Atelier typographique de J. T. Brousseau (p. 53-66).


SILHOUETTE















C’était comme une troupe de démons qui dansaient autour de lui des rondes insensées, se tenant par la main, avec des cris, des éclats de rire, des contorsions, des pleurs, des grincements de dents, des hurlements sinistres ; et des étincelles sautillaient devant lui, jaillissant de son cerveau affaibli, éclataient devant ses yeux, et lui semblaient des torches que ces démons agitaient dans leurs mains.

Cardinal Wiseman.
Fabiola.

IV


— « Je suis parti, dit le jeune officier, il y a plus d’un mois du pays des Abénaquis, accompagné de mon père, d’un soldat, et d’un Sauvage qui nous servait de guide.

« Nous étions chargés de dépêches importantes pour le gouverneur de la colonie.

« Déjà, depuis plusieurs jours, nous cheminions, sans accident, à travers la forêt, lorsqu’un soir, exténués de fatigue, nous allumâmes notre feu auprès d’un cimetière indien, pour y passer la nuit.

« Selon la coutume des Sauvages, chaque cadavre, enveloppé séparément dans une grosse écorce d’arbre, était élevé au-dessus du sol, soutenu par quatre poteaux.

« Des arcs, des flèches, des tomahawks et quelques épis de maïs, suspendus à ces tombeaux, se balançaient au gré du vent.

« Assis, à quelques pas devant moi, sur le tronc d’un vieux pin gisant, à moitié pourri, sur le sol, notre Sauvage paraissait enseveli dans une profonde méditation.

« Le bûcher, allumé à ses pieds entre deux grosses racines, dont la flamme tantôt vive, tantôt presqu’éteinte, l’illuminait de son jour vacillant et rougeâtre répandait, sur toute sa physionomie, je ne sais quel air effrayant et mystérieux.

« C’était un homme d’une stature gigantesque.

« Un Indien l’eût volontiers comparé à un de ces superbes érables de nos forêts, si, à une force herculéenne, il n’eût joint, en même temps, la souplesse du serpent et l’agilité de l’élan.

« Des plumes noires, rouges et blanches nouées avec ses cheveux, sur le sommet de sa tête, grandissaient encore sa taille.

« Ses traits farouches, son œil noir et formidable comme une sombre nuit d’hiver, son tomahawk et son long couteau, qu’enfermait une gaine de cuir, à demi-caché sous un trophée de chevelures flottant à sa ceinture, tout contribuait à lui donner une apparence étrange et sanguinaire.


« Il faisait une nuit noire et froide.

« La voûte basse et inégale formée par les branches entrelacées des arbres impénétrables aux rayons de la lune, et qu’éclairait, par intervalles, la lueur douteuse du bûcher, semblait un vaste et sombre caveau où les troncs antiques, à moitié rongés et ensevelis sous la neige et les lianes, jonchaient la terre comme des cadavres de géants épars çà et là ; où les bouleaux, couverts de leur écorce blanche, balancés par le souffle de la brise, avaient l’air de pâles fantômes errant au milieu de ces débris, et où le sourd murmure du torrent lointain, se brisant en sanglots et le frémissement plaintif et lugubre de la rafale, à travers les branches dépouillées, imitaient de funèbres gémissements.

« Un homme un peu superstitieux eût cru entendre les plaintes des âmes des guerriers indiens ensevelis auprès de nous.

« Malgré moi, un frisson d’horreur courait dans mes veines.

« Cependant parmi ces décombres, où chaque arbre, chaque rocher, en un mot tous les objets mêlés, confondus dans l’ombre, paraissaient autant de spectres animés épiant tous ses mouvements, l’audacieux Sauvage semblait aussi tranquille que s’il eût été dans sa cabane.

« Il était là, immobile et silencieux, fixant tour à tour sur le brasier et sur son tomahawk son regard farouche.



— « Camarade, lui dis-je, penses-tu que nous ayons encore à craindre les bandes iroquoises, dont nous avons découvert les traces hier.

— « Mon frère a-t-il déjà oublié que nous en avons rencontré encore ce matin ?

— « Mais ils n’étaient que deux.

— « Oui, mais un Iroquois a bien vite fait un signal pour avertir ses camarades.

— « Ceux là ne marchaient pas sur le sentier de la guerre ; ils étaient occupés à poursuivre un orignal.

— « Oui, mais la neige est épaisse et ils auraient bien pu avoir la chance de le tuer sans trop de fatigue et alors…

— « Eh bien !

— « Et alors, une fois leur faim apaisée…

— « Achève donc.

