Atelier typographique de J. T. Brousseau (p. 79-91).


VISION















Il y a des journées critiques dans l’existence d’un homme, comme il y a des journées critiques dans l’existence de l’humanité… Chacun de nous, quelque humble et insignifiante que soit sa personnalité, nous avons eu tous notre jour critique : nous avons eu tous un jour, une heure, un instant qui a décidé de toute notre existence ; notre jour providentiel, qui a modifié notre position personnelle et nos relations avec les autres ; un jour de grâce, dans lequel l’esprit l’a emporté sur la matière. De quelque manière que ce soit, toute âme, comme Jérusalem a eu son jour.

Card. Wiseman, Fabiola.

Tristis est anima mea usque ad mortem.

St. Math : XXVI. 38.

Vadam et videbo visionem hanc magnam.

Exode. III. 3.

VI


« J’ignore combien de temps je demeurai là anéanti, abîmé dans une douleur sans nom, à genoux auprès du cadavre de celui qui avait été mon père.

« Plongée dans une sorte de léthargie, mon âme était devenue insensible à tout.

« La mort, la solitude de la forêt ne l’effrayait plus ; hélas ! la solitude était autrement effrayante au fond de mon cœur où naguère tout était encore en fleur.

« Rêves ! illusions ! j’avais vu ces fleurs de la vie tomber feuille à feuille, balayées par l’orage.

« Gloire ! bonheur ! avenir ! ces anges du cœur, qui naguère chantaient encore au fond de mon âme leurs mystérieux concerts, s’étaient envolés, voilant de leurs ailes leurs visages éplorés.

« Tout avait disparu : tout… il ne restait plus que le vide, l’horrible néant.



« Seulement, au milieu de ma nuit, une faible étoile veillait encore.

« Un soupir sur mes lèvres, une dernière prière, pâle lampe du sanctuaire intérieur qui n’était pas encore éteinte, jetait un dernier reflet.

« Songeant au vœu que mon père mourant m’avait inspiré de faire, j’invoquais, avec toute l’ardeur du désespoir, la Vierge, consolatrice des affligés ; et voilà que tout à coup…

« Mais je renonce à dire ce qui se passa alors en moi.

« La parole humaine est impuissante à dévoiler les mystères de Dieu.

« Que dirai-je donc aux enfants de la nuit, et que peuvent-ils comprendre ?

« Et des hauteurs du jour éternel ne suis-je pas aussi retombé avec eux au sein de la nuit dans la région du temps et des ombres… »



« Et voilà que tout à coup, au milieu de mes ténèbres, tout mon être tressaillit, frappé comme d’une commotion électrique ; et il se fit, au fond de moi, comme un vent impétueux, et l’esprit… était porté sur ces eaux de la tribulation.

« Et soudain, comme l’éclair qui, rapide, fend la nuée d’orage, la lumière se fit dans cette nuit, dans ce chaos ; lumière éblouissante, lumière surhumaine. Et la tempête s’apaisa en moi.

« Et il se fit un grand calme.

« Et le rayon divin, pénétrant jusqu’aux dernières jointures de l’âme, y répandit une douce chaleur, et une paix ! cette paix qui surpasse tout sentiment.

« Et, à travers mes paupières fermées, je vis qu’une grande lumière était devant moi…



« Ô mon Dieu ! oserai-je dire ce qui se passa alors !…

« N’est-ce pas profaner, en les affaiblissant trop, les merveilles de votre puissance ?



« Je sentais que quelque chose d’extraordinaire, de surnaturel se passait autour de moi.

« Et une mystérieuse émotion, cette sainte horreur que toute créature mortelle doit éprouver, à l’approche d’un être divin, s’empara de moi.

« Comme Moïse, mon âme se disait à elle-même :

« J’irai et je verrai cette grande vision.

« Et mes yeux furent ouverts, et je vis,… ce n’était pas un rêve, c’était bien une réalité, un miracle de la droite du Très-Haut…

« Non, l’œil de l’homme n’a jamais vu, son oreille n’a jamais entendu ce qu’il me fut donné de voir et d’entendre alors.


