L'oeuvre du Divin-Aretin/Partie I/La vie des Femmes mariées

Traduction par Guillaume Apollinaire.
Bibliothèque des curieux (p. 81-133).



Ci commence la deuxième Journée des capricieux Ragionamenti de l’Arétin dans laquelle la Nanna raconte à l’Antonia la vie des Femmes mariées.



La Nanna et l’Antonia se levèrent juste au moment où Tithon, vieux cornard tombé en enfance, voulait cacher la chemise de sa Dame, de peur que le Jour, ce ruffian, ne la livrât au Soleil, son amoureux ; l’Aurore s’en aperçut et, arrachant sa chemise des mains du vieux fou, qu’elle laissa brailler, accourut, plus fardée que jamais, bien résolue à se faire faire l’amour douze fois, à sa barbe, et d’appeler en témoignage Messire Cadran, notaire public.

Sitôt habillées, Antonia se mit vite à finir, avant que l’angélus n’eût sonné, toutes ces petites besognes qui donnaient à la Nanna plus de soucis que n’en donne à Saint-Pierre sa fabrique ; puis, l’estomac bien garni, comme fait un particulier logé à discrétion, elles retournèrent à la vigne et s’assirent au même endroit que la veille, sous le même figuier. C’était le moment de chasser la chaleur du jour avec l’éventail des bavardages ; Antonia, les mains ouvertes sur ses genoux, le visage tourné du côté de la Nanna, lui dit :

Antonia. — Vraiment, je suis maintenant bien éclairée sur le compte des Sœurs, et, après mon premier somme, je n’ai plus jamais pu fermer l’œil, rien que de penser aux folles mères et aux simples pères qui croient que leurs filles qu’ils font Nonnes n’auront plus de dents pour mordre, comme celles qu’ils marient. Misérable vie que la leur ! Ils devraient pourtant savoir qu’elles sont de chair et d’os, elles aussi, et qu’il n’y a rien qui augmente plus le désir que la privation : quant à ce qui est de moi, je meurs de soif quand je n’ai pas de vin à la maison ; d’ailleurs les proverbes ne sont pas choses dont on doive faire fi, et il faut bien croire à celui qui dit que les Sœurs sont les femmes des Frères et même du peuple tout entier. Je ne songeais pas à ce proverbe, hier, sans quoi je ne t’aurais pas laissé prendre la peine que tu t’es donnée à me conter leurs déportements.

Nanna. — Tout est pour le mieux.

Antonia. — Dès mon réveil, en attendant qu’il fît jour, je me trémoussais comme un de ces joueurs que tu sais, quand un dé, une carte vient à tomber ou la chandelle à s’éteindre, et qui enrage jusqu’à ce qu’on ait retrouvé l’un ou rallumé l’autre. Je suis bien contente d’être venue à ta vigne, dont l’entrée m’est toujours ouverte, je t’en remercie, et bien plus encore de t’avoir demandé sans façon qu’est-ce que tu avais ; c’est ce qui t’a fait me répondre ce que tu m’as répondu, et maintenant j’en suis bien aise. Après que ces maudits coups d’étrivières t’eurent dégoûtée des amours et du monastère, quel parti prit ta mère à ton égard ?

Nanna. — Elle dit partout qu’elle voulait me marier, trouvant tantôt une histoire, tantôt une autre pour expliquer pourquoi je m’étais défroquée ; elle donnait à entendre à beaucoup de gens que les esprits hantaient par centaines le monastère, qu’il y en avait autant que de massepains à Sienne[1]. La chose parvint aux oreilles de certain particulier qui vivait parce qu’il mangeait. Il délibéra de m’avoir pour femme ou de mourir. Il était à son aise. Ma mère, qui, comme je te l’ai dit, portait les culottes de mon père (Dieu a voulu qu’il mourût), conclut le mariage. Pour t’en résumer mille en un mot, vint la nuit où je devais lui tenir compagnie, charnellement ; le dort-au-feu attendait cette nuit-là comme le laboureur attend la récolte. Mais qu’elle fut belle l’astuce de ma douce maman ! Sachant que ma virginité était restée en route, elle coupa le cou à l’un des chapons de la noce, remplit de sang une coquille d’œuf et tout en m’enseignant comment je devais m’y prendre pour faire des manières, en me mettant au lit m’en barbouilla la bouche par laquelle est sortie ma Pippa. À peine étais-je couchée qu’il se couche, et s’allongeant pour m’embrasser, il me trouve toute en un paquet ramassée dans la ruelle ; il veut me mettre la main sur l’et cœtera, je me laisse tomber par terre ; le voilà qui se jette au bas du lit pour me relever. « Je ne veux pas faire de vilaines choses, laissez-moi tranquille », lui dis-je, non sans des larmes dans la voix. Puis, comme je haussais le ton, j’entends ma mère qui entre dans la chambre, une lumière à la main. Elle me fit tant de caresses que je finis par m’accorder avec le bon pasteur qui, voulant m’ouvrir les cuisses, sua plus que celui qui bat le grain. Là-dessus, il me déchira la chemise et me dit mille injures ; à la fin, plus exorcisée que n’exorcise un possédé attaché au Pilier, tout en grommelant, pleurant et maudissant, j’ouvris la boîte à violon et il se jeta dessus, tout frissonnant du désir qu’il avait de ma chair. Il voulait me mettre la sonde dans la plaie, mais je lui donnai si à propos une secousse que je le désarçonnai ; lui, patient, se remit en selle sur moi et essayant de nouveau avec la sonde la poussa si bien qu’elle entra. Moi, je ne pus me retenir, en goûtant le pain beurré, de m’abandonner comme une truie qu’on gratte et je ne poussai pas un cri avant que la bête ne fût sortie de mon logis. Mais alors, oui, je criai, que les voisins accoururent se mettre aux fenêtres. Ma mère, rentrée dans la chambre, à la vue du sang de poulet qui avait taché les draps et la chemise de mon mari, fit tant qu’il consentit à ce que, pour cette nuit, j’allasse coucher avec elle. Et, le matin, tout le voisinage, réuni en conclave, célébra ma vertu ; on ne parlait pas d’autre chose dans le quartier. Les épousailles terminées, je commençai de fréquenter les églises, d’aller aux fêtes, comme font les autres, et, liant connaissance avec celle-ci, avec celle-là, je devins la confidente de l’une ou de l’autre.

Antonia. — Je suis confondue de t’entendre !

Nanna. — Je devins amie, amie, avec une bourgeoise riche, belle et femme d’un gros marchand, jeune, joli garçon, bon vivant et si amoureux d’elle qu’il rêvait la nuit ce qu’elle désirerait le lendemain matin. Un jour que je me trouvais avec elle dans sa chambre, je jetai par hasard les yeux sur un petit cabinet, et je vis je ne sais quoi passer, rapide comme un éclair, devant le trou de la serrure.

Antonia. — Que sera-ce ?

Nanna. — En regardant attentivement au trou, je distingue un je ne sais qui.

Antonia. — Ça va bien !

Nanna. — L’amie s’aperçoit de mon coup d’œil, et je m’aperçois qu’elle s’est aperçue de ce que j’observais ; je la regarde, elle me regarde, et je lui dis : « Quand reviendra votre mari, qui est parti hier pour la campagne ? » — « Il reviendra quand Dieu voudra, répondit elle, mais si c’était quand je voudrai, ça ne serait jamais. » — « Et pourquoi ? » lui demandai-je. — « Pour le mal an et les mâles Pâques que Dieu donne à qui en a soufflé mot. Il n’est pas ce que tout le monde pense ; non, par cette croix ! » et elle en fit avec les doigts une, qu’elle baisa. — « Comment non ? lui dis-je ; tout le monde vous l’envie. D’où vient votre mécontentement ? Dites-le-moi si c’est possible ! » — « Veux-tu que je le dise en lettres d’apothicaire ? C’est un bel homme pour la montre ; mais il n’est bon qu’à me nourrir de vent ; il me faut autre chose ; comme dit l’évangile en langue vulgaire : l’homme ne vit pas seulement de pain. » Moi qui vis qu’elle avait de la raison à en revendre : « Vous êtes avisée, lui dis-je ; vous savez qu’il y a plus d’un jour dans la vie. » — « Pour que tu sois encore plus certaine de ma sagesse, me dit-elle, je veux te montrer mon génie[2]. » Elle ouvrit la porte du cabinet, et me fit toucher de la main un quidam qu’à première vue je jugeai être de ceux qui ont plus de muscles que de pain à manger. La vérité, c’est que, devant mes yeux, elle se coucha sur lui, et mettant la maison sur la cheminée lui fit forger deux clous d’une chaude et faire deux galettes d’une haleine, en disant : « J’aime mieux qu’on me sache perverse et consolée qu’honnête et désespérée. »

Antonia. — Paroles à écrire en lettres d’or !

Nanna. — Elle appela sa petite servante, dépositaire de ses félicités, et fit sortir l’autre par où il était venu, non sans le parer d’une chaîne qu’elle avait au cou. Je la baisai au front, sur la bouche, sur les deux joues, et courus vite à la maison pour savoir, avant que mon mari ne rentrât, si le valet était bien fourni de linge propre. La porte était ouverte ; j’envoie ma chambrière voir en haut si j’y suis, et je me dirige vers la chambrette où il logeait au rez-de-chaussée. Je marche doucement, doucement, faisant semblant d’aller lécher de l’eau à la chaise percée, qui se trouvait par là, et j’entends parler tout bas, tout bas ; je prête l’oreille et je m’aperçois que ma mère avait pensé avant moi à ses petites besognes. Je lui donne ma bénédiction, comme elle m’avait donné sa malédiction quand je feignais de ne pas me laisser faire par mon mari, et je m’en retourne. L’escalier monté, comme je me rongeais de ce que j’avais vu, voici de retour mon propre-à-rien ; je passai avec lui mon caprice, pas tout à fait comme je voulais, mais du mieux que je pus.

Antonia. — Pourquoi pas comme tu voulais ?

Nanna. — Parce que n’importe quoi vaut mieux qu’un mari. Vois, par exemple, quand on dîne hors de chez soi.

Antonia. — Le fait est que le changement de viande augmente l’appétit. Je le crois, et l’on dit aussi : Pour un mari, n’importe quoi vaut mieux que sa femme.

Nanna. — Il m’arrivait d’aller à ma campagne, où demeurait une noble et grande dame, je te dis grande…, suffit… qui faisait le désespoir de son mari à toujours vouloir rester au village ; quand il lui mettait dans les yeux les magnificences de la ville, les laideurs du domaine, elle répondait : « Je me soucie peu des splendeurs, je ne veux faire pécher personne par envie : je n’apprécie ni les fêtes, ni la société, et je n’entends pas que l’on me fasse casser le cou. La messe le dimanche me suffit : je sais bien l’épargne que l’on fait en restant ici et ce que l’on dépense dans tes villes ; vas-y si tu veux, sinon, reste. » Le gentilhomme, qui ne pouvait faire autrement que d’y retourner, quand même il n’aurait pas voulu, était bien forcé de la laisser seule, et des fois toute une grande quinzaine.

Antonia. — Je crois bien deviner où aboutissait son idée.

Nanna. — Son idée aboutissait à certain prêtre, chapelain du domaine ; s’il avait eu un revenu aussi gros que le goupillon avec lequel il donna l’eau bénite au jardin de la noble dame (elle se le fit inonder, comme tu le verras), il aurait été plus à son aise qu’un Monseigneur. Oh ! il vous en avait un manche, sous le ventre. Oh ! il en avait un solide ! Il en avait un tout bestial !

Antonia. — Chancres !…[3].

Nanna. — Madonna, étant à la villa, l’aperçut un jour qui pissait sous sa fenêtre, sans se gêner ; c’est elle-même qui me le dit, car elle m’avoua toute l’affaire. En lui voyant long comme le bras d’une queue blanche, à la tête de corail, fendue de main de maître, avec une veine galante courant le long de son échine, queue qui n’était ni debout, ni assise, mais bandochante en forme de fève écossée, entourée d’une couronne de poils frisés, blonds comme l’or, qui se tenait entre deux sonnettes troussées, rondelettes, vivantes, plus belles que celles d’argent dont sont ornés les pieds de l’Aquilon qui est à la porte de l’Ambassadeur ; en voyant, te dis-je, l’escarboucle, elle mit ses mains par terre, de peur d’en faire un enfant marqué.

Antonia. — La bonne histoire si, devenue grosse rien qu’à le voir, elle s’était touché le nez, puis avait mis au monde une fille avec la marque des baloches sur la figure.

Nanna. — Ah ! ah ! ah ! Les mains par terre, elle tomba dans une telle frénésie de l’envie qu’elle avait de la queue du viédaze qu’elle s’évanouit, de sorte qu’on la mit au lit. Le mari, stupéfait d’un si singulier accident, fit aussitôt venir à franc étrier un médecin de la ville, qui lui tâta le pouls et lui demanda si elle allait du corps.

Antonia. — Ma foi, ils ne savent plus que dire dès qu’ils apprennent que le malade fonctionne bien de l’alambic d’en dessous.

Nanna. — Tu as raison. Elle répondit que non. Alors le médicastre ordonna un argument pointu qui, rejeté aussitôt, fit venir les larmes aux yeux du bonhomme de mari ; il entendit sa femme demander le prêtre. « Je veux me confesser », disait-elle, « et puisqu’il plaît à Dieu que je meure, il faut bien que j’en prenne mon parti. Mais cela me fait bien de la peine de te quitter, mon pauvre mari ! » À ces paroles, le malheureux se jeta à son cou, tout en sanglotant comme un homme roué de coups ; elle le baisait en lui disant : « Patience ! » puis elle poussa un grand cri, comme si elle allait rendre l’âme, et redemanda le prêtre, qu’un valet courut aussitôt chercher. Il arriva, tout bouleversé ; juste en ce moment le médecin, qui tenait le bras de Madonna dans sa main et consultait le pouls, afin de savoir comment il se comportait, le sentit ressusciter à la vue du prêtre, et s’émerveilla. « Dieu vous rende la santé ! » dit celui-ci en s’avançant. Elle, les yeux fixés sur la baguette qui dépassait le bord de la courte jupe de serge que le prêtre portait autour des reins, tomba en pâmoison une seconde fois. On lui baigna les tempes avec du vinaigre rosat, elle revint un peu à elle ; le mari, un véritable enfarine-pastenagues, fit sortir tout le monde de la chambre et tira la porte derrière lui, pour que la confession ne fût ouïe de personne, et se mettant à raisonner de l’événement avec le médecin, il en tira une foule de balourdises. Pendant que le châtre-pourceaux discutait avec le dégoise-limaces, le curé s’assit à son aise au pied du lit, fit de sa propre main le signe de la croix à la malade, pour ne pas la fatiguer, et il allait lui demander depuis combien de temps elle n’était venue à confesse, quand celle-ci, lui enfonçant les griffes dans le cordon, devenu ferme en un éclair, se l’appliqua sur l’estomac.

