L'oeuvre du Divin-Aretin/Partie I/La vie des Putains

Traduction par Guillaume Apollinaire.
Bibliothèque des curieux (p. 134-195).



Ci commence la troisième et dernière journée des capricieux Ragionamenti de l’Arétin dans laquelle la Nanna raconte à l’Antonia la vie des Putains.


Juste en même temps que le jour, toutes deux sautèrent au bas du lit et firent mettre toutes sortes de bonnes choses, cuites de la veille, dans un grand panier couvert qu’elles posèrent sur la tête de la servante. Celle-ci marchait en avant, avec une flasque poilue de Corso à la main ; Antonia suivait, portant une nappe et trois serviettes sous le bras, pour manger les provisions dans la vigne. Une fois arrivées, la table mise sur une table de pierre qui s’y trouvait sous une treille, avec son puits à côté, la bonne servante ouvrit le panier et en sortit d’abord le sel, qu’elle mit sur la table, puis les serviettes pliées, puis les couteaux. Le soleil commençait à se faire voir en plein, et, pour qu’il ne vînt pas manger avec elles, vite elles expédièrent le dîner ; pour dessert, elles se régalèrent de la moitié d’un gros fromage frais et d’un bon coup de vin. Laissant la servante bâfrer les restes jusqu’au fromage et au vin inclusivement : « Tu ôteras le couvert », dit la Nanna, qui fit deux tours de promenade dans la vigne, puis vint avec l’Antonia s’asseoir à l’endroit où elles s’étaient assises les jours précédents. Après qu’elles eurent un peu soufflé, l’Antonia se mit à dire :

Antonia. — Tout en m’habillant, je pensais que ce serait une belle chose si quelqu’un écrivait tes conversations, racontait la vie des Prêtres, des moines et des séculiers ; en l’écoutant, celles que tu y désignes riraient bien d’eux, comme eux d’ailleurs riraient bien de nous, qui, pour paraître fines entre toutes, donnons tant d’armes contre nous-mêmes. Il me semble qμe je ne sais qui s’en occuppe de les écrire ; les oreilles me tintent : cela doit être vrai.

Nanna. — Il ne peut pas en être autrement. Mais venons à l’entrée que fit avec moi ma mère à Rome.

Antonia. — Oui, venons-y.

Anna. — Si je m’en souviens bien, nous arrivâmes la veille de la Saint-Pierre, et Dieu te dise tout le plaisir que j’eus des fusées que tirait et des feux dont s’illuminait le Château, avec de terribles coups de canon, puis des fifres qui sonnaient, tout le monde sur le Pont, dans le Borgo, au Banchi[1].

Antonia. — Où logiez-vous cette première fois ?

Nanna. — Au quartier de Torre di Nona, dans une chambre garnie, toute tapissée. Nous y étions depuis huit jours, quand la patronne de maison, qui était folle de moi, tant je lui semblais jolie, en dit un mot à un Courtisan : tu aurais vu les gens, dès le jour suivant, se promener comme des chevaux fourbus autour de notre logement, dépités de ce que je ne me laissais pas assez voir à leur guise. Je me tenais derrière une jalousie que je relevais un peu, et, montrant à peine la moitié de ma figure, vite je l’abaissais, et bien que je fusse belle, mes beautés entrevues comme un éclair me faisaient plus belle encore. Ce manège ne fit qu’accroître chez tout le monde l’envie de me connaître, et l’on ne parlait dans Rome que de cette étrangère, nouvelle venue, les choses nouvelles plaisent, comme tu le sais ; on accourait à la file pour m’apercevoir, et celle qui tenait la maison n’avait pas une minute à rester en place, tant on venait frapper à sa porte. Tu peux te fier à eux touchant les hâbleries et les promesses qu’ils lui faisaient, en cas où elle me livrerait ; ma mère, la prudente femme qui m’enseigna tout ce que j’avais fait, tout ce que je faisais et ce qui me restait à faire, ne voulait pas en entendre parler. « Vous semblé-je donc une de ces espèces ? disait-elle. À Dieu ne plaise que ma fille fasse un faux pas, je suis femme noble, et si des malheurs nous sont arrivés, grâce à Dieu il nous reste encore de quoi vivoter. » À l’aide de telles paroles grandissait de plus en plus le renom de mes charmes. As-tu jamais vu un moineau sur la lucarne d’un grenier ? Il becquète une dizaine de grains de blé, s’envole, se tient un peu à l’écart, puis revient becqueter avec deux autres, s’envole encore, puis revient avec quatre, avec dix, avec trente, enfin avec toute une nuée. Eh bien ! tu vois mes amoureux venir rôder autour de ma maison, curieux de becqueter dans mon grenier. Moi, qui ne pouvais me rassasier de voir des Courtisans, je me perdais les yeux à travers les fentes de la jalousie à voir comme ils avaient bonne tournure, sous ces capes de velours et de satin, la médaille à la toque, la chaîne d’or au cou, montés sur des chevaux luisants comme des miroirs, s’avançant au pas, doucement, leurs valets à l’étrier, qu’ils tenaient seulement du bout de la semelle, le Pétrarque de poche à la main et chantonnant avec grrâce :

Si ce n’est de l’amour, qu’est-ce donc que je sens[2] ?

L’un l’autre, ils s’arrêtaient sous ma fenêtre ou je faisais cache-cache[3] et disaient : « Signora, voulez-vous être homicide, à laisser mourir tant de serviteurs qui sont vôtres ? » Alors je soulevais un peu la jalousie et la laissant retomber avec un sourire, je me réfugiais dans ma chambre. Eux, avec un « Je baise la main à Votre Seigneurie ! » et un « Je jure Dieu que vous êtes cruelle ! » ils s’en allaient.

Antonia. — C’est aujourd’hui que j’entends le plus beau.

Nanna. — Nous en étions là quand ma mère, toujours fine, voulut un jour me faire faire une petite exhibition, persuadée que c’était le bon moment. Elle m’habilla d’une robe de satin violet, sans manches, toute simple, et me releva les cheveux autour du front : tu aurais juré voir non des cheveux, mais un écheveau de soie entremêlé de fils d’or.

Antonia. — Pourquoi t’avait-elle mis une robe sans manches ?

Nanna. — Pour montrer mes bras blancs comme des pelotes de neige. Elle me fit laver la figure dans une eau à elle, plutôt forte que non, et sans autrement m’embrener de fard, au plus beau moment des allées et venues des Courtisans me fit mettre à la fenêtre. Dès que je me montrai, on aurait dit que l’étoile apparût aux mages, tant ils furent aises : abandonnant les rênes sur les cous de leurs chevaux, tous se délectaient à me regarder, comme des gueux à un rayon de soleil. Ils levaient la tête et me contemplaient, les yeux fixes, semblables à ces animaux qui viennent du bout du monde et se nourrissent d’air[4].

Antonia. — Des caméléons, tu veux dire ?

Nanna. — C’est cela. Ils m’engrossaient de leurs regards, comme de leurs plumes engrossent les nuées ces oiseaux qui ressemblent à des éperviers et qui n’en sont pas.

Antonia. — Des engoulements ?

Nanna. — Oui, des engoulements.

Antonia. — Et que faisais-tu pendant qu’ils te reluquaient ?

Nanna. — Je feignais la pudeur d’une religieuse, et tout en les fixant avec l’assurance d’une femme mariée, je faisais des gestes de putain.

Antonia. — Fort bien.

Nanna. — Après que je fus restée exposée pendant un tiers d’heure, au plus beau de leurs chuchotements, ma mère vint à la fenêtre, se montra un instant, comme pour dire : « C’est ma fille », et me fit lever avec elle. Tous mes englués restèrent à sec comme des poissons pris d’un coup de filet, et s’en allèrent en sautillant à la manière des carpes et des barbillons tirés hors de l’eau. La nuit venue, voici des tic, toc, tac à la porte ; la patronne va ouvrir, ma mère se met aux écoutes, pour entendre ce qu’avait à dire l’homme qui était venu frapper. En écoutant, elle l’entendit, tout encapuchonné dans son manteau, demander : « Quelle est donc cette jeune fille qui était à la fenêtre ? » — « C’est la fille d’une noble dame étrangère, répondit la patronne. Autant que je puis savoir, le père a été tué dans les guerres civiles. La malheureuse s’est sauvée ici, avec quelques pauvres hardes qu’elle a pu emporter dans sa fuite. » Toutes ces histoires, ma mère les lui avait donné à entendre.

Antonia. — La fine mouche !

Nanna. — Aussitôt le benêt s’écria : « Comment pourrais-je parler à la noble dame ? » — « D’aucune manière, répondit-elle, par la raison qu’elle ne veut rien écouter. » Et comme il demandait si j’étais pucelle : « Pucellissime, répondit-elle ; on ne la voit que mâcher des Ave Maria. » « Qui mâche des Ave Maria crache des Pater noster », fit-il, et il se mit en devoir de grimper l’escalier ; mais il ne le put, elle l’en empêcha bien : « Fais-moi du moins une grâce, ajouta le Courtisan ; dis-lui que si jamais elle voulait écouter quelqu’un, tu lui mettrais dans la main tel joli cadeau qu’elle t’en bénira le reste de sa vie. » La patronne jura qu’elle le ferait, congédia l’homme et remonta. Quelques instants après, elle vint nous trouver : « Pour sûr, dit-elle, il n’y a personne qui sache mieux que les ivrognes où est le bon vin ; votre fille a été flairée au nez ; ces braques de courtisans vous dénichent les cailles du premier coup. Je vous dis cela parce que l’un d’eux est venu, de sa propre personne, me demander de lui obtenir de vous une audience. » — « Non, non ! répondit ma mère ; non, non ! » L’autre, qui avait une langue de vipère, reprit : « La meilleure preuve de sagesse que puisse donner une femme, c’est de saisir l’occasion, quand Dieu la lui envoie. Celui dont je parle est un homme qui peut vous faire d’or. Réfléchissez-y ! » ajouta-t-elle en nous quittant. Le lendemain, elle donna quelques traits de corde, à l’aide d’une table bien garnie, à ma mère, qui, bonne revendeuse de conseils, excellente ménagère de ses intérêts, en passa par où elle voulut. Elle lui promit de prêter l’orellle au galant, qui croyait déballer des laines françaises[5] en couchant avec moi. On le fit venir, et après mille serments et conjurations, il paya les arrhes de mon pucelage en me promettant Monts et Merveilles[6].

Antonia. — Admirable !

Nanna. — Pour abréger, vint la nuit en question. Après un souper qui valut un festin, et où je ne touchai à rien, sinon que je mangeai une dizaine de bouchées, mâchonnées les lèvres closes, ni ne bus qu’un demi-verre de vin tout noyé d’eau, en vingt gorgées, sans qu’il fût prononcé une parole, on me conduisit dans la chanbre de la Patronne qui la prêta pour cette nuit, moyennant l’âme d’un ducat. Je n’étais pas plus tôt entrée qu’il ferma la porte, sans vouloir que personne l’aidât à se déshabiller, ce qu’il fit lui-même en moins de rien, puis se coucha et s’efforça de m’apprivoiser avec les plus douces flatteries du monde : « Je te ferai telle et je t’en donnerai tant, ajouta-t-il, que tu n’auras pas à envier la première courtisane de Rome. » Et ne pouvant souffrir la lenteur que je mettais à venir auprès de lui, il se leva et me tira les caleçons des jambes : j’avais beau faire grande résistance ! Il se remit au lit et, pendant que je me couchais, se tourna du côté du mur, de peur que je n’eusse honte d’être vue en chemise ; mais bien qu’il me dît : « Ne le faites pas ! Ne le faites pas ! » j’éteignis la lumière. Sitôt que je fus au lit, il se jeta sur moi avec autant d’avidité que se jette une mère sur son fils, qu’elle a pleuré pour mort ; il me baisait, me serrait entre ses bras exactement tout comme. J’avais posé ma main sur sa harpe, qui était fort bien accordée, et, me tortillant, je feignais de consentir mal volontiers ; cependant je ne l’empêchai pas de me toucher l’orgue, mais quand il voulut me planter le fuseau dans la quenouille, je m’y refusai résolument. « Mon âme, mon espérance, me disait-il, ne bouge pas. Si je te fais du mal, tue-moi. » Je tins ferme et il continua ses supplications, les entremêlant de quelques coups de pointe qui portaient à faux et l’épuisaient d’impatience. « Tiens, me dit-il, en me le mettant dans la main, enfonce-le toi-même, je ne bougerai pas. » — « Oh ! lui répondis-je, qu’est-ce que ce machin, qui est si gros ? Est-ce que les autres hommes en ont tant que cela ? Voulez-vous donc me fendre en deux ? » Tout en parlant ainsi, je restais en repos une minute, puis, au bon moment, je le plantais là, l’eau à la bouche, et il s’en désespérait. Des prières il passait aux menaces et m’en faisait de cruelles : « Par le corps ! par le sang ! Je m’en vais t’étrangler, t’étouffer » et il m’empoignait à la gorge et me la serrait, mais tout doucement. Puis les prières recommençaient, si bien que je me replaçais comme il voulait ; mais au moment où il allait mettre la pelle dans le four, je l’éconduisais de nouveau ; alors il se redressait, empoignait sa chemise comme pour la mettre et allait se lever ; je lui saisissais la main : « Allons, lui disais-je, recouchez-vous, je ferai tout ce que vous voudrez. » Sa colère lui fondait dans la poêle, à ces mots, il me baisait plein de joie en me disant : « Cela ne te fera pas de mal, pas plus qu’une piqûre de mouche ; vrai, tu vas voir comme j’irai doucement. » Je le laissai entrer le tiers d’une fève et le plantai là. Il se mit alors dans une telle fureur que, se rejetant au bord du lit, la tête en avant et le cul en l’air, les genoux pliés, il se fit passer à l’aide de la main la rage qu’il voulait assouvir sur moi, et après avoir fait tout seul ce qu’il devait faire avec moi, il se leva, s’habilla et n’eut pas longtemps à se promener par la chambre ; la nuit, que je lui avais fait passer à la façon d’un épervier, s’acheva bientôt, lui laissant un visage amer, semblable à celui d’un joueur qui a perdu son argent et son sommeil. Avec ces blasphèmes d’un homme que sa maîtresse a mis à la porte, il ouvrit la fenêtre, s’y appuya du coude et, la main à la mâchoire, contempla le Tibre, qui avait l’air de rire de ce qu’il s’était secoué l’histoire. Après avoir dormi tout le temps qu’il mit à méditer, j’ouvris les yeux et j’allais me lever, quand il se jeta sur moi, et je ne sais si jamais nécromant conjura les esprits à l’aide d’autant de paroles qu’il m’en dit, toutes aussi vaines que sont les espérances des exilés. À la fin, il voulut se contenter d’un baiser, je lui refusai même le baiser, et, comme j’entendais ma mère causer avec la patronne, je l’appelai. En lui ouvrant : « Quel guet-apens est-ce là ? s’écria-t-il ; on ne ferait pas pire à Bacano ! » Il élevait la voix ; la patronne le consola : « C’est le diable, dit-elle, d’avoir affaire à des pucelles ! » Pendant ce temps-là, je rentrai dans ma chambre et le laissai bavarder avec elle. Le pauvret, aussi obstiné qu’un joueur qui veut rattraper son argent, sortit de la maison et, une heure après peut-être, envoya un tailleur avec une pièce de soie verte pour me prendre mesure et m’en coudre une robe, persuadé que la nuit suivante il pourrait courir la poste à sa guise. J’accepte le présent, mais je ne m’en attache que mieux aux recommandations de ma mère, qui me dit, à la vue du cadeau : « Le marteau le travaille ; tiens bon. Il te louera une maison, t’achètera des meubles, ou crèvera. » Je n’avais pas besoin de ses conseils pour savoir ce qu’il me restait à faire. Je vais jeter un coup d’œil par la fenêtre de la rue, je l’aperçois et je m’écrie : « Le voilà ! » En allant au-devant de lui dans l’escalier : « Dieu sait, lui dis-je, la douleur que j’ai eue de ce que vous étiez parti sans seulement me dire adieu. Mais je suis toute consolée puisque je vous vois de retour, et dussé-je en mourir, je ferai tout ce que vous voudrez la nuit prochaine. » La bouche ouverte, il accourut me baiser en m’entendant parler de la sorte, et pendant qu’il envoyait chercher le dîner, nous fîmes une bonne petite paix bien douce, bien douce. Le soir arrivé (à mon avis, il lui semblait aussi lent à venir que ne paraît l’heure d’un rendez-vous donné à quelqu’un qui l’attend depuis dix ans), il paya le souper et, quand il fut temps, regagna avec moi le même lit que la nuit précédente. En me trouvant tout aussi amoureuse de faire ses volontés qu’un Juif l’est de prêter à un client qui n’a pas de gages, il ne put se retenir de m’envoyer une volée de coups de poing que je reçus en me disant : « Tu me les payeras cher ! » Et je le réduisis encore à se tirer du verjus, après qu’il eut fait les mêmes cérémonies que la nuit d’avant. Il se leva, courut trouver ma mère dans la chambre où elle couchait avec la patronne, et passa quatre heures à me menacer. « Mon cher Messire, lui disait-elle, n’ayez pas peur ; la prochaine nuit, je veux qu’elle périsse, ou qu’elle vous rende heureux. » Elle se leva, lui donna une ceinture de taffetas double, longue, longue, et lui dit : « Tenez, attachez-lui les mains avec ça. » Le bélître prit la ceinture et, après avoir encore fait la dépense du dîner et du souper, coucha avec moi pour la troisième fois. Du coup, il en eut une telle rage de me trouver revêche jusqu’à ne pas lui permettre de me toucher, qu’il fut pour me frapper d’un poignard ; je te confesse que j’en eus peur : force me fut de lui tourner le derrière, en le lui mettant sur le ventre. Par cette invitation, je lui redouble l’appétit qu’il avait de manger, et il se met à m’émoustiller ; moi, je reste ferme à tous ses chatouillements tant que je le sens s’égarer hors du chemin ; mais lorsque le présomptueux veut aller plus-avant : « Il serait bon de se réveiller », lui dis-je, et m’ôtant de dessus sa poitrine, je lui montre la figure. Il me replace de façon à me faire compter les solives du plafond, grimpe sur moi et n’en enfonce pas tout à fait la moitié, pendant que je criais : « Holà, holà ! » Se maintenant de la sorte, il allonge le bras, sort sa bourse qu’il avait placée sous l’oreiller, y prend une dizaine de ducats avec je ne sais combien de jules, et me les glisse dans la main en me disant : « Tiens ! » « Non, je ne veux pas ! », disais-je, mais je serrai le poing. et le laissai enfoncer jusqu’à la moitié ; ne pouvant aller plus loin, il cracha son âme.

