Atelier typographique de J. T. Brousseau (p. 129-137).


AGONIE















« Courage, mon frère, battons-nous bien. »
R. P. Bressani,
Relation des Missions,
Traduction du R. P. F. Martin.

Et… cecidit et cœteri fugerunt… Et fleverunt eum omnes… planctu magno, et lugebant dies multos ;

Et dixerunt : quomodo cecidit potens, qui salvum faciebat populum ?

Lib. ii, Machab. Cap. ix. V. 18. 20. 21.

IV


— Je demeurais, dit-elle, depuis quelque temps près du fort Waine,[1] avec ma sœur, lorsqu’un matin pendant que son mari travaillait dans son champ, plusieurs Sauvages entrèrent tout à coup dans la maison.

— Où est ton mari ? demandèrent-ils brusquement à ma sœur.

— Il est au fort Waine, répondit-elle effrayée de leur aspect sinistre.

Et ils sortirent.

Pleines d’anxiété, nous les suivîmes des yeux pendant quelque temps.

— Mon Dieu ! ma sœur, lui dis-je toute tremblante, j’ai peur, j’ai peur, sauvons-nous… Ces Sauvages m’ont l’air de méditer quelques mauvais desseins ; ils vont revenir.

Sans écouter mes paroles, elle continuait à les regarder s’éloigner dans la direction du fort.

Le chemin qu’ils suivaient passait à peu de distance de l’endroit où son mari travaillait tranquillement sans soupçonner le péril qui le menaçait.

Heureusement qu’une touffe d’arbres le dérobait à leurs regards.


Nous commencions à respirer un peu.

Déjà ils l’avaient dépassé et s’éloignaient paisiblement, lorsque l’un d’eux se détourna un moment.

— Ils l’ont découvert ! ils l’ont découvert ! s’écria tout à coup ma sœur, saisie d’épouvante.

En effet, ils s’étaient tous arrêtés, et se dirigeaient vers l’endroit où Joseph, courbé vers la terre, ramassait les branches d’un arbre qu’il venait de renverser.

Il n’avait aucun soupçon du danger.

Les Sauvages, abrités derrière les arbres, n’étaient plus qu’à une petite distance, lorsqu’on entendit un coup de fusil et Joseph tomba à la renverse.

Le croyant mort, ils s’avançaient triomphants pour le dépouiller ; mais Joseph, que la balle en effleurant la tête n’avait fait qu’étourdir, se redressant tout à coup et se faisant un rempart de l’arbre près duquel il était, saisit son fusil et en étendit deux raides morts sur la place.

Les autres, effrayés, se retirèrent précipitamment vers la lisière du bois et alors une vive fusillade commença de part et d’autre.



Joseph était un habile tireur.

À chaque coup il abattait un ennemi.

Trois avaient déjà succombé.

Nous attendions dans les transes de l’agonie, l’issue du combat qui n’aurait pas été douteux si les Sauvages avaient eu affaire à un ennemi ordinaire.

Mais Joseph était un terrible adversaire.

Blotti derrière son arbre, à peine avait-il tiré un coup, qu’en une seconde il avait rechargé son fusil.

Alors, avec un sang-froid admirable, pendant que les balles sifflaient autour de lui et balayaient les feuilles de l’arbre qui l’abritait, il passait tout doucement le canon de son fusil à travers les branches, et, au moment de viser, faisait un grand signe de croix ; puis il ajustait et pressait la détente ; le coup partait et nous pouvions compter un ennemi de moins.

Chaque fois que je voyais tomber une nouvelle victime, je ne pouvais réprimer un indicible tressaillement d’ivresse.

Le plomb de Joseph venait de frapper un quatrième ennemi.

Nous commencions à avoir quelqu’espérance, lorsque nous vîmes un des Sauvages se glisser en rampant derrière lui.

Le serpent ne s’avance pas vers son ennemi avec plus de ruse et d’adresse.

Sans faire rouler un caillou, sans froisser une feuille, il s’approchait lentement, se cachant tantôt derrière une petite élévation, tantôt derrière une touffe de broussailles, ne se hasardant qu’au moment où il voyait Joseph tout entier occupé à viser.

Enfin il arriva à deux pas de lui sans avoir été découvert.

Alors il s’arrêta et attendit que Joseph eût rechargé son arme.

Sans rien soupçonner, celui-ci élevait, un moment après, son fusil à son épaule pour viser, lorsque nous le vîmes abaisser tout à coup son arme et se retourner.

Il avait cru entendre un léger frôlement derrière lui.

Élevant un peu la tête, il écouta un instant ; puis se pencha à droite et à gauche ; mais sans rien apercevoir, car le Sauvage était couché à plat ventre derrière un tas de branches.

Entièrement rassuré de ce côté, il se retourna et appuya de nouveau la crosse de son fusil sur son épaule. Mais en même temps le Sauvage, avec un sourire infernal, se redressait de toute sa hauteur.

Au moment où Joseph s’apprêtait à immoler un nouvel ennemi, l’Indien brandissait son couteau.

Un dernier coup de fusil retentit, une dernière victime tomba ; mais Joseph tomba aussi, frappé au cœur par son lâche ennemi.

Après lui avoir enlevé la chevelure, il le dépouilla de ses vêtements et s’en revêtit.



  1. Je ne suis pas bien sûr de l’orthographe de ce nom ; je l’écris tel que je l’ai entendu prononcer.