Antonia. — Le beau geste !

Nanna. — Et que dis-tu du curé qui la guérit de ses étourdissements en deux tours de reins ?

Antonia. — Je dis qu’il mérite les plus grands éloges pour n’avoir pas été un de ces chie-en-marchant qui n’ont pas seulement la force de pisser au lit et de dire : « Nous sommes tout en sueur ! »

Nanna. — La confession achevée, le prêtre retourna s’asseoir. Il lui posait la main sur la tête quand le mari vint mettre le bout du nez, un tout petit bout, dans la chambre, et, voyant qu’on en était à l’absolution, s’approcha de sa femme. Il lui trouva une mine tout éclaircie et s’écria : « Vraiment, il n’y a pas de meilleur médecin que Messire le Seigneur Dieu ! ma foi non ; te voilà tout à fait revenue et il n’y a pas une heure que je croyais te perdre. » Elle se tourna de son côté : « Je me sens mieux », dit-elle en soupirant ; puis mâchonnant le Confiteor, les mains jointes, elle fit semblant de dire sa pénitence. Quand on congédia le prêtre, elle lui fit mettre dans la main un ducat et deux jules, en lui disant : « Les jules sont pour l’aumône de la confession ; le ducat pour que vous disiez à mon intention les messes de Saint Grégoire. »

Antonia. — Laisse-toi prendre à cette autre !

Nanna. — Écoute cette histoire qui mérite d’être mise au-dessus de celle du Curé. Une matrone d’une quarantaine d’années, qui possédait dans le pays un domaine d’une grande valeur, fille d’une très honorable famille, femme d’un Docteur qui faisait des merveilles avec sa littérature, dont il remplissait de gros livres, cette matrone que je te dis s’en allait toujours vêtue de brun, et si le matin elle n’avait pas entendu cinq ou six messes, elle n’aurait pas pu tenir en place de la journée ; c’était une enfilade d’Ave Maria, une grippe-saints, une balaye-églises ; elle jeûnait les vendredis de tous les mois et non pas seulement ceux du mois de mars, faisait les répons, à la messe, comme l’enfant de chœur, et chantait vêpres sur le ton des moines ; on disait qu’elle portait jusqu’à une ceinture de fer sur les chairs.

Antonia. — J’en compisse Sainte Verdiana.

Nanna. — Va, ses abstinences étaient cent fois plus nombreuses que celles de cette Sainte ! Elle ne portait jamais que des socques et aux vigiles de Saint François de la Vernia et de celui des Ascèses[4], elle ne mangeait de pain que ce qui aurait pu tenir dans son poing, ne buvait que de l’eau claire, une seule fois, et restait jusqu’à minuit en oraison ; le peu qu’elle dormait, c’était sur un paquet d’orties.

Antonia. — Sans chemise ?

Nanna. — Je ne saurais te le dire. Il lui arriva qu’un Solitaire marmotte-pénitences, qui vivait dans un petit ermitage à un mille du bourg, peut-être à deux, venait presque chaque jour par chez nous se procurer de quoi vivre ; il ne retournait jamais les mains vides en son désert, parce que le sac dont il se couvrait, sa longue face maigre, sa barbe pendant jusqu’à la ceinture, sa chevelure ébouriffée et je ne sais quelle pierre qu’il portait à la main, à la façon de Saint Jérôme, excitaient la pitié de tout le monde.

Sur ce vénérable Ermite jeta son dévolu la femme du Docteur, qui se trouvait alors à la ville, en train de plaider de nombreux procès ; elle lui faisait d’abondantes aumônes, allait souvent à son ermitage, certainement dévot et agréable, d’où elle rapportait quelques salades amères : car elle se faisait conscience d’en goûter de la douce.

Antonia. — Comment était fait l’ermitage ?

Nanna. — Il se trouvait au faîte d’une colline assez raide, qui portait le nom de Calvaire. Au milieu s’élevait un grand crucifix, avec trois gros clous de bois, qui faisaient peur aux pauvres bonnes femmes. Cette croix portait à la tête la couronne d’épines ; des bras pendaient deux disciplines faites de cordes nouées ; au pied était une tête de mort ; d’un côté gisait par terre l’éponge, au bout d’un bâton, et de l’autre un fer de lance tout rouillé, au bout du manche d’une vieille pertuisane. Au bas de la colline s’étendait un jardin potager entouré d’une haie de rosiers, et dont la porte était faite de baguettes de saules entrelacées, avec la chevillette de bois ; je ne sais pas si en cherchant toute une journée on y aurait trouvé un caillou, tant l’Ermite le tenait proprement. Les carrés, séparés par de petites allées, étaient pleins de toutes sortes d’herbes potagères, telles que laitues frisées et pommées, fraîche et tendre pimprenelle ; d’autres étaient plantés d’aulx si serrés, qu’on aurait pu les arracher et les enlever avec un compas ; d’autres, des plus beaux choux du monde. Le serpolet, la menthe, l’anis, la marjolaine, le persil avaient aussi chacun leur place dans le jardinet, et au milieu duquel faisait un peu d’ombre un amandier, de ces gros amandiers à écorce lisse. Par de petits ruisseaux courait une eau claire, jaillissant d’une source entre des roches vives, au pied de la colline ; elle serpentait dans l’herbette. Tout le temps que l’Ermite dérobait aux oraisons, il le dépensait à cultiver le potager. Non loin s’élevaient la chapelle avec son clocheton et ses deux clochettes, et la cabane où il reposait, appuyée au mur de la chapelle. Dans ce petit paradis venait la Doctoresse, comme je te l’ai dit, et pour que leurs corps ne fussent pas jaloux de leurs âmes, un jour entre autres qu’ils s’étaient retirés tous les deux sous la hutte, fuyant l’incommodité du soleil, je ne sais comment, ils en arrivèrent aux mauvaises fins. Juste en ce moment un paysan (la langue de ces gens-là est mordante et pernicieuse), un paysan à la recherche de son ânon, qui avait perdu sa mère, passant par hasard près de la petite cabane, vit nos deux Saints accouplés, comme le chien s’accouple avec la chienne ; il courut au village et donna l’éveil aux paroissiens en sonnant les cloches ; au bruit, presque tous, quittant leur ouvrage, se rassemblèrent à l’église, tant hommes que femmes, presque tous, quittant leur ouvrage, se rassemblèrent à l’église, tant hommes que femmes, et trouvèrent le vilain en train de conter au prêtre comment l’Ermite faisait des miracles. Le prêtre endossa son surplis, se mit l’étole au cou et, le bréviaire à la main, l’enfant de chœur devant, portant la croix, se mit en route avec plus de cinquante personnes derrière lui. Le temps d’un Credo, ils furent à la cabane et y trouvèrent la servante et le serviteur des serviteurs du Ciel dormant comme des laboureurs. L’Ermite, tout en ronflant, maintenait son fléau dans le bas des reins de la dévote du Cordon, ce qui, au premier aspect, rendit muette toute la foule, comme reste bouche béante une bonne femme en voyant un étalon grimper sur une jument ; puis, de voir leurs moitiés détourner la tête, les hommes poussèrent un éclat de rire qui aurait réveillé des loirs : le couple ouvrit les yeux. Là-dessus le prêtre, les apercevant si bien conjoints, se mit à entonner, de sa plus belle voix de chœur : Et incarnatus est !

Antonia. — Moi qui croyais qu’il était impossible de surpasser le putanisme des sœurs ! J’étais dans l’erreur. Mais, dis-moi, l’Ermite et ses dévots ne furent-ils pas assommés ?

Nanna. — Assommés ? Ah ! La lime une fois arrachée de l’entaille, l’Ermite se redressa, tout debout, et, après s’être administré deux cinglons avec ces sarments de vigne vierge entortillés qu’il portait à la ceinture, il dit : « Signors, lisez la vie des Saints Pères, puis condamnez-moi au feu, à tout ce qu’il vous plaira. C’est le Diable qui, à ma place, sous ma propre figure, a commis le péché et non mon corps : ce serait une infamie que de lui faire du mal. » Et maintenant, veux-tu que je te dise ? Le ribaud, qui avait d’abord été soldat, assassin, ruffian et de désespoir s’était fait Ermite, prêcha si bien que sauf moi, qui savais où le diable a la queue, et le prêtre, mis au fait par la confession de la bonne Dame, tout le monde le crut, parce qu’il jurait par la vigne vierge de sa ceinture, et que les esprits tentateurs des Ermites s’appellent Succumbes et Incumbes[5]. La demi-Sœur, qui pendant tout le bavardage du Solitaire avait eu le temps de penser à la malice, commença aussitôt à se tordre, à se gonfler la gorge en retenant son vent, à rouler des yeux hagards, à hurler, à se débattre de telle sorte qu’elle faisait peur à voir. « Voici le malin esprit dans le corps de la pauvrette », s’écria l’Ermite ; le syndic du village s’approchant pour l’emmener, elle se mit à mordre et à pousser des cris horribles. Enfin, solidement attachée par une dizaine de paysans et conduite à l’église, on la toucha de deux petits os, qui passaient pour être les os des Saints Innocents, renfermés dans un grossier tabernacle de cuivre dédoré, comme des reliques, et à la troisième fois qu’on l’en toucha, elle revint à elle. La nouvelle arriva aux oreilles du docteur, qui remmena la bonne sainte à la ville et en fit faire un sermon.

Antonia. — Jamais on n’ouït plus vilaine chose.

Nanna. — Crois-tu donc qu’il n’y en a pas bien d’autres ?

Antonia. — Vraiment, hein ?

Nanna. — Oui, Madonna ! J’avais à la ville une voisine, on aurait dit une chouette dans la volière, tant d’amoureux l’ayant en vue. Toute la nuit, on n’entendait que des sérénades, et tout le jour c’étaient des chevaux qui piaffaient, des jeunes gens qui se promenaient. Quand elle allait à la messe, elle ne pouvait passer par la rue, tant il y avait de gens à lui faire cortège ; et l’un disait : « Bienheureux qui possède un tel ange ! » Un second : « Ô Dieu, qu’est-ce qui me retient de donner un baiser à ce sein, et puis de mourir ! » Un autre recueillait la poussière que soulevaient ses pieds et la répandait sur son bonnet, comme on répand de la poudre de Chypre ; quelques-uns la contemplaient en soupirant, sans dire un mot. Ce beau lac si vanté, où tout le monde jetait son filet, sans jamais rien prendre, s’éprit démesurément d’un de ces pédagogues enfumés qui vont enseigner dans les maisons : le plus sale, le plus laid, le plus crasseux qu’on ait jamais vu. Il portait sur le dos un manteau violet, si pelé au col qu’un pou n’aurait pu s’y accrocher, et plein de taches d’huile comme en ont les marmitons des couvents ; en dessous, une souquenille de camelot si usée qu’elle semblait de toute espèce d’étoffe, sauf du camelot, et qu’on ne pouvait imaginer de quelle couleur elle avait pu être ; sa ceinture était faite de deux bandes de soie nouées ensemble, et comme sa souquenille n’avait pas de manches, il se servait de celles du pourpoint, en satin de Bruges, tout troué, tout effiloché, qui depuis longtemps montrait la doublure et avait au collet une bordure de crasse si dure qu’on aurait dit de l’os. Il est vrai que les chausses faisaient la pige à la casaque ; elles avaient été couleur de roses sèches, mais elles ne l’étaient plus du tout, et attachées au pourpoint avec deux bouts d’aiguillettes, sans ferrets, elles lui habillaient les jambes à la façon des caleçons des galériens ; il faisait beau voir un de ses talons quitter continuellement le soulier, malgré tous les efforts d’un de ses doigts, avec lequel il le replaçait à chaque pas ; ses mules, il les avait fabriquées lui-même avec une paire de vieilles bottes de son aïeul ; les souliers étaient minces et montraient une grande envie de laisser voir les orteils : ils se seraient passé ce caprice si le veau des pantoufles n’eût résisté. Il portait un bonnet à un seul pli, rejeté en arrière, avec une coiffe de taffetas, sans ourlet, déchirée en trois endroits, toute raide de la crasse de sa tête (il ne se lavait jamais), elle ressemblait à la calotte d’un teigneux. Ce qu’il avait de mieux, c’était la bonne grâce de son visage, qu’il rasait deux fois par semaine.

Antonia. — Ne te fatigue pas davantage à me le dépeindre ; je le vois d’ici le bourreau.

Nanna. — Le bourreau, c’est bien cela. Cependant elle s’en éprit avec frénésie, cette jolie femme, car, à vrai dire, nous en sommes toujours à prendre ce qu’il y a de pire. N’imaginant aucun moyen de lui parler, une belle nuit, avec son époux, elle entama une litanie longue d’un mille. « Nous sommes riches, grâce à Dieu, lui disait-elle, et sans enfants, sans espérance d’en avoir. C’est ce qui m’a fait penser à une bonne œuvre. » — « Et à quoi as-tu pensé, ma chère femme ? » demanda le bon mari. » — « À ta sœur, répondit-elle ; chargée comme elle est de garçons et de fillettes, je veux que nous élevions son plus jeune : outre que notre âme en bénéficiera, à qui veux-tu que nous fassions du bien, si ce n’est à notre propre chair ? » Le mari approuva et remercia sa femme en disant : « Il y a bien longtemps déjà, j’ouvrais la bouche pour te le dire, mais j’hésitais dans la crainte que cela ne te déplût. Maintenant que je connais tes intentions, je vais me rendre, sitôt levé, chez la pauvre petite, pour lui annoncer la bonne nouvelle, et j’amènerai l’enfant chez toi ; tout ceci est à toi, puisque c’est ta dot. » — « Autant à toi qu’à moi », répliqua-t-elle. Le jour parut ; le mari se leva (c’étaient des cornes pour lui-même qu’il allait chercher) ; sa sœur lui céda le petit neveu avec grand plaisir, et il le conduisit à sa femme, qui lui fit excellent accueil. Deux jours après, comme elle était à table et causait avec son mari, le repas achevé, elle se mit à dire : « Je voudrais bien que nous fissions enseigner quelque chose à notre Luigetto » (ainsi se nommait l’enfant). — « Qui pourrait s’en charger ? » demanda-t-il. — « Tu sais bien, fit-elle ; ce Maître qui, à la façon dont je le vois tourner par la ville, doit chercher quelque place. » — « Quel Maître ? » — « Celui qui porte cette souquenille qui ne lui tient pas sur les épaules. » — « Eh ! serait-ce celui qui vient à la messe ?… » (il allait dire à telle église). — « Oui, oui, fit-elle, celui-là même ; je ne sais plus qui prétend qu’il est savant comme une chronique. » — « C’est très bien », répliqua le mari. Il sortit pour le rencontrer et le soir même introduisit le coq dans le poulailler. Le lendemain, le Maître alla chercher son bagage, contenant deux chemises, quatre mouchoirs, trois livres, avec leurs couvertures de table, et revint à la chambre que lui avait fait préparer la patronne.

