Légendes bruxelloises/Spellekenstraet en Spellekens huys

Légendes bruxelloises (1903)
J. Lebègue & Cie (p. 191-195).

quelques minutes après son corps se balançait au bout de la corde. Le peuple applaudit.

En outre, tout le monde remarqua que ses cheveux qui étaient roux, devinrent au même instant noirs comme les plumes de corbeau.

Nos trois amis apprirent bientôt le péril auquel ils avaient miraculeusement échappé et rendirent grâce au duc d’Albe de ce qu’il avait fait.

C’est la seule fois, dit-on, que ce dernier fut béni en Belgique.

IV

Spellekenstraet en Spellekens huys

La légende est ici en contradiction formelle avec l’histoire.

Nous venons de dire l’une, voici l’autre.

Oui, le mécontentement était général. Le pays pleurait ses morts. Les libertés des bourgeois méprisées ; les impôts nombreux, injustes, levés malgré l’opposition de tous ; les bûchers et les échafauds en permanence ; les tortures atroces auxquelles on soumettait les innocents mêmes ; la délation au lieu de la justice : tels étaient les fruits du régime d’alors. Les villes étaient en deuil : à Bruxelles, le tir à l’oiseau fut supprimé à la demande des doyens des serments (13 avril 1570) ; ceux-ci décidèrent en outre d’assister à l’Ommegang en robe, non en armes (2 mai 1570). Enfin, la peste éclata. Pendant plusieurs années, cette terrible maladie resta en permanence dans notre ville. En 1572, elle atteignit son plus haut degré d’intensité.

Oui, le mécontentement était général. On se plaignait, non seulement des mesures despotiques prises par le gouverneur, mais de la façon d’agir des soldats espagnols qui se considéraient comme en pays conquis, mais encore et surtout de la conduite des suppôts du duc. Vargas, Delrio étaient l’objet de la haine publique. Jean Grouwels causait le plus d’horreur. Dans l’espace de deux années, ce misérable avait fait exécuter trois mille trois cent soixante-treize (3,373) personnes.

Déjà, le 3 avril 1568, le magistrat de Bruxelles avait adressé une requête « dans laquelle il se plaignait des arrestations opérées par Grouwels au mépris de sa juridiction ».

Albe comprit qu’il était nécessaire de sacrifier ce monstre, son plus vil instrument.

Il le fit arrêter, dit un contemporain, pour avoir « fait condamner et exécuter souventefois des innocents au lieu des coulpables, changant en sentences ou accusations les noms des bons en ceux des meschants garnemens qu’il vouloit relascher. Item d’avoir prins par plusieurs fois des deniers, sous promesse de relascher l’un ou l’autre, que néanmoins il faisoit tuer après, sans restituer aux amis et parens l’argent qu’il en avoit receu… »

Son lieutenant et son clerc furent aussi arrêtés et incarcérés avec lui à la Steenpoort[1]. Le Conseil de Brabant condamna Spelleken à être pendu.

L’exécution eut lieu le 11 février 1570 aux Bailles de la Cour[2]. Spelleken, qui portait « sa sentence escrite dans un papier et attachée d’épingles à sa poitrine », montra beaucoup de courage. Il se lança lui-même dans le vide après avoir vu ses deux complices « fouettés dessous le gibet ». Ceux-ci furent ensuite envoyés aux galères et, le 16 du même mois, sa servante fut fustigée, condamnée à baiser la potence, puis bannie.

Pour les Espagnols, Spelleken fut une victime. Ils assistèrent en grand nombre, un cierge allumé à la main, à son enterrement qui eut lieu dans l’église des Dominicains.

Celle-ci se trouvait rue de l’Écuyer, en face de la rue des Dominicains actuelle, et couvrait de ses bâtiments une grande partie de la place de la Monnaie.

Ces religieux se vantaient plus tard de posséder les restes de Spelleken. Il n’y avait pourtant pas là de quoi s’enorgueillir…

Jean Grouwels, dit Spelleken, habitait près de la porte de Louvain, dans une rue primitivement appelée rue du Chêne, puis le lieu aux Créquillons ou Krieckelryestraet, et qui depuis reçut le nom de Spellekenstraet. Elle allait de la rue de Pachéco à la rue de Notre-Dame-aux-Neiges. On l’appela plus tard, par suite d’une traduction ridicule, rue des Epingles, comme la Piermansstraet est devenue la rue des Vers. Lorsque la rue Royale fut continuée jusqu’à la porte de Schaerbeek, la Spellekenstraet fut pour ainsi dire coupée en deux. Le tronçon qui va de la rue Royale à l’ancien Hospice de Saint-Job de Pacheco, sur l’emplacement duquel est bâti l’hôpital Saint-Jean, porte aujourd’hui le nom de rue Vésale. L’autre tronçon est actuellement la rue du Gouvernement-Provisoire. L’aspect en a du reste complètement changé.

Or, c’est au coin de la rue du Gouvernement-Provisoire et de la rue Royale que se trouvait bâtie la Spellekens huys, maison qu’habitait Jean Grouwels. Les Prêtres de l’Oratoire s’y établirent vers le milieu du XVIIe siècle et la vendirent le 14 mars 1669 aux Dominicaines anglaises pour la somme de vingt mille florins. Elle fut abattue, pensons-nous, lors des travaux nécessités par le percement de la rue Royale au siècle dernier.


  1. Henne et Wauters disent à la Steenpoort d’une part (Histoire de Bruxelles, t. Ier, p. 422) et à la Treurenberg d’autre part (t . III, p. 290).
  2. L’ancien palais des ducs de Brabant était construit à l’emplacement de la place Royale actuelle. « Il avait sa façade principale à l’endroit où se trouve à présent la statue de Godefroid de Bouillon et dans le sens de la Chaussée (Montagne de la Cour). » Il datait du XIe siècle ; rebâti par Jean II ou Jean III, il fut considérablement agrandi et embelli plus tard, surtout sous les ducs de Bourgogne. Devant le palais s’étendait une vaste place. Celle-ci fut entourée, sous Marguerite d’Autriche, d’une enceinte formée d’une balustrade en pierre taillée à jour et ornée de piédestaux et de colonnes qui portaient, les unes, des statues des ducs de Brabant et les autres, des figures d’animaux. Cette enceinte s’appelait la Cour des Bailles ou les Bailles de la Cour. On peut se faire une idée du coup d’œil qu’elle présentait, en examinant la colonnade de la place du Petit-Sablon : l’architecte, M. Beyaert, s’est inspiré de l’ancienne Cour des Bailles pour l’édifier. Le palais fut détruit par un incendie en 1731.