Antonia. — Pourquoi ne t’attacha-t-il pas avec la ceinture ?

Nanna. — Comment veux-tu qu’un-homme qui était lié[7] lui-même pût me lier ?

Antonia. — Tu parles comme l’Évangile.

Nanna. — Quatre fois encore, avant que de nous lever, son bidet s’avança jusqu’au milieu du chemin de notre vie[8].

Antonia. — Oui, comme dit le Pétrarque.

Nanna. — Plutôt Dante.

Antonia. — Oh ! le Pétrarque.

Nanna. — Dante, Dante. Très content du résultat, il se leva tout joyeux ; j’en fis autant, et comme il ne pouvait pas rester avec moi, il m’envoya de quoi dîner ; il revint le soir manger le souper payé par lui.

Antonia. — Arrête un peu. Est-ce qu’il ne s’aperçut pas que tu n’avais pas fait de sang ?

Nanna. — À point ! Ces courtisans se connaissent bien en vierges et en martyres ! Je lui donnai à entendre que ma pisse était du sang : pourvu qu’ils vous le mettent, le reste leur est bien égal. La quatrième nuit, je le laissai entrer tout à fait, et, rien qu’en s’en apercevant le brave homme faillit se pâmer. Le matin, ma mère, qui riait en dedans, nous voyant au lit, me donna sa bénédiction et saluant Sa Seigneurie, pendant que je lui faisais les plus douces caresses de baisers que j’eusse apprises, lui dit : « Demain, je veux partir de Rome ; j’ai reçu une lettre du pays, j’entends y retourner et mourir au milieu des miens. D’ailleurs, Rome est pour celles qui ont de la chance et non pour celles qui n’en ont pas. Bien sûr, je n’en partirais jamais si je pouvais vendre nos biens et acheter au moins une maison ici ; je croyais pouvoir en prendre une à loyer, mais l’argent ne vient pas et je ne suis pas femme à rester dans les chambres des autres. » Ici je lui coupai la parole dans la bouche : « Ma mère ! dis-je, je suis morte en deux jours, si je me sépare maintenant de mon cœur. » Et je lui appliquai un baiser accompagné de deux petites larmes. Le voici qui se redresse, s’assied sur le lit et dit : « Ne suis-je pas homme à vous procurer une maison et à vous la garnir du haut en bas ? Putain à nous et à vous[9] ! » Il se fit donner ses habits, se leva comme un homme qui est pressé et s’élança hors de la maison. Il revint le soir, une clef à la main, avec deux portefaix chargés de matelas, de couvertures, d’oreillers, deux autres portant des bois de lit, des tables, et je ne sais combien de Juifs par derrière avec des tapisseries, des draps, de la vaisselle, des seaux, des ustensiles de cuisine ; on aurait dit un déménagement. Il emmena ma mère, nous installa une petite maisonnette bien gentille, de l’autre côté du fleuve, revint me voir, paya la femme qui nous avait logées, fit mettre nos affaires sur une charette et, à la tombée de la nuit, me conduisit à ma nouvelle demeure. Tant que nous fûmes ensemble, il fit bonne dépense pour un homme de sa sorte, oui, bonne, je t’assure. Comme je ne me montrais plus à la fenêtre de l’autre logis, on finit par savoir où j’étais, et bientôt une nuée de galants vint s’abattre autour de moi comme les guêpes au bruit du chaudron ou des abeilles sur les fleurs. J’acceptai de l’œil l’amour de l’un d’eux, qui faisait le trépassé pour moi, je lui complus par le moyen d’une entremetteuse, et, comme il me donna tout ce qu’il possédait, je tournai le dos à mon premier bienfaiteur qui, ayant pris à droite et à gauche et acheté à crédit tout ce dont il m’avait fait cadeau, n’eut pas de quoi payer ses dettes et fut excommunié avec les diables, puis affiché, ainsi que cela se fait à Rome. Moi, qui étais de la vraie race des putains, je me mis à lui rogner de mon amour tout autant que je lui avais rogné de son avoir ; il trouvait souvent ma porte gelée et, maudissant le bien qu’il m’avait fait, s’en allait la queue droite, comme le fantôme de la Nouvelle[10]. Quand j’eus mis à sec la bourse du second, je m’attaquai à un troisième ; bref, je me donnai à tous ceux qui venaient avec du quibus, comme dit la Gonnella ; je louai une grande maison, deux chambrières, et pris le pas sur les Princesses. Et ne va pas t’imaginer qu’en étudiant le putanisme, je fusse un de ces écoliers qui arrivent à l’Université en messires et au bout de sept ans s’en retournent pauvres sires. J’appris en trois mois, que dis-je ? en deux, en un seul, tout ce qu’on peut apprendre dans l’art de mettre aux gens martel en tête, de se faire des amis, de délier les cordons de leur bourse, de les planter là, de pleurer en riant et de rire en pleurant, comme je le raconterai en son lieu. Je vendis plus de fois ma virginité qu’un de ces fichus prêtres ne vend sa première messe, en suspendant par toutes les villes, dans les églises, la pancarte où il annonce qu’il va la chanter. Je veux te dire une très petite partie des mauvais tours (c’est le vrai mot) que je jouai aux gens, et ceux que je te raconterai sont tous de mon invention, à moi seule ; si tu n’es pas algébriste, tu calculeras par à peu près.

Antonia. — Je ne suis pas algébriste et ne veux pas l’être, je crois en toi comme aux Quatre-Temps, j’y crois trois fois plus, tu me forceras de te le dire.

Nanna. — J’en avais un, entre autres, auquel j’étais très obligée ; mais une putain, qui n’a de cœur que pour l’argent ne connaît ni obligeance, ni désobligeance : son amour est celui du taret, qui s’attache d’autant plus qu’il n’a plus à ronger. Le dos tourné : Je t’ai vu à Lucques ! Je lui faisais, te dis-je, les plus grandes sottises possibles, et je lui en fis d’autant plus qu’il ne me donnait plus à pleines mains ; pourtant il donnait toujours un peu. Il couchait avec moi les vendredis, et, chaque fois, je me mettais à pousser des cris dès le souper.

Antonia. — Pourquoi ?

Nanna. — Pour lui faire mal tourner sa digestion.

Antonia. — Quelle cruauté !

Nanna. — Comme tu voudras. Après avoir dévoré de tous les plats, je traînais jusqu’à sept ou huit heures[11], avant d’aller au lit ; puis, couchée avec lui, je lui donnais à ronger de si mauvaise grâce qu’il s’ôtait de dessus moi, reniant son baptême, et refusait de rien faire. Mais la rage d’amour le reprenait et comme je ne lui faisais pas les caresses auxquelles il s’attendait, il revenait de mon côté ; moi, je me tenais coite. Alors il se mettait à me secouer en me disant des brutalités, les larmes aux yeux, et pour me monter dessus, il lui fallait me donner tout l’argent qu’il avait sur lui avant de me faire consentir.

Antonia. — Tu étais une vraie Nérone.

Nanna. — Vis-à-vis des étrangers qui venaient pour passer huit ou dix jours à Rome et s’en aller, j’usais de grandes pendarderies. J’avais à ma disposition quelques coupe-jarrets qui expédiaient gratis la chose avec moi une fois sur cent, et qui me servaient à faire peur de la manière que je vais te dire. Ces étrangers qui viennent visiter Rome, après avoir vu les antiquailles, veulent aussi voir les modernailles, c’est-à-dire les Signores, et faire avec elles les grands Seigneurs. J’étais toujours la première visitée de cette espèce de gens, mais qui passait la nuit avec moi y laissait ses hardes.

Antonia. — Comment diable ? ses hardes ?

Nanna. — Ses hardes, comme tu vas le voir. Le matin, la servante entrait dans ma chambre et prenait les habits de l’étranger sous prétexte de vouloir les brosser ; elle les cachait, puis criait bien haut qu’on venait de les lui voler. Le bon étranger, sortant du lit en chemise, réclamait ses affaires et menaçait de briser les meubles pour se payer. Je criais plus haut que lui : « Tu veux casser mes meubles ! Tu veux me faire violence chez moi ? Tu me traites de voleuse ! » À ces mots, mes garnements, qui étaient cachés en bas, d’accourir, les épées tirées, et de demander : « Qu’y a-t-il donc, Signora ? » Ils vous mettaient la main au collet de l’homme qui, en chemise, semblait en disposition d’aller accomplir un vœu. Il me demandait aussitôt pardon, considérait comme une faveur d’envoyer chez quelqu’un de ses amis ou de ses connaissances emprunter pour lui chausses, casaque, manteau, pourpoint, toque, et sortait de chez moi, s’estimant heureux de n’avoir pas eu affaire aux tiens-toi-tranquille.

Antonia. — Comment ton cœur s’en trouvait-il ?

Nanna. — On ne peut mieux, parce qu’il n’y a ni cruauté, ni trahison, ni filouterie qui fasse pour une putain. Mais le bruit de mes façons d’agir se répandit, et ces étrangers, qui en eurent vent, ne vinrent plus chez moi, ou, s’ils venaient, ils se faisaient d’abord déshabiller par leur valet qui emportait les vêtements à l’auberge et revenait le matin les rhabiller. Malgré tout, aucun ne sut jamais si bien s’y prendre qu’il n’y laissât ses gants, ses bretelles, son bonnet de nuit ; une putain tire parti de tout, d’une aiguillette, d’un cure-dent, d’une noisette, d’une cerise, d’une tête de fenouil, même d’une de poire !

Antonia. — Et, avec toutes leurs roueries, à peine se préservent-elles d’en venir à vendre les bouts de chandelle ; le mal français, le plus souvent, est le vengeur de ceux qu’elles ont si maltraités. C’est vraiment drôle d’en voir une qui, ne pouvant plus cacher sa vieillesse sous le fard, les fortes eaux de senteur, la céruse, les belles robes, les grands éventails, fait argent de ses colliers, de ses bagues, de ses robes de soie, de ses coiffes, de tous ses autres ajustements, et commence à prendre les quatre ordres comme les jeunes gars qui veulent être prêtres.

Nanna. — De quelle façon ?

