L'oeuvre du Divin-Aretin/Partie I/La vie des Nonnes

Traduction par Guillaume Apollinaire.
Bibliothèque des curieux (p. 29-80).


Ci commence la première Journée des capricieux Ragionamenti de l’Arétin, dans laquelle la Nanna, à Rome, sous un figuier, raconte à l’Antonia la vie des Nonnes[1].



Antonia. — Qu’as-tu, Nanna ? Te semble-t-il qu’un visage comme le tien, assombri de pensées, convienne à quelqu’un qui gouverne le monde ?

Nanna. — Le monde !

Antonia. — Oui, le monde ! C’est à moi de demeurer pensive, qui, le mal français excepté, ne trouve plus même un chien qui aboie après moi, qui suis pauvre et orgueilleuse, et qui, si je disais vicieuse, ne pécherais pas contre L’Esprit-Saint.

Nanna. — Antonia, il y a des ennuis pour tous. Il y en a tant, là où tu crois qu’il n’y a que des joies, il y en a tant que cela te paraîtrait étrange ; et, crois-moi, ce bas-monde est un mauvais monde.

Antonia. — Tu dis vrai, c’est un mauvais monde pour moi, mais non pour toi qui jouis même du lait de la poule. Et sur les places, dans les hôtelleries et partout, on n’entend pas autre chose que : Nanna par-ci, Nanna par-là. Sa maison est toujours pleine comme l’œuf, et tout Rome danse autour de toi cette mauresque que l’on voit faire aux Hongrois pendant le Jubilé.

Nanna. — C’est ainsi ! Pourtant je ne suis pas contente, et il me semble être une épousée qui, à cause d’un certain respect humain, bien qu’elle ait beaucoup de mets devant elle et grand’faim, et, bien qu’elle soit à la tête de la table, n’ose manger. Et, certes, certes, ma sœur, le cœur n’est pas où il pourrait être. Suffit.

Antonia. — Tu soupires ?

Nanna. — Patience !

Antonia. — Tu soupires à tort, prends garde que le Seigneur Dieu ne te fasse pas soupirer avec raison.

Nanna. — Comment ne veux-tu pas que je soupire ? Je viens de me rappeler que ma Pippa a seize ans, et, comme je veux prendre un parti à son sujet, l’un me dit : « Fais-la Sœur ; outre que tu épargneras les trois quarts de la dot, tu ajouteras une Sainte au calendrier. » Un autre dit : « Donne-lui un mari. De toute façon, tu es si riche que tu ne t’apercevras pas que ta fortune ait en rien diminué. » Un autre m’exhorte à la faire Courtisane immédiatement, disant : « Le monde est corrompu, et, même s’il était meilleur, en la faisant Courtisane, tu en fais d’emblée une Dame. Et, avec ce que tu as, avec ce qu’elle gagnera bientôt, elle deviendra une Reine. » De sorte que je suis hors de moi. Et tu peux voir que pour la Nanna aussi il est des ennuis.

Antonia. — Des ennuis comme les tiens sont plus doux que n’est un peu de démangeaison à celui qui, le soir, autour du feu, ayant mis bas ses chausses, se sent venir l’eau à la bouche à l’idée qu’il va avoir le plaisir de se gratter.

Les ennuis, c’est de voir monter le blé ; les tourments, c’est qu’il y ait disette de vin ; la torture, c’est le loyer de la maison ; la mort, c’est prendre l’infusion de bois de gayac deux ou trois fois par an et ne pas se débarrasser des pustules, ne pas sortir des gommes et ne se défaire jamais de ses maux. Et je m’émerveille de toi qui d’une chose aussi minime te fais un souci.

Nanna. — Pourquoi t’en étonnes-tu ?

Antonia. — Parce qu’étant née et élevée à Rome, tu devrais te dégager, les yeux fermés, des doutes que tu as au sujet de la Pippa. Dis-moi, n’as-tu pas été Nonne ?

Nanna. — Oui.

Antonia. — N’as-tu pas eu un mari ?

Nanna. — Je l’ai eu.

Antonia. — N’as-tu pas été Courtisane ?

Nanna. — Je l’ai été.

