Atelier typographique de J. T. Brousseau (p. 151-160).
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RÊVE















Des spectres gémissaient parmi les algues vertes.

Sur la roche grise,
Le flot qui l’emportait le rejette et le brise.

Penmarc’h est déjà loin, la côte passe et fuit.
Des flots, partout des flots, des flots, des flots encore,
Des flots et le ciel noir, plus de terre ! On ignore
Où la barque fatale aborda cette nuit.

Hyppolite Violeau.

VI


Une heure vient de sonner à l’horloge du salon.

Assise, avec sa fille, dans l’embrasure de la fenêtre ouverte, Madame Baby est occupée à coudre devant une petite table à ouvrage.

Monsieur Baby est parti ce matin pour aller visiter quelques propriétés qu’il vient d’acquérir de l’autre côté de la rivière.

Les rues sont désertes.

Presque tous les habitants du fort sont occupés aux alentours à cultiver leurs terres.

La chaleur est étouffante.

Au-dessus des toits et des coteaux, on voit ondoyer l’air embrasé par les rayons du soleil.

Pas un souffle n’agite les arbres du jardin dont les rameaux et les feuilles immobiles et languissantes se penchent vers la terre comme pour implorer un peu de fraîcheur, une goutte de rosée.

Une esclave noire se promène le long des allées, étendant sur les buissons du linge blanc qu’elle fait sécher, et met en fuite à son passage quelques poules qui baillent de chaleur à l’ombre du feuillage.

Le silence est complet.

On n’entend que le bourdonnement des insectes et le bruit saccadé que font les sauterelles en voltigeant parmi des flots de soleil.

De l’extérieur, on aperçoit dans l’ouverture de la fenêtre, garnie de bouquets, la tête de la jeune fille qui, pâle, silencieuse, mélancolique, se penche sur une fleur épanouie et semble se mirer dans sa corolle odorante.



— Maman, — dit-elle enfin en relevant doucement la tête, — pensez-vous que papa soit longtemps dans son voyage ?

— Je crois qu’il sera de retour dans quatre ou cinq jours, au plus ; mais pourquoi me fais-tu cette question ?

— Ah ! c’est que j’ai bien hâte qu’il soit revenu. Je veux lui demander que nous descendions immédiatement à Québec, au lieu d’attendre au mois prochain.

Ce voyage me distraira un peu.

Tenez, depuis que les Sauvages sont venus l’autre jour ici avec la pauvre enfant qu’ils avaient fait prisonnière, je n’ai pas un moment de repos.

Je l’ai toujours devant les yeux.

Il me semble toujours la voir. Elle me suit partout.

Je l’ai encore vue en rêve cette nuit.



Je croyais être assise au milieu d’une forêt sombre et immense, près d’un torrent impétueux qui s’abîmait à quelques pas de moi dans un gouffre sans fond.

Sur l’autre rive, qui m’apparaissait toute riante, émaillée de bosquets fleuris, et éclairée par une lumière douce et sereine, la jeune captive se tenait debout, pâle, mais calme.

Elle me semblait habiter un monde meilleur.

Tenant entre ses mains un livre ouvert et tourné vers moi, elle le feuilletait lentement.

Elle tourna ainsi seize feuillets.

Alors elle s’arrêta, jeta sur moi un regard plein de tristesse et de compassion et fit signe à quelqu’un qui se tenait près de moi de traverser le torrent.

À ce signal, il trembla de tous ses membres, ses genoux s’entrechoquèrent, ses yeux se dilatèrent, sa bouche s’entr’ouvrit de terreur, une sueur froide ruissela sur son front.

Il essaya de reculer, mais une force invincible l’entraînait vers l’abîme.

Se tournant vers moi, il me suppliait, avec d’amers gémissements, de lui porter secours.

J’éprouvais pour lui une profonde compassion.

Mais en vain essayais-je de lui tendre les mains pour le secourir ; d’invisibles liens enchaînaient tous mes membres et m’empêchaient de faire aucun mouvement.

En vain essayait-il de se cramponner aux rochers du rivage ; il se sentait toujours poussé vers l’abîme.

Déjà il s’était avancé jusqu’au milieu du torrent dont les eaux profondes et écumantes bondissaient et mugissaient autour de lui comme impatientes de l’engloutir.

À chaque pas, il chancelait et venait près de perdre l’équilibre ; mais il se raffermissait bientôt et avançait toujours.

Enfin, une vague plus impétueuse vint se déchaîner contre lui et le fit chanceler de nouveau. Ses pieds glissèrent ; il jeta sur moi un regard d’inexprimable angoisse et tomba.

En un instant, il fut entraîné jusqu’au bord du précipice où il allait être englouti, lorsque sa main rencontra l’angle d’un rocher qui sortait de l’eau.

Ses doigts crispés s’enfoncèrent dans la mousse verdâtre et limoneuse de la roche ; un instant il s’y cramponna avec toute la suprême énergie du désespoir.

Son corps, arrêté tout à coup dans son élan précipité, parut un moment hors des flots.

L’écume et la vapeur d’eau l’enveloppaient d’un nuage, et le vent de la chute agitait violemment sa chevelure humide.

Ses yeux dilatés étaient fixés sur la roche qui, peu à peu, cédait sous son étreinte convulsive.

Enfin, un cri terrible retentit et il disparut dans le gouffre.

Transie d’angoisse et d’épouvante, je regardais la jeune captive.

Mais elle, essuyant une larme, m’indiqua, sans proférer une parole, le dernier feuillet du livre qui m’apparut tout dégouttant de sang.

Je jetai un cri d’horreur et m’éveillai en sursaut… Mon Dieu ! serait-ce une page de ma vie.