assurance en paiera peut-être deux mille, et le reste, il faudra recommencer et acquérir au moins de quoi ne pas mourir de faim. Je n’ai encore vu personne, sauf Philippe, Mitrofane et Maria Afanassievna. Envoie Serge à la banque d’État demander quels papiers ou quelle procuration sont nécessaires pour recevoir les billets, en cas de besoin.

« Tout à l’heure, j’ai visité les sinistrés. C’est pénible, terrible et majestueux. Cette force, cette sérénité et cette assurance de sa force, et de son calme. Le plus urgent maintenant, c’est l’avoine pour les semailles. Dis à mon frère Serge, si cela ne le gêne pas, qu’il me donne un mot pour le gérant de Pirogovo, afin qu’il me cède cent quarts d’avoine, on peut donner un bon prix. S’il y consent envoie-moi ce mot ou apporte-le. Même télégraphiez-moi si Serge donne ce mot pour l’avoine, car autrement il faudra prendre des mesures pour acheter ailleurs[1]. »

En mai, Tolstoï se rendit à sa propriété de Samara, et dans la lettre qu’il envoie de là à sa femme, on sent le travail qui s’est accompli en lui :

« 1883. Le temps ici est très beau. La steppe est verte et riante et la récolte s’annonce bonne. Je me promène beaucoup, et quand je reste à la maison, je lis la Bible toujours avec un nouveau plaisir… Je suis d’humeur sérieuse et gaie, mais calme. Je ne puis vivre sans travailler. Hier je suis resté toute la journée sans rien faire et j’ai eu honte. Aujourd’hui je travaille… Je ne sais pas comment ce sera plus tard, mais maintenant ma situation de propriétaire et les demandes des pauvres que je ne puis satisfaire, cela m’est désagréable. Bien qu’il me répugne de penser à mon vilain corps, cependant, je sais que le koumiss me fera du bien, il me remettra l’estomac et en même temps les nerfs et le moral, et je serai plus apte à travailler tant que je vis. Peut-être irai-je à Kasalik, là-bas je serai plus libre… Il me semble que j’étais là il n’y a pas longtemps et pourtant j’ai beaucoup changé depuis ; tu trouves, je le sais, que je suis devenu pire, mais moi je sais le contraire, car il m’est beaucoup plus agréable, je me sens mieux avec l’homme que je suis maintenant qu’avec celui que j’étais auparavant… En route, j’ai rencontré beaucoup d’émigrants. C’est un spectacle touchant et très majestueux. »

Tolstoï profita de ce voyage pour revoir les Molokans de Samara. Le 12 juin il écrit :

« Aujourd’hui, je suis allé avec Vassili Ivanovitch à Patrovka et Gavrilovka pour l’affermage de la terre et j’ai causé longuement avec les Molokans, naturellement sur la loi chrétienne. Qu’on me dénonce ! J’évite les relations avec eux, mais une fois que je les rencontre, je ne puis me retenir de dire ce que je pense. »

Dans sa lettre du 8 juin, il parle à sa femme de ses nouvelles connaissances de là-bas :

« Toute la semaine dernière je suis resté avec les paysans, et maintenant, une autre chose : Outre les habitants, chez les Bibikov sont venus des hôtes, deux personnes qui furent mêlées au procès des 193 ; et ces derniers jours, j’ai causé longuement avec eux. Je savais qu’ils le désiraient, et je n’ai pas cru bon de m’éloigner d’eux. Ces conversations sont peut-être utiles pour eux ; pour moi elles sont pénibles. Ce sont des hommes dans le genre de B. et V. I., mais plus jeunes. L’un, un paysan (ancien serf), Lazarev, est particulièrement intéressant. Il est instruit, intelligent, sincère, ardent, et tout à fait paysan par son parler et ses habitudes de travail. Il est avec deux de ses frères, laboure, récolte, et travaille à un moulin commun. La conversation, comme toujours, sur la violence. Ils veulent défendre le droit de la violence ; je leur montre que c’est immoral et stupide. Tous ces jours ils viennent en quantité, tantôt chez Bibikov, tantôt chez V. I. ; je me tiens à l’écart, mais deux fois nous avons causé longtemps. »

Le 27 juin, la comtesse écrit à son mari :