Antonia. — En logeant d’abord le public, après avoir métamorphosé leurs parures en lits, puis, tombées en banqueroute avec leurs chambres meublées, elles passent, à l’Épître, c’est-à-dire deviennent maquerelles. Ensuite à l’Évangile, en s’adonnant à laver le linge. Enfin elles chantent la Messe[12] à Saint-Roch, à l’église del Popolo, sur les degrés de Saint-Pierre, à la Pace, à Saint-Jean, à la Consolazione, toutes marquées de la bulle dont saint Job marque ses cavales sur la figure et, par dessus le marché, de quelque balafre reçue de ceux à qui leurs coquineries ont fait perdre la patience ; sans compter que ces coquineries leur ont fait échapper des mains guenons, perroquets, et jusqu’aux naines avec lesquelles elles faisaient leurs Impératrices.

Nanna. — Moi je n’ai pas été de celles-là. Qui n’a pas de cervelle, tant pis ! il faut savoir se conduire en ce monde et ne pas vouloir être au-dessus de la Reine, ne pas refuser sa porte à tout autre qu’à des Seigneurs et Monseigneurs. Il n’y a pas de plus haute montagne que celle qui se fait peu à peu et tout doucement, et ce sont des imbéciles celles qui disent qu’un bœuf fiente autant qu’un millier de mouches. Il y a bien plus de mouches que de bœufs. Pour un grand personnage qui viendra chez toi et te fera un riche présent, vingt te payeront de promesses, et un millier de ceux qui ne sont pas de grands personnages te rempliront les mains. Celle qui rebute les gens parce qu’ils n’ont pas d’habits de velours est une sotte : le drap a de bons ducats en dessous, et je sais bien quels bons petits cadeaux vous font les logeurs, les rôtisseurs, les porteurs d’eau, les pourvoyeurs et les Juifs, que j’aurais dû mettre en tête de la liste, car ils déposent plus encore qu’ils ne volent. Il faut donc s’attacher à autre chose qu’aux jolis pourpoints.

Antonia. — Et la raison ?

Nanna. — La raison c’est que ces pourpoints-là ont pour doublure des dettes criardes. La majeure partie des Courtisans ressemblent aux limaçons, qui portent leur fortune sur le, dos et n’ont pas de souffle. Le peu qu’ils possèdent passe en huile et à se lustrer la barbe, à se laver la figure, et pour une paire de souliers neufs que tu leur vois, ils en ont une centaine d’usées. Je ris de voir les draps de soie qu’ils portent faire des miracles et devenir de velours ras.

Antonia. — Tu es habile à regarder ces pingres d’aujourd’hui ; de mon temps, les hommes étaient d’un autre acabit : la ladrerie des serviteurs provient de la gredinerie des maîtres. Mais retourne à ton propos.

Nanna. — J’en connaissais un qui avait coutume de dire, sachant quelle femme j’étais : « Je veux la besogner sans la payer. » Il vint me voir et avec les plus gentilles amourettes que tu aies jamais écoutées, il me tenait conversation, me louangeait, me servait ; si quelque objet me tombait des doigts, il le ramassait la toque à la main, le baisait et me le tendait avec une révérence… parfumée, s’il faut que je te le dise. Un de ces jours qu’il me cajolait, il me dit : « Pourquoi n’obtiendrais-je pas une faveur de Votre Seigneurie, madame, quitte à en mourir ? » — « J’y suis tout disposée ; demandez ! » lui répondis-je. « Je vous supplie, reprit-il, de venir coucher avec moi cette nuit, et je le désire pour que votre Seigneurie prenne possession d’une petite chambrette à moi qui lui plaira. » Je lui promets, mais seulement pour après souper, ayant un ami qui devait souper avec moi. Le voilà bienheureux, surtout de pouvoir se vanter ensuite, qu’il ne m’avait même pas payé à souper. L’heure arrivée, j’allai chez lui et j’y couchai. J’atttendis qu’il fût bien endormi à l’aube, et l’entendant ronfler je lui laissai ma chemise de femme à la place de la sienne que je mis : depuis plus d’un mois j’avais déjà fait mon choix parmi ses bijoux d’or. Ma servante étant venue, je sortis de la chambre ; J’aperçus dans un coin un paquet de je ne sais combien d’effets de linge à lui, qui attendaient la blanchisseuse : je le plaçai sur la tête de ma servante et retournai chez moi en les emportant ; ce qu’il dut dire à son réveil, tu peux le penser.

Antonia. — C’est bien à deviner.

Nanna. — Il se leva, s’avisa de ma chemise cousue du haut en bas, et crut d’abord que je l’avais échangée par mégarde ; mais ne trouvant plus son paquet de linge sale, il me fit citer à la Corte Savella, d’où on le renvoya comme un benêt. De cette façon je me moquai de celui qui voulait se moquer de moi.

Antonia. — C’était bien fait.

Nanna. — Écoute celle-ci. J’avais pour amant certain marchand, bonne pâte d’homme, qui ne m’aimait pas, non, qui m’adorait. Il m’entretenait, et très certainement je lui faisais bien des caresses, sans néanmoins être folle de lui. Et à qui te dit : « Telle courtisane se meurt pour un tel », réponds que ce n’est vrai. Ce sont des caprices qui nous viennent de tâter deux ou trois fois de quelque gros manche ; ces caprices-là durent autant que soleil d’hiver ou pluie d’été. Il est impossible que qui subit tout le monde aime personne.

Antonia. — Ça, je le sais par moi-même.

Nanna. — Or, ledit marchand dormait avec moi à discrétion. Pour me donner de la réputation et achever de l’incendier, je le rendis jaloux très galamment, lui qui faisait profession de ne pas l’être.

Antonia. — Comment t’y es-tu prise ?

Nanna. — Je fis acheter deux couples de perdrix et un faisan, et, après avoir donné le mot à un portefaix, vaurien dès au sortir du nid, inconnu à la maison, je lui dis de venir heurter à ma porte sur l’heure du dîner, quand le marchand était à table avec moi. La servante lui ouvrit. Voici notre homme qui entre et qui après un « Bonjour à Votre Seigneurie ! » ajoute : « L’Ambassadeur d’Espagne la supplie de manger ce gibier pour l’amour de lui, et, quand il vous plaira, voudrait bien vous dire vingt-cinq paroles. » J’ai l’air de le rebuffer et je m’écrie : « Quel Ambassadeur ou non Ambassadeur ? Remporte-moi tout ça ; je ne veux pas entendre d’autre Ambassadeur que celui-ci, qui me fait plus de bien que je n’en mérite. » J’appliquai en même temps un gros baiser à mon benêt, et, me retourant vers le portefaix, je le menaçai, s’il ne sortait. Le marchand me dit : « Prends donc, folle ! tout est bon à prendre. Elle s’en régalera à sa santé », ajouta-t-il en parlant au portefaix et, après quelques rires qui ne dépassaient pas le bout des lèvres, il demeura tout en dedans de lui. « À quoi pense-t-on ? lui dis-je en le secouant ; l’Emperereur lui-même, jugez un peu de son Ambassadeur, n’obtiendrait pas de moi un baiser. Je prise plus vos deux souliers que mille nilliasses de ducats. » Il m’en remercia tendrement et s’en fut à ses affaires. Là-dessus, je m’arrangeai de façon que mes coupe-jarrets vinssent sur les quatre heures[13] ; à quatre heures nous soupions d’ordinaire tous deux. Ils ramassèrent un mauvais garnement auquel ils apprirent son rôle, lui mirent un bout de torche à la main, et se plaçant derrière lui, masqués, le firent cogner à ma porte. Il monte, me salue espagnolissimement, et me dit : « Signora, Monseigneur l’Ambassadeur vient faire la révérence à votre Altesse. » Je lui réponds : « L’Ambassadeur me pardonnera ; je suis obligée à cet Ambassadeur que voici. » Et en prononçant ces paroles, je pose la main sur l’épaule de mon homme. Le vaurien s’en va, attend un peu et frappe de nouveau ; je refuse de faire ouvrir, et nous l’entendons s’écrier : « Si vous n’ouvrez pas, Monseigneur va faire jeter la porte par terre. » Je me mets à la fenêtre et je lui dis : « Que ton Seigneur m’assassine, m’incendie et me ruine à son aise ! Je n’en aime qu’un, celui qui m’a faite ce que je suis, par sa bonté ; pour lui, s’il le faut, je suis prête à mourir. » En ce moment, voici mes Pharisiens à la porte : ils n’étaient que cinq ou six, on aurait dit qu’ils étaient mille. L’un d’eux, d’une voix impériale, me dit moitié en espagnol : « Puta vieille, tu t’en repentiras, et cette poule mouillée qui te gratte l’échine, giuro a Dios, nous l’assommerons ! » — « Vous ferez ce que vous voudrez, répondis-je, mais ce n’est pas agir en gentilhomme que de vouloir violenter les personnes. » Je voulais ajouter encore autre chose ; mon lourdaud me tira par la robe et me dit : « Non, pas un mot de plus, si tu ne veux pas que je sois coupé en morceaux par les Espagnols. » Il me força de rentrer et me rendit plus de grâces pour l’estime que j’avais montré faire de lui que n’en rendent ceux qui sortent de prison, lorsque les sergents leur donnent la liberté, à la fête du milieu d’août. Le matin, il me fit faire une robe de satin orange magnifique, et lui, tu ne l’aurais pas rencontré dans les rues une fois l’Ave Maria sonné, quand tu lui aurais offert un royaume, tant il avait peur des Espagnols et craignait que l’Ambassadeur ne lui fit faire un X sur la figure. À tout propos il s’écriait : « Je puis te le dire, ma maîtresse, la une telle, les arrange bien, ces Ambassadeurs ! »

Antonia. — Pourquoi disait-il cela ?

Nanna. — Parce que je lui faisais accroire que j’en avais planté là neuf à la file, sous l’escalier, en plein mois de janvier, les forçant de faire le pied de grue jusqu’à l’aube. — « Telle nuit, lui jurais-je, que tu étais couché avec moi, un tel se la secouait dans la cave ; la nuit d’après, un tel contait fleurette au puits, dans la cour. » Et lui bien aise ! Pour que je n’eusse pas la tentation de devenir Ambassadrice, il redoubla de cadeaux, disait à tout le monde : « C’est moi qui suis son obligé, suffit. »

Antonia. — Gentilles roueries !

Nanna. — Celle-ci vaut mieux. Je couchais souvent avec un certain secoue-panaches qui, lorsqu’on lui disait : « Méfie-toi d’une telle » se mettait à dire : « Moi ? ah ! c’est à moi que vous parlez ? Ah ! en garnison, à Sienne, à Gênes, à Plaisance, je m’en suis donné quelque peu ; mon argent n’est pas pour les putains, par Dieu non ! » Ce vantard, je m’aperçus de dix écus qu’il avait dans sa bourse ; j’aurais pu les lui prendre la nuit et lui laisser des charbons à la place, mais je les eus autrement, comme tu vas le voir. Il était un jour chez moi, tout caillé du tocsin que battait son cœur, parce que j’avais fait mine d’être coiffée d’un autre.

Le voyant en cet état, je vais à lui, je lui passe les doigts dans la barbe, je lui tire un poil ou deux, gentiment, et je lui dis : « Qui donc est ta mignonne ? » En lui parlant ainsi, je m’assieds sur lui, je le prends par le col et, lui écartant les cuisses du genou, je le rends tout gaillard. Je lui baise la figure et il se met à me répondre : « Ainsi soit-il ! » puis il se tait et pousse un soupir dont je sentis le vent, tant il était gros. Je l’embrasse, je le caresse, si bien que le voilà remis tout à fait. Au moment où je lui disais : « Je veux que cette nuit nous couchions ensemble », quelqu’un qui avait le mot frappe à la porte. La servante court à la fenêtre et me dit : « Signora, c’est le tapissier. » — « Dis-lui de monter », répliqué-je. Il entre et me demande dix écus que je restais lui devoir sur une garniture de lit : il me prie, en outre, de le dépêcher vivement, parce qu’il avait à faire. Je dis à la servante : « Prends cette clef, et sur l’argent qu’il y a dans le coffre, donne-lui ses dix écus. » La servante s’en va ouvrir le coffre et me laisse caresser la queue au matou, qui se croyait bien en garde contre les roueries, en habile homme ; je l’ensorcèle, il était déjà tout ensorcelé, mais le tapissier me presse, et j’avais déjà crié plus d’une fois : « Dépêche-toi donc, bête ! » à la servante quand j’entends celle-ci grommeler. Je me lève et vais voir ce qu’elle a ; je la trouve tout affairée autour du coffre, qu’elle ne pouvait arriver à ouvrir pour une bonne raison ; c’est que, de même que le tapissier, qui venait pour l’argent, n’était pas de bon aloi, la clef n’était pas celle du meuble. Je fis comme si elle me l’avait forcée, et je lui sautai sur le dos avec plus de cris que de coups de poing. Je dis qu’il faut briser le coffre, mais on ne trouve pas de marteau. Je me tourne alors vers mon finaud : « De grâce, lui dis-je, si vous avez dix écus, donnez-les-lui ; tout à l’heure, je briserai cette caisse, ou je réussirai à l’ouvrir, et vous rentrerez dans votre argent. »

Antonia. — Tu lui donnais du vous dans les affaires d’importance. Ah ! ah ! ah !

Nanna. — Aussitôt il porta la main à sa bourse, et jeta négligemment les écus en disant : « Prends-les, Maître, et va-t’en avec Dieu. » Moi, je donnais de grands coups de pied dans le coffre, comme si je voulais le mettre en pièces ; et il me dit : « Envoie chercher le serrurier et fais-le ouvrir : nous ne sommes pas pressés. » Il me donnait du tu, comme si j’étais maintenant tout à ses ordres, pour le prêt qu’il m’avait fait.

Antonia. — Le roupie-au-nez !

Nanna. — Les coups de pied finis, je me couchais dans l’intention de ne pas lui donner la becquée du tout, et il me prenait entre ses bras, quand voici qu’on frappe dur à la portre ; c’était ce que j’attendais pour le planter là. Je me levai, il eut beau me retenir et me supplier de ne pas aller voir qui venait frapper, et mettant le nez à la jalousie j’aperçus un petit Monsignor, le chapeau sur la tête enveloppé dans son manteau et monté sur une mule. Il m’appelle d’en bas et me présente la croupe de sa bête : j’accepte, je prends le manteau du valet, car pour le reste j’étais vêtue d’habits de garçon (je m’habille presque toujours de la sorte), et je m’en vais avec lui. Mon madré racoleur de putains autant que de soldats, après avoir, par vengeance, fracassé mon portrait pendu dans ma chambre, quitta la maison comme un joueur quitte le brelan, quand on l’a traité de coquin. J’oubliais de te dire : il allait briser les meubles pour rentrer dans son argent, mais ma servante s’étant mise à crier à la fenêtre fit tant qu’il s’en alla, le panache bas, tant à cause du monde qui accourait qu’à cause du coffre qu’il avait enfin ouvert et dans lequel il trouva des onguents et des pommades pour les accidents qui peuvent arriver. Mais en voulant te conter une à une mes aventures, il m’en advient comme à la pécheresse qui se propose de faire un confession générale et de dire tout ce qu’elle a fait, dès qu’elle est aux pieds du Moine, elle ne s’en rappelle pas la moitié.

