Atelier typographique de J. T. Brousseau (p. 161-177).
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SANG















Hélas ! la nature entière est mon ennemie ! les parfums de l’air me sont funestes ; je crains l’ombre des chemins et le murmure des fontaines ; et il m’a fallu fuir en tremblant la chanson de l’oiseau dans les bois.

Louis Veuillot.

VII


À peine Mademoiselle Baby avait-elle fini de parler, qu’on entendit à la porte un bruit de pas précipités et un homme entra à la course, tout effaré, tout couvert de sang.

C’était le jeune officier.

Il avait le bras droit cassé et pendant.

— Vite ! vite ! s’écria-t-il, cachez-moi ! je suis poursuivi par les Sauvages.

— Montez au grenier, lui dit Madame Baby, et ne bougez pas, autrement vous êtes mort.



Un moment après, les Sauvages entraient.

Avant qu’ils eussent proféré une parole, Madame Baby leur indiqua du doigt la rue voisine.

Et ils sortirent aussitôt, persuadés que le jeune homme s’était évadé par ce côté.

L’admirable sang-froid de Madame Baby les avait complètement trompés. En effet, pas un muscle de son visage n’avait trahi son émotion.

Et, par bonheur, ils n’avaient pas eu le temps de remarquer la pâleur mortelle empreinte sur les traits de la jeune fille qui, le coude appuyé sur la fenêtre, la figure à demi-cachée derrière les bouquets de fleurs, se sentait près de défaillir.

Il y eut alors un de ces moments d’inexprimable angoisse qui fait subitement monter au cœur le froid de la mort.

Madame Baby espérait bien que les Sauvages, par crainte du Surintendant, n’oseraient pas s’introduire malgré elle dans la maison. Mais encore, qui pouvait prévoir où s’arrêteraient ces barbares une fois alléchés par l’odeur du sang ?

Elle avait l’espoir que, fatigués bientôt de leurs inutiles recherches, ils abandonneraient leur ennemi, ou que, du moins, s’ils persistaient à vouloir le découvrir, elle aurait le temps d’obtenir quelques secours pour les repousser, s’ils osaient revenir sur leurs pas.

Faisant un signe à l’esclave qui travaillait au jardin, elle lui ordonna de courir en toute hâte avertir quelques hommes du fort du danger qui les menaçait.



Quelques minutes pleines d’alarme et d’anxiété s’écoulèrent encore et les Sauvages ne reparaissaient pas.

— Croyez-vous qu’ils se soient éloignés, murmura tout bas la jeune fille dont la figure commençait à s’illuminer d’un rayon d’espoir ?

— Quand même ils reviendraient, répondit Madame Baby, ils n’oseront…

Elle n’acheva pas.

Penchée vers la fenêtre, elle prêtait l’oreille et cherchait à distinguer un bruit de voix humaines qui se faisait entendre dans le lointain.

Était-ce le secours qu’elle avait demandé ?

Était-ce la voix des Sauvages qui revenaient sur leurs pas ?

Elle ne put le distinguer.

Cependant les voix se rapprochaient toujours et devenaient de plus en plus distinctes.

Ce sont nos hommes, s’écria enfin Mademoiselle Baby ; entendez-vous les aboiements de notre chien ?

Et elle respira plus librement comme soulagée d’un poids immense.

Madame Baby ne répondit pas.

Un faible sourire effleura sa lèvre.

Elle avait bien entendu les aboiements du chien, mais un autre bruit, qu’elle ne connaissait que trop, retentissait aussi à son oreille.

Bientôt les voix devinrent si distinctes qu’il fut impossible de se faire illusion.

— Les voilà ! les voilà ! s’écria tout à coup la jeune fille, pâle comme la mort et se laissant glisser sur un siège près de la fenêtre.

En effet, on voyait ondoyer à travers les arbres les panaches de diverses couleurs que les Sauvages ont coutume de porter sur le sommet de leur tête.

— Ne tremble donc pas ainsi, dit tout bas Madame Baby à sa fille ; tu vas nous trahir. Tourne-toi vers la fenêtre et prends garde que les Sauvages ne s’aperçoivent de ton émotion.



Le courage et le sang-froid dans un moment critique est toujours admirable ; mais chez une femme il est sublime.

Calme, impassible, sans même se lever de son siège, Madame Baby continua tranquillement son ouvrage.

L’œil le plus exercé n’aurait pu distinguer la moindre trace d’émotion, la moindre agitation fébrile sur cette fière et mâle physionomie.

C’est que dans cette poitrine de femme battait le cœur d’une héroïne.

Elle attendit ainsi l’arrivée des Sauvages.



— Dis-nous où tu as caché le guerrier blanc, s’écria en entrant le premier qui pénétra dans l’appartement.

C’était le Potowatomis que le jeune officier avait eu l’imprudence de provoquer.

Encore tout haletant de la course qu’il venait de faire, sa figure était toute ruisselante de sueur.

Sur ses sourcils froncés, dans ses regards fauves et menaçants, sur tous ses traits que faisait trembler une agitation fiévreuse, on lisait la rage et l’exaspération du désappointement.

— Camarade, répondit Madame Baby d’un ton sévère, tu connais le Surintendant.

Si tu as le malheur de te mal comporter dans sa maison, tu sais à qui tu auras affaire.

Le Sauvage parut hésiter un moment, et d’une voix qu’il feignit d’adoucir :

— Ma sœur sait bien que le Potowatomis aime la paix, et qu’il n’attaque jamais le premier.