« Je lis tout le temps ton article ou mieux ton œuvre. Sans doute on ne peut nier qu’il faut être parfait, qu’il faut le rappeler aux hommes, et leur montrer par quelle voie y parvenir. Mais cependant je suis forcée de dire qu’il est difficile de rejeter tous les jouets de la vie ; chacun, moi plus que les autres, tient à ces jouets, et je me réjouis de les voir briller, faire du bruit, et m’amuser. Et si l’on ne rejette pas les jouets, on ne sera pas parfait, on ne sera pas chrétien. Nous ne donnons pas aux autres notre caftan, nous n’aimons pas toute la vie une seule femme, et nous ne refusons pas les armes, car, pour ce refus, on nous emprisonnerait. »

À la même époque, loin de sa patrie, s’éteignait un autre grand artiste, I. S. Tourgueniev. Sentant la mort venir, il pensa à son illustre contemporain, et, à la fin de juin, il lui écrivit une lettre, bien connue du public russe, où pour la première fois il donna à Tolstoï le titre qui lui est resté : grand écrivain de la terre russe.

Voici cette lettre ;

« Bougival, 28 juin 1883. Cher Léon Nicolaiévitch. Depuis longtemps je ne vous ai pas écrit, car à dire vrai j’étais et suis sur mon lit de mort. Je ne puis me rétablir, il n’y a pas même à y penser. Je vous écris pour vous dire combien je fus heureux d’être votre contemporain et vous formuler une dernière prière. Mon ami ! retournez à la littérature. C’est votre don, qui vient d’où vient tout le reste. Ah ! que je serais heureux si je pouvais penser que mes paroles auront quelque influence sur vous !… Moi je suis un homme fini. Les docteurs ne savent même pas quel nom donner à ma maladie : névralgie stomacale goutteuse.

« Je ne puis ni manger ni dormir. Mais quoi ! c’est même ennuyeux de répéter tout cela. Mon ami, grand écrivain de la terre russe, écoutez ma demande. Failes-moi savoir si vous recevez ce chiffon de papier, et permettez-moi encore une fois d’embrasser fortement vous et les vôtres. Je n’en puis plus. Je suis fatigué. »

Cette lettre de Tourgueniev est la dernière qui nous soit connue. Elle arriva au commencement de juillet, quand Tolstoï faisait encore sa cure de koumiss.

Pour Tolstoï, la question de retourner ou non à la littérature n’existait pas, ou était beaucoup plus profonde et plus large. C’est pourquoi, trouvant à son retour la lettre de Tourgueniev, il n’y pouvait répondre immédiatement. Il lui eût fallu narrer toutes les souffrances par lesquelles il était arrivé à sa conception actuelle et que Tourgueniev connaissait, mais ne voulait ou ne pouvait comprendre.

En septembre, la famille de Tolstoï retourna à Moscou et lui resta seul à Iasnaïa. À quelque temps de là, il reçut l’avis qu’il était nommé juré à Krapivna pour la prochaine session des assises. Et il se résolut à accomplir un acte très important : refuser d’être juré. Mais il ne parla de cette intention à aucun de ses familiers, il craignait que leur émoi ne le troublât au moment décisif. Mais quand l’acte fut accompli, il en informa la comtesse, dans une de ses lettres :

« Je reviens de Krapivna. J’y suis allé étant appelé à siéger à la cour d’assises. Je suis arrivé à deux heures passées. La séance était déjà commencée ; et l’on m’infligea une amende de 100 roubles. Quand on m’appela, je répondis que je ne pouvais pas être juré. Ou me demanda pourquoi ? Je répondis ; par convictions religieuses. On me demanda ensuite si je refuserais décidément, j’ai répondu que je ne pouvais pas accepter, et suis parti. Tout s’est passé très amicalement. Probable qu’aujourd’hui on m’infligera deux cents roubles d’amende, et je ne sais pas si ce sera fini avec cela. Je crois que oui. Je suis vraiment convaincu que je ne pouvais agir autrement. Je t’en prie, ne te fâche pas que je ne t’aie pas dit que j’étais nommé juré. Je te l’aurais dit si tu me l’avais demandé, si l’occasion s’en était présentée ; mais après, je ne voulais pas te le dire. Tu te serais émotionnée, tu m’aurais troublé, je t’inquiète assez sans cela, et à tout prix je voulais être calme. Je désirais rester ou retourner à Iasnaïa, j’avais pour cela une raison. Ainsi, je t’en prie, ne te fâche pas. J’aurais pu n’y pas aller du tout, l’amende eût été la même, et j’aurais été convoqué de nouveau. De cette façon, au contraire, j’ai dit une fois pour toutes que je ne pouvais pas être juré. J’ai dit cela très doucement. Je n’ai vu personne de la magistrature. »

Ce fait se passa le 28 septembre 1883.