Antonia. — Quelle intrigue va sortir de tout cela ?

Nanna. — Tiens-toi tranquille et écoute. Dans la soirée, Madonna prit la main de son neveu, qui, sous prétexte d’apprendre le psautier, était destiné à servir d’entremetteur à la tante, et appela le Pédagogue. Ce soir-là, je soupais avec elle et j’entendis qu’elle lui disait : « Maître, vous n’aurez ici autre chose à faire qu’à me bien endoctriner ce garçon, qui est plus que mon fils (ce disant, elle lui appliqua deux baisers sur la bouche) ; puis laissez-moi faire, pour ce qui regarde vos appointements. » Le maître se mit à répondre à tort et à travers, alléguant ses raisons, qu’il comptait sur le bout de ses doigts, et entra dans toutes sortes de considérations fantastiques. Madonna se tourna vers moi en s’écriant : « C’est un véritable Cicerchion[6] ! » Ils continuèrent ainsi à disserter du cujus, puis tout d’un coup, changeant de conversation : « Dites-moi, maître, fit-elle, avez-vous jamais été amoureux ? » Le paillard, qui vous avait une queue sinon plus belle, du moins meilleure que celle du paon, s’écria : « Madonna, c’est l’amour qui m’a fait étudier », et exhibant tout ce qu’il savait d’antiquailles, il lui énuméra qui s’était pendu par amour, qui empoisonné, qui précipité du haut d’une tour ; puis il en vint aux femmes, et il lui nomma celle que l’Amour avait conduite a porta inferi, le tout en termes choisis et compassés ; pendant qu’il croassait, elle me poussait le flanc du coude, et après m’avoir tant poussée et repoussée : « Que te semble du Messire ? » me demanda-t-elle. Moi qui lui voyais non seulement jusqu’au fond du cœur, mais jusqu’au fond de l’âme : « Il me paraît très bon à secouer le pêcher et à ébranler le poirier », lui répondis-je. Elle, avec des ah ! ah ! ah ! me jeta les bras autour du cou, et, après avoir dit : « Allez étudier, Maître ! » m’entraîna dans sa chambre. On vint lui annoncer que son mari ne reviendrait ni souper ni coucher ; c’était assez sa coutume. « Ton dormeur de mari prendra patience, me dit-elle toute joyeuse. Je veux que tu restes avec moi cette nuit. » Elle envoya dire un mot à ma mère et obtint la permission. Nous fîmes à nous deux un bon petit souper composé de toutes sortes de friandises : foies, gésiers, cous et pattes de poulets, avec du persil et du poivre en salade, presque tout un chapon froid, des olives, des pommes d’api, fromage de chèvre et pâtes de coings, pour nous bien lester l’estomac, des dragées, pour nous donner bonne haleine ; puis on fit apporter à manger au Maître dans sa chambre : rien que des œufs frais et des œufs durs. Pourquoi des œufs durs ? Imagine-le-toi !

Antonia. — Je l’ai bel et bien imaginé.

Nanna. — Le souper fini, le couvert ôté, la maisonnée envoyée au lit et le neveu du mari aussi : « Ma sœur, me dit-elle, puisque nos maris mangeraient bien tout le long de l’année, pourvu qu’on leur servît de toutes sortes de viandes, pourquoi ne tâterions-nous pas, au moins cette nuit, de celles du maître ? Si je m’en rapporte à son nez, il doit en avoir comme un Empereur. On n’en saura jamais rien, et d’ailleurs il est si laid et si niais que personne ne le croirait, quand bien même il s’en vanterait. » Je fais un haut-le-corps, comme si j’avais grand’peur, et je retiens ma réponse dans mon gosier. À la fin : « Ces affaires-là sont bien dangereuses, lui dis-je ; si ton mari revenait, où en serions-nous ? » — « Folle, répliqua-t-elle, à ce que tu penses, tu me crois si niaise que si mon cerveau fêlé revenait par hasard, je ne trouverais pas moyen de lui faire avaler tout ? » — « Si c’est comme cela, fais à ta guise », lui répondis-je. Pendant ce temps, le Maître, plus malin que deux as, s’il s’était bien vite aperçu que l’eau venait à la bouche de la personne, quand elle lui parlait d’amour, sachant que le mari couchait dehors, se tenait aux aguets et écoutait la conversation de celle qui, pour ne pas avoir à se pendre ou à s’étrangler, comme ces pauvrettes dont il lui avait donné l’histoire en exemple, préféra se faire couvrir par le Maître. Rien que de lui voir pendre au côté une de ces gibecières de cuir moisi, depuis longtemps hors d’usage, il vous donnait plutôt envie de rendre jusqu’aux boyaux. Il avait tout entendu, et avec cette présomption des pédagogues, soulevant la portière, il entra sans autre invitation. Sa patronne, qui avait écarté jusqu’aux servantes, dès qu’elle l’aperçut, s’écria : « Maître, tenez-vous la bride sur la bouche, les mains en repos et, pour cette nuit, servez-vous seulement de votre goupillon. » L’animal, qui n’avait pas le nez fait à flairer le pistil des roses, ni des doigts à boucher les trous d’une flûte, se souciant peu de baiser ou de tâter avec la main, dégaina son pied de tabouret, à la tête fumante et tout en feu, constellée de poireaux, et lui donnant une chiquenaude, s’écria : « Il est au service de Votre Seigneurie. » Et l’ayant pris sur la paume de la main, elle disait : « Mon petit passereau, mon pigeonneau, mon petit pinson, entre dans ta volière, dans ton palais, dans tes États ! » et se le fourrant sous la panse, appuyée au mur, leva une jambe en l’air et voulut manger debout la saucisse. Le vaurien lui donna une fière secouée. Pendant ce temps-là, je faisais la mine d’une guenon qui mâchonne le bon morceau avant de l’avoir dans la bouche ; si je ne m’étais un peu mortifiée avec un pilon de fer que je trouvai sur une caisse et qui avait servi, je m’en aperçus à son odeur, à piler de la cannelle, pour sûr, pour sûr, je me mourais d’envie au plaisir des autres. La tête de cheval finit sa besogne, la femme, lasse, mais non rassasiée, s’assit au bord de la couchette et empoignant de nouveau le chien par la queue le tourna et retourna si bien qu’il revint sur la voie : comme elle se souciait peu de regarder la figure du Maître, elle lui tourna le dos et, s’emparant du salvum me fac, furieusement se l’enfonça dans le zéro : elle l’en retira et se le mit dans le carré, et puis dans le rond et finit ainsi le second assaut en me disant : « Il en reste encore assez pour toi. » Moi qui allais m’évanouir comme quelqu’un qui meurt de faim et ne peut manger, je m’apprêtais à mettre quelque part mon doigt au vieux renard pour lui revivifier le sentiment (c’est un petit secret que j’avais appris du Bachelier, je ne te l’ai pas dit, faute d’y penser), quand tout à coup nous entendons heurter à la porte avec une telle assurance qu’on aurait bien pu dire à celui qui frappait : « Tu es fou, à moins que tu ne sois de la maison. » À ce bruit, la grosse tête change de figure comme un homme réputé honnête et qui est surpris à fracturer une sacristie ; nous autres, qui avions le visage vitrifié, nous restons immobiles. Au second coup, elle reconnaît son mari et se met à rire aux éclats, de plus en plus fort, et elle rit tant que le mari l’entendit. Quand elle est bien sûre d’avoir été entendue : « Qui est là ? » demande-t-elle. « C’est moi », répond-il. « Oh ! mon mari, je descends ; attends un peu. (Que personne ne s’en aille », ajoute-t-elle ; et elle court ouvrir. La porte ouverte, elle s’écrie : « Un Esprit me l’avait dit : Ne te couche pas ; pour sûr ton mari ne restera pas dehors cette nuit. Et de peur de succomber au sommeil, j’ai fait rester avec moi notre voisine, qui en me racontant sa vie au couvent, la pauvrette, m’a toute bouleversée ; si je ne m’étais pas souvenu que notre précepteur était un vrai fais-dodo et ne lui avais dit de venir pour me ragaillardir avec ses bêtises, la nuit se passait mal pour moi. » Elle conduisit à l’étage le credo in Deum qui, sans rien demander de plus, se mit à rire en regardant le pédagogue ; tout troublé par cette arrivée soudaine, il ressemblait à un songe interrompu. Le mari, dès qu’il m’eut aperçue, caressa en lui-même l’idée d’entrer en possession de mon petit domaine. Pour avoir l’occasion de familiariser avec moi, il entreprit le maître, et feignant de prendre grand plaisir à sa conversation, lui fit répéter l’A B C à rebours ; le drôle, en le récitant tout de travers, le faisait rire si fort qu’il en tombait à la renverse. Entre temps, je m’étais bien aperçue des œillades du mari et des signes qu’il me faisait en me marchant sur le pied. « Puisque vos servantes sont allées se coucher, dis-je, je vais me mettre au lit avec elles. » — « Non ! non ! » reprit le bon ami, et se tournant vers sa femme : « Conduis-la dans le cabinet, lui dit-il, elle couchera là » ; ce qui fut fait. J’étais à peine couchée que je l’entends dire à sa femme, très haut, pour que je n’eusse aucun soupçon : « Ma bonne amie, il faut que je retourne à l’instant d’où je viens, envoie au lit ce dort-debout et vas-y toi-même également. » Comme une femme qui touche le ciel du doigt, elle se mit à remuer toutes les hardes d’une armoire, pour lui faire voir qu’elle voulait l’attendre jusqu’au jour. Il descendit l’escalier à grand bruit, ouvrit la porte et, resté en dedans, la referma comme s’il fût sorli, puis remontant tout doucement, à pas de loup, entra dans la chambre où je dormais sans dormir, et en catimini vint se coucher près de moi. En me sentant mettre la main sur la poitrine, j’entrai dans ce délire qu’on éprouve parfois, quand on dort la tête en bas et qu’il vous semble que quelque chose de lourd, bien lourd, vous pèse sur le cœur et ne vous laisse libre ni de parler, ni de remuer.

Antonia. — Ça, c’est le cauchemar.

Nanna. — Oui, le cauchemar. Lui me disait : « Si tu te tais, bonne affaire pour toi ! » et tout en me parlant ainsi, il me caressait mignardement les joues avec la main. « Qui est là ? » disais-je. « Je suis qui je suis », répondait l’Esprit invisible. Comme il s’efforçait de m’écarter les cuisses, que je tenais plus serrées qu’un avare ne tient serrées ses mains, croyant dire tout bas : « Madonna, ô madonna », je le dis assez haut pour qu’elle m’entendît. Le mari, qui était aux prises avec moi, se jeta au bas du lit et courut à la salle, en même temps que sa femme, la chandelle au poing, arrivait voir ce que j’avais. Entrant dans la chambre qu’elle venait de quitter, il aperçut cet animal de Pédagogue couché sur le lit en train de se frotter la javelle, en attendant de s’en servir à faire chanter l’alouette ; et juste comme la bonne planteuse de cornes me disait : « Qu’est-ce que tu as donc ? » un holà ! plus semblable au braiement de l’âne qu’à la voix de l’homme me coupa ma réponse sur les lèvres. Le mari, avec la pelle à feu, cognait brutalement le précepteur, et si la femme, accourue à son secours, ne la lui eût arrachée des pattes, il filait un mauvais coton.

Antonia. — Il avait raison de lui casser tout.

Nanna. — Il l’avait, sans l’avoir.

Antonia. — Comment non, que diable !

Nanna — Il y aurait là-dessus beaucoup à dire. Quand elle vit le sang sortir du nez de l’imbécile, elle se campa les poings sur les hanches et, se tournant vers son mari, à qui la patience venait d’échapper en voyant ce gros butor où il l’avait vu, s’écria, avec de fiers hochements de tête : « Et que te semble-t-il donc que je sois, hein ? Qui suis-je donc, hein ? Elle me disait bien, ma nourrice, que tu ne me traiterais pas autrement que si tu m’avais ramassée en guenilles, comme je t’y ai ramassé, toi. Ses prévisions sont accomplies ; elle qui me disait toujours : Ne le prends pas, ne le prends ps, tu en seras maltraitée. Est-il possible de croire qu’une femme comme moi s’abaisse à vouloir de ce morceau de viande à deux yeux ? Dis-moi, pourquoi l’as-tu frappé ? Pourquoi ? Que lui as-tu vu faire ? Notre lit est-il un autel sacré, qu’un sot ne puisse le regarder ? Comme si tu ne savais pas que les hommes de cette espèce, une fois ôté de leurs livres, ne savent plus dans quel monde ils sont ! Mais c’est bien ; tu l’as voulu, tu l’auras. Dès demain je veux que le notaire fasse mon testament, pour ne pas laisser jouir plus longtemps de mon bien un ennemi, un homme qui traite sa femme en putain sans savoir pourquoi. » Puis, haussant la voix, elle poursuivit, en sanglotant : « Ah ! malheureuse ! Suis-je une femme à cela ? » et elle s’arrachait les cheveux ; on eût dit que son père venait d’être assassiné, là, devant elle. Je me rhabillai à la hâte et accourant au bruit : « En voilà assez, lui dis-je, taisez-vous, de grâce. Voulez-vous faire jaser tout le quartier ? Ne pleurez pas, Madonna. »

Antonia. — Et que répondait le bravache ?

Nanna. — Il avait perdu la parole à cette menace de testament ; il savait bien que qui n’a rien, aujourd’hui, est plus malheureux qu’un courtisan sans crédit, sans faveur et sans pension.

Antonia. — Ce n’est pas de la blague.

Nanna. — Je ne pus m’empêcher de rire en voyant le pauvre homme en chemise, tapi dans un coin, tout tremblant.

Antonia. — Il devait ressembler à un renard pris au filet et qui voit fondre sur lui une volée de coups de trique.

Nanna. — Ah ! ah ! ah ! tu l’as dit. En somme, le mari, qui ne voulait pas perdre la litière, parce que l’âne lui en avait pris une lippée, ni perdre sa pâture, verte pour lui toute l’année, s’agenouilla à ses pieds ; et il en fit tant, il en dit tant, qu’à la fin elle lui pardonna. Mais moi je mangeais mon pain sec en pénitence, pour avoir voulu faire la je-ne-veux-pas. Le précepteur alla se mettre au lit, avec sa bonne douzaine de coups de pelle ; eux, ils se couchèrent bien rapatriés, et moi de même. L’heure de se lever venue, voici ma mère : elle me ramena à la maison où, après avoir fait ma toilette, je restai toute la journée la tête lourde de la mauvaise nuit que j’avais passée.

