Atelier typographique de J. T. Brousseau (p. 67-78).
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MORT















Oh ! breathe not his name, let it sleep in the shade.
Where cold and unhonor’d his relics are laid ;
Sad, silent and dark, be the tears that we shed,
As the night dew that falls on the grass o’er his head

Th. Moore, Irish Melodies.

Dormez, dormez, foule des cimetières ;
Ne levez pas vos fronts inanimés ;
Pour vous la terre a chanté ses prières,
Dormez ! dormez !

Brugnot.

V


« Abandonnés, sans guide et sans expérience, au milieu d’interminables forêts, nous nous trouvâmes dans une perplexité extrême.

« Nous hésitâmes longtemps pour savoir si nous ne devions point retourner sur nos pas.

« Le danger de tomber entre les mains des Iroquois, qui infestaient alors cette partie du pays, nous décida à continuer notre route.

« Le seul moyen que nous eussions pour nous guider, c’était une petite boussole dont mon père avait eu le soin de se munir avant notre départ.



« Quelques jours plus tard, nous marchions péniblement au milieu d’une tempête de neige.

« La poudrerie nous aveuglait ; nous ne pouvions voir à deux pas devant nous.

« De tous côtés, nous entendions les arbres craquer et tomber avec fracas.

« Un de ces arbres faillit nous écraser sous ses débris.

« Mon père, atteint par une branche, fut enseveli sous la neige, et nous eûmes toutes les peines du monde à l’en retirer.

« Quand il se fut relevé, la chaîne qui retenait sa boussole autour de son cou était brisée, et la boussole avait disparu. Malgré de vaines recherches, nous ne pûmes jamais la retrouver.

« Dans sa chute, mon père avait reçu une grave blessure à la tête.

« Pendant que j’essayais de panser la plaie, d’où le sang jaillissait avec abondance, je ne pus retenir mes larmes en voyant ce vieillard, à cheveux blancs, supporter la souffrance avec tant de fermeté, et montrer tant de calme au milieu des angoisses qui le dévoraient et qu’il me cachait soigneusement sous les dehors de la confiance.

— « Mon fils, me dit-il en voyant mes pleurs, souviens-toi que tu es soldat… Si la mort vient à nous, elle nous trouvera sur le chemin de l’honneur. Il est beau de mourir martyr du devoir.

« D’ailleurs, rien n’arrive que par la volonté de Dieu ; soumettons-nous donc d’avance, avec courage et résignation, à ce qu’il lui plaira de nous envoyer. »



« Nous marchâmes encore deux jours, par un froid intense ; mais alors mon père fut incapable d’avancer davantage.

« Le froid avait envenimé sa plaie, et la fièvre, qui l’avait saisi, devint d’une violence extrême.

« Pour comble de malheur, notre petite provision d’amadou était devenue humide, et il nous fut impossible de nous procurer du feu.

« Alors tout espoir m’abandonna.

« Depuis plusieurs jours, n’ayant pu tuer aucun gibier, nous n’avions pris presqu’aucune nourriture.

« Malgré tous mes avertissements, le soldat qui nous accompagnait, exténué de faim et de fatigue, et livré au découragement, céda au sommeil, et quand, au bout de quelques heures, j’allai le secouer pour le réveiller, il était déjà mort de froid.



« À genoux auprès de mon père expirant, je demeurai abîmé dans un désespoir inexprimable.

« Plusieurs fois il me conjura de l’abandonner pour échapper à la mort.

« Quand il sentit sa dernière heure approcher : « mon fils, me dit-il en me présentant le livre de l’Imitation de Jésus-Christ qu’il tenait entre ses mains, lis-moi quelques passages. »

« Je pris le livre et, l’ouvrant au hasard, je lus à travers mes sanglots :

« Faites-vous maintenant des amis auprès de Dieu, afin qu’après que vous serez sorti de cette vie, ils vous reçoivent dans les tabernacles éternels. » (Luc xvi. 9.)

« Comportez-vous sur la terre comme un voyageur et un étranger qui n’a point d’intérêt aux affaires du monde.

« Conservez votre cœur libre et élevez-le vers Dieu, parce que vous n’avez point ici-bas de demeure stable.

« C’est au ciel qu’il faut tous les jours adresser vos prières, vos gémissements et vos larmes ; afin qu’après cette vie, votre esprit puisse passer heureusement au Seigneur. »



« Je remis le livre entre ses mains.

« Un sourire d’immortel espoir passa sur ses lèvres ; car ces lignes résumaient toute sa vie.

« Après un moment de silence, il me dit :

« Mon fils, quand je ne serai plus, tu prendras la petite croix d’or que je porte à mon cou, et que j’ai reçue de ta mère le jour de ta naissance… »

« Il y eut quelques moments de silence.

« Un nuage d’inexprimable douleur passa sur son front, et prenant mes deux mains dans les siennes, il ajouta :

« Ta pauvre mère !… oh ! si tu la revois, dis-lui que je meure en pensant à elle et à mon Dieu. »

« Puis faisant un effort suprême, comme pour éloigner une pensée trop douloureuse devant laquelle il craignait de voir faiblir son courage, il continua :

« Cette petite croix d’or, porte-la toujours en souvenir de ton père ; elle t’apprendra à être toujours fidèle à ta patrie et à ton Dieu…

… « Approche-toi, mon fils, que je te bénisse, car je me sens mourir… »

« Et, de sa main défaillante, il fit sur mon front le signe de la croix. »



À ces paroles, le jeune homme se tût. Tandis que des larmes abondantes coulaient le long de ses joues, il pressait contre ses lèvres la petite croix d’or qui pendait sur sa poitrine.

Tous ceux qui l’entouraient, par respect pour une si noble douleur, gardaient le silence.

On eût même pu voir plus d’une main essuyer furtivement quelques larmes.

La douleur est si touchante sur un front de vingt ans !

Il y a tant de sourire sur la figure à cet âge qu’on ne peut y voir ces fleurs délicates se faner avant le temps sans éprouver un serrement de cœur.

Le missionnaire rompit le premier le silence :

— « Mon fils, dit-il en s’adressant au jeune homme, vos larmes sont légitimes, car l’être chéri que vous pleurez était digne de vos regrets.

« Mais ne pleurez pas comme ceux qui n’ont point d’espérance…

« Celui que vous avez perdu jouit maintenant là-haut de la récompense promise à une vie vouée au sacrifice et au devoir… »

« Ah ! mon Père, interrompit le jeune homme, si, du moins, vous eussiez été près de lui pour le consoler à ce dernier moment !… »



Après une pause, il continua :

« Je pressai mon père une dernière fois entre mes bras ; sur son front pâle et glacé je déposai un dernier baiser.

« Je crus qu’en ce moment il allait mourir.

« Il se tenait immobile, les yeux tournés vers le ciel, lorsque tout à coup, comme éclairé par une inspiration d’en haut, il me dit :

— « Je désire que tu fasses vœu de donner un tableau à la prochaine église que tu rencontreras, si tu parviens à t’échapper. »

« Je le promis.

« Quelques instants après, des mots vagues et sans suite s’échappèrent de ses lèvres, et ce fut tout.