Antonia. — Et, de ces trois choses, tu n’as pas le courage de choisir la meilleure ?

Nanna. — Non, Madonna.

Antonia. — Pourquoi non ?

Nanna. — Parce que les Nonnes, les Femmes mariées et les Putains vivent autrement aujourd’hui qu’elles ne vivaient jadis.

Antonia. — Ah ! ah ! ah ! La vie a toujours été la même. Toujours les personnes mangèrent, toujours elles burent, toujours elles dormirent, toujours elles veillèrent, toujours elles marchèrent, toujours elles se tinrent arrêtées, et toujours les femmes pissèrent par la fente, et je serais enchantée que tu me racontasses quelque chose de la vie que menaient les Sœurs, les Femmes mariées et les Courtisanes de ton temps, et je jure par les Sept-églises, que j’ai fait vœu de visiter le carême qui vient, de te résoudre en quatre paroles à ce que tu devrais faire de ta fillette. Mais, avant tout, toi qui, pour être une doctoresse, es ce que tu es, tu me diras pourquoi tu hésites à la faire Sœur.

Nanna. — Je suis contente.

Antonia. — Dis-le-moi, je t’en prie. De toute façon, aujourd’hui, c’est la Sainte Madeleine, notre Avocate ; on ne fait donc rien, et, quand bien même l’on travaillerait, j’ai du pain, du vin, de la viande salée pour trois jours.

Nanna. — Vraiment ?

Antonia. — Oui.

Nanna. — Je vais donc te raconter aujourd’hui la vie des Nonnes, demain celle des Femmes mariées et, le jour suivant, celle des Courtisanes : assieds-toi près de moi, mets-toi à ton aise. Antonia. — Je suis très bien. Commence.

Nanna. — Il me vient l’envie de blasphémer contre l’âme de Monseigneur… je ne veux pas le dire, qui me tira du corps cet ennui.

Antonia. — Ne te fâche pas.

Nanna. — Mon Antonia, les Nonnes, les Femmes mariées et les Putains sont comme un carrefour. Sitôt que l’on y arrive, on reste un bon bout de temps à se demander où l’on posera les pieds, et il arrive souvent que le Démon nous entraîne dans la voie la plus triste, comme il entraîna l’âme bénie de mon père, le jour où il me fit Sœur contre la volonté de ma mère (de sainte mémoire). Tu dois l’avoir connue. Oh ! celle-là était plus que femme.

Antonia. — Je l’ai connue pour ainsi dire en songe, et je sais (parce que je l’ai entendu dire) qu’elle faisait des miracles derrière les Banchi ; et j’ai entendu dire que ton père, qui était compagnon du guet, l’épousa par amour.

Nanna. — Ne me rappelle pas mon chagrin. Rome ne fut plus Rome du jour où elle resta veuve de ce couple si bien assorti. Et pour en revenir au fait… Le premier jour de mai, Monna Marietta (c’est ainsi que se nommait ma mère), bien que par plaisanterie on l’appelât la belle Tina, et ser Barbieraccio (ce nom était celui de mon père), ayant réuni toute la parenté, et oncles et grands-pères, et cousins et cousines, et neveux et frères, avec une bande d’amis et d’amies, me menèrent à l’église du monastère. J’étais vêtue tout entière de soie, tout environnée du parfum de l’ambre gris, avec une coiffe d’or sur laquelle était posée la couronne de virginité, tressée de fleurs roses et violettes, avec des gants parfumés, avec des mules de velours, et, si je me souviens bien, c’était à la Pagnina, qui entra, il y a peu de temps, chez les Repenties, qu’appartenaient les perles que je portais au cou et les robes que j’avais sur le dos.

Antonia. — Elles ne pouvaient être à une autre.

Nanna. — Et, attifée vraiment comme une fiancée, j’entrai dans l’église où se trouvaient des milliers et des milliers de personnes qui, toutes, se tournèrent vers moi aussitôt que j’apparus. L’un disait : « Quelle belle épousée aura le Seigneur Dieu ! » Un autre disait : « Quel dommage de faire Nonne une aussi belle fille ! » Un autre me bénissait, un autre me buvait des yeux, un autre me disait : « Le bon an la réserve à quelque frère ! » Mais je n’entendais pas malice au sujet de telles paroles. J’ouïs certains soupirs qui avaient quelque chose de bestial, et je reconnus bien au son qu’ils sortaient du cœur d’un de mes amants, qui pleura durant tout l’office.