Antonia. — Le Pédagogue fut-il mis à la porte ?

Nanna. — Comment ? à la porte ? Au bout de huit jours je l’aperçus vêtu comme un prince…

Antonia. — Il est sûr que lorsqu’on voit un tel, un domestique, un intendant, un valet de chambre dépasser toute mesure dans ses vêtements, ses dépenses, le jeu, c’est qu’il mange de la patronne.

Nanna. — Pas de doute à cela. Venons-en à une autre qui se rongeait de l’envie de se faire mettre le fuseau dans la quenouille par un métayer que l’on disait avoir une cheville digne d’un taureau ou d’un mulet. C’était la femme d’un vieux chevalier de l’Éperon d’Or, à qui l’ordre avait été conféré par le pape Jean, et qui faisait son puant avec sa Chevalerie, plus que le Mainoldo, de Mantoue ; prenant toujours le haut du pavé, il se pavanait et se prélassait à faire crever de rire, et à tout propos ne manquait pas de dire : « Nous autres Chevaliers !… » Quand il se montrait, les jours de fêtes solennelles, dans ses beaux habits, il emplissait toute une église, rien qu’à marcher à pas comptés. Il ne parlait jamais que du Grand Turc, du Soudan, et il savait les nouvelles du monde entier. Or la femme de cet ennuyeux personnage grommelait à tout ce qui venait de leurs domaines. Si c’étaient des poulets : N’en avons-nous pas d’autres ? disait-elle ; nous sommes volés. » Si on lui apportait des fruits : « La belle espèce ! les mûrs, on nous les mange ; les verts, on les réserve pour nous. » Des salades, une nichée de petits oiseaux, un bouquet de fraises ou autres friandises lui étaient-ils présentés : « Nous sommes frais disait-elle ; je ne veux rien de tout cela, c’est sur le grain, sur le vin, sur l’huile, qu’il nous faudra le payer. » Elle en fit tant, avec ses plaintes continuelles, qu’elle finit par éveiller les soupçons du mari ; il changea de fermier, et, sur les conseils de sa femme, prit celui qui avait de quoi ramoner les plus grandes cheminées. Le bail fut passé entre eux, et le fermier prit possession du domaine. Quelques jours après, il vint à la ville, se présenta à la maison chargé comme un mulet, heurta du pied la porte qui lui fut aussitôt ouverte, et monta les escaliers. Il avait sur l’épaule un bâton aux deux bouts duquel pendaient par devant trois paires d’oies, par derrière trois paires de chapons, et à la main droite un panier contenant une centaine d’œufs et autant de fromages ; il ressemblait à ces porteuses d’eau vénitiennes qui d’une main tiennent le bigoto, comme elles disent, avec un seau à chaque bout, et de l’autre un troisième. Tout en saluant et en s’inclinant, la pointe du soulier sur le plancher, il présenta son offrande à sa nouvelle patronne qui, plus préoccupée du calendrier que de la Toussaint, lui fit un accueil trop beau même pour son Chevalier. Elle commanda qu’on lui servît un goûter (il valut un dîner et un souper à la fois) sur la table de cuisine, l’excita à boire une grosse fiole de certain vin blanc qui avait une pointe de doux, et, lui voyant une face rubiconde comme elle la lui voulait, lui dit : « Toutes les fois qu’il vous arrivera d’apporter de bonnes choses de chez nous, vous serez content d’être en vie. » Le Chevalier n’était pas à la maison. « N’as-tu pas entendu ? » reprit-elle, en s’adressant à la servante, qui vint aussitôt et, sur son ordre, se mit à vider le panier. Elle le rendit au fermier, après avoir mis les oies avec les autres oies, et elle allait s’emparer des chapons pour les mettre avec les chapons, quand sa maîtresse lui dit : « Reste ici », et les fit prendre par le paysan, qu’elle emmena avec elle au grenier ; là, elle délia les pattes des chapons qui, tout endoloris, furent plus d’une heure avant de pouvoir se remuer, puis, fermant la lucarne du toit, elle voulut voir de quelle bêche il saurait labourer son terrain et si la réalité ne mentait pas à la renommée. À ce que me jura la servante, qui d’en dessous entendit les secousses, on aurait dit que le plancher allait crouler. Après qu’elle se fut fait greffer deux fois, tout en feignant de causer avec lui des dégâts que le précédent fermier avait faits aux oliviers et aux pêchers, ils redescendirent. L’homme ne pouvait pas attendre plus longtemps le Chevalier ; on allait fermer les portes ; il prit congé de Madonna, retourna allégrement à la ferme et peu s’en fallut qu’il n’allât raconter sa bonne aventure au Dominé. Quant à elle, elle restait toute stupéfaite de cette prodigieuse marchandise dont sa douane avait été bondée jusqu’aux combles, quand voici qu’une rumeur s’élève par la ville ; l’un courait par-ci, l’autre par-là, et l’on entendait crier. : « Enfermez-vous, enfermez-vous ! » Elle se montre au balcon et aperçoit quelques-uns de ses parents tout en émoi, les épées dégainées, la cape roulée autour du bras, d’autres sans chapeaux, armés de vieilles lances, de hallebardes et de broches : son visage devient couleur de cendre et elle se pâme. À l’instant, elle voit apporter à bras, par deux hommes, son Chevalier couvert de sang et entouré d’une foule de monde ; elle tombe par terre, à demi morte, et le pauvre diable, monté dans la maison, est couché sur un lit. En toute hâte, on courut chez les médecins ; à la fin, on trouva des œufs et des morceaux de chemise d’homme : elle commença à reprendre ses sens, s’élança vers son mari, qui la regardait sans proférer une parole, mit tout sens dessus dessous dans la maison, et voyant qu’il allait trépasser lui fit le signe de la croix avec des cierges bénits, en s’écriant : « Pardonnez, recommandez-vous à Dieu ! » Il fit signe de pardonner et de se recommander, puis expira. Le médecin et le prêtre vinrent quand tout était fini.

Antonia. — À quel propos avait-il été assassiné ?

Nanna. — À propos de ce que la ribaude avait payé un scélérat, qui l’envoya dans la bière avec trois blessures dans le ventre ; l’accident mit tout le pays en révolution. Elle fit par deux fois semblant de vouloir se jeter par la fenêtre, mais se laissa retenir, et ordonna les obsèques les plus solennelles qu’on eût jamais, jamais vues : les armoiries du Chevalier peintes sur les murs de l’église, son corps couvert d’un poêle de brocart d’or frisé et porté par six habitants, avec presque toute la ville pour cortège, fut amené à l’église ; elle, tout de noir habillée, avec deux cents femmes qui pleuraient derrière elle, exhala tant de gémissements et d’une voix si tendre, que chacun en sanglotait. L’oraison funèbre prononcée en chaire, les vertus, les hauts faits du Chevalier rappelés à l’assistance, au son du Requiem œternam chanté par plus de mille prêtres, moines et religieux de toutes couleurs il fut déposé dans un magnifique sarcophage peint, dont le peuple entier vint lire l’épitaphe, et sur lequel furent plantées les bannières, déposés l’épée au fourreau de velours rouge, garni d’argent doré, l’écu et le heaume, orné de velours rouge comme le fourreau de l’épée. J’ai oublié de te dire que ses paysans étaient aussi venus ; tous, un bonnet noir sur la tête (on le leur avait fourni), ils se rangèrent autour du corps : parmi eux se trouvait l’homme aux oies, aux chapons, aux œufs et à la bonne aventure. Mais pourquoi perdre tant de paroles ? Elle trouva moyen de sécher ses larmes avec lui, et resta dame et maîtresse, héritière universelle, car le mort, après l’avoir épousée par amour, certain qu’il était de n’avoir ni garçons ni filles, au grand mal au cœur de ses parents, lui avait fait donation complète de ses biens.

Antonia. — Donation bien placée.

Nanna. — Maintenant qu’elle pouvait courir les champs sans avoir peur de personne, laissant son monde à la maison, elle retint près d’elle le successeur du Chevalier, dont la défense d’éléphant la consola si bien que, jetant de côté toute pudeur, elle résolut de le prendre pour mari, avant que ses parents ne l’ennuyassent à vouloir lui en donner un autre. Elle fit courir le bruit qu’elle voulait se mettre dans un couvent pour pouvoir en prendre plus à son aise, et tous les Ordres de Religieuses se la disputaient ; puis, résolue de se donner au vilain, sans plus songer au : Que dira-t-on de moi ? Quel honneur fais-je à ma famille ? ni à ceci, ni à cela, bien persuadée que les convenances sont des gâte-plaisirs, que les retardements sentent le rance, que se repentir c’est une mort anticipée, elle envoya quérir le notaire et se passa sa fantaisie.

Antonia. — Elle pouvait pourtant bien rester veuve et se rassasier du battant de cloche, ni plus ni moins ?

Nanna. — Pourquoi elle n’est pas restée veuve, je te le raconterai une autre fois. La vie des Veuves est telle qu’elle exige un chapitre à elle seule ; je te dirai seulement ceci : elles sont de vingt carats plus fines putains que les Religieuses, que les Femmes mariées et que les Filles des rues.

Antonia. — Comment ? Vrai ?

Nanna. — Les Religieuses, les Femmes mariées et les Putains se font fourbir par les chiens et par les verrats : les Veuves ont pour fourbisseurs les oraisons, les disciplines, les dévotions, les sermons, les messes, les vêpres, les offices, les aumônes et les sept œuvres de miséricorde !

Antonia. — Il n’y a pas de Religieuses, de Femmes mariées, de Veuves et de Putains qui soient bonnes.

Nanna. — Il en est de ces quatre espèces de femmes comme du dicton des monnaies : Prudence et Confiance.

Antonia. — Nous voilà bien, alors. Reviens, reviens aux noces de la Chevalière.

Nanna. — Elle le prit donc pour mari. La chose une fois connue, elle s’en alla, méprisée non seulement de sa famille, mais de toute la ville, et si passionnément attachée à lui qu’aux champs, aux vignes, partout, elle lui portait jusqu’à son dîner. Le paysan, qui était de bonne race, ayant donné quelques coups de couteau à un frère de la dame, qui menaçait de la faire empoisonner, personne de la ville n’osait plus passer la porte.

Antonia. — Mauvaise histoire d’avoir affaire à eux.

Nanna. — C’est ce que l’on dit : Les vilains, Dieu m’échappe de leurs mains. Mais venons-en à de meilleures drôleries et sucrons un peu la mort du pauvre Chevalier avec la vie d’un vieux richard, d’un vilain ladre, d’un gros baudet qui prit une femme de dix-sept ans, pourvue avec cela du plus joli petit corps que j’aie jamais vu, et d’une grâce si gracieuse que tout ce qu’elle faisait, tout ce qu’elle disait, c’était un charme. Elle avait certains gestes de grande dame, certaines façons hautaines, certaines attitudes gentilles, à faire pâmer. Mets-lui entre les mains un luth : on aurait dit une maîtresse de musique ; mets-lui un livre : on aurait dit une poétesse ; mets-lui une épée : tu aurais juré une capitaine ; à la voir danser, c’était une biche ; chanter, un ange ; jouer, je ne saurais dire qui, avec ses œillades brûlantes, pleines d’un je ne sais quoi, elle vous faisait perdre la raison. En mangeant, elle semblait dorer les plats, et en buvant, donner de la saveur au vin ; fine dans ses reparties, affable, elle savait parler des choses sérieuses avec tant de majesté qu’auprès d’elle les Duchesses n’auraient été que des pisseuses… Elle s’attifait de parures à des modes à elle, qu’elle imaginait et qui étaient bien regardées ; se montrant aujourd’hui en coiffe, demain les cheveux moitié noués en chignon, moitié en nattes, avec une boucle qui lui tombait sur l’œil et la forçait de le cligner, Dieu ! à faire mourir les hommes d’amour et les femmes de jalousie ! Par sa bonne grâce naturelle, elle savait bien, la rusée, faire autant d’esclaves de ses amoureux, tous perdus dans le tremblotement de son sein, sur lequel la nature avait égoutté des larmes de roses vermeilles. Souvent elle allongeait sa main, comme si elle voulait y trouver quelque tache et faisant lutter les feux de ses bagues avec ceux de ses yeux, elle éblouissait la vue de qui lui regardait la main d’autant plus attentivement que plus artificieusement elle se la caressait de l’œil. À peine touchait-elle la terre quand elle marchait, voltigeant toujours çà et là du regard, et à l’eau bénite, quand elle s’en mouillait le front, elle s’inclinait avec une révérence qui semblait dire : « C’est comme cela qu’on fait dans le paradis. » Eh bien, avec toutes ses beautés, toutes ses vertus, toutes ses grâces, elle ne put faire que son père (quel bœuf !) ne la mariât à un homme de soixante ans ; c’est du moins l’âge qu’il avouait, et il ne voulait pas qu’on le traitât de vieux. Ce mari se faisait appeler Comte, à cause de je ne sais quelle bicoque aux murs décrénelés, accompagnée de deux tours, qu’il possédait ; et comme en vertu de certains diplômes sur parchemin, scellés de plomb, qui lui avaient été délivrés, à ce qu’il disait, par l’Empereur, il pouvait offrir des tournois à ces muguets dont c’est le plaisir de se faire trouer la peau ; presque tous les mois il s’en donnait un là. Il se croyait le podestat de Modène[7], à voir lui ôter leurs bonnets les badauds qui venaient regarder jouter l’un et l’autre, et le jour du tournoi il comparaissait pontificalement vêtu d’une jaquette semée de paillettes dorées, en velours violet à poils longs et courts, non rasé, cette espèce de velours ne se rasant pas, coiffé d’une toque en assiette, le manteau de drap rouge fourré de vair, le capuchon de brocart d’argent, pareil à ceux que portaient jadis à leurs manteaux les écoliers, l’épée au côté, une épée pointue au pommeau de laiton, dans une gaine antique. Après avoir fait deux fois à pied le lour de la lice avec une vingtaine de va-nu-pieds derrière lui, armés d’arbalètes et de hallebardes, composés partie de ses laquais, partie de gens ramassés sur son domaine, il montait sur une vieille haquenée au ventre plein de son, que cent mille paires d’éperons, pas plus qu’une seule, n’auraient décidée à sauter une enjambée, et se resserrait de frayeur quand il entendait sonner son tour de bataille. Ces jours-là, il tenait sous clef sa femme ; le reste du temps, ce chien du jardinier, à l’église, aux fêtes, partout, lui flairait la queue. Au lit, il lui contait ses prouesses du temps qu’il était soldat, et lui narrant une bataille où il avait été fait prisonnier, il imitait avec la bouche jusqu’au tuff ! taff ! des bombardes, en se démenant au lit comme un possédé. La pauvrette, qui avait bien meilleure envie de jouter avec la lance nocturne, se désespérait ; quelquefois, de dépit, elle le faisait marcher à quatre pattes par terre, et, lui mettant une ceinture dans la bouche, en guise de bride, grimpait sur son dos, l’éperonnait à coups de talons et le poussait en avant comme lui-même menait son cheval. Au milieu de cette vie mélancolique, elle imagina une malice bien galante.