À cette époque, l’intérêt intellectuel de Tolstoï était tout entier porté sur son œuvre capitale : En quoi consiste ma religion, et sur la lecture des œuvres de Tourgueniev. Le directeur de la revue la Pensée russe, Uriev, s’adressa à Tolstoï, au nom de la Société des amateurs des Lettres russes, le priant de vouloir dire quelque chose sur le célèbre écrivain, dans la séance solennelle de la société. Tolstoï accepta cette invitation et, pour raviver ses impressions, se mit à relire l’œuvre de Tourgueniev.

« Ma vie, écrit-il de Iasnaïa, à sa femme, est réglée comme une pendule. Je me lève à neuf


TOLSTOÏ EN 1884
D’après le tableau de N. Gay

heures, je vais dans le bois, je rentre, prends mon café, je me mets au travail vers onze heures et travaille jusqu’à trois heures et demie. Alors, de nouveau, je vais au bois jusqu’au dîner. Je dîne, je lis Tourgueniev. Vient Agafia Mikhailovna. Je prends le thé, je t’écris, je me promène au clair de lune et me couche. Et c’est le moment le plus mauvais. Je suis longtemps à m’endormir. »

Et d’une autre lettre :

« … Je pense toujours à Tourgueniev et l’aime passionnément. Je le plains et le lis toujours. Je vis tout le temps avec lui. Certainement ou je dirai moi-même quelque chose ou j’écrirai quelque chose que quelqu’un lira. Dis cela à Uriev. Tout à l’heure j’ai lu Assez. Lis-le. Quelle chose délicieuse ! »

La comtesse Tolstoï écrit aussi à sa sœur, sur la conférence projetée :

« Le 23 octobre, Léon fera une conférence publique sur Tourgueniev. Tout Moscou en parle. La salle des fêtes de l’Université va être bondée. On me réserve quatre places d’honneur au milieu du premier rang. »

Mais cette conférence ne fut pas autorisée, et la comtesse Tolstoï, dans une lettre à sa sœur, parle de cette interdiction avec le dépit révolté qu’en ressentit toute la société.

« Ma chère Tania. Comme tu le sais probablement par les journaux ou les on-dit, la conférence en souvenir de Tourgueniev a été interdite par votre dégoûtant Pétersbourg. On dit que c’est Tolstoï (le Ministre) qui a fait cela. Mais que peut-on attendre de lui, sauf des mesures maladroites et méchantes ? Imagine-toi que cette conférence devait être tout ce qu’il y a de plus innocent. Non seulement personne ne pensait à faire une sortie libérale quelconque, mais tous étaient étonnés de ce qu’on pouvait en dire. Quel danger pouvait-il y avoir pour le gouvernement ?

« Maintenant, bien entendu, on peut supposer tout. Le public est ému et soupçonne même une tentative révolutionnaire. Uriev était chez nous ces jours-ci, il nous a raconté le sujet de la conférence. Léon lui avait dit qu’il n’avait pas le temps d’écrire un discours, mais qu’il parlerait. Et ce qu’il avait l’intention de dire était aussi innocent que le petit chaperon rouge. Mais moi, avec tout Moscou, suis terriblement dépitée. Tous sans exception sont irrités, excepté Léon, qui est même content de n’être pas obligé de paraître en public. Il en est si déshabitué ! Il va partir pour une semaine pour Iasnaïa.

« Il écrit tout le temps, mais on ne pourra pas publier[2]. »

En quoi consiste ma religion, à quoi travaillait Tolstoï, était enfin terminé, et, après plusieurs changements, était recopié. La comtesse Tolstoï écrit à sa sœur le 9 novembre 1883 :

« Quant au manuscrit, Léon ne me l’a pas encore donné. Il dit : « Écris à Alexandre que, de l’ancien manuscrit, il n’est pas resté deux mots. J’ai tout refait. » En ce moment, on le recopie en deux exemplaires ; et il désire te l’envoyer, mais dans la nouvelle version. En outre, ce livre s’imprime ; si possible nous vous en enverrons un exemplaire imprimé. Il est probable que bientôt tout sera prêt. Léon est parti pour Iasnaïa pour une semaine, il y chassera et se reposera. »

De Iasnaïa, Tolstoï écrit à sa femme :