Antonia. — Quoi ! tu avais des amants avant que tu ne te fisses Religieuse ?

Nanna. — Sotte qui n’en aurait pas eu ; mais en tout bien, tout honneur. À ce moment, on me fit asseoir au premier rang, devant toutes les femmes, et bientôt commença la messe chantée ; puis je fus placée, à genoux, entre ma mère Tina et ma tante Ciampolina. Un clerc, accompagné par les orgues, chanta un motet, et, après la messe, mes robes monacales, qui étaient sur l’autel, ayant été bénies, le prêtre qui avait dit l’épître et celui qui avait dit l’évangile me relevèrent et me firent remettre à genoux sur les degrés du maître-autel. Alors celui qui avait dit la messe me donna l’eau bénite et, ayant chanté, avec les autres ecclésiastiques, le Te Deum laudamus, avec peut-être cent sortes de psaumes, ils me dépouillèrent des mondanités et me vêtirent de l’habit spirituel. Les gens, s’écrasant les uns les autres, faisaient un vacarme qui ressemblait à celui qu’on entend à Saint-Pierre et à Saint-Jean quand quelqu’une, ou par folie, ou par désespoir, ou par malice, se fait emmurer, comme je l’ai fait une fois moi-même[2].

Antonia. — Oui, oui, il me semble te voir avec cette foule autour de toi.

Nanna. — Les cérémonies finies et l’encens m’ayant été donné avec le Benedicamus, et avec l’Oremus, et avec l’Alleluia, il s’ouvrit une porte qui fit le même grincement que font les troncs des aumônes, et alors on me redressa sur mes pieds et on me mena à cette issue, où vingt Sœurs, avec l’Abbesse, m’attendaient ; et aussitôt que je la vis, je lui fis une belle révérence et elle me baisa sur le front, dit je ne sais quelles paroles à mon père et à ma mère et à tous mes parents qui pleuraient à qui mieux mieux. Et, tout d’un coup, la porte s’étant refermée, j’entendis un « hélas ! » qui fit frémir chacun.

Antonia. — Et d’où venait cet hélas ?

Nanna. — De mon pauvre petit amant qui, dès le jour suivant, se fit Frère des Socques ou Ermite du Sac, sauf erreur.

Antonia. — Le malheureux !

Nanna. — La clôture de la porte fut si rapide que je n’eus pas le temps de dire même adieu aux miens : je crus certes entrer toute vive dans une sépulture et je pensai voir des femmes mortes dans les disciples et dans les jeûnes ; et je ne pleurais plus au sujet de mes parents, mais sur moi-même. Et allant avec les yeux fixés à terre et avec le cœur préoccupé de ce qui allait advenir de moi, j’arrivai au réfectoire, où une foule de Sœurs accoururent m’embrasser et m’appelant leur sœur, gros comme le bras, me firent relever un peu le visage !

Ayant vu quelques visages frais, clairs et colorés, je repris courage ; et les regardant avec plus d’assurance, je disais en moi-même : Certainement, les diables ne doivent pas être aussi laids qu’on les dépeint. Là-dessus, il entra une troupe de frères, de prêtres accompagnés de quelques séculiers. C’étaient les plus beaux jeunes gens, les plus polis et les plus gais que j’eusse jamais vus ; et chacun d’eux prenant son amie par la main, on eût dit des Anges menant les ballets célestiaux[3].

Antonia. — Ne parle pas du ciel.

Nanna. — On eût dit des amoureux folâtrant avec leurs nymphes.

Antonia. — Voici une comparaison plus licite. Continue.

Nanna. — Et les ayant prises par la main, ils leur donnaient les plus doux baisers du monde et ils s’efforçaient de les donner le plus emmiellés possible.

Antonia. — Et qui les donnait avec le plus de sucre, à ton avis ?

Nanna. — Les Frères sans aucun doute.

Antonia. — Pour quelle raison ?