Antonia. — Laquelle ? Je voudrais bien le savoir.

Nanna. — Elle se mit, la nuit, à proférer, en songe, un tas de paroles décousues, qui n’avaient aucun rapport, et dont le vieux faisait des rires désordonnés ; mais, quand elle vint à jouer des mains et lui asséna un bon coup de poing sur l’œil, qu’il y fallut de la céruse et de l’huile rosat, il la tança vertement ; elle, feignant de ne se rien rappeler de ce qu’elle faisait ou disait, continua de la même façon en sautant du lit, en ouvrant les fenêtres, les armoires ; quelquefois, elle s’habillait et le nigaud lui courait derrière, la secouant, l’appelant à haute voix ; une belle nuit, il advint qu’en voulant la poursuivre hors du seuil de la porte, le pied lui manqua au haut d’un escalier, tandis qu’il croyait le poser sur le carreau, et il roula jusqu’en bas ; outre qu’il se meurtrit tout le corps, il se cassa une jambe. Toute la maison accourt au cri qu’il poussa, un cri à mettre en émoi le quartier, et on le relève ; il aurait bien mieux fait de rester couché. La femme fait semblant de se réveiller aux gémissements de son mari, apprend l’aventure et se met à pleurer, à geindre, maudissant la manie qu’elle a de se lever. La nuit, à l’heure qu’il était, elle envoya vite chercher un médecin qui lui remit les os en place.

Antonia. — Pourquoi faisait-elle semblant de rêver ?

Nanna. — Dans l’espérance qu’il lui arriverait de tomber, comme, en effet, il était tombé, et qu’une fois qu’il se serait cassé les reins, il ne pourrait plus la suivre à la piste. À cette heure, le vieil imbécile, avec sa jalousie, se trouvait malheureux outre mesure ; mais il était si orgueilleux que, bien à contre-cœur, il entretenait une dizaine de vauriens de pages, couchés dans une chambre du bas, et dont le plus âgé ne dépassait pas vingt-quatre ans. Entre eux, qui avait une bonne toque manquait de chausses, qui avait de bonnes chausses portait un mauvais pourpoint, qui un bon pourpoint, une cape toute déchirée, qui une bonne cape, un lambeau de chemise. Et souvent, ah ! oui, souvent, ils mangeaient le pain et les miettes !

Antonia. — Pourquoi y restaient-ils, les brigands ?

Nanna. — Pour la liberté qu’il leur laissait. Eh bien, ma chère Antonia, elle avait jeté l’œil sur cette séquelle et, dès qu’elle eut flanqué au lit son vieux nigaud, la cuisse entre deux attelles, elle se remit à rêvasser, puis, étendant les bras, sauta du lit, malgré le bonhomme qui lui criait : « Holà ! holà ! » Elle le laissa s’égosiller, ouvrit la chambre et s’en alla trouver les petits drôles qui, auprès d’un lumignon prêt à s’éteindre, jouaient quelques liards qu’ils avaient dérobés au Messire en allant lui acheter des bagatelles. Tout en leur souhaitant le bonsoir, elle renversa la chandelle et s’appliquant sur l’estomac le premier qui lui tomba sous la main se mit à s’amuser avec lui. En trois heures qu’elle resta chez eux, elle les essaya tous les dix, deux fois chacun, et remontant à la chambre, bien purgée des humeurs qui la faisaient délirer : « En voudrez-vous, mon cher mari, lui dit-elle, à ma triste nature, qui me force d’aller en procession, la nuit, par la maison, comme une sorcière” ? »

Antonia. — Qui donc t’a raconté si minutieusement tout cela ?

Nanna. — C’est elle-même ; après qu’elle eut mis son honneur sous les escarpins, elle devint une femme à tout le monde ; ses gentillesses une fois en circulation, elle en parlait même à qui ne voulait pas l’écouter. D’ailleurs, un des dix preux, dépité contre elle de ce qu’elle s’était abandonnée à un autre, mieux fourni que lui, s’en alla comme un désespéré par les places, par les tavernes, chez les barbiers, dans les boutiques, raconter l’histoire.

Antonia. — Elle fit très bien ; tant pis pour le vieux fou, qui devait prendre une femme de son âge, et non une enfant qui aurait pu être cent fois sa fille.

Nanna. — Tu m’as bien entendue, c’est ainsi que cela se passa. Et non contente de l’avoir chargé de tant de cornes qu’un millier de cerfs n’auraient pu les porter, éprise un beau jour d’un certain vendeur d’almanachs, à l’aide d’un cornet à poivre dont elle lui assaisonna sa soupe, elle se débarrassa du bonhomme ; pendant qu’il se mourait, sous son nez, elle épousa le maroufle, elle se fit trafiquer par lui. C’est ce qu’on dit dans la ville, mais je n’en jurerais pas, je n’y ai pas mis le doigt.

Antonia. — Cela doit être trop vrai.

Nanna. — Écoute-moi celle-ci. Une des meilleures femmes de la ville avait un mari plus gourmand du jeu qu’une guenon de cerises ; son jeu favori, c’était la prime, et des bandes de toutes sortes de gens venaient faire la partie chez lui. Comme il possédait un domaine dans les environs, une de ses fermières, restée veuve, venait tous les quinze jours visiter sa femme et lui apporter quelques petites choses de la ferme, comme qui dirait des figues sèches, des noix, des olives, des raisins passés au four et autres denrées ; elle restait un bout de temps, puis s’en retournait chez elle. Un jour entre autres qu’il était à moitié fête, ayant un beau chapelet de limaçons et peut-être vingt-cinq prunes bien rangées sur un lit de menthe, dans un panier, elle vint voir sa patronne. Le temps changea et il s’éleva un vent accompagné d’une pluie si épouvantable que force lui fut de rester pour cette nuit à la maison. Le débauché de mari, qui vivait à bouche que veux-tu et qui devant sa femme disait tout ce qui lui venait sur le bout de la langue, illustre buveur, toujours plein de gaudrioles, jeta sur elle son dévolu, et, croyant se montrer bon camarade en lui faisant administrer un trente-et-un, en dit un mot à la bande qui jouait chez lui, ce qui leur fit à tous dresser l’oreille, avec de grands éclats de rire. Chacun promit de revenir après le souper, et notre homme dit à sa femme : « Tu feras coucher notre fermière dans la chambre du grenier. » — « Très bien », répondit-elle, puis elle se mit à table avec lui, et au bas bout soupa la villageoise, fraîche comme un bouquet de roses. Le repas achevé, un peu de temps se passa, puis les joueurs revinrent, le mari se retira avec eux et conseilla à sa femme d’aller se coucher ; il dit à la veuve d’en faire autant. La femme, qui savait de quel pied boitait le garnement, se dit à part soi : « J’ai entendu dire que qui s’en donne une bonne fois ne pâtit pas toujours. Mon mari, pour qui honneur ou déshonneur c’est tout un, veut mettre au pillage le magasin ou la garde-robe de notre fermière ; mais j’ai envie de savoir, moi, ce que c’est que ces trente-et-un dont il y a des personnes qui font tant les dégoûtées, et, pour sûr, la sequelle de mon fainéant de mari en prépare un à la bonne dame. » Là-dessus, elle fit coucher la fermière dans son propre lit et se planta dans celui qu’elle lui avait fait préparer. Aussitôt voici venir le mari, à pas de loup ; en s’efforçant de retenir sa respiration, il sifflait d’une façon bizarre, et les bons compagnons qui devaient mettre après lui la main à la pâte, ne pouvant étouffer leurs rires, les laissaient éclater en sourdine : on n’entendait que des ouh ! ouh ! bien vite comprimés par la main de l’un ou de l’autre. Rien ne se passa que je ne l’aie appris par le menu d’un de ces trente-et-uniers qui me donnait parfois l’accolade, en manière de passe-temps. Voilà le chef de file des jouteurs, qui, tout d’une haleine, s’approcha de celle qui n’avait jamais rien attendu avec un si grand désir, et, se jetant sur elle, il l’empoigne d’une façon qui voulait dire : « Tu ne m’échapperas pas. » Elle fait semblant de se réveiller, toute peureuse, et de vouloir se lever ; mais le compagnon de toute sa force la presse contre lui et, lui ouvrant les cuisses du genou, cachète la lettre : il s’aperçut d’avoir affaire à sa femme tout comme nous autres nous nous apercevons de la croissance des feuilles de ce figuier qui nous donne de l’ombre[8]. En le sentant qui lui secouait le prunier, non comme un mari, mais comme un amant, elle devait bien se dire : « Le glouton dévore à belles dents le pain d’autrui et rebute celui de la maison. » Pour t’achever, il l’encarta deux petites fois et s’en retournant vers les amis, le rire aux lèvres : « Oh ! la bonne aubaine ! s’écria-t-il, le friand morceau ! Elle a certaines chairs fermes et satinées comme une dame ! » Bref, le cul de la bonne dame fleurait la menthe et le serpolet. Cela dit, il poussa en avant un second qui, avec la nonchalance d’un moine allant à la soupe, courut manger de la vache, comme disent ceux qui parlent le romanesque[9], puis fit signe à un troisième qui se jeta sur elle comme un goujon sur l’asticot ; ce qui fit rire, c’est que, lâchant le brochet dans le réservoir, il déchargea trois coups de tonnerre, sans éclairs, et lui en fit venir la sueur aux tempes ; elle s’écria : « Ces trente-et-un n’ont pas la moindre discrétion ! » Pour ne pas te retenir jusqu’à la nuit avec les gestes de l’un ou de l’autre, ils le lui firent de toutes les façons, par tous les bouts, à toutes modes, manières et fantaisies, pour parler comme la pétrarquiste Madrema non vuole[10] ; au vingtième elle se mit à faire comme les chattes, qui jouissent et miaulent en même temps. Là-dessus, en voilà un qui lui ayant tâté le sifflet et la cornemuse et les trouvant de vrais gîtes à colimaçons sans coquilles, resta un peu en suspens ; enfin, il le lui mit par derrière, mais ne touchant les bords ni par-ci ni par-là : « Madonna, s’écria-t-il, mouchez-vous le nez et puis flairez-moi le câprier. » Pendant qu’il parlait ainsi, les autres se tenaient, la conscience en érection, à écouter le prêche, guettant d’aborder la bonne amie quand le camarade s’en irait, tout comme artisans, gamins, villageois, le Jeudi, le Vendredi et le Samedi Saints, guettent s’en aller le pénitent auquel le moine vient de donner l’absolution, la confession achevée ; et durant l’attente il y en eut plus d’un qui se secoua le chien de haut en bas jusqu’à lui faire cracher l’âme. Enfin, quatre de ceux qui étaient restés les derniers, plus fous que sages, ne se sentant pas le cœur d’aller nager sans calebasse dans cette mer d’huile de fève, allumèrent un bout de torche dont on se servait pour éclairer ceux des joueurs qui, après avoir perdu, s’en allaient en blasphémant, et, malgré le patron du trente-et-un, entrèrent dans la chambre où sa femme gisait baignée dans le suif jusqu’à mi-jambes. Se voyant découverte : « C’est une fantaisie qui m’est venue, dit-elle, en prenant une mine du Pont Sixte, à force d’entendre dire tous les jours : une telle a reçu un trente-et-un ; maintenant, il en arrivera que pourra. » Le mari fit de nécessité vertu et lui demanda : « Eh bien, que t’en semble, ma femme ? » — « Rien que de bon », répliqua-t-elle. Mais ne pouvant se retenir plus longtemps, après un tel repas, elle courut au retrait, et lâchant les rênes, comme un abbé qui s’est trop rempli va se décharger le ventre, elle rendit aux Limbes terrestres vingt-sept petites âmes non encore nées. La paysanne, apprenant que l’orge préparée pour elle avait été mangée par une autre, s’en retourna chez elle, et le cul lui cuisait comme si on le lui eût fait bouillir avec des pois ; elle en fut une année sans parler à sa patronne.

Antonia. — Heureuses celles qui se font passer leurs fantaisies !

Nanna. — Cest bien mon sentiment. Mais celles qui se les font passer par le moyen de ces trente-et-un, je ne les envie pas ; j’en ai eu quelques-uns, moi aussi (merci à ceux qui me les ont donnés !), et je ne trouve pas qu’ils procurent toutes les béatitudes qu’on leur suppose communément, dans le monde ; ils durent trop longtemps ! Je te l’avoue, s’ils duraient moitié moins, ce serait parfait, ce serait exquis.

Venons-en à une Madonna (je veux taire son nom), qui eut un beau caprice pour un prisonnier dont le Podestat reculait indéfiniment la pendaison, de peur de faire ce plaisir à la potence. Son père, en mourant, lorsque le drôle était âgé de vingt et un ans environ, l’avait laissé héritier de quatorze mille ducats, moitié comptant, le reste en domaines, plus les meubles d’une maison ou pour mieux dire d’un palais. En trois ans se mangea, se joua et se spermatisa tout l’argent comptant ; puis il mit la main sur les terres, et en trois années dévora le reste. Comme il ne pouvait vendre certaine maisonnette, ce que lui défendait une clause spéciale du testament, il la démolit et en vendit les pierres ; puis ce fut le tour du mobilier : empruntant un jour sur les draps, vendant le lendemain une nappe, puis un lit, puis un autre, aujourd’hui ceci, demain cela, il alla ainsi jusqu’au dernier sou et fit si bien trébucher la balance, qu’après avoir d’abord engagé, puis vendu, autant dire donné pour rien, le palais, il resta tout nu et tout cru. Alors il s’enfonça dans toutes les scélératesses que peut non seulement faire, mais imaginer un homme : faux serments, homicides, vols, tricheries, cartes préparées, dés pipés, félonies, filouteries, escroqueries, assassinats. Il avait été mis en prison des quatre et cinq ans à la fois, avait reçu plus d’aiguillades que de bouchées de pain, et il s’y trouvait en ce moment pour avoir craché à la figure d’un Messire… je ne veux pas le mentionner en vain.

Antonia. — Ribaud ! Traître !