« Au milieu d’un nuage d’éclatante lumière, la Reine des cieux m’apparut, tenant dans ses bras son divin enfant.

« Les splendeurs ineffables, qui jaillissaient de sa figure, étaient si éblouissantes qu’en comparaison le soleil n’est qu’une pale étoile. Mais cet éclat, loin de fatiguer la vue, la reposait délicieusement.

« Douze étoiles formaient son diadème !

« L’arc en ciel était son vêtement ;

« Et sous ses pieds, les nuages de pourpre de l’aurore et du couchant.

« Et derrière leurs franges dorées, des myriades d’anges souriaient et chantaient des hymnes qui n’ont point d’écho ici-bas.

« Et ce que j’entendais et ce que je voyais était si vivant, mon âme le saisissait avec une telle puissance, qu’il me semblait qu’auparavant tout ce que j’avais pu voir et entendre n’était qu’un songe vague de la nuit. »



« La divine Vierge me regardait avec ce sourire immortel, qu’elle déroba sans doute aux lèvres de son divin enfantelet le jour de sa naissance.

« Et elle me dit :

— « Me voici, mon fils, je viens à vous parce que vous m’avez appelé… »[1]

« Déjà le secours que je vous envoie est proche…

« Souvenez-vous, mon fils »…

« Mais qu’allais-je dire, malheureux !…

« Il ne m’est permis de révéler de ce céleste entretien que ce peu de paroles qui regardent ma délivrance.

« Le reste est un secret entre Dieu et moi…

« Il suffit de dire que ces paroles ont à jamais fixé ma destinée.



« … Longtemps elle me parla, et mon âme, dégagée de ses entraves, ravie, transfigurée, écoutait, dans une extase inénarrable, la divine harmonie de sa voix.

« Éternellement cette voix retentira dans mon âme !…

« Et des torrents de larmes, se faisant jour à travers mes paupières, inondaient mon cœur d’une rosée rafraîchissante…

« Enfin, peu à peu, le mystérieux prodige s’évanouit…

« Nuages, figures, anges, lumière avaient disparu, et mon âme appelait encore par d’ineffables gémissements la céleste vision.

« Quand enfin je me détournai, le secours qui m’avait été miraculeusement promis, était déjà arrivé.

« C’est alors, mon Révérend Père, que je vous aperçus près de moi.

« Vous savez le reste. »



Le lendemain, il y avait grand émoi parmi toute la petite population d’alentour.

Le bruit du miracle s’était rapidement répandu, et la foule pieuse et recueillie, réunie dans la modeste église, assistait à une messe solennelle d’actions de grâce, célébrée par le saint missionnaire.

Plus d’un regard attendri, se tournait pendant la pieuse cérémonie, vers le jeune officier qui, agenouillé près du sanctuaire, priait avec une ferveur angélique.

On dit que plus tard, dans un autre pays… loin, bien loin, par delà les mers, un jeune militaire, échappé miraculeusement à la mort, abandonnant un brillant avenir, s’était consacré à Dieu dans un cloître.

Était-ce lui ? Personne n’a jamais pu l’assurer.



Si jamais vous passez près de la vieille église de la Rivière-Ouelle, n’oubliez pas de vous y arrêter un instant.

Vous y verrez suspendu dans une des chapelles latérales, l’antique ex-voto qui rappelle le souvenir du miraculeux événement.

Le tableau n’a pas de valeur artistique ; mais c’est une vieille relique qu’on aime à voir, parce qu’elle nous dit une touchante histoire.

Souvent des voyageurs, venus de loin, s’arrêtent devant cette poudreuse peinture, frappés de l’étrange scène qu’elle retrace.

Souventes fois aussi, on y voit de pieuses mères de famille indiquer du doigt les divers personnages, et raconter à leurs petits enfants émerveillés la merveilleuse légende ; car le souvenir de cette touchante histoire est encore vivant dans toute la contrée.


Québec, janvier, 1860.

  1. Imitation de Jésus-Christ.