Nanna. — Pour les raisons qu’allègue la Putain errante de Venise[4].

Antonia. — Et puis ?

Nanna. — Et puis, tous s’assirent à une des plus délicates tables qu’il me parut avoir jamais vues. À la place d’honneur, on voyait l’Abbesse ayant à sa gauche messire l’Abbé : après l’Abbesse venait la Trésorière et près d’elle le Bachelier ; en face d’eux était assise la Sacristine, et à son côté se tenait le Maître des novices. Suivaient une sœur, un frère et un séculier, et au bas de la table se tenaient je ne sais combien de clercs et d’autres moinillons. Je fus placée entre le Prédicateur et le Confesseur du monastère. Et alors arrivèrent les mets d’une telle qualité que le Pape, osé-je dire, n’en mangea jamais de pareils. Dans le premier assaut, les caquets furent laissés de côté, de manière qu’il semblait que le silence inscrit là où les moines absorbent leur pitance eût pris possession de la bouche de chacun et même des langues, car les bouches faisaient le même murmure que font celles des vers à soie ayant fini de croître quand, ayant longtemps jeûné, ils dévorent les feuilles de cet arbre sous l’ombre duquel avait coutume de se divertir ce pauvret de Pyrame et cette pauvre petite Thisbé ; que Dieu les accompagne là-haut, comme il les accompagna ici-bas.

Antonia. — Tu veux parler sans doute des feuilles du mûrier blanc ?

Nanna. — Ah ! ah ! ah !

Antonia. — Que signifie ce rire ?

Nanna. — Je ris d’un goinfre de frère, Dieu me le pardonne, qui, tandis qu’il broyait avec deux meules et qu’il avait les joues gonflées comme celui qui sonne de la trompe, mit la bouche au goulot d’un fiasque et le vida tout entier.

Antonia. — Seigneur, étouffe-le !

Nanna. — Et commençant à se rassasier, ils commencèrent à bavarder et, au milieu du dîner, il me semblait être dans le marché de Navone, où l’on entend de toutes parts le bruit des marchandages que font celui-ci et celui-là, avec celui-là et avec ce juif… Et étant déjà rassasiés, ils choisissaient les pointes des ailes de poule, et quelques crêtes, ou bien une tête, et, se l’offrant mutuellement entre hommes et femmes, on eût dit des hirondelles donnant la becquée à leurs petits ; et je ne pourrais pas te dire les rires et les éclats de voix qui suivaient l’offre d’un cul de chapon, pas plus qu’il ne me serait possible de pouvoir te dire les disputes qui se faisaient là-dessus.

Antonia. — Quelle paillardise !

Nanna. — Il me venait envie de vomir quand je voyais une sœur mâcher un morceau, puis le faire passer de sa bouche dans celle de son ami.

Antonia. — La salope !

Nanna. — Et le plaisir de manger s’étant changé en ce dégoût qui vous prend dès que l’on a fait cette chose, ils contrefirent les Allemands qui portent des santés. Et le Général prenant un grand verre de Corso et invitant l’Abbesse à faire de même avala tout le vin comme un faux serment. Déjà les yeux de chacun reluisaient à cause de la boisson comme la glace des miroirs, et ternis par le vin, comme le diamant par l’haleine, ils se seraient fermés, de telle façon que toute la bande tombant endormie sur les victuailles aurait changé la table en lit, s’il n’était survenu un joli petit garçon. Il avait en main une corbeille couverte du linge le plus blanc et le plus fin qu’il me semble avoir jamais vu. Que dire de la neige, du givre, du lait ? Ce lin surmontait en blancheur la lune en son quinzième jour.

Antonia. — Que fit-il du panier et qu’y avait-il dedans ?

Nanna. — Un peu doucement ; le petit garçon, avec une révérence à l’espagnole napolitanisée, dit : « Grand bien fasse à Vos Seigneuries ! » et il ajouta « Un serviteur de cette belle brigade vous envoie des fruits du Paradis terrestre. » Et ayant découvert le don, il le posa sur la table et voici un éclat de rire qui parut un coup de tonnerre ; qui plus est, la compagnie éclata de rire de la façon dont éclate en sanglots la pauvre petite famille qui a vu le père fermer les yeux pour toujours.