« J’ai reçu ici, par le prince, une lettre d’une certaine Smirnov et une autre du marquis d’Yves, de Paris, très intéressante. Il est membre de la Société de la paix universelle et il écrit un livre contre la guerre et la révolution, « la Mission des souverains… » Je lis Stendhal et Engelghardt. Engelghardt est merveilleux. On ne peut le lire et le louer suffisamment. Le contraste de notre vie avec la vraie vie des paysans que nous oublions si soigneusement. Pour moi, c’est un de ces livres qui me déchargent d’une partie de ce que je me sens obligé de faire. Malheureusement, personne ne le lit, ou on lit et on dit : « Mais, quoi, il est socialiste ! » Socialiste ! Il n’y songe même pas, mais il dit ce qui est. Aujourd’hui, je suis seul. Dmitri Féodorovitch seul est venu. (Nous avons causé de sa vie. Il dépense onze roubles par mois pour sa famille de sept personnes, et il vit.)

« Je lis Rouge et Noir de Stendhal. Je l’avais lu il y a quarante ans, mais je l’avais oublié. Je n’avais conservé que le souvenir de ma sympathie pour l’auteur, pour sa hardiesse, la parenté de notre pensée, mais la non-satisfaction. Et c’est étrange, j’éprouve de nouveau le même sentiment, mais avec la conscience nette du pourquoi et du comment[3]. »

En 1883, N. N. Strakov, qui avait écrit une biographie de Dostoïevski, l’envoya à Tolstoï. Il répondit à cet envoi par la lettre suivante : « Cher Nicolas Nicolaiévitch. Je commençais à m’ennuyer d’être si longtemps sans nouvelles de vous, quand j’ai reçu votre ouvrage, votre lettre et les livres. Je vous suis très reconnaissant pour tout et pour la Bible juive que j’ai reçue depuis longtemps avec plaisir. Mais il me semble vous en avoir déjà remercié. Combien vous dois-je ? Quand est-ce que nous vous verrons ? Ne viendrez-vous pas à Moscou ? J’ai lu votre livre. Votre lettre m’a impressionné tristement, m’a désenchanté. Mais je vous comprends très bien, et, malheureusement, je vous crois presque. Il me semble que vous êtes la victime de l’opinion fausse, mensongère, sur Dostoievski, de l’exagération de son importance, de l’élévation à la dignité de prophète et de saint d’un homme mort dans la période la plus aiguë de la lutte intérieure entre le bien et le mal. Il est touchant, intéressant, mais on ne peut mettre sur un piédestal un homme qui est tout en lutte. Par votre livre, j’ai connu pour la première fois toute la mesure de son esprit. J’ai lu aussi le livre de Pressensé, mais toute la science disparaît sous l’embarras. Il y a des chevaux très beaux, des trotteurs de mille roubles, mais tout à coup, crac, un vice, et le beau cheval ne vaut rien. Plus je vis, plus j’apprécie les hommes sans tares. Vous dites que vous vous êtes réconcilié avec Tourgueniev, et moi je commence à l’aimer beaucoup. Et c’est drôle, je l’aime parce qu’il était sans tares, et qu’on était sûr avec lui, et que Pressensé et Dostoievski en ont. Chez l’un, toute la science, chez l’autre tout, l’esprit et le cœur, sont perdus pour moi.

« Ah ! il m’est arrivé un malheur qui vous touche aussi : je suis allé pour une semaine à la campagne, vers la mi-octobre, et dans le trajet de la gare à la maison, une valise est tombée du traîneau. Elle contenait des livres, des manuscrits, des épreuves, et l’un de vos livres est perdu : le premier volume de Grisbach. Les annonces ne m’ont donné aucun résultat. Je sais que vous me pardonnerez, mais je suis confus et peiné d’avoir perdu un livre dont j’ai toujours besoin[4]. »

Parmi les manuscrits perdus se trouvaient quelques chapitres de : En quoi consiste ma religion, et il dut les rétablir. Sentant que cet ouvrage ne serait pas approuvé par ceux « qui ont la clef du royaume du ciel », Tolstoï résolut de le publier sans la censure préventive, en cinquante exemplaires, marqués d’un prix élevé, afin de montrer clairement que ce livre n’était pas destiné au grand public. Il espérait le sauver ainsi. Mais il n’en fut rien.

