Atelier typographique de J. T. Brousseau (p. 139-150).


LAMENTATION















Vox in Ramâ audita est, ploratus et ululatus multus : Rachel plorans filios suos, et noluit consolari quia non sunt.

St. Matt : c. ii, v. 28.

V


Glacées d’horreur et d’épouvante, nous ne songions pas même à prendre la fuite.

Dans son désespoir, ma sœur, serrant son enfant entre ses bras, se précipita au pied du crucifix et le saisissant entre ses mains, muette, elle le couvrait de ses baisers et de ses larmes.

Anéantie, hors de moi, je me tenais à genoux près d’elle, mêlant mes prières et mes larmes aux siennes.

Pauvre mère ! elle ne tremblait pas seulement pour elle ; mais pour son enfant, ce cher petit ange, qu’elle aimait tant, qu’elle adorait. Il était si beau. Il avait à peine dix-huit mois.

Déjà il commençait à bégayer son nom.

— Ô mon Dieu ! s’écriait-elle à travers ses sanglots, s’il faut mourir, je vous offre volontiers ma vie, mais sauvez mon enfant !

Et l’embrassant, et l’arrosant de larmes, et le pressant contre son cœur, elle s’affaissa sur elle-même, privée de sentiment.

Quoique je fusse plus morte que vive, j’essayais cependant de la soutenir, quand l’assassin de Joseph entra tout à coup, suivi de ses cruels compagnons.

Sans proférer une parole, il s’avança vers nous et arracha violemment l’enfant des bras de sa mère.

Elle ne s’était pas aperçue de leur arrivée, mais dès qu’elle sentit son enfant lui échapper, elle tressaillit et parut revenir tout à coup à la vie.

Exaspérés d’avoir perdu sept de leurs compagnons, les Sauvages ne respiraient que la rage et la vengeance.

L’assassin de Joseph, élevant l’enfant au bout de ses bras, le contempla un instant avec ce regard infernal du serpent qui savoure des yeux sa victime avant de la frapper.

On eût dit un ange entre les griffes d’un démon.

Le monstre ! il souriait.

Satan doit rire ainsi.

Comme pour implorer sa pitié, l’enfant souriait aussi de ce rire de candeur et d’innocence, capable d’attendrir les entrailles les plus endurcies.

Mais lui, le saisissant par une jambe, le fit tournoyer un moment au bout de son bras et… ô horreur !… il lui brisa le crâne sur l’angle du poêle.

La cervelle rejaillit sur le visage de sa mère.

Comme un tigre, elle bondit sur le meurtrier de son enfant, et l’amour maternel lui prêtant une force surhumaine, elle le saisit à la gorge ; ses doigts crispés s’enfoncèrent dans son cou ; il chancela ; ses yeux s’injectèrent de sang, sa figure devint noire, et il tomba lourdement, étouffé par son étreinte désespérée.

Elle l’eût infailliblement étranglé, si en ce moment un autre Sauvage ne lui eût fendu la tête d’un coup de hache.



Pauvre sœur ! sa mort a été bien cruelle, bien lamentable ; mais ses angoisses n’ont duré qu’un moment ; ses maux sont finis ; elle est maintenant heureuse au ciel.

Mais moi, mon Dieu ! que vais-je devenir ?…

Vous voyez dans quel affreux état ils m’ont mise…

Mon Dieu ! mon Dieu ! ayez pitié de moi !

Et l’infortunée jeune fille, se tordant dans l’agonie du désespoir, se jeta, en sanglotant, dans nos bras, nous pressant contre son cœur, et nous suppliant d’avoir pitié d’elle, de ne pas l’abandonner, de l’arracher des mains de ses bourreaux.

Ah ! qu’il est triste, qu’il est déchirant d’être témoin d’un malheur qu’on se sent incapable de consoler !

Nous passâmes toute la nuit à pleurer avec elle, cherchant à l’encourager, et à lui donner quelqu’espoir.

Je sentais qu’il y avait une sorte de cruauté à lui inspirer une confiance que je n’avais pas ; car je connaissais les Sauvages.

Je savais que ces monstres n’abandonnent jamais leurs victimes.



Le lendemain, mon père, après avoir longtemps caressé les Sauvages, intercéda auprès d’eux en faveur de la jeune captive, et leur offrit toutes espèces de présents pour la racheter ; mais rien ne put les tenter.

Ils étaient encore à moitié ivres.

Il employa tour à tour les prières et les menaces pour les toucher.

Mais ni les présents, ni les prières, ni les menaces ne purent l’arracher de leurs mains.

L’infortunée jeune fille se jeta même à leurs pieds embrassant leurs genoux pour les fléchir ; mais, les monstres ! ils répondaient à ses supplications par des éclats de rire.

Et malgré ses prières, malgré ses sanglots, malgré ses supplications, ils l’entrainèrent avec eux.[1]



Hélas ! Monsieur, s’écria alors Mademoiselle Baby en jetant un regard baigné de larmes sur le jeune officier, peut-on avoir le courage de sourire et d’être gai après avoir été témoin de pareilles scènes ?

— Les démons ! vociféra le jeune homme en trépignant d’horreur et d’indignation.

Ne devrait-on pas exterminer jusqu’au dernier cette race infâme qui n’est altérée que de carnage et de sang ?

Que n’ai-je su cela plus tôt !

Hier un Potowatomis est entré chez moi pour me vendre quelques pelleteries.

Comme je n’en avais nul besoin, qu’il me les faisait le triple de leur valeur et qu’il me tourmentait déjà depuis assez longtemps, je lui signifiai de se retirer.

Il osa me résister.

Alors impatienté, je me levai de mon siège et le conduisis jusqu’à la porte à coups de pied. Il s’éloigna en me menaçant et me montrant son poignard.

J’avais un bâton à la main.

Je regrette maintenant de ne pas l’avoir assommé.



— Imprudent ! s’écria la jeune fille, vous n’auriez jamais dû provoquer cet Indien.

Ne savez-vous pas qu’un Sauvage n’oublie jamais une injure ?

Il peut rôder toute une année autour du fort pour vous suivre des yeux, observer tous vos mouvements, épier toutes vos démarches, flairer toutes vos traces, se cacher parmi les taillis, parmi les joncs de la rivière, s’approcher de vous avec toute la ruse et la finesse du serpent, s’élancer comme un tigre, et vous frapper au cœur au moment où vous vous y attendrez le moins.

Je vous vois tous les jours sortir du fort pour aller pêcher sur les bords de la rivière ; je vous conseille de n’y plus retourner. Il vous arrivera malheur.



— Bah ! fit le jeune homme, vous êtes trop craintive.

Je l’ai vu repartir ce matin avec une troupe de guerriers de sa nation.

Ils descendent à Québec pour y vendre leurs pelleteries dont ils n’ont pu se débarrasser ici.



  1. Jamais on n’en a entendu parler depuis.