Antonia. — Dis-moi celles dont tu te souviens, à leur aune je mesurerai celles que tu auras oubliées.

Nanna. — Ainsi ferai-je. Un bon imbécie qui, d’une méchante vigne qu’il possédait au monde, s’était fait une centaine de ducats et les avait mis dans une caisse, s’était fourré dans la tête de me vouloir pour femme. Il s’en ouvrit à mon barbier qui m’en fit toucher un mot ; je sus ce qu’il avait d’argent comptant par le moyen de celui qui m’en causait, et le fis si bien mordre à l’espérance que, certain désormais de m’avoir, il vint chez moi : à force de le caresser, en un mois, j’obtins que, de ses cent ducats, il me garnît les lits, la cuisine et toute la maison de ce qui manquait aux lits, à la maison et à la cuisine. Après lui avoir donné à goûter une fois ou deux, pas davantage, lui cherchant querelle à propos de persil, je le traitai de tête de cheval, de salop, de canaille, de gueux, d’imbécile, d’ignorant, et lui envoyai la porte dans l’estomac. Une fois bien certain de son erreur, le malheureux se fit Moine au cou tors. Et je riais !

Antonia. — Pourquoi ?

Nanna. — Parce qu’une putain s’acquiert un grandissime renom quand elle peut se vanter d’avoir désespéré, ruiné, rendu fou quelqu’un.

Antonia. — Sans envie de ma part.

Nanna. — Que de bons écus j’ai gagnés en trempant celui-ci et celui-là ! Chez moi soupait souvent, très souvent, beaucoup de monde ; le repas fini, on apportait les cartes sur la table. « Or çà, disais-je, jouons deux jules de dragées ; celui par exemple à qui tombera le roi de coupe paiera. » Les dragées perdues et achetées, les gens, une fois les cartes en main, pouvaient se retenir de les mêler comme une putain de faire l’amour ; l’argent sortait des poches et on se mettait à jouer pour de bon. Survenaient alors deux filous de l’air de vrais nigauds, qui, après s’être fait un peu prier, prenaient des cartes plus fausses que les doublons de la Mirandole, et à l’étourdie, par hasard, ramassaient les écus des convives : je leur indiquais par signes le jeu que ceux-ci avaient dans la main, ne me fiant pas trop aux fausses cartes.

Antonia. — Des plaisanteries, ces cartes-là.

Nanna. — Pour deux ducats, je fis savoir à quelqu’un que son ennemi devait venir deux heures avant le jour, et absolument seul, coucher avec moi ; le pauvre diable, guetté par lui, fut criblé de coups de couteau.

Antonia — Des piqûres de guêpes ! Mais, dis-moi, pourquoi celui-ci venait-il deux heures avant le jour ?

Nanna. — Parce qu’à cette heure-là me quittait un autre, qui ne pouvait pas rester davantage. Crois-tu, par hasard, que si je dormais volontiers avec un galant, il fût le seul à me la chatouiller, hein ? Je me levais mille fois d’à côté de mon marchand, sous prétexte d’avoir mal au ventre, à l’estomac, et j’allais contenter l’un ou l’autre, caché dans la maison. L’été, m’en prenant à la chaleur, je le quittais en chemise, passais par la salle et m’accoudais à la fenêtre pour tenir conversation à la lune, aux étoiles et au ciel ; pendant ce temps-là, je m’en collais comme cela quelquefois deux sur le dos, en moins que rien.

Antonia. — Qui quitte le jeu perd la partie.

Nanna. — Cela ne fait pas de doute. Maintenant, goûte-moi celle-ci. Après avoir mis à sec dix ou douze de mes amis qui ne pouvaient plus rien fournir, tant je les avais fait couler, je délibérai de les nettoyer tout fait.

Antonia. — Quelle ruse imaginas-tu ?

Nanna. — Je donnais les pommes et le fenouil à un apothicaire en même temps qu’à un médecin auxquels je pouvais me fier : « Je veux, leur dis-je, faire semblant d’être malade, pour que mes galantins opèrent ma guérison. Vous, le médecin, dès que je me serai mise au lit, déclarez que je suis perdue et ordonnez-moi des drogue qui coûtent cher ; toi, l’apothicaire, tu les inscriras sur ton livre et tu m’enverras à la place tout ce que tu voudras. »

Antonia. — Je te pêche à la ligne : de cette façon, tu attrapais l’argent que tes amants donnaient au médecin et à l’apothicaire ; ceux-ci te le rapportaient.

Nanna. — Tu as du bon dans l’entendement. Ce fut à s’en décrocher la mâchoire quand, au souper, avec mes galants, je feignis de me trouver mal et tombai sur la table. Ma mère, qui connaissait l’enclouure, me délace, toute épouvantée, me porte sur le lit, aidée par eux, et se met à me pleurer comme morte. Je reprends connaissance, pousse un soupir et dis : « Holà le cœur ! » Tout aussitôt de s’écrier : « Ce n’est rien ! ce sont des vapeurs qui viennent du cerveau. » — « Je sens bien comme je souffre ! » repris-je, et je retombai évanouie. Ils envoyèrent chercher le médecin qui arriva, me tâta le pouls avec deux doigts, comme s’il touchait des cordes du manche à un luth, me fit revenir à l’aide de son vinaigre de rose, et dit : « Le pouls s’en va ! » puis sortit de la chambre, bon nombre de mes je-crois-tout allèrent consoler maman, qui voulait se jeter par la fenêtre ; les autres entouraient le médecin, en train d’écrire son ordonnance pour l’envoyer à l’apothicaire. Sitôt rédigée, l’un d’eux la porta, de sa personne, et, en échange, revint les mains pleines de cornets de papier et de fioles. Le médecin, après avoir dit ce qu’il y avait à faire, s’en alla, et ma mère eut beaucoup de peine à les renvoyer tous chez eux : ils voulaient veiller à mon chevet, sans se déshabiller. Le matin arrivé, ils revinrent tous ; le médecin aussi : ayant appris que j’avais failli passer dans la nuit, il leur dit de trouver vingt-cinq ducats de Venise pour je ne sais quelle distillation qu’il fallait opérer. Aussitôt l’une des bonnes dupes, sans regarder à ce qu’ils diminueraient dans l’alambic, les donna à ma mère qui les mit en lieu d’où rien ne revient ; l’imbécile pouvait croasser, jamais ne les revit. En somme, de toutes ces médecines, rhubarbe, sirops, cordiaux, clystères, manuschristi, juleps, onguents, les notes du médecin, le bois, la chandelle, il me resta entre les mains une bourse pleine d’écus.

Antonia. — Ne te consumais-tu point à rester au lit comme cela, bien portante ?

Nanna. — Je me serais consumée si j’eusse été seule ; mais le médecin me fatiguait les épaules une nuit, et l’apothicaire me faisait des frictions la nuit d’après ; pour ma convalescence, les chapons pleuvaient tout plumés, tout rôtis, et les bons vins : il n’y avait pas une cave de prélat qui ne fut dévirginée pour moi.

Antonia. — Ah ! ah ! ah !

Nanna. — Le marchand dont je t’ai parlé, sans m’en rien dire, me laissait voir son grand désir d’avoir un enfant. Je saisis la bonne occasion et feignis de me trouver bien mal, bien mal ; du matin au soir je me tordais, je me démenais ; je mangeais trois bouchées et j’en recrachais quatre et m’écriant : « Que c’est amer ! » puis je faisais comme si jallais vomir. La bonne pâte d’homme me réconfortait. « Dieu le veuille ! » murmurait-il ; puis il se taisait. Moi qui mangeais comme un laboureur dès qu’il n’était plus là, en sa présence je perdais l’appétit tout à fait, et ne goûtais pas même d’une bouchée. À la fin, après avoir bien simulé étourdissements, coliques, mal de mère, douleurs de reins, geignant de ce que mes époques ne venaient point à leur époque, je lui découvre, par le moyen de ma mère, que je suis enceinte, et le médecin, mon secrétaire, confirme la chose. Le chie-en-culotte, plein d’allégresse, va racoler parrains et marraines, met des chapons sous la mue et s’occupe de trouver langes, maillots et nourrice ; il n’apparaissait pas un oiseau, un fruit de primeur, une fleur nouvelle, qu’il ne rachetât pour moi, de peur que l’enfant n’en portât la marque. Il ne pouvait même plus supporter que je misse la main à la bouche, et il me donnait la becquée des siennes, me soutenait pour me lever, pour m’asseoir ; c’était à rire de le voir pleurer quand il m’entendait dire : « Si je meurs en accouchant, je te recommande mon pauvre petit ! » Je fis un testament par lequel je l’instituais héritier de tous mes biens à mon trépas. Il allait le montrer partout et disait à chacun : « Lisez-moi ceci, lisez-moi cela, et dites-moi si je n’ai pas raison de l’adorer. » Après l’avoir entretenu longtemps dans cette fable, un jour je me laissai tomber par terre sans y prendre garde ; je feignis m’être blessée et lui fis porter, dans un bassin d’eau tiède, un fœtus d’agneau mort-né : tu aurais juré un fœtus humain. Quand il l’aperçut, les larmes lui jaillirent des yeux, il poussa des gémissements, des cris, et les redoubla encore lorsque ma mère s’écria que c’était un garçon, qu’il lui ressemblait ! Il dépensa je ne sais combien d’argent à le faire enterrer. Nous lui fîmes porter des habits de deuil, et il se désespérait surtout à cause du baptême que le petit n’avait pas reçu.

Antonia. — Qui fut le père de ta Pippa ?

Nanna. — Ce fut un marquis au regard de Dieu, au regard du monde, je ne puis pas le dire. Parlons d’autre chose.

Antonia. — Comme tu voudras.

Nanna. — Il me vint envie de gratter de la guitare, non pour le plaisir, mais pour paraître me délecter des choses d’art. Il est sûr que ce sont de bons lacets à prendre les badauds les talents qu’acquièrent les putains ; ils coûtent plus cher aux gens que le fenouil, les olives et les gelées que servent les taverniers. Une putain qui va jusqu’à chanter les canzones et lire la musique à livre ouvert, va-t’en pieds nus.

Antonia. — Rien ne vient que par tromperie en ce monde.

Nanna. — Par-dessus tous les autre, j’avais le talent de tirer parti de n’importe quelle bagatelle, et j’aurais pris dans mon filet jusqu’à une église, comme dit Margutte[14] ; jamais personne ne coucha avec moi qu’il n’y laissât de son poil. Ne crois pas que chemise, ni coiffe de nuit, ni escarpins, ni chapeau, mi épée, ni quoi que ce soit qu’on oubliait à la maison, revît jamais le jour : tout est bon à prendre, tout fait bon profit. Porteurs d’eau, vendeurs de bois, crieurs d’huile, marchands de miroirs, marchands d’oublies, marchands de savons, de lait et de fromages à la crème, de châtaignes chaudes, rôties ou bouillies, jusqu’aux décrotteurs et aux vendeurs d’allumettes, tous étaient mes bons amis, et c’était à qui d’entre eux guetterait me voir avec quantité de galants.

Antonia. — Pourquoi te guettaient-ils ?

Nanna. — Pour que je me misse à la fenêtre pour ceci ou pour cela, que j’achetasse de tout et que je me fisse payer de tout par mes amoureux. Venait qui voulait me courtiser, force lui était de dépenser un jules, un gros, une baïoque. Ma servante survenait et disait : « Les cordons des taies d’oreiller ne sont pas assez longs, il s’en faut des mille et des cent. » J’appliquais un baiser au memier qui me tombait sous la main, et je lui disais : « Donnez un jules ! » Et il aurait bien été noté pour un pouilleux celui qui ne se serait pas exécuté. Après la servante arrivait ma mère, les bras chargés de lin : « Si tu laisses cela t’échapper des mains, s’écriait-elle, jamais tu ne retrouveras une si belle occasion. » J’en appliquais deux à un autre, et après qu’il m’avail payé le filage de la toile, cette société partie, d’autres se présentaient ; je leur faisais dire que j’étais en compagnie et ne laissais ouvrir qu’à un, à condition qu’il entrât seul. Celui-là, après en avoir fait une étuvée en le cuisant au feu de mes baisers, je le cajolais si bien que, le jour même, il m’envoyait une couverture de lit en soie piquée, une tapisserie, une peinture dans son cadre ou quelque chose de prix que je le savais posséder. Grâce à ce présent, je lui promettais, avant même qu’il ne me le demandât, de le laisser venir coucher avec moi, il m’envoyait un souper des plus exquis, et lorsqu’il arrivait pour le manger ensemble, je lui faisais dire d’aller faire un petit tour, puis de revenir. Le petit tour achevé, il revenait ; la servante lui disait : « Attendez encore un tout petit peu. » Il en attendait deux, frappait de nouveau, ne trouvait plus personne pour lui répondre et se mettait à me menacer : « Putain ! truie ! par le corps de l’Immaculée et du Consacré, tu me le payeras. » Et moi de rire, moi qui soupais avec un autre à ses dépens, et en riant de m’écrier : « Pialle tant que tu voudras ; à ta barbe, tu l’auras. »

Antonia. — Comment te le pardonnait-il ensuite, si c’était un homme de quelque considération ?

Nanna. — Que ce fût qui ça voudra, il restait deux jours durant sur sa fâcherie ; puis ne pouvant plus tenir en bride le poulain me faisait entendre qu’il avait à me dire un mot. « Mille plutôt qu’un ! » répondais-je. On lui ouvrait, il venait à moi, pâle de colère, et s’écriait : « Je ne t’aurais jamais cru ! » Je lui répondais : » Mon âme, crois-moi si tu veux me croire : je n’aime, je n’adore, je ne porte dans mon cœur que toi seul. Si tu savais, oui, si tu savais l’importante affaire qui me força de sortir l’autre soir, tu me bénirais. Si je n’ai pas de sécurité avec toi, avec qui en aurais-je ? » Et tu peux te fier à moi pour les excuses que j’imaginais, comme d’avoir été chez quelque avocat, procureur ou sergent, à l’occasion d’un gros procès. Je me laissais alors tomber sur lui, les bras autour de son cou, et tandis qu’il plantait son lys dans mon jardin, je lui arrachais le cœur de la poitrine en même temps que le dépit sortait de son âme. Il ne s’en allait pas que je ne l’eusse fait chanter à ma gamme.