Le guerrier blanc a marché contre le Potowatomis sur le sentier de la guerre, autrement le Potowatomis ne le poursuivrait pas.

— Je n’ai point caché le guerrier blanc, reprit Madame Baby ; c’est inutile pour toi de le chercher ici.

Hâte-toi de courir après, si tu ne veux pas qu’il t’échappe.

Le Potowatomis ne répondit pas ; mais regardant avec un sourire Madame Baby, il indiqua du doigt une petite tache sur le plancher que tout autre qu’un Sauvage n’eût jamais remarquée. Mais l’œil subtil de l’Indien venait d’y découvrir la trace de son ennemi.

C’était une goutte de sang que Madame Baby avait cependant eu la précaution d’essuyer soigneusement.



— Ma sœur dit vrai, reprit le Sauvage d’un ton d’ironie, le guerrier blanc n’est point passé par ici.

Cette tache de sang, c’est elle qui l’a jetée là pour faire accroire au Sauvage qu’elle avait caché le guerrier blanc.

Puis reprenant un ton plus sérieux.

— Que ma sœur nous indique seulement où il est et nous nous retirerons aussitôt.

Ma sœur sait bien que le Potowatomis ne veut pas faire de mal au guerrier blanc ; le Potowatomis veut seulement le faire pris…

Il s’arrêta, inclina un peu la tête pour regarder par une fenêtre ouverte à l’extrémité de la chambre et, poussant un cri rauque et guttural, il bondit à l’autre bout de l’appartement et s’élança par la fenêtre ouverte dans le jardin.

Ses féroces compagnons le suivirent en hurlant, comme une troupe de démons.



Avant d’avoir rien vu, Madame Baby avait tout compris.

Le jeune officier, en entendant de nouveau les Sauvages, s’était cru perdu, et avait eu l’imprudence de sauter, par une des fenêtres, dans le jardin.

Il se dirigeait vers une fontaine couverte, creusée au milieu du parterre, pour s’y cacher, quand les Sauvages l’aperçurent.

Je renonce à retracer la scène atroce qui se passa alors.

La plume me tombe des mains.

En deux bonds ils l’eurent rejoint, et l’un d’eux lui asséna un coup de poing terrible et le renversa.

Il tomba sur son bras cassé, et la douleur lui fit pousser un long gémissement.

Ils se saisirent alors de lui et lui lièrent les mains et les pieds.

Pauvre jeune homme ! quelle résistance pouvait-il opposer à ses ennemis, — le bras cassé, affaibli par la perte de son sang et désarmé.

Il appelait du secours avec des plaintes lamentables.

Et les échos du jardin, répétant ses gémissements, redoublaient encore l’horreur de cette scène.

Mademoiselle Baby, folle de terreur, se précipita aux pieds de sa mère, se cachant le visage sur ses genoux, et se bouchant les oreilles de ses mains, afin de ne voir ni d’entendre cette épouvantable tragédie.

Pendant que les autres Sauvages étreignaient leur victime, le Potowatomis saisit son couteau, et se mit à l’aiguiser tranquillement sur un caillou.

Sa figure ne trahissait alors aucune émotion, pas même l’horrible plaisir de la vengeance qui faisait palpiter son cœur d’une infernale joie.



— Mon frère le guerrier blanc, dit-il en continuant d’aiguiser son couteau avec insouciance, sait bien qu’il peut insulter impunément le Potowatomis, car le Potowatomis est un lâche qui aime mieux fuir que d’attaquer son ennemi…

Mon frère veut-il maintenant faire la paix avec son ami le Potowatomis ? Il peut parler et poser les conditions, car il est libre…

Puis, reprenant tout à coup son air féroce, il se redressa et fixant son œil enflammé sur le jeune officier :

— Mon frère le guerrier blanc, s’écriat-il, peut maintenant entonner sa chanson de mort, car il va mourir.

Et, brandissant son couteau, il le lui enfonça dans la gorge, pendant qu’un autre de ces monstres à face humaine recevait le sang dans une petite chaudière.

Deux ou trois autres Sauvages piétinaient sur le cadavre, avec des contorsions et des cris d’enfer.

Les râlements d’agonie de la malheureuse victime, mêlés à ces hurlements, parvenaient aux oreilles de la jeune fille qu’un tremblement convulsif faisait à chaque fois tressaillir d’horreur.



Enfin ces cris et ces hurlements cessèrent.

La victime était immolée.

Repoussant alors du pied le cadavre inerte, le Potowatomis, suivi de ses compagnons, se dirigea de nouveau vers la maison.



— Ah ! tu n’as pas voulu nous dire où était ton ami le guerrier blanc, s’écria le Potowatomis en entrant.

Eh bien ! maintenant, puisque tu l’aimes tant, tu vas boire de son sang.

Madame Baby, pâle comme une statue de marbre, se redressa fièrement :

— Vous pouvez me tuer, s’écria-t-elle, mais vous ne m’en ferez jamais boire.

La jeune fille évanouie était étendue à terre à ses pieds.

Ils se saisirent alors de Madame Baby et essayèrent de lui ouvrir la bouche ; mais ne pouvant réussir, ils lui barbouillèrent le visage de sang et l’abandonnèrent dans cet état.[1]



  1. Quelque horrible que soit cette scène, je puis cependant affirmer qu’elle est parfaitement vraie, jusque dans ses plus petits détails.