Nanna. — C’était un si fieffé ribaud que d’avoir couché avec sa mère on pouvait dire que c’eût été le moindre de ses péchés. Réduit à la mendicité, en ce qui concerne tout le reste, il était si opulent en fait de mal français qu’à lui seul il aurait pu le donner à un millier de ses pareils et en garder encore pour lui tout un monde. Pendant que ce renégat était en prison, un médecin aux gages de la Ville pour soigner les pauvres détenus s’occupait de guérir la jambe de l’un d’eux, qui craignait que le chancre ne la lui mangeât. « Comment ! s’écria ce médecin, j’ai guéri la nature surnaturelle de ce brigand, et je ne guérirais pas ta jambe ? » Cette surnaturelle nature parvint aux oreilles de ladite Madonna, et le paquet démesuré du scélérat qui était en prison lui entra si profondément dans le cœur qu’elle se mit à brûler pour lui plus que cette reine[11] d’autrefois ne brûla, dit-on, pour le taureau. Comme elle n’apercevait ni voie ni moyen de pouvoir s’en passer la fantaisie, elle résolut de commettre quelque méfait, afin qu’on l’enfermât dans cette même prison où était le crache-sur-la-croix. Pâques arrivées, elle communia sans se confesser ; on l’en reprit ; elle répliqua qu’elle avait bien fait ; la chose se divulgua, plainte fut portée au Podestat, qui la fit arrêter et mettre à l’estrapade ; alors elle confessa que la cause de son crime était l’envie effrénée qu’elle avait du poireau de l’homme en question, aux yeux en dedans et si petits qu’à peine y voyait-il, au nez large et écrasé sur la figure, avec une balafre en travers et deux cicatrices du mal de Job qui ressemblaient à deux grelots de mule, déguenillé, puant, dégoûtant, tout rempli de poux et de vermine. L’honorable Podestat le lui donna pour compagnon en lui disant : « Ce sera la pénitence de ton péché, per infinita secula seculorum. » Cela lui fit autant de plaisir d’être enfermée pour toute sa vie qu’un autre en aurait à sortir de prison. On prétend qu’après avoir tâté de cette grandissime gerbe, elle s’écria : « Dressons ici nos tabernacles[12]. »

Antonia. — Est-ce que cette gerbe dont tu parles était aussi grosse que celle d’un âne ?

Nanna. — Plus grosse.

Antonia. — Plus grosse que celle d’un mulet ?

Nanna. — Encore plus.

Antonia. — D’un taureau ?

Nanna. — Encore plus.

Antonia. — D’un cheval ?

Nanna. — Trois fois plus grosse, dis-je.

Antonia. — Elle était donc alors aussi grosse que les colonnes d’un lit de parade ?

Nanna. — Juste.

Antonia. — Que t’en semble ?

Nanna. — Pendant qu’elle nageait dans l’allégresse jusqu’au cou, le Podestat fut réprimandé par la commune et force lui fut, pour satisfaire à la justice, de condamner le susdit criminel à la potence, ses dix jours de grâce lui ayant été signifiés… J’ai laissé de côté quelque chose, nous reviendrons au scélérat, oui. La gourmande n’était pas plus tôt en prison et à peine avait-elle jeté le masque que la nouvelle s’en répandit par la ville et donna matière aux caquets des badauds, des artisans, des femmes surtout ; dans les rues, aux fenêtres, dans les marchés, on n’entendait causer que de l’emprisonnée, et avec des moqueries, des airs de dégoût ! Lorsque six commères se trouvaient réunies autour du pilier à l’eau bénite, elles en bavardaient deux heures durant. Entre autres cénacles, il s’en forma un dans mon quartier, et une Monna prude-de-campagne, entendant de quoi il s’agissait et voyant toute la bande en suspens, la quenouille à la main, pour l’écouter, s’écria : « Nous autres qui, pour être femmes, sommes toutes déshonorées par les déportements de cette coquine, nous devrions marcher à l’instant sur le Palais, l’arracher de la prison, dussions-nous y mettre le feu, la flanquer sur une charrette et la déchirer de nos dents ; nous devrions la lapider, l’écorcher vive, la crucifier ! » Ces paroles proférées, elle s’éloigna, gonflée comme un crapaud, et rentra chez elle comme si tout l’honneur des femmes du monde entier dépendait d’elle.

Antonia. — La pécore !

Nanna. — Les dix jours de grâce signifiés au malandrin, vint à l’apprendre cette ne-crache-pas-à-l’église dont je te parle, qui voulait courir à la prison et l’en faire sortir en y mettant le feu ! Elle en eut grande compassion, songeant au préjudice qu’éprouverait la ville à perdre sa plus grosse pièce d’artillerie, celle dont la renommée seule, à défaut de meilleure preuve, attirait les femmes qui se trouvaient mal partagées, comme l’aimant attire l’aiguille ou un brin de paille. La mênie frénésie d’en jouir qui avait poussé l’autre méprise-sacrement (révérence parler) l’emplit elle-même, et elle imagina la plus rusée, la plus diabolique invention qu’on ait jamais ouïe.

Antonia. — Qu’imagina-t-elle ? Dieu te garde de frénésies ainsi faites !

Nanna. — Elle avait un mari continuellement malade, qui restait deux heures levé et deux jours au lit, pris parfois de telles palpitations de cœur qu’il en étouffait et semblait près de passer. Ayant appris d’une de ces balaye-bordels (qu’elle aille à la malheure) qu’elles pouvaient sauver l’homme qu’on mène à la potence, rien qu’en se jetant au-devant de lui et en criant : « Celui-ci est mon mari !… »

Antonia. — Qu’entends-je ?…

Nanna. — … elle résolut de donner le coup de pouce au sien, puis, usamt du droit des ribaudes, de prendre le vaurien pour époux. Pendant qu’elle y songeait, voici qu’avec des « Aïe ! aïe ! » son pauvre homme, fermant les yeux, crispant les poings, battant des jambes, vint à se pâmer. Elle, qui ressemblait à une caque de thon salé, pour être moins haute que large, lui mit un oreiller sur la bouche, s’assit et, sans avoir l’aide d’aucune servante, lui fit sortir l’âme par où sort le pain digéré.

Antonia. — Oh ! oh ! oh !

Nanna. — Alors elle fit un tapage épouvantable, s’arracha les cheveux, rassembla tout le voisinage qui, connaissant l’indisposition du pauvre homme, ne douta pas qu’il n’eût été étouffé dans une de ces crises dont il souffrait continuellement. On l’enterra fort honnêtement, car il était honnêtement riche, et aussitôt la veuve, véritable chienne en chaleur, se réfugia au bordel, pour ne pas mâcher le mot. Comme de son côté, ni de celui de son mari elle n’avait de parents qui valussent deux deniers, elle y resta sans empêchement aucun, tout le monde pensant qu’elle était devenue folle de douleur après la mort du susdit. Arriva la nuit qui précéda le matin où le misérable devait être exécuté : la ville en devint déserte, tous les hommes et presque toutes les femmes s’étant rassemblés au Palais du Podestat pour voir annoncer son supplice à celui qui en méritait mille. L’homme se mit à rire en entendant dire au Prévost : « La volonté de Dieu et celle du magnifique Podestat (j’aurais dû le nommer le premier) est que tu meures. » Il fut extrait de la prison et conduit au milieu du peuple, les pieds dans les ceps, avec les menottes, assis sur une méchante poignée de paille, entre deux prêtres qui le réconfortaient, et ne faisant pas une mine trop rechignée à l’image qu’on lui présentait à baiser. Comme s’il ne s’agissait pas de lui, il contait des bourdes en chemin, et tous ceux qui se présentaient, il les appelait par leurs noms. Depuis le matin la grosse cloche du communal sonnait lentement, lentement, pour annoncer l’exécution qui allait avoir lieu. Les bannières furent déployées, puis lecture faite (elle dura jusqu’au soir) de la condamnation par un de ceux du tribunal criminel, qui avait une voix retentissante ; ensuite, il s’achemina une grosse corde dorée au col et une mitre de papier doré sur la tête, pour signifier qu’il était le roi des coquins. Au son de la trompette, veuve de son gland, on le fit s’avancer au milieu d’une escouade de sbires, la populace marchant par derrière, et partout où il passait, les balcons, les toits, les fenêtres, tout était plein de femmes et d’enfants. Dès qu’il fut près de la catin, qui, avec un grand battement de cœur, guettait le moment de se jeter au cou du scélérat, avec cette avidité dont un malade brûlé de la fièvre se jette sur un seau d’eau fraîche, sans le moindre trouble elle s’élança furieusement, fendit la foule à grands cris, et, échevelée, battant des mains, l’étreignit de toutes ses forces en disant : « Je suis ta femme ! » La justice fut suspendue, tout le monde se poussait, se heurtait et l’on entendait un vacarme, on aurait dit que les cloches du monde entier sonnaient en même temps au feu, aux armes, au prêche, à la fête. La nouvelle arrivée aux oreilles du Podestat, il fut obligé de tenir la main à la loi, et le misérable fut livré, pieds et mains libres, pour être accroché aux fourches de la scélérate.

Antonia. — Nous sommes à la fin du monde !

Nanna. — Ah ! ah ! ah !

Antonia. — De quoi ris-tu ?

Nanna. — De celle qui s’était faite luthérienne pour vivre en prison avec lui, et qui y resta avec trois coups de couteau dans le cœur : le premier fut de l’en voir sortir ; le second de croire qu’il allait être pendu ; le troisième d’apprendre qu’une autre s’était emparée de son château, de sa ville, de ses États.

Antonia. — Dieu fasse du bien au Seigneur Dieu qui la punit de ces trois coups de couteau !

Nanna. — Écoutes-en une autre, ma sœur.

Antonia. — Avec plaisir.

Nanna. — Il y avait certaine dédaigneuse, belle sans aucune grâce, et même, non pas belle, mais jolie à voir, qui plissait les lèvres et fronçait le sourcil à propos de tout ; c’était une hermine, une éplucheuse, une flaire-malpropretés, la plus fastidieuse qui naquit jamais. Elle trouvait à redire à tous les yeux, à tous les fronts, à tous les cils, à tous les nez, à toutes les bouches, à toutes les figures qu’elle voyait. Jamais elle n’aperçut de dents qui ne lui parussent noires, ébréchées et longues ; à son idée, pas une femme ne savait parler, pas une ne savait marcher, et toutes étaient si mal bâties que leurs robes leur pleuraient sur le dos. Lorsqu’elle voyait quelque homme en regarder une : « Elle est comme Dieu veut, disait-elle ; elle fait de plus en plus parler d’elle. Qui l’aurait jamais cru ? Je l’aurais prise pour confesseur ! » Elle blâmait celles qui ne se mettaient pas à la fenêtre et celles qui s’y mettaient ; bref, elle s’était faite la censure vivante de toutes les femmes, et toutes la fuyaient comme la male aventure, Quand elle allait à la messe, tout lui puait, jusqu’à l’encens, et allongeant sa moue, elle s’écriait : « Quelle église bien balayée ! quelle église bien arrangée ! » Elle allait flairant chaque autel, en marmottant ses patenôtres, et disait son mot à chaque : « Quelles nappes ! quels chandeliers ! quels sales gradins ! » Pendant que le prêtre lisait l’Évangile, ne voulant pas se tenir debout avec les autres, elle faisait certains hochements de tête, comme si le prêtre n’en disait pas un mot, et, à l’élévation, elle prétendait que l’hostie n’était pas de pur froment. En trempant le bout du doigt dans l’eau bénite, pour se faire de mauvaise grâce une croix sur le front, elle disait : « Quelle honte de ne pas la changer ! » Autant d’hommes qu’elle rencontrait, autant de fois elle faisait la grimace, disant : « Quel chapon ! Quelles jambes en fuseaux ! Quels pieds énormes ! Quelle mauvaise tournure ! Quel squelette ! Quelle figure de possédé ! Quel museau de chien ! » Cette bonne pièce, qui grillait d’entendre louer chez elle ce qu’elle prétendait manquer aux autres, ayant reluqué un Frère convers qui, la sacoche trouée de toutes parts sur l’épaule, le frappoir à la main, venait mendier le pain à sa porte, lui parut bonne taille, jeune, sans souci, bien râblé : elle s’en éprit. Sous prétexe que l’aumône devait être faite de la main de la patronne, et non de celle de la servante, elle descendait elle-même l’apporter au Convers, et si son mari lui disait : « Envoie donc la fille », elle disputait une heure avec lui touchant le sens de l’aumône, la différence qu’il y avait entre la faire soi-même et la donner à faire aux autres. À la fin, devenue familière avec l’imbécile qui lui apportait souvent des agnus Dei, des noms de Jésus brodés en safran, ils s’arrangèrent ensemble.

Antonia. — Quel arrangement prit-elle ?

Nanna. — Celui de s’enfuir au Couvent.

Antonia. — Comment cela ?

Nanna. — Vêtue en novice. Pour avoir vis-à-vis de son mari un prétexe de quitter la maison, elle entreprit de lui soutenir un beau jour que la fête de Notre-Dame, qui se célèbre en août tombait le 16 ; elle le fit tellement monter en colère, qu’il la prit par le cou et qu’il le lui tordait comme à un poulet, si sa mère ne la lui eût arrachée des mains.

Antonia. — Maudite obstinée !

Nanna. — À peine relevée debout, elle se mit à crier : « Je vois ce que tu veux ; suffit, suffit, mais tu ne t’en tireras pas comme cela ; mes frères le sauront, oui, ils le sauront ! Tu attaques ainsi une pauvre femmelette ? Attaque-toi donc à un homme, puis tu reviendras me parler. Je n’en supporterai pas davantage ; non, je n’en supporterai pas davantage. Je me flanquerai dans un couvent, j’y entrerai, dussé-je d’abord brouter de l’herbe, plutôt que de me laisser lapider tout le jour par toi ; prends garde que je ne me jette dans les latrines ! Pourvu que je ne t’aie plus devant moi, je mourrai contente. » Et avec des sanglots, des soupirs, elle s’assit la tête entre les genoux, sans vouloir autrement souper ; elle y serait restée jusqu’au matin si sa mère ne l’avait emmenée coucher avec elle : il lui fallut par deux fois l’arracher au mari qui voulait la mettre en morceaux.