— « Je dis qu’alors ils auraient bien pu se donner le plaisir de faire la chasse aux Peaux Blanches.

— « Mais les blancs sont en paix avec les Iroquois.

— « L’Iroquois n’enterre jamais qu’à moitié la hache de guerre, et d’ailleurs ils ont levé le tomahawk contre les guerriers de ma tribu, et s’ils avaient découvert la piste d’un Abénaquis parmi les vôtres…

— « Tu crois donc qu’ils pourraient bien être à notre poursuite ? Mais alors il serait plus prudent d’éteindre notre feu.

— « Mon frère n’entend-il pas les hurlements des loups ? S’il aime mieux se faire dévorer par eux que de recevoir une flèche de la main d’un Iroquois, il peut l’éteindre. »



« Les paroles de notre guide étaient peu rassurantes, mais j’étais si exténué de fatigue que, malgré le danger évident auquel nous étions exposés, je m’endormis.

« Mon sommeil fut agité de mille rêves fantastiques.

« La grande ombre de mon Sauvage que j’avais vue, au moment de m’endormir, s’allonger et ramper derrière lui, noire et menaçante, se dressait devant moi comme un spectre.

« La rafale passait dans mes cheveux comme un esprit de ténèbres.

« Les morts du cimetière, secouant la neige de leurs linceuls d’écorce, descendaient de leurs tombeaux, et se penchaient vers moi ; je croyais ouïr leurs grincements de dents, en entendant les craquements des arbres agités par la bise de nuit.

« Je m’éveillai en sursaut.

« Mon Sauvage, appuyé contre un des poteaux d’un tombeau indien, était toujours là devant moi.

« Au bruit sourd et régulier de sa respiration, je m’aperçus qu’il dormait profondément.

« Je vis au dessus de lui, comme sortant de l’écorce du tombeau, près duquel il était appuyé, une ombre et deux yeux fixes et flamboyants.

« C’est une suite de mon rêve, me dis-je en moi-même, et j’essayai de me rendormir.

« Longtemps je demeurai, les yeux à moitié fermés, dans cet état de somnolence, qui participe de la veille, à la fois, et du sommeil, et où les facultés engourdies ne laissent juger des objets qu’à demi.

« Cependant l’ombre se balançait et se penchait toujours davantage au-dessus du Sauvage enseveli dans un profond sommeil.

« Un moment le bûcher jeta une clarté plus vive et je vis alors bien distinctement la figure d’un Indien qu’éclairait une lueur fauve.

« Il tenait entre ses dents un long couteau.

« Et, fixant ses yeux dilatés sur son ennemi, il s’approcha encore d’avantage et s’assura s’il était bien endormi.

« Alors un sourire d’ivresse infernale contracta ses lèvres, et saisissant son couteau, il le brandit un instant en le dirigeant au cœur de sa victime.

« Un éclair jaillit de la lame.

« Au même moment, un cri terrible retentit et les deux Sauvages allèrent rouler dans la neige.

« L’éclair de l’acier, en réveillant notre Sauvage, avait trahi son ennemi.

« Ainsi l’affreux cauchemar se terminait par une horrible réalité.



« Je saisis précipitamment mon fusil ; mais je n’osai tirer dans la crainte de blesser notre Sauvage.

« Une lutte à mort s’était engagée entre les deux Indiens.

« La neige, rougie de sang, jaillissait de toutes parts autour d’eux et les enveloppait d’un nuage. Le fer d’une hache brilla et un son mat retentit, suivi d’un léger craquement d’os.

« La victoire était décidée.

« Un bruit sourd et guttural s’échappa de la poitrine du vaincu : c’était le râle d’agonie.



« Tenant d’une main une chevelure sanglante, le vainqueur, le sourire aux lèvres, se redressait fièrement lorsqu’une balle vint l’atteindre en pleine poitrine, et notre Sauvage (car c’était lui) tombait raide mort la face dans le bûcher.

« Diriger le canon de mon fusil et envoyer une balle dans la direction d’où le coup était parti et où je voyais encore une ombre se glisser à travers les arbres, fut pour moi l’affaire d’un instant.

« L’Indien, poussant un cri de mort, bondit, et son corps, décrivant un arc, s’affaissa sur lui-même.

« Le drame était fini.

« Notre Sauvage était vengé, mais nous n’avions plus de guide.

« Je me rappelai alors notre conversation de la veille ; comme on le voit, ses appréhensions, au sujet des Sauvages dont nous avions rencontré les traces le matin, n’étaient malheureusement que trop fondées.