Antonia. — On a grand tort de ne pas te prendre pour maîtresse à l’École[15].

Nanna. — Merci de ta grâce.

Antonia. — Remercie ton mérite, plutôt.

Nanna. — Non ta grâce. Mais écoute de quelle façon nouvelle je me fis un jour presque riche. Un Gentilhomme qui se mourait pour moi voulut m’emmener deux mois dans l’un de ses domaines, ce qui me suggéra l’idée de répandre le bruit que je voulais dire « adieu à tout le monde ! » J’envoyai chercher un Juif, je fis marché avec lui de mes meubles, non sans grand crucifiement de mes amoureux, et après avoir placé mon argent dans une banque, sans qu’ils l’apprissent je m’en fus avec le Gentilhomme.

Antonia — Pourquoi vendais-tu tes meubles ?

Nanna. — Pour les rendre neufs, de vieux qu’ils étaient. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’aussitôt que je revins, mes galants accoururent m’en racheter d’autres, comme les fourmis accourent aux graines qu’on vient de semer.

Antonia. — Ce sont les maléfices dont vous ensorcelez les malheureux qui les font si crédules.

Nanna. — Je ne nie pas que l’on use de tous les artifices pour les aveugler : nous leur donnons à manger jusqu’à notre ordure et notre marquis[16]. J’en connais une, que je ne veux pas nommer, qui, pour faire courir un amant après elle, lui donna à manger une poignée de croûtes de mal français, dont elle était pleine.

Antonia. — Ah, pouah !

Nanna. — Oui. À l’aide d’une chandelle faite de graisse d’homme brûlé vif, j’ai réussi à faire chauffer pas mal de mes petites affaires. Mais, au bout du compte, tous ces sortilèges dont tu parles, herbes séchées au clair de lune, cordes de pendus, ongles de morts, paroles diaboliques, ne valent pas une chiquenaude auprès du grand sortilège que je te dirais bien si c’était permis.

Antonia. — Ta conscience est celle de Frère Chapelet[17].

Nanna. — Pour ne pas ressembler à une hypocrite, je te dirai qu’une bonne paire de fesses a bien plus de pouvoir que tout ce qu’il y a jamais eu de philosophes, d’astrologues, d’alchimistes et de nécromants. J’avais essayé d’autant d’herbes qu’il y en a dans deux prairies, d’autant de paroles qu’il s’en échange en dix marchés, et je n’avais pu faire remuer du cœur gros comme le doigt à quelqu’un dont je ne puis dire le nom. Or, rien que d’un gentil tortillement de fesses, je le rendis si fou de moi qu’on en fut stupéfait dans tous les bordels : cependant on est habitué à voir tous les jours du nouveau, et l’on ne s’y émerveille pas de grand’chose.

Antonia. — Vois, vois vont se nicher les secrets de la sorcellerie !

Nanna. — Ils nichent dans le fondement, qui a tout autant de force pour tirer l’argent des grègues que l’argent lui-même en a pour creuser les fondements des monastères.

Antonia. — Si le fondement a autant de puissance que l’argent, il est plus fort que ne le fut Roncevaux, qui massacra tous les Paladins.

Nanna. — Bien plus fort, c’est certain. Mais poursuivons notre conversation et prends note de cette petite rouerie qui est bien bonne. La mouche lui grimpait au nez tout de suite et il ne pouvait se retenir, à la première chose qui lui déplût, de me dire des sottises. Sa fureur passée, il s’agenouillait à mes pieds, les bras en croix, me demandant pardon, et ma gentillesse lui infligeait une pénitence aux dépens de sa bourse. Un jour, le voyant sortir des convenances, je le fis tomber dans un tel désespoir, en m’échappant de ses bras et en allant me livrer à son rival, qu’il me roua de coups. Puis, revenu à lui et croyant impossible de jamais me radoucir, parce que je feignais de ne plus vouloir l’écouter, il me donna la moitié de sa fortune : de cette façon, il eut la paix.

Antonia. — Tu faisais comme un poltron qui, après s’être fait délivrer caution de ne pas être frappé, provoque son adversaire et l’excite à sortir les poings, pour le mettre dans la peine.

Nanna. — Juste, j’étais bien comme un de ceux-là. Ah ! ah ! ah ! Je mouille ma chemise en songeant au prêcheur qui n’a institué que sept péchés mortels, pour tout le monde de l’Univers, tandis que la plus chétive putain qui soit en possède un cent à elle seule. Considère un peu combien en tient une de celles qui, pour couvrir son autel, dépouille un millier d’autres églises ! Antonia, la gourmandise, la colère, l’orgueil, l’envie, la paresse et l’avarice naquirent le jour où le putanisme est né : si tu veux savoir de quelle façon dévore une putain, informe-toi à ceux qui l’invitent ; si tu tiens à apprendre avec quelle rage se met en colère une putain, demande-le au père et à la mère de tous les saints du calendrier. Sache que si elles le pouvaient, elles engloutiraient le monde dans l’abîme, en moins de temps que ne l’a fait Messire le Seigneur Dieu.

Antonia. — Mauvaise affaire !

Nanna. — L’orgueil d’une putain est pire que celui d’un vilain endimanché ; l’envie d’une putain est ce qui la ronge, comme le mal français ronge quiconque l’a dans les os.

Antonia. — De grâce, ne m’en fais pas souvenir ; je l’ai eu et je n’ai jamais pu savoir comment.

Nanna. — Excuse-moi, je ne me rappelais plus que tu en as été assassinée. La paresse d’une putain est plus aiguë et plus écœurante que ne l’est la mélancolie d’un courtisan qui se voit moisir à l’office, sans un liard de pension. L’avarice d’une putain ressemble à une bouchée qu’un ladre d’usurier dérobe à sa faim et replace dans le buffet, avec les restes du plat.

Antonia. — Et où mets-tu la luxure d’une putain ?

Nanna. — Antonia, qui boit toujours n’a jamais grand’soif, et qui est toujours à table rarement a de l’appétit. Si quelquefois elles veulent tâter d’une grosse clef, c’est une espèce d’envie comme celles des femmes enceintes qui mangent une gousse d’ail ou bien une prunve verte. Je te le jure par l’heureux sort que je cherche pour la Pitta, la luxure est la moindre des démangeaisons qu’elles puissent avoir, parce qu’elles sont toujours à penser comment s’y prendre pour arracher le cœur et la rate des autres.

Antonia. — Je le crois sans que tu le jures.

Nanna. — Et tu peux bien m’en croire. Mais déguste maintenant un millier de gentillesses que je veux te faire presque d’un trait.

Antonia. — Dis-les donc.

Nanna. — Trois particuliers, entre autres, m’aimaient : un peintre et deux courtisans ; et la paix qui règne entre les chiens et les chats était celle qui régnait entre eux. Chacun guettait pour venir chez moi le moment où il croyait n’y pas trouver l’un des deux autres. Il arriva que le peintre vint un soir, hors d’heure, frapper à ma porte ; on lui ouvrit. Il monte l’escalier et comme il allait s’assseoir à côté de moi, voici l’un des courtisans qui heurte ; je reconnais que c’est lui, je fais cacher le peintre et je vais au-devant du galant qui s’écrie en montant les marches : « Par le Diable ! fais-moi donc prendre ici ce poltron de barbouilleur de mitres à voleurs ! » Le peintre ne pouvait l’entendre ; pendant que l’autre lâche son flux de paroles, j’entends mon troisième amoureux qui, en toussant m’avertit d’aller lui ouvrir. Je cache celui qui en voulait au peintre et celui qui s’était fait ouvrir opère son entrée en crachant. De prime abord, il me dit : « Je suis venu, croyant trouver avec toi l’un de ces deux gredins ; si je l’y avais rencontré, le moindre morceau qu’il y laissait, c’était l’oreille. » Et ne va pas croire, parce qu’il parlait comme cela, qu’il aurait donné un coup de pied au cul à Castruccio[18]. La meilleure preuve, c’est que le mot entendu par le peintre, qui ne savait rien du courtisan blotti près de lui, et par le courtisan, qui ne soupçonnait pas davantage le peintre, tous deux s’élancèrent hors de leur cachette pour faire rétracter le bravache qui, en les apercevant, voulut aussitôt se sauver à reculons ; il mit le pied sur la première marche de l’escalier et dégringola jusqu’en bas ; eux, que la fureur empêchait de voir clair, tombèrent par dessus lui. Il en résulta entre ces trois hommes, qui se haïssaient à mort, tous roulés en paquet, une bataille à trois si épouvantable qu’une foule de gens accoururent au tumulte ; mais on ne pouvait entrer les séparer ; ils tenaient la porte si bien fermée avec leurs épaules qu’impossbile de l’ouvrir. Les cris augmentaient, la foule aussi : le hasard voulut que le Gouverneur vint à passer : il fit jeter la porte par terre, empoigna mes trois braves, tout meurtris, tout sanglants comme ils étaient, et ordonna de les mettre dans la même prison ; ils n’en seraient jamais sortis s’ils n’avaient fait la paix entre eux, ce à quoi ils se résolurent.

Antonia. — Certes, ce fut beau.

Nanna. — Si beau que je le racontais à tous les étrangers et que je fus sur le point d’en faire un poème par Gian-Maria le Juif ; je n’en fis rien, de peur de passer pour une glorieuse.

Antonia. — Dieu t’en donne récompense !

Nanna. — Dieu le fasse ! Mais si cette histoire fit rire tout le monde, celle que je vais te conter stupéfia tout le monde. Au comble de la faveur où m’avaient portée mes amis (grâce à ce que j’étais un friand morceau), j’imaginai de me faire murer dans le cimetière.

Antonia. — Pourquoi pas à Saint-Pierre ou à Saint-Jean ?

Nanna. — Parce que je voulais émouvoir bien plus la pitié en m’ensevelissant au milieu de tous ces os de morts.

Antonia. — Bonne idée !

Nanna. — Ce bruit une fois en circulation, je commençai à mener une sainte vie.

Antonia. — Avant de m’en conter plus long, dis-moi comment t’était venue cette folie de te murer.

Nanna. — Pour me faire délivrer par mes amis, à leurs dépens.

Antonia. — Ah bon !

Nanna. — Je changeai donc d’existence et tout d’abord ôtai les tentures de ma chambre ; puis ce fut le tour du lit, de la table ; je mis une robe de bure grise, me débarrassai de chaînes, bagues, coiffes et autres futilités, et m’adonnai à jeûner chaque jour (je mangeais en cachette). Je ne me refusais pas complètement à parler, mais je n’accordais presque rien à mes amoureux, et petit à petit je les habituai à faire sans moi, de sorte qu’ils en étaient au désespoir. Quand je sus que le bruit courait partout que j’allais me faire murer, je pris ce qu’il y avait d’un peu de valeur à la maison, je le mis en sûreté et distribuai de côté et d’autre quelques guenilles pour l’amour de Dieu. Le moment venu, je rassemblai ceux qui s’imaginaient être veufs de moi (il aurait mieux valu pour eux que je fusse perdue tout à fait plutôt qu’égarée), je leur fis donner des chaises, et après un silence pendant lequel je roulais en moi-même quelques paroles que j’avais combinées toute seule dans ma tête, après m’être fait jaillir des yeux une dizaine de petites larmes que je ne sais comment, je parvins à me retenir le long des joues, je leur dis : « Mes chers frères, mes chers pères, mes chers enfants, qui ne pense à son âme n’en a pas ou n’y tient guère. Mais moi je tiens à la mienne, elle a été convertie par un Prédicateur et par la légende de Sainte Chiepina, en même temps qu’épouvantée de l’Enfer, que j’ai vu en peinture, ce qui m’a fait délibérer d’échapper à la chaude maison. Mes péchés ne sont pas loin d’être aussi grands que la miséricorde divine, et c’est pourquoi, mes frères, c’est pourquoi, mes fils, je veux ensevelir entre quatre murs cette misérable chair, ce misérable corps, cette misérable vie. » À ces mots, les sanglots des pauvrets leur remontèrent à la gorge, comme ils font à celle des dévots qui ne peuvent retenir leurs soupirs quand le Prêtre entame la Passion. Je continuai : « Plus d’ornements, plus de parures, plus rien ; pour chambre bien meublée, j’aurai l’étroit espace d’une cellule toute nue ; pour lit, une brassée de paille sur une planche ; pour manger, la grâce de Dieu ; pour boire, l’eau du ciel ; pour robe lamée d’or, ce que voici… » Je tirai de dessous moi un cilice on ne peut plus rude, sur lequel j’étais assise, et le leur montrai. Si tu te souviens des lamentations que font en gémissant les bonnes âmes quand on leur montre la Croix, au Colisée, tu vois et tu entends d’ici les lamentations de mes adorateurs qui, de douleur suffoqués, ne parlaient qu’avec leurs larmes. Quand j’ajoutai : « Mes frères, pardonnez-moi ! » ce fut un tumulte pareil à celui qui s’élèverait dans Rome si elle était une seconde fois mise à sac, ce dont Dieu nous garde ! L’un d’eux s’agenouilla à mes pieds, et ne réussissant à rien avec ses préambules, il se releva et alla donner une vingtaine de fois de la tête contre le mur.

Antonia. — Quel dommage !

Nanna. — Enfin, arriva le matin où je devais être mise entre quatre murs ; tu aurais juré que Rome entière se trouvait dans la chapelle du cimetière, et en rassemblant toutes les foules qui jamais vinrent voir baptiser des Juifs, on n’arriverait pas au quart. Sois aussi bien sûre que ceux qui doivent être pendus le lendemain, et ceux qui vont se battre n’éprouvent pas plus de déplaisir que n’en éprouvaient mes amoureux. Mais que te vais-je promener sur les cimes des arbres ? Je fus murée au milieu des rumeurs de toute l’assistance. L’un disait : « Dieu lui a touché le cœur. » L’autre : « Elle donne le bon exemple à ses pareilles. » Et d’autres : « Qui l’aurait jamais pensé ? » Il y en avait qui ne voulaient pas en croire leurs yeux, d’autres qui en restaient stupides, d’autres encore qui riaient et disaient : « Oh ! si elle va jusqu’au bout du mois, je veux être crucifié. » C’était une pitié et un amusement que de voir mes pauvres dolents dans la chapelle, se bousculant à qui me parlerait, et le Sépulcre n’a pas été gardé par les Pharisiens comme je l’étais par eux. Enfin, au bout de quelques jours, je commençai à prêter l’oreille aux supplications qu’ils me faisaient à toute heure pour que je me décidasse à sortir : « On peut sauver son âme n’importe où ! » répétaient-ils. Pour t’achever en deux mots, ils me louèrent et me meublèrent une maison tout à neuf, et, sortie de la cellule, dont ils démolirent le mur comme on démolit la porte du Jubilé, dès que le Pape en a fait tomber la première brique, je devins plus effrontée que jamais ; Rome entière s’en décrochait la mâchoire, et ceux qui avaient prévu l’issue de mon emmurement se disaient l’un à l’autre, tout haut : « Qu’est-ce que je t’avais dit ? »

Antonia. — Je ne sais pas comment il peut être possible qu’une femme imagine tout ce que tu imaginais.