Le 29 janvier 1884, la comtesse Tolstoï écrit à son mari, alors à Iasnaïa Poliana :

« Marakouiev dit que la censure laïque a renvoyé ton livre à la censure ecclésiastique, que le président du comité de la censure l’a lu et déclaré qu’il y a dans cet ouvrage tant de vérités sublimes qu’il ne voit pas la raison de l’interdire. Mais je pense que Pobiedonostzev, avec sa goujaterie et son pédantisme ordinaires, l’interdira. En attendant, il est arrêté chez Kouchnerov, et il n’y a pas encore de décision. »

Et trois jours plus tard, elle écrit : « L’oncle Kostia est dans ta chambre et lit ton œuvre, au sujet de laquelle, comme je te l’ai écrit, on ne sait encore rien[5]. »

Pobiedonostzev interdit l’ouvrage. Mais l’intérêt qu’il suscitait était tel qu’il ne fut pas détruit, comme l’exigeait la loi : toute l’édition fut demandée à Saint-Pétersbourg et distribuée à divers hommes d’État et leurs amis. Après avoir été répandu en Russie, en diverses copies : En quoi consiste ma religion fut imprimé à l’étranger en langue russe, puis traduit en toutes les langues européennes. Vingt ans plus tard, cet ouvrage parut enfin en Russie, dans une édition populaire à vingt-cinq kopeks.

Cette œuvre, peut-être l’une des plus fortes de L. N. Tolstoï, est non seulement une œuvre littéraire et philosophique, mais présente un fait biographique de haute importance. C’est de ce point de vue que nous l’examinerons.

« J’ai cinquante-cinq ans, écrit-il dans l’Introduction, et à l’exclusion des quatorze ou quinze années d’enfance, durant trente-cinq ans, j’ai vécu en nihiliste au vrai sens du mot, c’est-à-dire en l’absence de toute foi. Depuis cinq ans, je crois en la doctrine du Christ, et, depuis, ma vie est devenue tout autre : j’ai cessé de désirer ce que je voulais auparavant et j’ai voulu ce que je ne désirais pas auparavant. Il m’est arrivé ce qu’il arrive à un homme sorti pour une affaire et qui, tout d’un coup, décidant que cette affaire est inutile, retourne à la maison. Tout ce qui auparavant se trouvait à sa droite se trouve maintenant à sa gauche, et inversement, L’ancien désir d’être le plus loin possible de la maison s’est changé en désir d’être le plus près possible de la maison ; la direction de ma vie est devenue tout autre, et le bien et le mal ont changé de place. Tout cela s’est produit parce que j’ai compris la doctrine du Christ autrement que je ne la comprenais autrefois. Je ne veux pas interpréter la doctrine du Christ, je veux seulement raconter ce que j’ai compris de simple, de clair, d’indiscutable dans cette doctrine, et comment cela a transformé mon âme et m’a donné le calme et le bonheur. »

« Je crois en la doctrine du Christ, conclut-il solennellement dans le dernier chapitre de son livre. Et voici en quoi consiste ma foi : je crois que le bonheur n’est possible sur terre que quand tous les hommes accompliront la doctrine du Christ. Je crois que l’accomplissement de cette doctrine est possible, facile et joyeux. Je crois que, même si j’étais seul à l’accomplir, il ne me resterait rien d’autre à faire pour mon salut, de même que, dans une maison en feu, il ne reste qu’à chercher la porte de sauvetage. Je crois que ma vie, selon la doctrine du monde était pénible, et que seule la vie selon la doctrine du Christ donne dans ce monde le bonheur que nous a destiné le Père de la vie. Je crois que cette doctrine donne le bonheur à toute l’humanité et, outre qu’elle me sauve de la perte inévitable, me donne le plus grand bonheur. C’est pourquoi je ne puis point ne pas la suivre. Et cette foi m’impose des devoirs. Je crois que la vie raisonnable, — ma lumière, — m’est donnée exclusivement pour éclairer les hommes, non par les paroles, mais par les actes, afin qu’ils glorifient le Père, (Matthieu, v, 16.) Je crois que ma vie et ma connaissance de la vérité, c’est un talent qui m’est donné dans ce but… que ce talent est un feu qui n’est feu que quand il brûle. Je crois que je suis Ninivite envers les autres Jonas desquels j’apprends la vérité, et en même temps Jonas envers les Ninivites auxquels je dois l’enseigner. Je crois que l’unique sens de ma vie, c’est de vivre dans cette lumière qui est en moi, de ne pas la laisser cacher et la tenir haut devant les hommes pour qu’ils la voient. »

Avec cette œuvre se termine en Tolstoï cette évolution religieuse qui fit de lui un fervent disciple du Christ.

  1. Archives de la comtesse S. A. Tolstoï.
  2. Archives de T. A. Kouzminsky.
  3. Archives de S. A. Tolstoï.
  4. Archives de V. G. Tchertkov.
  5. Archives de la comtesse S. A. Tolstoï.