Venons-en maintenant à ce Convers d’une trentaine d’années, tout nerfs, plein de vie, grand, bien charpenté, noiraud, toujours de bonne humeur, ami de tout le monde. Le jour suivant, il vint pour l’aumône, guettant que le mari n’y fût pas, et comme il heurtait la porte avec son « Donnez du pain aux Frères ! » la miséricordieuse accourut ainsi que d’habitude et ils convinrent qu’elle s’échapperait avec lui, dès l’aube. Frère Fatio s’en alla et le lendemain, une tunique de novice sur le bras, il était à sa porte une heure avant le jour, avant que le boulanger ne fût venu ; il frappa et, tout en frappant, il criait : « Faites vite ! » L’effrontée se lève aussitôt : « À faire ses affaires soi-même, dit-elle, on ne se salit pas les mains », elle donne un coup de pied dans la porte de la servante en disant : « Allons, debout ; dépêche-toi » ; puis, dégringolant l’escalier, ouvre l’huis de la rue et fait entrer le gros plein de soupe. Elle quitte une mauvaise robe qu’elle s’était mise en hâte, la dépose avec ses pantoufles sur la margelle du puits, revêt l’habit de novice et tirant sur elle la porte, de façon à la refermer, se rend au Monastère invisiblement. Dès qu’il l’eut amenée dans son petit oratoire, le Convers commença par lui donner l’avoine. Il la coucha sur un vieux froc, recouvert de deux petits draps de lit grossiers et tout étroits, jetés là avec un capuchon sur la paillasse qui, si le froc sentait la crasse, sentait tout autant la punaise ; lui, soufflant, haletant, la tunique retroussée sur le nombril, ressemblait au mauvais temps, quand, sur la fin d’août, il va se mettre à pleuvoir ; de même qu’alors le vent secoue les oliviers, et les cerisiers, et les lauriers, ainsi le moine, de ses furieux coups de reins, ébranlait la cellule longue de deux pas ; il en fit tomber une petite Madone de trois quatrins, attachée au-dessus du lit, avec un bout de bougie à ses pieds ; elle, remuant les fesses, miaulant comme une chatte qu’on gratte. Enfin le compagnon, qui ne moulait pas souvent, lâcha l’eau au moulin.

Antonia. — Plutôt l’huile, si tu veux bien parler. Un jour que je causais avec la mère de Madrema-non-vuole, je fus reprise par elle, pour avoir dit, verbi gratia : miauler, jaillir de l’eau, sauter de joie.

Nanna. — Et pourquoi donc ?

Antonia. — Parce qu’elle dit qu’on a découvert un nouveau langage dont sa fille a la grande maîtrise.

Nanna. — Quel nouveau langage ? Qui est-ce qui l’enseigne ?

Antonia. — Cette Madrema-non-vuole, que je te dis, et elle se moque de quiconque ne parle pas à la mode ; elle prétend qu’il faut dire balcon et non croisée, porte et non huis ; vite et non vitement ; visage et non face ; cuore et non core[13] ; miele et non mele[14] ; il frappe et non il heurte ; il se moque et non il se gabe. La locution que tu as employée je ne sais combien de fois, elle y tient comme à son œil droit. Et je sais que les gens de son école veulent que le K se mette derrière le livre et non devant ; que c’est bien plus seigneurial.

Nanna. — Pour ceux à qui cela plaît. Quant à moi, j’entends le mettre où m’enseigne de le mettre la fente qui m’a pondue. Je veux dire jaser et non bavarder ; un niais et non un insensé, et cela pas pour d’autre raison, sinon qu’on parle comme cela dans mon pays. Mais retournons au Convers. Il le fit deux fois à la Blâme-tout-le-monde sans sortir le bec de l’eau.

Antonia. — À ma barbe !

Nanna. — Le service achevé, il l’enferma dans sa chambre et la fit tout d’abord cacher sous le lit, de peur des accidents qui pouvaient arriver. Ayant à acheter de la farine pour les hosties, il tourna un peu par d’autres rues, puis laissa ses pieds le porter vers celle de Madonna Merda, rien que pour épier ce qui était advenu de son Levamini. Il y était à peine qu’il entend du tapage dans la maison : voix de la servante, voix de la maman, qui par la fenêtre criaient : « Des crochets ! des crochets ! » et : « Des cordes ! des cordes ! »

Antonia. — Pourquoi des crochets et des cordes ?

Nanna. — Parce qu’en s’apercevant que l’endiablée n’était pas là, après l’avoir appelée tout doucement et à tue-tête, en haut, en bas, en dessus, en dessous, par ci, par l’autre et de tous côtés, elles découvrirent les pantoufles et la robe sur la margelle du puits, et tinrent pour certain qu’elle s’était jetée dedans. La mère se mit à crier : « Au secours ! au secours ! » et tout le voisinage fut sur pied, pour repêcher celle qui avait pris l’occasion par le manche. C’était pitié de voir la pauvre vieille plonger le croc en disant : « Suspends-toi après, ma fille chérie, ma fille mignonne ; je suis ta bonne maman, ta bonne petite maman ! Ah ! le brigand, le traître ! le Judas Iscariote ! » et elle n’accrochait quoi que ce soit.

Antonia. — Dis : rien du tout, si tu veux parler à la moderne.

Nanna. — Elle n’accrochait rien du tout. Laissant là le croc, comme une désespérée, les mains entrecroisées et les yeux au ciel, elle s’écria : « Te semble-t-il honnête, ô bon Dieu ! qu’une fille comme celle-là, si bien apprise, si avenante, sans un vice au monde, ait une pareille fin ! Mes prières et mes aumônes m’ont bien servi ! Puissé-je mourir si je t’allume encore une chandelle ! » Puis apercevant le moine qui, mêlé à la foule, faisait mine de rire en écoutant ses lamentations, sans rien soupçonner de sa fille et croyant qu’il venait pour mendier de la farine, elle l’empoigna par son scapulaire et le traîna hors de la porte, comme si elle voulait se venger de Dieu, qui avait laissé sa fille se jeter dans le puits. « Lèche-plats ! lape-soupe ! plante-mandragore ! avale-lasagnes ! bois-vendange ! tire-vesses !. gratte-pourceaux ! engloutit-potage ! rompt-carême ! » s’écria-t-elle, et un tas d’autres injures, que toutes les femmes s’en compissaient. Et c’était grand plaisir que d’entendre les commérages de tout le quartier ; pas un qui ne crût la fille au fond du puits. Quelques vieilles bonnes femmes prétendaient se souvenir du temps où il avait été creusé, qu’il était plein de cavernes s’étendant l’une par-ci, l’autre par-là, et pour sûr, pour sûr, la pauvrette devait être enfoncée dans l’une d’elles. La mère, entendant parler de ces cavernes, commença une autre litanie : « Oh ! ma fille ! s’écria-t-elle, tu vas mourir de faim là-dedans, et je ne te verrai plus récréer le monde de tes beautés, de tes grâces, de tes vertus ! » Elle promettait l’univers à qui voudrait plonger dans le puits pour la retrouver, mais tout le monde avait peur des cavernes dont les vieilles parlaient, et craignant de s’y perdre, chacun tournait les épaules et s’en allait avec Dieu.

Antonia. — Et son mari qu’en advint-il ?

Nanna. — Il ressemblait à un chat qui n’est pas de la maison et à qui on a brûlé la queue. Il n’avait même pas le cœur de se laisser voir, tant parce qu’on disait tout haut que si sa femme s’était jetée dans le puits, ses déportements en étaient cause, que par frayeur de la belle-mère qui allait lui sauter à la figure et lui arracher les yeux avec ses ongles. Mais il ne put faire qu’elle ne le trouvât à la fin et ne s’écriât : « Traître ! es-tu content maintenant ? Tes ivrogneries, tes parties de cartes, tes putasseries sont cause qu’elle est noyée, ma fille, ma consolation. Mais porte le crucifix sur ta poitrine, porte-le, te dis-je, car je veux te faire tailler en morceaux, en bouchées, hacher menu ! Attends, attends ! va par où tu voudras, tu attraperas ton affaire, tu seras traité comme tu le mérites, misérable, assassin, ennemi juré de tout ce qui est bon ! » Le pauvre homme ressemblait à quelqu’une de ces peureuses, quand on tire le mousquet, et qui se bouchent les oreilles avec les doigts, pour ne pas entendre le coup. Il la laissa s’enrouer à cracher du venin, s’enferma dans sa chambre et se mit à songer à sa femme, dont le cas lui paraissait étrange. Les choses en restèrent là ; la mère insensée de la mal-plaisante jeune femme para le puits comme un autel ; tout ce qu’elle avait d’images à la maison, elle les suspendit autour et elle y brûla les cierges bénits de dix années ; chaque matin elle y venait dire son chapelet pour le repos de l’âme de sa fille.

Antonia. — Et que fit le Convers après avoir été tiraillé par son scapulaire ?

Nanna. — Il revint à sa cellule et, tirant la fouine de dessous le lit, lui conta toute l’histoire. Ils en rirent tous les deux : comme nous le faisions aux bouffonneries de notre excellent maître Andrea[15], ou du bon Strascino, que Dieu donne la paix à son âme !

Antonia. — Pour sûr, la mort eut tort de les enlever à Rome, qui en est restée veuve et depuis ne connaît plus ni Carnaval, ni Station, ni Vignes, ni passe-temps d’aucune sorte.

Nanna. — Il en serait ce que tu dis si Rome perdait le Rosso[16], qui fait merveille avec ses gentillesses. Mais parlons de notre Convers qui se soutint tout un mois, à cheminer jour et nuit, et faire ses beaux sept, huit, neuf et dix milles, entrant dans la vallée de Josaphat, toujours frais, dispos et gaillard.

Antonia. — Comment lui donnait-on à manger ?

Nanna. — Comme il voulait. En qualité de pourvoyeur du moutier, il pénétrait dans les granges, les cuisines, les maisons des habitants et s’en revenait trois fois la semaine avec son âne bien chargé ; le bois, le pain pour les Frères, l’huile pour la lampe, il se procurait tout, il était le maître de tout ; de plus, comme il se plaisait à tourner, il se faisait pas mal d’argent à vendre des toupies d’enfants, des pilons, des fuseaux bons pour le lin de Viterbe, il avait encore la dîme de la cire qui se brûlait au cimetière et les glas des morts ; puis, les cuisiniers lui donnaient les têtes, les pattes et les intérieurs des poulets. Mais voici que bientôt l’idole de cette vertueuse femme, qui faisait voyager son corps en paradis et se souciait de son âme comme nous nous soucions des Guelfes et des Gibelins, éveilla les soupçons du Jardinier, en cueillant certaines petites salades dont les Moines n’usaient pas. Le Jardinier observa soigneusement ses faits et gestes, et le voyant maigre, les yeux en dedans, les jambes vacillantes et toujours des œufs frais à la main, se dit : « Il y a quelque chose là-dessous. » Il en dit un mot au Sonneur, le Sonneur s’en ouvrit au Cuisinier, le Cuisinier au Sacristain, le Sacristain au Prieur, le Prieur au Provincial et le Provincial au Général ; quelqu’un fit le guet à sa porte, pour saisir le moment où il irait en ville ; à l’aide d’une fausse clef, ils ouvrirent et trouvèrent celle que sa mère pleurait pour morte. Elle fut bien effrayée en s’entendant dire : « Hors d’ici ! » et, en sortant, fit la mine d’une sorcière qui voit mettre le feu au tas de fagots sur lequel on l’a liée pour la brûler vive. Les Moines, sans se troubler aucunement, appelèrent le Convers, qui pour lors revenait de sa tournée, l’attachèrent et lui réservèrent autre chose que d’aller manger sous la table avec les chats. Ils le jetèrent dans une prison sans jour, où il y avait un pied d’eau, et lui donnèrent une miche de pain de son le matin, une autre le soir, un verre d’eau vinaigrée et la moitié d’une gousse d’ail. Puis ils se demandèrent ce qu’il fallait faire de la femme. L’un dit : « Enterrons-la toute vive. » — « Faisons-la mourir avec lui en prison », dit un autre. — « Rendons-la à sa famille », dirent quelques âmes charitables ; il y en eut un, plus avisé, qui s’écria : « Amusons-nous-en un jour ou deux ; après, Dieu nous inspirera. » Cette proposition fit rire les jeunes et même ceux d’un âge mûr, non sans que les vieux clignassent de l’œil. Enfin, ils résolurent de voir combien de coqs suffisaient à une poule, et, la sentence prononcée, la gourmande de pastenagues ne put réprimer une risette en entendant dire qu’elle allait être la poule de tant de coqs. L’heure du silence arrivée, le Général lui parla avec les mains ; après lui, le Provincial, puis le Prieur, et de main en main, le Sonneur et jusqu’au Jardinier montèrent sur le noyer et le gaulèrent de telle façon qu’elle commença d’être contente ; deux jours à la file, les passereaux ne firent autre chose que de monter au grenier et d’en descendre. Au bout d’un certain temps, le prisonnier fut élargi, il sortit de l’enfer, pardonnant à tout le monde, laissa son bien en communauté et en profita avec tous les autres Pères. Croiras-tu que toute une année elle résista à tant de meules de moulin ?

Antonia. — Pourquoi ne veux-tu pas que je le croie ?

Nanna. — Et elle y restait pour toujours si, devenue grosse, elle n’était peu de temps après accouchée d’un monstre à tête de chien, qui donna de l’ennui aux Frères.

Antonia. — Pourquoi de l’ennui ?

Nanna. — À cause de la meurtrière, qui s’était par trop élargie en pondant le monstre à tête de chien, au point que c’était chose horrible à voir. Ils calculèrent par le moyen de la nécromancie, et découvrirent que le chien préposé à la garde du jardin avait eu affaire à elle.

Antonia. — Est-il possible ?

Nanna. — Je te le vends comme je l’ai acheté de tous ceux qui virent le cadavre du monstre : le sac à moines l’avait en effet pondu mort.

Antonia. — Qu’advint-il de la salope après son accouchement ?

Nanna. — Elle retourna auprès de son mari, ou pour mieux dire près de sa mère, en usant du plus beau stratagème du monde.

Antonia. — Conte-moi cela.