Antonia. — Excellentes et nouvelles comparaisons !

Nanna. — À peine eut-on regardé les fruits paradisiaques que les mains, qui déjà commençaient à résonner avec les cuisses, avec les tétons, avec les joues, avec les mollets, et les cornemuses de chacun, avec cette dextérité grâce à laquelle celles des filous se jouent des poches des badauds qui se laissent voler leurs bourses, se précipitèrent sur lesdits fruits, comme la foule se jette sur les cierges que l’on jette de la Loggia le jour de la Chandeleur.

Antonia. — Quels fruits étaient-ce ? Dis-le !

Nanna. — C’étaient de ces fruits de verre que l’on fait à Murano de Venise à la semblance du K[5], sauf qu’ils ont deux sonnettes dont s’honorerait tout tambour de basque.

Antonia. — Ah ! ah ! ah ! Je te tiens par le bec ! Je te tiens comme un poisson pris à l’hameçon.

Nanna. — Et qu’elle était béate, non seulement ravie, celle à qui il arrivait de prendre le plus gros et le plus large ! Aucune ne se retint de baiser le sien en disant : « Ceci humiliera la tentation de la chair. »

Antonia — Que le diable en détruise la semence !

Nanna. — Moi qui faisais ma sucrée campagnarde, donnant quelques œillades aux fruits, je semblais une chatte matoise qui, des yeux, regarde la servante et avec les pattes tente de saisir la viande qu’elle a laissée seule par négligence. Et si la compagne qui était assise près de moi, en ayant pris deux, ne m’en avait donné un pour ne pas paraître trop goulue, j’aurais pris le mien. Et pour abréger, riant et caquetant, l’Abbesse se leva et chacun fit ainsi, et le Benedicite qu’elle dit à la table fut en langue vulgaire.

Antonia — Laissons aller le Benedicite. Levées de table, où allâtes-vous ?

Nanna — Je vais te le dire, nous allâmes dans une chambre du rez-de-chaussée, large, fraîche, et tout ornée de peintures.

Antonia — Quelles peintures y avait-il ? La pénitence du carême ou bien quoi ?

Nanna — Ah ! bien oui ! la pénitence ! Les peintures étaient telles qu’elles auraient retenu des cagots à les admirer. La chambre avait quatre faces. Sur la première était la vie de Sainte Nafisse[6], et on l’y voyait, à l’âge de douze ans, toute pleine de charité, distribuer sa dot aux sbires, aux fripons, aux curés, aux estafiers et à toutes sortes de dignes personnes. Et les biens venant à lui manquer, toute confite en piété, toute humble, elle s’assied, verbi gratia, au milieu du pont Sixte[7], sans aucun appareil, excepté l’escabeau, la natte, le petit chien et une feuille de papier froissé au bout d’une canne fendue, avec laquelle il semblait qu’elle s’éventât et se garantît des mouches.

Antonia. — Dans quel but restait-elle sur l’escabelle ?

Nanna. — Elle y demeurait afin d’accomplir l’œuvre de revêtir ceux qui sont nus. Et si jeunette ! comme je l’ai dit, elle se tenait assise, le visage élevé et la bouche ouverte. À la voir, tu aurais dit qu’elle chantait cette chanson où il est dit :

Que fait donc mon amour, pourquoi ne vient-il point ?

Elle était encore peinte debout et tournée vers quelqu’un qui, par vergogne, n’osait lui demander certaines choses. Toute joyeuse, toute humaine, elle allait au-devant de lui, et l’ayant mené dans la grange où elle consolait les affligés, d’abord elle lui ôtait ses habits, puis, lui ayant dénoué les chausses et ayant retrouvé le tourtereau, elle lui faisait tant de fête, qu’entré en superbe, il lui pénétrait entre les jambes avec la furie d’un étalon qui, ayant rompu sa longe, se précipite sur la jument. Mais elle, ne se trouvant pas digne de le regarder en face et peut-être, comme le disait le prédicateur qui nous expliquait sa vie, n’ayant pas le courage de l’affronter si rouge, si fumant, si irrité, elle lui tournait les épaules magnifiquement.