Nanna. — Les putains ne sont pas des femmes, ce sont des putains ; voilà pourquoi elles imaginent et font ce que j’imaginais et ce que je fis. Mais où laissé-je une de nos prudentes qualités, celle des fourmis, qui amassent en été, pour l’hiver ? Antonia, ma chère petite sœur, tu dois savoir qu’une putain a toujours dans le cœur une épine qui la rend soucieuse : c’est la crainte de ces marches d’église et de ces chandelles dont tu me parlais savamment tout à l’heure, et je te confesse que pour une Nanna qui sache se faire des biens au soleil, il y en a mille qui meurent à l’hôpital. Maître Andréa avait coutume de dire que les putains et les courtisans pouvaient se mettre dans la même balance ; en effet, tu en vois plus rester carlins que devenir pièces d’or. Et que leur fait cette épine qu’elles ont dans l’âme encore plus que dans le cœur ? Elle les fait songer à la vieillesse. Alors, elles s’en vont aux hôpitaux, y choisissent la plus jolie bambine qu’elles y trouvnt et l’élèvent comme leur propre fille ; elles la prennent d’un âge qui sera dans sa fleur juste au moment où elles se défleuriront, lui donnent le plus joli nom qu’elles imaginent et lui en changent tous les jours, de façon que jamais un étranger ne peut savoir le vrai ; elles se font appeler aujourd’hui Giulia, demain Laura, Lucrezia, Cassandra, Portia, Virginia, Pantasiléa, Prudenzia, Cornelia. Oui, pour une qui possède une vraie mère, comme je suis celle de la Pippa, il y en a un millier que l’on a prises dans les hôpitaux, et c’est le diable que de deviner quel est le père de celles que nous faisons nous-mêmes, quoique nous disions toujours qu’elles sont filles de Seigneurs et de Monseigneurs. Elles sont si variées les graines qu’on sème dans nos jardins qu’il est presque impossible de dire au juste quel est celui qui a semé la bonne ; c’est une folle celle qui se vante de savoir de quelle graine provient ce qui pousse dans un champ où l’on en a jeté de vingt espèces, sans que l’on puisse mettre aucune étiquette.

Antonia. — La chose est bien certaine.

Nanna. — Et gare à qui tombe entre les mains d’une putain pourvue d’une mère ! Malheur à qui s’y enchevêtre ! Les mères ont beau être vieilles, elles veulent leur part de l’onguent ; il leur faut donc mêler aux roueries de la fille quelques-unes de leurs coquineries à elles, pour qu’elles puissent payer celui qui voudra les contenter car elles s’engouent toujours de jeunes gens ; c’est l’ordinaire des vieilles, à peine trouvent-elles du crédit en payant.

Antonia. — Cette réflexion-là c’est la vérité vivante.

Nanna. — À quel péril s’expose l’imprudent au sujet duquel se disputent la mère et la fille, enfermées dans la chambre ? Que de cupides avertissements, que d’atroces conseils se donnent, que de traîtres desseins se trament contre sa bourse ! Le maître d’armes qui demeurait à côté de chez moi n’enseignait pas tant de bottes à ses élèves que n’en apprennent ces mères postiches ou non postiches à leurs filles : « Quand ton amant viendra, leur disent-elles, dis-lui ceci, demande-lui cela, baise-le de telle façon, caresse-le comme cela, mets-toi en colère de telle sorte, apaise-toi moyennant tel cadeau. Ne le rebute pas trop, ne le caresse pas à l’excès ; tout en riant avec lui, va dans une autre chambre, montre-toi soucieuse. Promets et dépromets selon ton profit ; et tâche toujours d’attraper quelque bracelet, quelque bague, un collier, un chapelet : le pis qui puisse arriver, ce ne serait toujours que de les rendre. » C’est comme je le dis.

Antonia. — Il me semble presque le croire.

Nanna. — Crois-moi tout à fait, et non presque.

Antonia. — Et tu as été si perverse que cela ?

Nanna. — Qui pisse comme les autres est comme les autres ; tant que j’ai vécu putain, j’ai agi en putain et je n’ai répugné à faire rien de ce que doit être une putain ; car je ne me serais pas mise putain si je n’avais pas eu le caractère d’une putain, et si jamais femme mérita de recevoir le brevet de putain, c’est ta putain de Nanna qui surtout fut maîtresse en l’art d’avoir toujours vingt-cinq ans. On supputerait plus facilement le nombre des vers luisants d’une dizaine d’étés que les années d’une putain ! Aujourd’hui, elle te dit : « J’ai vingt ans. » Et six ans après, elle te jure n’en avoir que dix-neuf. Mais parlons de choses sérieuses. Que de pauvres diables j’ai fait tailler en morceaux et écharper, de mon temps !

Antonia. — C’est après ton temps que je voudrais te voir.

Nanna. — Dans ce temps-là, grâce aux jubilés, aux indulgences et aux stations, tu verras que mon âme ne sera pas des dernières dans l’autre monde, de même que mon corps n’a pas été des derniers en celui-ci ; non, Madonna ! je ne serai pas des dernières, quoique j’aie eu grand plaisir à faire s’entretuer pour moi les hommes : je le faisais par un noble orgueil, c’était la glorification de ma beauté que d’entendre jour et nuit les épées s’entre-choquer pour elle. Et gare à qui me regardait de travers : je me serais donnée au bourreau pour me venger.

Antonia. — Le mal est le mal et le bien est le bien…

Nanna. — Comme on voudra. Je l’ai fait et m’en repens, sans m’en repentir. Mais qui pourra te dire l’art que je possédais de tourner la tête aux gens ! Antonia, je me trouvais quelquefois à avoir jusqu’à dix amoureux à la maison, et partageais si bien entre eux les baisers, les caresses, les paroles, les serrements de mains, qu’ils se croyaient tous dans le paradis, jusqu’à ce que vînt à moi quelque nouveau pigeon, affublé à la Mantouane ou à la Ferraraise, d’aiguillettes, de rosettes et de rubans. Je l’accueillais comme on accueille quiconque vous apporte des cadeaux, et mes galants plantés là (comme dit la Génoise), je l’emmenais dans ma chambre. Il fallait voir tomber la morgue de ceux que je laissais dans la salle, comme tombent les noisettes au premier froid, et les fleurs au souffle du vent ! On n’entendait parmi eux que soupirs, sans qu’ils disent un mot, et ils ressemblaient à des gens qu’on emmène de force et qui s’enflent le dos, faute de pouvoir mieux faire. Aux soupirs succédaient les plaintes, mêlées de morsures de doigts, de coups de poing sur la table, de grattements de tête, de promenades muettes, de quelques bouts de vers mis en lambeaux qu’ils chantonnaient pour se décharger la rate. Comme je ne me pressais pas de revenir, ils finissaient par prendre le chemin de l’escalier, et pour que je les rappelasse par derrière, ils disaient quelque mot à haute voix, à la servante ou aux autres. Après avoir fait un tour dans la rue, ils revenaient, trouvaient la porte fermée et tombaient dans le plus pitoyable désespoir.

Antonia. — L’Ancroia[19] n’était pas aussi cruelle.

Nanna. — Tu es portée à la compassion.

Antonia. — Oui, j’y suis portée et veux l’être toujours.

Nanna. — Restes-y, pendant que tu y es ; pourvu que tu m’écoutes, suffit.

Antonia. — Je t’écoute, n’en doute pas.

Nanna. — Le gentil amusement que c’était, au beau milieu du plaisir que n’importe qui prenait de moi, de me voir tout à coup pleurer sans raison aucune ! « Pourquoi pleurez-vous ? » me demandait-il. Entrecoupant mes paroles de sanglots et de soupirs, je lui répondais : « Je suis méprisée de toi, tu ne m’apprécies pas ce que je vaux ; mais patience, puisque ainsi le veut mon misérable sort. » Une autre fois, sur le départ de l’un d’eux, qui me quittait pour une couple d’heures : « Où allez-vous ? lui disais-je en pleurant ; sans doute chez quelqu’une de ces femmes qui vous traitent comme vous le méritez. » Et le bélître se rengorgeait de ce qu’une femme en tînt pour lui. Je sanglotai aussi maintes fois en en revoyant un qui n’était pas venu depuis deux jours, et je lui fis croire que je pleurais du plaisir de le retrouver.

Antonia. — Tu avais des larmes on ne peut plus à commandement.

Nanna. — Prends note de ce que j’étais un de ces terrains où l’eau jaillit dès qu’on les touche ; mieux encore, un de ceux où, sans qu’on les touche, l’eau suinte continuellement. Mais je ne pleurais jamais que d’un œil.

Antonia. — Oh ! pleure-t-on d’un œil ?

Nanna. — Oui, les putains pleurent d’un œil, les femmes mariées pleurent de deux, les religieuses de quatre.

Antonia. — Voilà qui est intéressant à savoir.

Nanna. — Ce serait intéressant si je voulais te le dire : sache seulement que les putains pleurent d’un œil et rient de l’autre.

Antonia. — Voilà qui est encore plus beau ; mais dis-moi comment.

Nanna. — Ne sais-tu pas, pauvrette que nous autres putains (le mot me plaît) nous avons toujours le rire à l’un et la larme à l’autre ? La preuve, c’est que pour une bagatelle nous rions, pour une bagatelle nous pleurons. Leurs yeux sont comme le soleil entre les nuages : tantôt il darde un rayon, et tantôt il se cache. Au milieu d’un éclat de rire, elles laissent tomber un pleur, et ces rires-là, ces pleurs-là, j’ai su mieux les réussir, moi, que n’importe quelle putain qui jamais soit venue d’Espagne. Grâce à eux, j’ai plus assassiné d’hommes qu’il n’en meurt sur la paille dans ces révérendissimes cours. Rien n’est plus nécessaire que ces rires et ces larmes dont je parle ; mais il faut savoir en user à propos, parce que si tu laisses l’opportunité t’échapper des mains, ils ne valent plus rien du tout ; c’est comme les roses de Damas qui, si on ne les cueille à l’aube, perdent leur parfum.

Antonia. — Tous les jours on apprend du nouveau.

Nanna. — Après les rires et les larmes feintes viennent à la file les menteries, leurs sœurs ; pour moi, je m’en régalai plus que les villageois ne se régalent des beignets, et j’en dis plus que les Évangiles ne disent de vérités ; je les bâtissais avec la chaux de mes serments dans la créance du prochain et tu aurais dit : « Cette femme est la première Évangéliste ! » J’inventais les plus étonnantes choses du monde, touchant mes parents, mes domaines et autres fantaisies ; j’imaginais les contes les plus extravagants, et les expliquant à ma façon, je disais les avoir rêvés. J’inscrivais sur un tableau les noms de mes adorateurs, je partageais entre eux les nuits de chaque semaine et mettais en vedette celui qui devait dormir avec moi. Si tu as jamais vu la liste des prêtres qui disent les messes, affichés sur des écriteaux, dans la sacristie, tu me vois moi-même.

Antonia. — J’ai vu la liste des prêtres et il me semble te voir.

Nanna. — Très bien, alors.

Antonia. — Mais que vient faire cette liste de noms avec les contes que tu inventais ?

Nanna. — Elle vient faire que les béjaunes, rassurés par leur inscription au tableau, qui leur notifiait leur nuit, se trouvaient dupés souvent ; ah oui ! souvent. Il m’arrivait d’opérer le change, conme cela se pratique aussi dans les églises, pour les messes.

Antonia. — De cette façon, oui ; les menteries appelaient à propos l’histoire du tableau.

Nanna. — Maintenant, écoute-moi celle-ci et garde-la pour t’en faire honneur. J’empruntai une chaîne de grand prix à l’un de mes désentraillés d’amour : il l’avait empruntée lui-même à un gentilhomme qui en avait dépouillé sa femme, pour lui complaire, et le jour qu’il me la mit au col fut précisément celui où le Pape donne la dot, dans l’église de la Minerve, à tant de jeunes filles pauvres.

Antonia. — Le jour de l’Annonciation ?

Nanna. — De l’Annonciation ; c’est cela. Je me la mis au cou ce jour-là, mais je ne la gardai pas longtemps.

Antonia. — Pourquoi pas longtemps ?

Nanna. — Parce que dès que je fus à l’église et que je vis la presse qu’il y avait, je songeai à me l’approprier. Qu’est-ce que je fis ? Je m’ôtai la chaîne du cou et la donnai à quelqu’un qui me tenait le secret mieux qu’un confesseur. Puis je m’enfonçai dans la foule, quoique je fusse déjà au beau milieu, et tout à coup je poussai un cri pareil à ceux que poussent les gens à qui le charlatan arrache une molaire sur le Campo di Fiore. Tout le monde se retourne au cri, et voici la bonne Nanna qui se met à dire : « Ma chaîne ! ma chaîne ! le voleur ! le coupe-bourse ! le gredin ! » En parlant et en pleurant, je m’arrachais les cheveux ; on faisait cercle autour de moi, l’église en fut bouleversée et le tumulte en arriva jusqu’au bargello ; il empoigna je ne sais quel pauvre diable qui lui parut, à la mine, avoir volé la chaîne, le conduisit sur-le-champ à Torre di Nona, et peu s’en fallut qu’il ne le fît pendre tout chaud, tout chaud.

Antonia. — Je ne veux pas en écouter davantage.

Nanna. — Si, tu écouteras.

Antonia. — J’aimerais savoir ce que te dit l’homme qui t’avait prêté la chaîne.