Nanna. — Un Moine qui exorcisait les esprits et qui en avait plein des bouteilles sauta par-dessus de mauvaises clôtures de jardins jusque sur le toit de la maison de notre mouchoir à moutier et fit si bien qu’il pénétra avec l’aide du Diable une nuit ; il guetta que tout le monde fût endormi et s’approcha de l’huis de la chambre où couchait la maman, qui ne cessait de geindre et d’appeler sa bienheureuse fille. Le Frère l’entendit s’écrier : « Où es-tu, à cette heure ? » et contrefaisant sa voix : « En lieu de salut, répondit-il ; je suis toujours en vie, grâce aux couronnes que vous avez déposées sur le puits ; j’y triomphe dans le giron de vos prières, et d’ici deux jours vous me reverrez plus grasse que jamais. » Il s’en alla, laissant la bonne femme stupéfaite, descendit comme il avait monté et vint narrer la bonne bourde aux moines, qui firent venir leur commune femme. Le prieur, au nom du couvent, la remercia de son humanité ; il lui en donna deux pleines charges de remerciements, lui demanda pardon de n’avoir pas mieux rempli son devoir et s’offrit encore pour la réconforter. Une chemise blanche sur le dos, la couronne d’olivier sur la tête, une palme à la main, ils la renvoyèrent deux heures avant le jour chez elle, avec le Moine qui avait annoncé sa venue à la mère ; celle-ci, que la fausse vision avait ressuscitée, attendait tout en émoi l’arrivée de celle qui aimait la viande sans os et qui, tout en laissant ses affaires sur la margelle du puits, avait eu le soin d’emporter la clef de la porte de derrière ; elle s’en servit pour rentrer, renvoya le Père nécromant, non sans lui laisser grignoter une petite tranche, et s’assit sur le puits : le jour parut ; la servante se leva, vint pour tirer de l’eau et mettre le dîner sur le feu, aperçut sa patronne vêtue comme une Sainte Ursule en peinture, et cria : « Miracle ! miracle ! » La mère, qui savait que sa fille devait faire ce miracle-là, dégringola l’escalier et s’élança à son cou si follement qu’elle faillit se précipiter dans le puits, pour de vrai. Il y eut grande rumeur ; de toutes parts on accourait au miracle, absolument comme lorsque quelque tonsuré s’amuse à faire pleurer le Crucifix ou la Madone. Et ne t’imagine pas que le mari se retint de venir, quoique la maman lui eût si bien lavé la tête ; il se jeta à ses pieds et ne pouvant dire le Miserere, à cause du torrent de larmes qui lui coulait des yeux, il étendait les bras en croix et faisait le stigmatisé. Elle le baisa, le releva, et racontant la manière dont elle avait vécu dans le puits leur donna à entendre que la sœur de la Sibylle de Norcie et la tante de la Fée Morgane y habitaient ; elle en fit venir l’eau à la bouche d’une foule de gens qui eurent bonne envie de s’y jeter. Mais que veux-tu que je te dise de plus ? Ce puits devint en si grande vénération qu’on mit dessus une grille en fer ; toutes les femmes que leurs maris battaient venaient boire de son eau, et il leur semblait que cela ne leur faisait pas peu de bien. Bientôt, celles qui allaient se marier se mirent à se vouer à lui ; elles venaient prier la Fée au Puits de leur-dire leur bonne aventure. En une seule année, il y fut déposé plus de chandelles, de hardes, de camisoles et de tableautins qu’au tombeau de la Bienheureuse Sainte Madeleine de l’Huile à Bologne.

Antonia. — Voilà bien une autre folie.

Nanna. — N’en dis pas de mal, tu serais excommuniée ; je ne sais quel Cardinal quête en ce moment de l’argent pour la faire canoniser. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’elle faisait la paire avec ce Moine qui purifiait le peuple de la bienheureuse Gustalla.

Antonia. — Qu’elle la fasse pendant cent bonnes années.

Nanna. — Pour ne pas te traîner en longueur, j’abrégerai le chapitre des femmes mariées. Mais je veux encore t’en conter d’une, qui ayant le plus gentil mari du monde vint à s’éprendre d’un de ces gens qui font de leur individu une boutique, avec leurs marchandises avant, soutenues au cou par une bretelle, et s’en vont en criant : « Les beaux ferrets, les aiguilles, les épingles, les jolis dés, miroirs, peignes, ciseaux ! » toujours en marché avec telle ou telle commère, échangeant des huiles, des savons, de fausses muscades contre un morceau de pain, des chiffons, de vieilles savates, pourvu qu’on leur donne quelques sous de retour. Elle s’en assoiffa si violemment que, jetant son honneur sous ses pieds, elle lui donna toute une fortune. Le viédaze, laissant là ses guenilles, s’habilla en paladin et se mit à jouer avec les hauts personnages ; en huit jours, on lui donnait du Monseigneur, et il méritait une couronne.

Antonia. — Pourquoi ?

Nanna. — Parce qu’il traitait sa trésorière comme on traite une salope, et outre qu’il la caressait souvent avec le bâton, tout ce qu’il lui faisait, il allait le proclamer par les rues.

Antonia. — Fort bien.

Nanna. — Mais ce ne sont que vétilles les histoires que je t’ai contées ; les choses stupéfiantes, c’est chez les grandes dames, chez les grands seigneurs qu’elles se passent, et si je ne craignais pas d’être tenue pour une mauvaise langue, je te dirais celle qui s’abandonne à l’intendant, à l’estafier, au valet d’écurie, au maître-queux, au marmiton,

Antonia. — Des socques ! des socques !

Nanna. — Suffit ; crois-moi si tu veux.

Antonia. — Des socques, te dis-je.

Nanna. — Allons, c’est bien ; tu m’as entendue, Antonia.

Antonia. — On ne peut plus entendre.

Nanna. — Mais prends-y bien garde ; je ne t’ai conté des Sœurs que ce que j’en avais vu en peu de jours dans un seul monastère, et, pour les Femmes mariées, qu’une faible partie de ce que j’ai vu ou appris en aussi peu de temps, et dans une seule ville. Songe ce que ce serait de te conter les déportements de toutes les Sœurs de la Chrétienté et ceux des femmes mariées de toutes les villes du monde !

Antonia. — Est-il possible qu’il en soit des bonnes comme de la monnaie : Prudence et Confiance, ainsi que tu le disais ?

Nanna. — Oui.

Antonia. — Même des Sœurs qui observent la règle ?

Nanna. — Je ne parle pas de celles-là ; bien mieux, je te l’affirme, les prières qu’elles disent pour les mauvaises Sœurs sont cause que le Démon n’engloutit pas celles-ci, toutes chaussées et vêtues. Leur virginité est aussi odoriférante qu’est de mauvaise odeur le putanisme des autres. Messire le Bon Dieu est avec elles de jour et de nuit, comme le Diable est avec les autres, qu’elles veillent ou dorment. Malheur à nous ! je veux le dire trois fois. En vérité, ces quelques bonnes Sœurs parmi tant de cloîtrées sont si parfaites qu’elles mériteraient que nous leur brûlassions les pieds, comme au bienheureux Tison.

Antonia. — Tu es équitable et parles sans animosité.

Nanna. — Parmi les Femmes mariées aussi il y en a de vertueuses, qui se laisseraient plutôt écorcher comme Saint Barthélemy que de se laisser toucher du doigt.

Antonia. — Voilà qui me plaît bien encore. Si tu considères le besoin dans lequel nous naissons, nous autres pauvres femmes, force est bien que nous en passions par où les autres veulent, et nous ne sommes pas si dépravées qu’on le croit.

Nanna. — Tu n’y entends rien. Nous naissons de chair, te dis-je, et nous mourons de chair : la queue nous fait et la queue nous défait. Que tu sois dans l’erreur, je te le démontre par l’exemple des grandes dames, qui ont des perles, des chaînes, des bagues à jeter dans la rue, et par celui des mendiantes elles-mêmes, qui aimeraient mieux trouver Marie sur le chemin de Ravenne[17] qu’un diamant à facettes. Pour une à qui son mari plaît, il y en a mille qui rebutent le leur, et il est clair que pour deux personnes qui cuisent le pain chez elles, il y en a sept cents qui préfèrent celui du boulanger, parce qu’il est plus blanc.

Antonia. — Je te la donne gagnée.

Nanna. — Et je l’accepte. Résumons-nous. La chasteté féminine est semblable à une carafe de cristal : tu as beau prendre toutes les précautions, un beau jour que tu n’es pas sur tes gardes, elle t’échappe des mains et se casse en mille morceaux ; impossible de la conserver intacte, à moins de la tenir toujours sous clef, dans le buffet. La femme qui se conserve pure, on peut crier au miracle, comme d’une coupe de verre qui tomberait sans se briser.

Antonia. — Judicieuse comparaison.

Nanna. — Arrivons à la conclusion. La vie des Femmes mariées une fois bien vue et bien connue de moi, pour ne pas être au-dessous des autres, je me mis à passer toutes mes fantaisies ; des portefaix aux grands seigneurs, je voulus les essayer tous, les frocards, la prêtraille et la moinaille principalement. Mon grand plaisir, c’était que monsieur mon époux non seulement le sût, mais le vît : et il me semblait que partout on disait de moi : « Une telle fait bien ; elle le traite comme il le mérite. » Une fois entre autres qu’il voulut me réprimander, je lui sautai dessus et le plumai de la belle façon, plus arrogante que si je lui avais apporté en dot une montagne d’or, en lui criant : « À qui crois-tu donc parler, hein ? bavard ! ivrogne ! » Je le poursuivis et lui en fis tant que, sortant de son trot ordinaire, il monta sur ses grands chevaux.

Antonia. — Ne sais-tu pas qu’on dit, Nanna, que pour rendre un homme brave il n’y a qu’à lui dire des sottises ?

Nanna. — Je le rendis donc brave par le moyen que tu dis ; mais après qu’il en eut vu plus de mille de ses yeux, à force d’en avaler, comme on avale une bouchée trop chaude, qui semble bien mauvaise, un beau jour il me trouva sur le corps un mendie-son-pain, et celle-là ne put passer ; il se jeta sur ma figure, pour me la démolir à coups de poing : Je m’esquivai de dessous le pressoir, dégainai un petit couteau que j’avais, furieuse de me voir troubler l’eau que j’étais en train de boire, je le lui enfonçai sous la mamelle gauche : son pouls ne battit pas longtemps.

Antonia. — Dieu lui pardonne !

Nanna. — Ma mère avait tout entendu ; elle me fit échapper et m’amena ici, à Rome. Ce qui résulta de m’avoir amenée ici, tu le sauras demain ; aujourd’hui, je ne veux pas t’en dire plus long. Levons le siège et allons-nous-en ; d’avoir tant bavardé, je n’ai pas seulement soif, j’ai une faim que je la vois d’ici.

Antonia. — Me voici debout. Aïe ! La crampe m’a empoigné le pied droit.

Nanna. — Fais une croix dessus avec ta salive, elle s’en ira.

Antonia. — Je l’ai faite.

Nanna. — Ça va-t-il mieux ?

Antonia. — Oui, ça s’en va… ça s’est en allé.

Nanna. — Regagnons donc tout doucement, tout doucement la maison ; ce soir et demain soir, tu resteras avec moi.

Antonia. — C’est une obligation que je mettrai avec les autres.


Ces paroles dites, la Nanna ferma la porte de la vigne et elles rentrèrent à la maison sans autrement discourir. Elles arrivèrent juste au moment où le soleil mettait ses bottes pour courir en poste chez les Antipodes qui l’attendaient comme des poussins engourdis ; les cigales, rendues mueltes par son départ, cédaient leur rôle aux grillons et restaient immobiles ; le jour ressemblait à un négociant tombé en faillite, qui guigne de l’œil une église, pour se jeter dedans. Déjà les chats-huants et les chauves-souris, ces perroquets des ténèbres, allaient au-devant de la nuit : les yeux bandés, sans dire un mot, grave, mélancolique et pleine de rêveries, elle s’en venait de l’air d’une matrone veuve qui, tout encapuchonnée de noir, soupire après son mari mort le mois d’avant. Celle qui fait délirer les astrologues s’avançait démasquée sur la scène, un bout de linceul autour de la figure ; les étoiles, qui restent ou ne restent pas en place, avec leurs mauvaises ou leurs bonnes compagnes, toutes dorées au feu, de la main de maître Apollon, orfèvre, mettaient le nez à la fenêtre, par une, par deux, par trois, par quatre, par cinquante, par cent, par mille : on aurait dit des roses qui, au lever du jour, s’ouvrent une à une, puis, lorsque l’avocat des poètes darde son rayon, viennent toutes ensemble se faire voir. Moi, je les aurais plutôt comparées à une armée en campagne qui prend ses logis : les soldats s’en viennent par dix, par vingt, puis voici en un instant leur multitude répandue par toutes les maisons. Mais cette comparaison n’aurait peut-être pas plu ; sans rosettes, sans violettes et sans herbettes on ne trouve bon aucun ragoût aujourd’hui. À cette heure, quoi qu’il en soit, la Nanna et l’Antonia, arrivées où elles voulaient arriver et ayant fait ce qu’elles avaient à faire, allèrent se coucher jusqu’au jour.



    La potta, la nature des femmes.

    Modona, Modène.

    Madonna, à peu près Madame.

    Ce jeu de mots est intraduisible.

    Peut-êlre s’agit-il de Modon ou Modone, port important en Morée et sur lequel Venise avait des droits ; beaucoup de Vénitiens l’habitaient.

    Cette ville était le siège d’un archevêché. Les pèlerins qui allaient de Venise en Terre Sainte y faisaient escale. On y conservait, à l’église Saint-Jean, le corps de Saint Léon et le chef de saint Anastase, évêque. Mais y eut-il jamais de podestat à Modone ?

  1. Les biscotes, massepains et autres pâtisseries sèches de Sienne ont été longtemps célèbres dans toute l’Europe.
  2. Il mio ingegno ; jeu de mots moins compréhensible en français qu’en italien. Ingegno veut dire à la fois génie ou esprit dans toutes les acceptions que l’on donne à ces mots, d’une part ; et engin ou instrument, d’autre part. De même qu’ingegno a parfois, en italien, un sens concret, engin peut être employé en français avec un sens abstrait. C’est ainsi qu’une des amplifications édifiantes du divin a été traduite sous le titre suivant : La passion de Jésus-Christ vivement descrite par le divin engin de Pierre Arétin (Lyon, 1539).
  3. Juron très fréquent à l’époque.
  4. Elle veut parler de Saint François d’Assise, dont elle fait deux personnages en estropiant le nom de l’Alverne (où il reçut ses stigmates) et celui d’Assise.
  5. La Nanna estropie ces mots.
  6. Pour Cicéron
  7. La polta di Modena : le podestat de Modène et la nature de Madonna.

    Il podesta ou il potta : le podestat.

  8. C’est-à-dire : il ne s’en aperçut pas.
  9. L’italien comme on le parle à Rome et dans la Romagne.
  10. Ma mère ne veut pas, surnom d’une courtisane romaine fort à la mode en ce temps-là. D’après ce qu’on en dit dans le Zoppino, son luxe était insolent, elle était très instruite, sachant par cœur Pétrarque, Boccace et infinité de beaux vers latins de Virgile, d’Horace, d’Ovide, etc. Elle parlait bien, en termes choisis, ses propos étaient pleins de sens et de goût
  11. Pasiphaé.
  12. Allusion à la fête des Tabernacles chez les Juifs. La pannochia signifierait le loulab, les loulabim, gerbes ou branches qu’on porte dans les synagogues ce jour-là avec les dons de la terre, en chantant la prière de Hosannah.
  13. Cœur.
  14. Il moissonne, du verbe mielere.
  15. Peintre, ami de l’Arétin dont il admirail si fort les productions qu’il les recopiait pour soi et pour les autres admirateurs du Divin auxquels il les envoyait. Il était renommé pour ses bouffonneries et fut tué par les Espagnols, le 14 mai 1527, lors du sac de Rome.
  16. Bateleur, bouffon romain dont l’Arétin a fait un des personnages de la Cortigiana. Ortensio Lando dit : « Le Rosso, bouffon, acquit en servant Hippolyte, cardinal de Médicis, une grande fortune et de la renommée, et il en vivra éternellement. »
  17. Trouver Marie sur le chemin de Ravenne, c’est aller au congrès, faire l’amour.