Là-bas (Verhaeren)

Poèmes (IIe série)Société du Mercure de France (p. 97-100).

LÀ-BAS


Désir d’être, soudain, la bête hiératique,
D’un éclat noir, sous le portique
Escarbouclé d’un temple, à Benarès !

Gueule tordue, avec de courbes dents livides.
Masque divin et criminel,
Avec de grands yeux vides,
Avec, sous le front d’or, un œil d’or éternel.

Sous un plafond de marbre noir, à Benarès.
Ils arrivent les enfants clairs — et leurs guirlandes
De vêtements laineux tournent au promenoir,
Ô les petites mains ! les mains, avec des brandes,


Qui s’en viennent, jointes, ainsi qu’un double espoir,
Les mains en fleur, prier, à Benarès, l’Idole.

Ils arrivent les vieux voyants usés, les pâles
De jeûne et de cilice, ils arrivent, les os
Rompus, les regards droits, la voix nouée en râles,
Le sein vide et blanchi comme d’anciens tombeaux,
Ils arrivent prier, à Benarès, l’Idole.

Désir d’être soudain la bête hiératique
D’un éclat noir, sous le portique,
Escarbouclé d’un temple, à Benarès.

Être ce néant de bronze et d’or inéluctable
Et merveilleux, vers qui, les inlassables bras,
Les bras ! les bras ! de la douleur incommutable,
Comme des rameaux fous, s’épouvantent d’en bas.
Et s’imposer à la crédulité, pour mordre
Les doux cœurs confiants et la priante chair
Et les larmes et les sanglots ; et mordre et tordre
Toute cette humanité de folie et d’éclair,
Errante et angoissée aux vallons de la crainte ;


La mordre et tordre en son appel et son tourment
Et sa misère allante et ballante et sa plainte
Toujours la même, à travers temps, infiniment.
Et se complaire à se sentir cruel et fourbe :
La bête immensément d’ébène et de granit
Et de corne et de roc, qui surplombe la tourbe
De ces pleureurs, tous les mêmes, vers l’infini ;
Et les haïr et regretter son impuissance
Non pour les secourir, mais pour rageusement
Les affoler et se prouver sa malfaisance.

Désir d’être soudain cette idole qui ment !
Ils arrivent les amants, doux, comme des lampes,
Le soir, dans le feuillage éteint, au loin, là-bas,
Ils arrivent doux et pleins de soir, le long des rampes,
Ils arrivent, par deux, les bras liés aux bras,
Tristes et doux, prier à Benarès, l’Idole.

Ils arrivent les pèlerins lointains, les mornes
De la misère et de la faim, les las d’avoir

Un corps, ils arrivent, de loin, les malitornes,
Les éclopés et les lépreux, au réservoir
Miraculeux, prier à Benarès, l’Idole !

Désir d’être soudain la bête hiératique
D’un éclat noir, sous le portique,
Escarbouclé d’un temple, à Benarès.

Et regarder, témoin impassible et tragique,
Dardés, les yeux de fer, et les naseaux, hagards,
Droit devant soi, là-bas, le ciel mythologique,
Où le Siva terrible échevèle ses chars,
Par des ornières d’or, à travers les nuages :
Scintillements d’essieux et tonnerres de feux ;
Étalons fous cabrés, sur des tas de carnages ;
Rouge, la mer au loin et ses millions d’yeux !

Et devant ce décor incendié, maudire
L’homme niais et nul, qui se gave d’espoir,
Alors qu’un symbolique et quotidien martyre
Saigne son âme en croix, aux quatre coins du soir.