Nanna. — Sortie de l’église, tout en larmes et me tordant les mains, je rentrai chez moi, je m’enfermai dans ma chambre et dis à ma servante : « Ne laisse pas entrer d’importuns. » Voici le galant qui se présente et demande à me parler ; pas moyen. Alors, il frappe et refrappe, clame et réclame, s’écriant : « Nanna ! Nanna ! ouvre-moi ; ouvre-moi, te dis-je, vas-tu te désespérer pour si peu de chose ? » Je feignais de ne pas l’entendre et disais d’une voix entre haute et basse : « Malheureuse ! misérable que je suis ! infortunée ! vouée à malchance. Je veux entrer aux Repenties ! Je veux aller me noyer ! Je veux me faire Ermite ! » Puis je me levai du lit où j’étais couchée, et sans ouvrir ma chambre je dis à la servante : « Ma fille, va chercher un juif ; je veux vendre tout ce que je possède, et avec l’argent payer la chaîne. » La servante fit semblant d’aller chez le juif ; et mon benêt d’amant criait : « Ouvre donc ! c’est moi. » Je lui ouvre. En l’apercevant, j’élève la voix : « Oh ! mon Dieu ! je suis perdue ! » — « Ne crains rien, dit-il, quand je devrais rester en chemise, je ne veux pas qu’il t’en advienne plus de mal que je ne m’en fais à moi-même avec cette chiquenaude. » — « Non, non, répondis-je ; donne-moi seulement deux mois de crédit.» — « Tais-toi, folle, reprit-il, tais-toi donc ! » Il passa la nuit avec moi, et je la lui fis si douce qu’il ne fut plus question de chaîne.

Antonia. — Ta boutique était bien fournie.

Nanna. — Un vieux barbon ridé, jaune, long et maigre, s’enivra de mes charmes et moi de sa bourse. Comme il pouvait se régaler de l’amoureux plaisir tout autant que de croûtes de pain un qui n’a pas de dents, il passait sa fantaisie à me peloter, à me baiser, à me sucer les tétons, et ni à force de truffes, de culs d’artichauts, d’électuaires, jamais il ne put redresser le piquet ; si celui-ci se relevait un peu, il retombait aussitôt, absolument comme un lumignon qui n’a plus d’huile et qui, au moment qu’on croit qu’il se rallume, s’éteint.

Cela ne servait à rien de le manier et remanier, de lui fourrer le doigt dans le sifflet ou sous les sonnettes. Je lui ai joué toutes sortes de tours insensés, à celui-là. Une fois, entre autres, que j’offrais un souper à je ne sais combien de courtisanes, lequel souper se fit tout entier à ses dépens, de trente pièces d’argenterie qu’il m’avait fait prêter pour le service, je lui en volai quatre ; il en fit un tapage épouvantable ; je me jetai dans ses bras en lui disant : « Papa, papa ! ne criez point ; n’allez pas vous occasionner une mauvaise digestion. Prenez mes robes, prenez tout ce que j’ai et payez-les. » Il n’ouvrait plus la bouche, et je lui donnai tant du papa à la figure qu’à la fin il resta comme un père à qui les « Papa ! » de son enfant entrent dans Le cœur ; il paya de sa bourse les plats d’argent, et se contenta de jurer qu’il n’emprunterait plus jamais de sa vie quoi que ce fût, pour personne au monde.

Antonia. — Tu étais des plus fines.

Nanna. — Au commencement d’une liaison, je me faisais si douce que quiconque me parlait pour la première fois allait partout prêchant mon éloge ; puis, quand il m’avait un peu goûtée, l’aloès était de la manne. De même qu’au commencement je montrais une grande aversion pour les actions mauvaises, de même au milieu et à la fin j’en montrais une non moins grande pour les bonnes, par la raison que, comme doit faire une vraie putain, je prenais le plus grand plaisir à semer la discorde, ourdir des brouilles, troubler les amitiés tranquilles, susciter des haines, faire s’injurier les gens et les mettre aux mains. J’avais toujours plein la bouche de Princes, et je décidais du Turc, de l’Empereur, du Roi, de la cherté des vivres, des richesses du Duc de Milan et du Pape à venir. Je prétendais que les Étoiles étaient grosses comme la pomme de pin de Saint-Pierre, pas davantage, et que la Lune était la sœur bâtarde du Soleil. Des Ducs, je sautais aux Duchesses, et j’en parlais comme si j’avais marché dessus ; ces grandes manières qui leur siéent à peine, à elles, je les prenais, car celles de l’impératrice ne sont qu’une niaiserie, et suivais l’exemple de l’une d’elles qui, étalant à ses pieds des coussins de soie, y faisait mettre à genoux quiconque avait à lui parler.

Antonia. — Ce sont des Papesses ?

Nanna. — La Papesse, à ce que l’on dit, ne faisait pas tant de façons ; ma foi non, elle n’en faisait pas tant, et elle ne sut pas se trouver un si beau nom qu’elles savent s’en trouver, elles. L’une se dit fille du duc de Valentinois, l’autre fille du cardinal Ascanio ; la Madrema signe : Lucrezia Portia, patricienne romaine, et scelle ses lettres d’un cachet qui est grand ! qui est grand ! Et ne va pas croire que ces beaux titres qu’elles se donnent elles-mêmes les rendent meilleures : elles sont sans amour, sans charité, sans pitié, à tel point que si Saint Roch, Saint Job et Saint Antoine leur demandaient l’aumône, elles ne leur donneraient rien du tout, quoiqu’elles aient grand’peur de ces trois saints-là.

Antonia. — Les ribaudes !

Nanna. — Sois sûre que les choses qu’on jette à la rivière sont encore mieux placées que si on les leur donnait ; dès que tu leur as offert quelque chose, elles te méprisent autant qu’elles t’estimaient avant le cadeau. Le meilleur chez elles, c’est la foi jurée, qu’elles gardent scrupuleusement, oui, comme les Zingari et les Moines de l’Inde. Bref, les putains ont le miel dans la bouche, et dans la main le rasoir ; tu en verras deux se lécher de la tête aux pieds : une fois séparées, elles se mettent à dire l’une de l’autre des choses qui épouvanteraient Desiderio et les Prêtres du bon vin, eux qui firent reculer la Mort en se moquant d’elle au moment où elle s’apprêtait à les rôtir et à les dépecer. Médisantes hors de toute mesure, elles déblatèrent contre chacun ; que l’on soit qui l’on voudra, qu’on leur fasse tout le bien possible, elles n’ont égard à personne. Elles paraîtront être folles d’un de leurs amants, que l’on tient pour le favori et à qui elles donnent cent mille fois de la Votre Seigneurie à la tête ; s’il s’éloigne, pour faire place à un autre qui vient faire sa cour, elles lui font à son départ mille politesses, de tête et de langue : il n’a pas plus tôt descendu l’escalier qu’on lui moud du poivre par derrière, et dès qu’il a passé la porte, un gredin ne serait pas si mal arrangé en paroles. Et celui qui reste s’imagine être la quéquette à sa petite maman.

Antonia. — Pourquoi font-elles comme cela ?

Nanna. — Pourquoi, hein ? Parce qu’une putain ne semblerait pas être putain si elle n’était coquine, par grâce et privilège, parce qu’une putain qui n’aurait pas toutes les qualités de la putain serait une cuisine sans cuisinier, un repas sans boire, une lampe sans huile, un macaroni sans fromage.

Antonia. — Je crois que c’est une grande consolation pour qui a été ruiné par elles d’en voir quelqu’une attelée à la charrette, comme celle du Capitolo qui dit :

O Madrema non vuole, ô Lorenzina[20]
O Laura, ô Cecilia, ô Béatrice,
Qu’elle vous serve d’exemple, désormais, cette pauvre petite !

Je le sais par cœur, je l’ai appris, croyant qu’il était de Maître Andréa ; j’ai su depuis qu’il avait été fait par celui[21] qui traite les grands Maîtres comme me traite ce traître mal français ; ni parfumeries, ni onguents, ni médicaments ne me guérissent ; patience !

Nanna. — Ma foi, je ne sais plus que te dire, et pourtant j’en ai plus long à te conter que je ne t’en ai conté jusqu’ici. Laisse-moi y penser un peu. J’ai la cervelle en lessive, je l’ai à l’étuve, je l’ai donnée à écosser les haricots, grâce à ta manie de sauter de l’échalas sur la branche. Il vint, te dis-je, à Rome, un jeune homme de vingt-deux ans, noble, riche marchand de nom seulement, un vrai morceau de putain. À son arrivée, du premier coup il me tomba entre les mains, et je feignis de m’amouracher de lui ; il s’en dressa d’autant plus sur ses ergots que je me tenais moins haute sur les miens. Je commençai par lui envoyer ma servante quatre ou six fois par jour, pour le prier de daigner venir me voir ; le bruit se répandit partout que j’en étais au bouillon de poulet et à l’extrême-onction pour lui. « La putain a fini par donner dedans, disait-on, et pour qui ? pour un gamin dont la bouche pue encore le lait ! Il la fera damner, à ne jamais rester sérieux une heure. » Moi, je ne disais rien, mais je me rongeais ; oh ! à fleur de peau. Alors je fis semblant de ne pouvoir plus ni manger ni dormir, j’en parlais toute la journée, je l’appelais continuellement et fis si bien qu’on se mettait à parler que j’irais ramasser des pierres et que je finirais par mourir pour ses beaux yeux. Le jouvenceau, qui profitait de quelques bonnes nuits et de quelques friands soupers, allait partout faire le vantard et montrait à qui voulait une turquoise de peu de valeur que je lui avais donnée. Quand il était avec moi, je ne cessais de lui dire : « Ne vous laissez pas manquer d’argent, n’allez pas en emprunter à d’autres que moi, tout ce que je possède est à vous, puisque moi aussi je suis vôtre. »

C’est ce qui le faisait se pavaner dans les Banchi, quand il voyait qu’on le montrait du doigt. Un jour qu’il élait chez moi vint me voir un haut et puissant personnage ; je fis cacher mon jeune homme dans un cabinet, et dis d’ouvrir. Le grand seigneur entra, s’assit, puis, apercevant je ne sais quels draps de toile blanche : « Qui en aura l’étrenne ? s’écria-t-il : votre Ganymède ? » ou Canymède, je ne me rappelle pas bien. « Il en aura l’étrenne, pour sûr, répondis-je ; je l’aime, je l’adore, c’est mon Dieu, je suis sa servante, et je la serai éternellement, tout en vous caressant, vous autres, pour votre argent. » Pense un peu s’il se rengorgeait en m’entendant parler comme ça. L’autre parti, je revins lui ouvrir : il s’élança dehors, sa chemise ne lui touchait pas le cul, et se prélassant par la salle, il avait l’air de s’approprier du regard et ma personne et mes chambrières et toute ma maison. Pour en venir à l’Amen de mon Pater noster, un jour qu’il voulut me donner l’estrapade à sa façon, sur une caisse, je le laissai en belle humeur et fus m’enfermer avec un autre. Lui, qui n’était pas habitué à des plaisanteries de ce genre, il prit sa cape, en lâchant au vent quelque sottise, et sortit, s’attendant à ce que j’allais le faire rappeler, comme d’ordinaire ; mais il ne vit pas arriver la colombe, ce qui lui mit le diable dans le corps, et il revint à la porte : « La Signora est en compagnie », lui fut-il répondu. Il en resta comme une souris noyée dans l’huile, le menton penché sur la poitrine, la bouche amère, les lèvres sèches, les yeux larmoyants, la tête sur le cou d’un autre[22], et le cœur lui battant fort ; il s’éloigna pas à pas et les jambes lui tremblotaient comme à quelqu’un qui relève de maladie. À travers les fentes de la jalousie, je le voyais s’en aller par saccades, et je riais ! Je ne sais qui le salua : il lui rendit le bonjour en soulevant un peu la tête. Le soir, il revint ; je lui fis ouvrir et il me trouva en train de m’amuser avec une nombreuse société ; voyant que je ne lui disais pas « Asseyez-vous ! », il s’en octroya lui-même la permission, se campa dans un coin, sans se dérider aux plaisanteries qu’il entendait, et resta jusqu’à ce que tout le monde fût parti. Quand il se trouva seul : « Sont-ce là des amours ? s’écria-t-il ; sont-ce là des caresses ? Sont-ce là tes serments ? » — « Mon chéri, lui répondis-je, je suis, grâce à toi, devenue la fable des courtisanes de Rome ; on fait des comédies de ma simplicité, et ce qui me cuit bien davantage, c’est que mes amoureux ne veulent plus rien me donner ; ils me disent : « Nous ne voulons pas acheter la graisse pour qu’un autre mange la rôtie. Mais si tu veux que je redevienne ce que j’étais pour toi et que tu connais bien, fais une chose. » À ces mots, le voilà qui redresse la tête comme la redresse aux cris de « Sauve-toi, sauve-toi ! » un homme qu’on va pendre ; il me jure que, pour l’amour de moi, il crèverait des yeux aux puces et m’affirme que je n’ai qu’à demander de bouche. Je lui dis alors : « Je voudrais avoir un lit de soie ; cela coûte, avec les franges, le satin et le bois de lit, cent quatre-vingt-dix-neuf ducats ou à peu près, sans la façon ; et pour que mes amis voient que tu fais grandement les choses et que tu t’endettes à me faire des cadeaux, prends-moi tout cela à crédit ; l’heure de payer venue, laisse-moi faire ; je veux que ce soient eux qui payent ou qu’ils en crèvent ! » — « Cela ne se peut pas, répondit-il ; mon père a écrit partout et défendu de me faire crédit ; que ce serait au risque de qui me prêterait quoi que ce soit. » Je lui tournai les épaules et le fis sortir de chez moi. Un jour après, je l’envoie chercher et je lui dis : « Va trouver Salomon ; il te prêtera de l’argent sur simple billet de ta main. » Il y va ; Salomon lui dit : « Mais je ne prête que sur gages ! » Il revient chez moi et me conte l’affaire. « Va chez un tel, lui dis-je alors, il te donnera des bijoux pour telle ou telle somme et le Juif te les achètera volontiers. » Il y va, trouve l’homme aux bijoux, convient avec lui de deux mois, par écrit, porte les bijoux à Salomon, les lui vend, et revient chez moi avec l’argent.

Antonia. — Où veux-tu en venir ?

Nanna. — Les bijoux m’appartenaient, et le Juif, à qui je rendis son argent, me les rapporta. Au bout de huit jours, j’envoie chercher l’homme qui lui avait vendu les bijoux sur billet, et je lui dis : « Fais mettre le jeune homme en prison, comme suspect de vouloir s’enfuir ; tu en jureras. » Le marchand suivit mon conseil, le nigaud fut mis sous clef et ne sortit qu’après avoir payé son écot au double, parce que les vieux hôteliers, pas plus que les nouveaux, n’ont pour habitude de donner à manger gratis.

Antonia. — Moi qui jusqu’ici m’étais tenue pour une madrée, je te confesse de n’être qu’une coïonne.

