Légendes bruxelloises/Légende de l’homme à la verge rouge

Légendes bruxelloises (1903)
J. Lebègue & Cie (p. 185-191).

nom n’est pas entièrement oublié par le peuple et que son souvenir maudit fait encore frissonner ceux qui l’entendent prononcer.

Cet homme devait recevoir un jour la punition de ses crimes.

III

Légende de l’homme à la verge rouge

Un matin du mois de février 1570, trois hommes, venant de Malines, cheminaient sur la route qui conduit de cette ville à Vilvorde.

C’étaient des chaudronniers (Koperslagers) qui, chargés de leur lourde marchandise, se rendaient pour affaires dans cette dernière localité.

Tout en causant, ils hâtaient le pas autant que leur fardeau le permettait, car le froid était vif.

Ils se trouvaient encore à trois quarts d’heure environ de Vilvorde, quand ils aperçurent devant eux un homme dont la démarche craintive, la mine singulière attirèrent leur attention.

Il était vêtu de noir et ses habits râpés ne semblaient pas indiquer qu’il occupât de hautes fonctions sociales. Tout en marchant, il jetait à droite et à gauche des regards obliques. Il était armé d’un lourd bâton et d’un long couteau de chasse. Un bonnet usé couvrait sa tête ; sa figure était d’une laideur fort grande.

Les chaudronniers crurent reconnaître en lui un de ces farouches prédicateurs protestants qui sillonnaient le pays et qui, avec tant de courage, portaient partout l’évangile de la foi nouvelle. Comme ils étaient bons catholiques, ils se signèrent en l’approchant et le saluèrent.

L’inconnu ne leur rendit pas leur salut. Ils se regardèrent et sourirent, cette fierté ne leur paraissant pas être de mise chez un homme d’apparence si peu respectable.

Comme ils étaient pesamment chargés et déjà harassés de fatigue, ils le prièrent de prendre sa part de leur fardeau. L’inconnu hésita, faisant mine de refuser ; puis, craignant sans doute que les chaudronniers ne lui fissent un mauvais parti, il se ravisa et accepta. Ensuite, il entra en propos :

— Sans doute, dit-il aux marchands, vous êtes de ces porteurs de libelles qui vendez aux bonnes gens des campagnes des écrits secrets contre Alvarez ?

Car vous saurez qu’en ce temps, bien que le duc d’Albe eût défendu la chose sous peine de mort, on importait d’Angleterre et d’Allemagne des pamphlets pour propager la Réforme et des brochures attaquant le gouverneur, que distribuaient ou vendaient secrètement des colporteurs parcourant le pays. Or, non seulement la vente ou l’achat de ces écrits étaient défendus, mais encore la lecture enétait prohibée.

Donc, répondirent nos chaudronniers :

— Non pas. Nous sommes connus dans le pays pour construire et vendre des chaudrons. Rien de plus.

L’homme à l’habit noir continua :

— Ce ne serait que justice que vous vous en prissiez au gouverneur. Cet homme… mais ce n’est pas un homme !… ce monstre fait régner la terreur ici et il mériterait qu’on le brûlât en lieu et place de ces malheureux qu’il condamne à mort.

Ces propos et d’autres encore confirmèrent nos marchands de casseroles dans leur opinion que l’inconnu était un hérétique ; et, pour ne pas le contrarier puisqu’il les aidait à porter leur fardeau, ils abondèrent dans son sens. Mais à chaque mot qu’ils prononçaient en attaquant les mesures prises par le duc d’Albe, on eût pu voir une fugitive lueur de triomphe passer dans les yeux de l’inconnu…

Ils arrivèrent ensemble à Vilvorde.

Là, dirent nos chaudronniers :

— Ne nous quittez pas. Vous nous avez secourus. nous de vous en remercier, en offrant à boire. Acceptez ! Ils entrèrent, suivi de l’homme noir, dans un cabaret situé sur la place vis-à-vis de la prison.

Et tandis qu’on apprêtait le repas et que nos hommes rangeaient leurs marchandises, l’inconnu disparut.

Il rentra bientôt, sans qu’on se fût aperçu de son absence, mangea et but comme les autres.

Un quart d’heure s’était à peine écoulé, que l’un des chaudronniers — leur table se trouvait mise près de la fenêtre, — s'écria :

— Oh ! oh ! qui va-t-on pendre ici ?

Et il désigna du doigt, à ses compagnons, trois potences qu’on érigeait sur la place.

— Assurément, ce n’est pas nous, puisque nous sommes quatre ! dit l’homme noir en éclatant de rire.

— Pas un jour ne se passe sans qu’un pareil spectacle nous soit offert, reprit le second chaudronnier.

— On s’en passerait volontiers pourtant, répliqua le troisième.

— C’est ce maudit Spelleken sans doute qui, se trouvant à Vilvorde, aura voulu y laisser une nouvelle trace de son passage.

— En tout cas, nous sommes admirablement bien placés pour voir l’exécution.

— Oui, nous ne pourrions avoir une meilleure place, dit encore l’homme noir, avec une singulière intonation. — Tiens, reprit soudain le premier chaudronnier, voilà qu’on abat deux potences.

— En effet, dirent les autres.

À ce moment, deux archers se présentèrent à la porte en demandant Jean Spelleken, « au nom du très illustre seigneur le duc d’Albe ».

L’homme noir pâlit. Puis, se levant, il se dirigea vers la porte.

— Jean Spelleken ! s’écrièrent les chaudronniers.

C’était lui. C’était ce bourreau qui, se rendant à Vilvorde, avait caché son identité aux chaudronniers et espérait les faire pendre à cause des propos qu’ils avaient tenus.

Cependant la scène avait changé. Depuis longtemps, le peuple murmurait contre la véritable tyrannie qu’exerçait Jean Grouwels. Le duc d’Albe, de son côté, comprenant qu’il était nécessaire de faire des concessions à l’opinion publique, était décidé à se passer de l’aide de son séide. Se trouvant à Vilvorde, il avait appris le sort que Spelleken, de sa propre autorité, réservait aux trois chaudronniers dont tout le monde répondait dans les environs et qui, du reste, ignoraient toujours ce qui se passait. Le duc résolut d’en finir immédiatement et donna ordre de pendre… Spelleken.

Ce fut un singulier coup de théâtre.

L’homme à la verge rouge fut jugé, condamné et quelques minutes après son corps se balançait au bout de la corde. Le peuple applaudit.

En outre, tout le monde remarqua que ses cheveux qui étaient roux, devinrent au même instant noirs comme les plumes de corbeau.

Nos trois amis apprirent bientôt le péril auquel ils avaient miraculeusement échappé et rendirent grâce au duc d’Albe de ce qu’il avait fait.

C’est la seule fois, dit-on, que ce dernier fut béni en Belgique.

IV

Spellekenstraet en Spellekens huys

La légende est ici en contradiction formelle avec l’histoire.

Nous venons de dire l’une, voici l’autre.

Oui, le mécontentement était général. Le pays pleurait ses morts. Les libertés des bourgeois méprisées ; les impôts nombreux, injustes, levés malgré l’opposition de tous ; les bûchers et les échafauds en permanence ; les tortures atroces auxquelles on soumettait les innocents mêmes ; la délation au lieu de la justice : tels étaient les fruits du régime d’alors. Les villes étaient en deuil : à Bruxelles, le tir à l’oiseau fut supprimé à la demande