Antonia. — Que cela lui soit représenté à l’âme.

Nanna. — Oh ! cela ne lui est-il pas représenté, puisqu’elle est toujours sainte ?

Antonia. — Tu dis la vérité.

Nanna. — Qui pourrait te raconter le tout ? Là était peint le peuple d’Israël qu’elle hébergea gracieusement et contenta toujours amore Dei. Et on voyait peint plus d’un qui, après avoir examiné ce qu’il y avait, la quittait avec une poignée de monnaie qu’elle avait obtenue par force d’un autre. Il arrivait à qui la besognait, comme cela arrive pour celui qui loge dans la maison de quelque homme prodigue qui non seulement l’accueille, le nourrit et l’habille, mais lui donne encore le moyen de finir son voyage.

Antonia. — Ô bénie, ô pure Madame Sainte-Nafisse, inspire-moi de suivre tes très saintes traces !

Nanna. — En conclusion, ce qu’elle fit jamais et derrière et devant, à la porte et à l’huis, est là au naturel, et jusqu’à sa fin elle y est peinte. Et dans la sépulture sont représentés tous les clients qu’elle laissa dans ce monde pour les retrouver dans l’autre, et il n’y a pas tant de sortes d’herbes dans la salade de mai qu’il n’y a de variétés de clefs dans son sépulcre.

Antonia. — Je veux voir un jour ces peintures, coûte que coûte.

Nanna. — Sur la seconde est l’histoire de Mazet de Lamporrechio, et je te jure, par mon âme, qu’elles paraissent vivantes les deux sœurs qui le menèrent dans la cabane, tandis que le vaurien, faisant semblant de dormir, laissait sa chemise se gonfler comme une voile, tandis que se haussait l’antenne charnelle.

Antonia. — Ah ! ah ! ah !

Nanna. — Personne ne pouvait se tenir de rire en regardant les deux autres qui, s’étant aperçues de la galante aventure de leurs compagnes, prirent parti, non point de le dire à l’Abbesse, mais de se liguer avec elles, et chacun s’étonnait, contemplant Mazet qui, parlant par gestes, paraissait ne pas vouloir consentir. À la fin, nous nous arrêtâmes tous pour voir la sage Supérieure des Nonnes prendre les choses du bon côté et convier à souper et à coucher avec elle le vaillant homme qui, pour ne pas s’épuiser, se mit une nuit à parler et fit courir tout le pays au miracle, d’où le monastère fut canonisé comme saint.

Antonia. — Ah ! ah ! ah !

Nanna. — Dans la troisième, si je me souviens bien, étaient représentées toutes les sœurs qui avaient appartenu à cet ordre, ayant auprès d’elles leurs amants et les enfants nés d’elles, avec les noms de chacun et de chacune.

Antonia. — Le beau mémorial !

Nanna. — Dans le dernier cadre étaient peintes toutes postures possibles à l’homme qui veut avoir commerce avec une femme ou à la femme qui veut faire l’amour avec un homme. Et les Nonnes, avant d’entrer en lice avec leurs amis, sont obligées de s’essayer de réaliser en tableaux vivants les scènes qui y sont représentées ; cela se fait pour qu’elles n’aient point l’air emprunté une fois dans le lit, comme quelques-unes qui demeurent là, en quatre, sans odeur et sans saveur, et qui en goûte ressent le plaisir que donne un potage aux fèves, sans huile ni sel.

Antonia. — Il leur faut donc une maîtresse qui enseigne l’escrime ?

Nanna. — Il y a bien la maîtresse qui montre à celle qui l’ignore comment on doit se tenir dans le cas où la luxure stimule l’homme au point qu’il veuille chevaucher sur une caisse, sur des marches d’escalier, sur une chaise, sur une table ou sur le pavé. Et cette même patience que possède celui qui enseigne un chien, un perroquet, un étourneau et une pie, il faut qu’elle l’ait celle qui enseigne les attitudes aux bonnes Sœurs ; et la dextérité des escamoteurs est moins difficile à acquérir que l’art de forcer l’oiseau à se dresser sur ses pattes, même s’il ne veut pas.

Antonia. — Vraiment ?