Nanna. — Venait le temps du Carnaval, qui est le supplice, la mort et la ruine des pauvres chevaux, des pauvres habits et des pauvres amoureux. Je commençais à entreprendre un des miens, qui avait plus de bonne volonté que d’argent, un peu après la Noël, alors que les masques commencent à paraître ; On n’en voit pas encore beaucoup, mais ils font si bien que de jour en jour ils multiplient ; c’est comme les melons : il en vient cinq ou six chaque matin, puis dix, douze, puis une pleine corbeille, puis des tas, puis il y en a à jeter. Je te disais donc que les masques ne floconnaient pas encore lorsque mon tout-en-fumée me dit, me voyant la mine de quelqu’un qui veut être compris sans ouvrir la bouche : « Ne pensez-vous pas vous masquer ? » « Je suis une garde-la-maison, répondis-je ; une fatigue-la-jalousie ; je laisse les masques aux belles, à celles qui ont de quoi s’habiller. » « Dimanche, reprit-il, je veux que vous sortiez en masque et que vous soyez la plus fringante. » À ces mots, je me tus d’abord, puis je lui jetai les bras autour du cou en lui disant : « Mon cœur, comment veux-tu me faire faire une belle partie de masque ? » — « À cheval, reprit-il, et costumée excellemment : j’aurai le genêt du Révérendissime. À t’en dire le fin mot, son maître d’écurie l’a promis. » — « Cela me va tout à fait », lui répondis-je, et je le remis à sept jours environ de celui où j’avais l’intention de sortir en masque. Un lundi, je le fais venir : « La première chose qu’il faudra me procurer, lui dis-je, c’est une paire de chausses et une culotte. Pour ne pas t’occasionner de dépenses, tu m’enverras ta culotte de velours, j’en enlèverai les endroits usés et je m’arrangerai de façon qu’elle puisse me servir. Les chausses, tu les feras faire pour presque rien et un de tes pourpoints, le moins bon, une fois ajusté à ma taille, m’ira parfaitement. » Là-dessus je le vois faire la grimace et mâchonner un « Je suis content ! » comme s’il se repentait déjà de m’avoir mise en humeur de m’amuser. Alors je lui dis : « Tu as l’air de tout faire à contre-cœur ; laissons cela ; je n’en veux plus de masques » ; et je me lève pour rentrer dans ma chambre ; il m’arrête et me dit : « Est-ce comme cela que vous avez confiance en moi ? » Il envoie aussitôt le valet chercher sa défroque et en même temps passer chez le tailleur, pour qu’on l’arrange à ma taille. Le jour même, il acheta l’étoffe pour les chausses ; on les coupe et on me les apporte deux jours après. Il était là, il m’aide à les mettre et s’écrie : « Elles sont peintes sur vous ! » Sous mon accoutrement masculin, je le laisse me traiter en garçon, puis je lui dis : « Mon âme, qui achète le balai peut bien aussi acheter le manche ; je voudrais une paire de mules de velours. » N’ayant pas d’argent, il s’ôte une bague du doigt et la laisse en échange du velours, qu’il livre au cordonnier ; celui-ci avait ma mesure, en un rien de temps les mules sont confectionnées. Je lui retirai ensuite une chemise de soie brodée, non de son armoire, mais de dessus le dos. La toque me manquait encore ; je lui dis : « Donne-moi la tienne ; pour la médaille je me la procurerai. » Et lui, tout chaud de faire dire de lui qu’il faisait des parties en masques avec moi, de me donner vite sa toque neuve : il en mit une qu’il projetait de laisser à son valet. Vint la veille au soir du jour où je devais aller à la parade : qui l’aurait vu occupé autour de moi se serait dit : « C’est le Capitole qui installe le Sénateur ! » À cinq heures de nuit[23], je l’envoyai m’acheter une plume, pour la toque ; il retourna ensuite acheter le masque, et comme celui qu’il m’apporta n’était pas de Modène, je l’envoyai m’en chercher un de Modène ; enfin je le fis encore sortir pour une douzaine d’aiguillettes.

Antonia. — Tu aurais dû lui faire faire toutes les commissions d’un seul voyage.

Nanna. — Je l’aurais dû, mais je ne le voulus pas.

Antonia. — Pourquoi ?

Nanna. — Pour paraître une Signora, à ma façon de commander, tout autant que je l’étais de nom.

Antonia. — Est-ce qu’il dormit avec toi ; la veille de la fête ?

Nanna. — Après mille supplications, il obtint une toute petite fois, et je lui disais : « La nuit prochaine, tu me le feras vingt fois, si dix ne te suffisent pas. » L’aube apparut ; avant que le soleil ne se montrât, je le fis lever et lui dis : « Va faire apprêter le cheval, afin qu’aussitôt dîné je puisse monter en selle. » Il se leva ; une fois levé s’habilla ; une fois habillé, partit, alla trouver le maître d’écurie, et une fois qu’il l’eut trouvé lui dit de l’air le plus aimable : « Me voilà. » L’autre restait indécis, sans accorder ni refuser. « Comment ? reprit-il ; voulez-vous être cause de ma ruine ? » — « Moi, non, reprit le maître ; mais le Révérendissime, mon patron, adore son cheval, et je connais le caractère des putains : bien loin de faire attention à un animal, elles ne feraient pas même attention au bon Dieu, et je ne voudrais pas qu’on me le blessât aux épaules ou qu’on me le ramenât fourbu ; je serais ruiné, et bien autrement que vous si je ne vous le prête pas. » Mais mon amant pria et supplia tant qu’à la fin le maître d’écurie lui dit : « Je ne veux pas vous manquer de parole ; envoyez prendre le cheval ; on vous le donnera. » Mon amant transmit l’ordre au garçon qui avait soin du genêt et m’expédia en estafette son valet, qui me raconta leur colloque et se mit à en rire avec moi.

Antonia. — Ce sont de grands scélérats, ces valets, de francs ennemis de leurs maîtres.

Nanna. — Sans nul doute. Mais voici l’heure du dîner. Je dîne avec mon galant et je lui laisse à peine avaler six bouchées. « Fais vite manger ton garçon, lui dis-je, et envoie-le chercher le cheval. » On m’obéit ; le garçon mange, s’en va, et quand je le crois de retour avec le cheval, il revient sans lui. Il s’approche et dit : « Le valet refuse de me le donner ; le maître d’écurie veut vous parler d’abord.» Le pauvre garçon n’avait pas achevé son ambassade qu’il reçut un plat par la figure.

Antonia. — À quel propos son maître lui lançait-il ce plat ?

Nanna. — Il le lui lança parce qu’il aurait voulu que le valet le prît à part, dans un coin, et lui fît son ambassade à l’oreille, de façon que moi, qui ne m’étais pas retournée, je n’eusse rien entendu. Mais je m’étais retournée et je m’écriai : « Voilà qui me va fort bien, voilà qui fort bien me va, d’avoir voulu un autre masque et plus joli que celui dont m’a gratifiée ma putain de mère. Je prévoyais ce qui m’arrive ; tu ne m’y reprendras plus. J’étais folle de te croire et de me laisser mettre dedans comme cela. Ce qui m’ennuie plus que de n’avoir pas le cheval, c’est qu’on dira que j’ai été bernée. » Il voulait me dire : « Ne craignez rien ; nous aurons le cheval. » Mais avec un « Laissez-moi tranquille ! » je lui tournai le dos. Il prit son manteau, s’en fut à l’écurie, et faisant de grands saluts à tous les valets demanda où était le maître : il le conjura si instamment qu’enfin il obtint la bienheureuse monture. Moi, qui au moindre bruit que j’entendais, croyant que c’était le cheval, me mettais à la fenêtre, je vois accourir le valet, tout en sueur, la cape roulée autour du cou ; il me dit : « Signora, dans la minute, dans la minute, il sera ici. » Aussitôt j’aperçois l’homme qui le menait à la main, reniant le ciel, à cause des bonds que l’animal faisait : la rue n’était pas assez large. Lorsqu’il fut à ma porte, je m’avançai à ma fenêtre, preque tout le corps en dehors, pour que les gens qui passaient vissent bien quelle étail celle qui devait le monter. Je jouissais de ce que les gamins s’assemblaient autour du cheval et criaient à tout venant : « La Signora d’ici va sortir en masque ! » Peu de temps après le cheval arriva mon amour : moitié fâché, moitié joyeux, il me dit : « Il faut envoyer les hommes en avant. » J’en avais une dizaine là, à ma réquisition. Je lui donne un baiser et je demande le manteau de velours que le valet devait m’apporter la veille : point de manteau, l’ivrogne avait oublié la commission. Si je n’eusse retenu son maître, le gredin ne me faisait plus de sottises. Suffit qu’il courut le chercher, je m’en revêtis ; tout en m’attachant mes chausses, je remarquai les jarretières des siennes, qui étaient fort belles, et, à l’aide d’une petite parole caressante, je les lui pris, lui laissant les miennes qui ne valaient pas cher. Ma toilette achevée (et j’y mis plus de temps qu’il n’en faudrait pour devenir riche), avec cent folichonneries, cent minauderies, on me mit en selle. Sitôt que j’y fus, le galant tout seul me suivit, monté sur un roussin ; il me prit par la main et il aurait voulu que Rome entière le vît en si haute faveur. Nous acheminant de la sorte, nous arrivâmes où l’on vend des œufs dont la coque est dorée et qui à l’intérieur sont pleins d’eau de rose ; j’appelle un portefaix, je lui fais acheter tout ce qu’avait un des marchands ; mon galant se dévalise d’une chaîne qu’il faisait parader à son cou et la laisse en gage pour les œufs, que je jette à tort et à travers, le temps de dire un Credo, puis je le prends par la main et je le garde comme cela jusqu’à tant que je rencontre une troupe de gens masqués et sans masques à qui je vais tenir compagnie ; je me mêle parmi eux, et je le laisse penaud, Page:L'oeuvre du Divin-Aretin - Partie I.djvu/186 Page:L'oeuvre du Divin-Aretin - Partie I.djvu/187 Page:L'oeuvre du Divin-Aretin - Partie I.djvu/188 Page:L'oeuvre du Divin-Aretin - Partie I.djvu/189 Page:L'oeuvre du Divin-Aretin - Partie I.djvu/190 Page:L'oeuvre du Divin-Aretin - Partie I.djvu/191 Page:L'oeuvre du Divin-Aretin - Partie I.djvu/192 Page:L'oeuvre du Divin-Aretin - Partie I.djvu/193 Page:L'oeuvre du Divin-Aretin - Partie I.djvu/194 Page:L'oeuvre du Divin-Aretin - Partie I.djvu/195


  1. La via dei Banchi était alors la principale rue de Rome et partant la plus fréquentée par les courtisanes. Il en a déjà été question au premier Dialogue, page 26.
  2. Se amor non è, che dunque è quel ch’io sento ? Pétrarque, sonnet 102, 1er vers un peu estropié. En voici le véritable texte : S amor non, che dunque è quel ch’i’sento ?
  3. Baco baco. Le Dictionnaire d’Antoine Oudin dit : « Far baco baco, faire peur aux petits enfants. Ce n’est évidemment pas le sens qu’a ici cette expression, elle signifie à peu près faire cache-cache. Baco signifie ver, et far baco baco signifie faire comme le ver qui caché dans son trou sort la tête et la rentre brusquement si quelque chose l’effraye. On comprend comment, en faisant baco baco, c’est-à-dire en se cachant comme le ver et en apparaissant brusquement en criant coucou, on puisse faire peur aux enfants. Mais traduire far baco baco comme il est dit dans le dictionnaire d’Oudin, c’est proprement expliquer fumer la pipe par déplaire aux dames dans un wagon de chemin de fer.
  4. Le caméléon, avait écrit Léonard de Vinci, vit d’air et se concilie tous les oiseaux, et pour être plus en sécurité vole au-dessus du nuage, dans une zone si subtile que les oiseaux qui l’ont suivi ne peuvent s’y soutenir.

    À cette hauteur ne va que celui à qui le ciel a permis comme vole le caméléon.

    Le caméléon prend toujours la couleur de la chose où il se pose. Parfois il se confond avec le feuillage et ainsi les éléphants le dévorent. — Léonard de Vinci, Textes choisis ; Péladan trad. (Société du Mercure de France), 1907, p. 258.

    Ces croyances fabuleuses touchant le caméléon ont été admises pendant très longtemps.

  5. Les laines françaises étaient réputées de première qualité.
  6. Promettendomi Roma e Toma, locution impossible à traduire littéralement.
  7. Legato signifie lié et légal.
  8. Premier vers de la Divine Comédie.
  9. Façon de jurer.
  10. Décaméron, viie nouvelle, 1èrepartie.
  11. Une heure ou deux heures du matin.
  12. C’est-à-dire : elles mendient.
  13. Dix heures du soir.
  14. Dans le Morgante maggiore.
  15. L’École de chant.
  16. Les menstrues.
  17. Allusion à Ser Ciapelletto, Messire Chapelet, de la première Nouvelle du Décaméron. Boccace nous apprend qu’il s’agissail de Ser Ciaperello da Prato. En français, le nom de ce Lombard était devenu Maître Chapelet Duprat. Ce fut le conseiller et le banquier de Philippe le Bel, Musciatto Franzeci di Fligine, dit Mouche, comme son frère Biccio était appelé Biche, qui fit venir en France Maître Chapelet.
  18. Castruccio Castraccani degli Antelminelli, souverain de Lucques, né vers 1280, mort excommunié le 3 septembre 1328. Fameux homme de guerre et aventurier. Machiavel a écrit sa vie.
  19. Héroïne d’un poème de chevalerie populaire à cette époque. La reine Ancroia est la sœur du roi Mambrin, que Renaud a tué de sa main. Elle est invincible et réduirait complètement la France et Charlemagne si Roland n’arrivait à point pour lui livrer une terrible bataille. Il lui propose deux fois de se convertir au christianisme. Mais malgré la subtilité des explications théologiques que lui fournit le neveu de Charlemagne, elle se refuse à comprendre le mystère de l’Immaculée-Conception et celui de la Sainte Trinité. Alors Roland se décide à tuer l’Ancroia, la fière et cruelle reine sarrasine. Dans ses premières années, l’Arétin ne manifesta pas toujours un goût littéraire très sûr. Dans son premier ouvrage il déclare que Dante ne vaut pas plus que Serafino Aquilano :

    Più non val Dante o il terso Serafino.

    On raconte aussi qu’étant enfant, ayant sous la main Virgile, Pétrarque, d’un côté, et de l’autre la Regina Ancroja et les Amours de Lucien, il prit ceux-ci et laissa ceux-là.

  20. D’après le Zoppino, la Lorenzina était une riche courtisane qui avait d’abord été servante chez un changeur et avait dansé ensuite dans les auberges.
  21. L’Arétin lui-même.
  22. N’ayant plus sa tête à soi.
  23. À onze heures du soir.