Légendes bruxelloises/La rue des Six-Jeunes-Hommes

Légendes bruxelloises (1903)
J. Lebègue & Cie (p. 197-204).

La rue des Six-Jeunes-Hommes


OÙ IL EST DÉMONTRÉ QU’IL PEUT ÊTRE DANGEREUX DE VOULOIR TRANSFORMER UN ESPAGNOL EN NÈGRE

Aux heures les plus sombres de l’histoire des peuples, alors que les nations étaient secouées de convulsions dans lesquelles elles devaient bien souvent périr, quand le malheur planait au-dessus des cités, on a vu des individus indifférents au désespoir public, rire et plaisanter comme aux grands jours de joie et d’espoir.

En 1568, alors que Bruxelles était plongé dans la terreur par suite des mesures prises par le duc d’Albe, les habitants se plaignaient de désordres singuliers qui se commettaient la nuit et que la police espagnole, tout occupée à rechercher ceux qu’elle appelait des rebelles, ne réprimait aucunement. On mettait à contribution la simplicité et la bonté des gens, on les effrayait, on plongeait un tas de braves femmes dans la stupéfaction la plus profonde et cela par des tours plaisants qui ne faisaient rire que ceux qui les accomplissaient.

C’est ainsi qu’un soir, un prêtre de la rue Haute, vivement sollicité, était allé, à minuit, porter les dernières consolations de la religion à un juge du chemin de Schaerbeek, qu’on lui avait assuré être à l’agonie. Le juge, troublé d’être réveillé à cette heure, vint lui ouvrir en personne.

Une pauvre femme de la rue d’Anderlecht s’évanouissait de terreur en voyant subitement arriver par la cheminée un être furibond qui semblait être un chat et qui se précipitait dans la chambre couvert de suie et miaulant comme dix de ses congénères.

De pieuses fidèles, agenouillées et priant avec ferveur, s’étaient, en pleine église, relevées liées ensemble par de longues épingles attachées à leurs robes.

D’austères magistrats n’avaient pu pénétrer chez eux qu’en faisant crocheter leur porte, parce qu’on avait introduit du sable dans leur serrure.

Les enseignes des maisons avaient parfois l’air de danser des rondes échevelées : le matin, un médecin voyait avec stupéfaction son écusson remplacé par celui du bourreau ; l’emblème d’un cabaret se pavanait à l’entrée de la demeure d’une vieille douairière ; celui d’un épicier ornait la porte d’un huissier ou d’un juge ; celui d'un fabricant de cercueils se dressait au guichet d’un maréchal ferrant.

Le tocsin sonnait dans les églises ; on accourait : personne.

Des médecins étaient priés de se rendre à deux heures du matin chez des seigneurs bien portants qui les mettaient, tout furieux, à la porte.

Enfin, ce qui était plus grave, des officiers espagnols, montant à cheval pour aller exécuter un ordre urgent, avaient fait une chute qui les avaient cloués au lit pour huit jours : la sangle de leur selle avait été coupée.

C’étaient des tours singuliers qui choquaient les bons bourgeois paisibles et muets par crainte en cette époque de troubles ; c’étaient des amusements cocasses qui plongeaient les vieilles dévotes dans une indignation sans nom : témoin ce jour où l’eau bénite d’une des églises avait été remplacée par de l’encre noircissant les doigts et le visage des vénérables matrones ; c’étaient des farces d’enfants terribles, des bouffonneries d’écoliers en vacances, des choses drôles dont on n’osait rire et qui effrayaient parce qu’on ne pouvait comprendre qui était assez fou pour s’amuser de la sorte en ces sombres époques.

Quelques-uns attribuaient ces faits aux âmes de ceux que le duc d’Albe envoyait régulièrement au gibet, au bûcher ou à l’échafaud. D’autres soupçonnaient certains jeunes gens qui parcouraient la ville et habitaient les environs du Petit-Sablon.

Ces derniers disaient vrai.

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Un jour, ces six folâtres jeunes gens — car ils étaient six ― parcouraient le haut de la ville, portant, le premier, un petit chaudron plein de couleur noire, le second, une sorte de petit balai. Les quatre autres ne portaient rien.

Le balai, trempé dans le noir, servait à barbouiller les enseignes des marchands, pendant que les quatre qui ne portaient rien faisaient le guet. Et des rires étouffés, des plaisanteries drôles interrompaient bien souvent le singulier travail de nos écervelés. Soudain, les six jeunes gens aperçurent une maison du rez-de-chaussée de laquelle s’échappait certaine clarté. Ils approchèrent prudemment. La fenêtre était ouverte — on était à la fin de mai — une petite lumière éclairait la chambre. Au milieu de la pièce, un homme en chemise, les bras en l’air, bâillait à se décrocher la mâchoire.

Le porteur du balai ne dit mot : il trempa prestement son… outil dans la couleur et, d’un geste brusque, il l’envoya dans la figure de l’individu, subitement transformé en nègre, qui cessa aussitôt de bâiller, et pour cause.

— Malheureux ! s’écria un de ses compagnons, c’est Vargas !

— Diable ! je ne l’avais pas reconnu.

— Fuyons ! dirent les autres.

En un instant, ils disparurent.

Jean Vargas était l’un des collaborateurs les plus assidus du duc d’Albe[1]. On conçoit que la frayeur donnait des ailes à nos étourdis.

Mais Vargas les poursuivait avec sa tête toute noire et… un mousquet, tempêtant, crachant, jurant comme un païen, toujours en chemise.

Les six jeunes gens n’avaient garde de ralentir leur course. Être pris, c’était mourir : le feu, le fer, la corde, tout serait bon pour leur faire expier ce nouveau méfait.

Ils arrivèrent près du Grand-Sablon, toujours poursuivis par Vargas. À ce moment, un homme d’armes, qui précisément portait un ordre à ce dernier, apparut à quelques pas devant eux. À ce moment aussi, Vargas, désespérant de les atteindre, s’arrêta et déchargea son mousquet.

Ce fut l’homme d’armes qui tomba.

— Pauvre diable ! dit l’un d’eux en se penchant vers lui.

Tous s’arrêtèrent, voyant Vargas s’en retourner.

— Imprudent ! s’il te connaissait !

Les jeunes gens se hâtèrent de disparaître dans la ruelle qu’ils habitaient.

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Le lendemain, on apprit à Bruxelles que ceux qui depuis longtemps troublaient le repos des braves bourgeois étaient pris. L’homme d’armes, blessé seulement, s’était relevé et avait parlé à ses chefs. Il avait accusé les six jeunes gens d’avoir voulu l’assassiner, car il n’avait pas vu Vargas ; et celui-ci s’était contenté de se débarbouiller, sans autrement parler de l’affaire. On avait immédiatement fait des recherches ; les six jeunes gens avaient été arrêtés et interrogés. Ils avouèrent tout et on les condamna.

Ils furent pendus au Grand-Sablon.

Depuis, le peuple a donné à la rue qu’ils habitaient le nom de rue des Six-Jeunes-Hommes.

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Au surplus, celui-ci vous racontera cette légende de telle façon, celui-là de telle autre.

J’ajouterai, moi, qu’au XVIIe siècle il y avait dans cette rue une auberge dite « des six jeunes hommes » (Herberge van de zes Jonghmans) qui, elle aussi, peut avoir donné son nom à la rue.


  1. Voir page 183