Nanna. — Trés certainement. Quand on en eut assez de regarder la peinture, de discuter et de plaisanter, comme disparaît la rue devant les Barberi qui courent le palio, ou pour mieux dire la viande de vache devant ceux qui mangent relégués à l’office ou bien les figues devant la faim du paysan, ainsi disparurent les Nonnes, les Frères, les prêtres, les séculiers, ne laissant même pas les enfants de chœur, ni les moinillons, ni même celui qui avait apporté les machines de verre. Il ne resta avec moi que le Bachelier et, me sentant seule, je restai muette, presque tremblante : « Sœur Christine, me dit-il (c’est ainsi qu’on m’avait rebaptisée dès que j’eus pris le voile), c’est à moi qu’il incombe de vous mener à cette cellule en laquelle l’âme se sauve dans les triomphes du corps. » Je voulus d’abord faire des manières ; c’est pourquoi, toute confite de maintien, je ne lui répondis rien. Il me prit alors la main avec laquelle je tenais le saucisson de verre, et c’est tout juste si je ne le laissai pas tomber à terre. Je ne pus me retenir de le guigner de l’œil, si bien que le bon Père s’enhardit à m’embrasser, et moi, qui suis née d’une mère miséricordieuse et non d’une pierre, je restai ferme, le regardant en dessous.

Antonia. — Sagement.

Nanna. — Et ainsi je me laissai guider par lui comme l’aveugle par son chien. Quoi de plus ? Il me conduisit dans une petite chambre placée au milieu de toutes les chambres, lesquelles n’étaient séparées entre elles que par de simples cloisons. Et les interstices du mur étaient si mal bouchés que pour peu qu’on y mît l’œil, on pouvait voir ce que l’on faisait dans chacune. Arrivée là, le Bachelier ouvrait la bouche pour me dire (à ce que je crois) que mes beautés surpassaient celles des fées ; et avec cela : « Mon âme, sang chéri, douce vie », et le reste de la Philostrocole[8], par là-dessus. Il s’apprêtait même à me jeter sur le lit à sa discrétion, quand voici un tic, toc, tac, tel que le Bachelier et quiconque du monastère l’ouït ne s’en épouvanta pas autrement que ne fait une multitude de rats rassemblés autour d’un tas de noix quand on ouvre à l’improviste la porte d’un grenier. Affolés par la frayeur, ils ne se rappellent plus où ils ont laissé leur trou. Ainsi les compagnons, cherchant à se cacher, se heurtant l’un l’autre, s’égaraient tout en voulant se cacher au Saffrugant[9], car c’était le Saffrugant de l’Évêque, protecteur du monastère, qui, avec son tic, tac, toc, nous avait épouvantés comme une voix, le jet d’un caillou épouvantent les grenouilles posées, la tête haute, sur une motte de terre, dans l’herbe, et à ce bruit elles se précipitent dans l’eau presque toutes ensemble. Peu s’en fallut que, passant par le dortoir, il n’entrât dans la chambre de l’Abbesse qui, avec le Général, réformait les vêpres à l’usage particulier de ses Religieuses. La Cellerière nous le raconta, il avait déjà levé la main pour heurter à la porte, et chaque chose, lorsqu’il l’oublia, parce qu’à ses pieds vint s’agenouiller une Nonnette aussi experte dans le chant figuré que la Drusiana de Buovo d’Antona[10].

Antonia. — Oh ! quelle belle fête s’il était entré là-dedans. Ah ! ah ! ah !

Nanna. — Mais l’occasion se laissa prendre par les cheveux tout le long de ce jour-là, te dis-je, parce qu’à peine s’était assis le Suffragant…

Antonia. — Maintenant tu dis bien.

Nanna. — Voici un Chanoine, c’est-à-dire le Primocier[11], qui lui apportait la nouvelle que l’évêque n’était pas loin. L’autre se leva et se rendit en toute hâte à l’évêché pour se préparer à aller à sa rencontre. Il nous ordonna de manifester avant tout notre allégresse par les cloches. À peine avait-il mis le pied hors du seuil que chacun retourna peu à peu à ses affaires. Le Bachelier, seul, fut forcé d’aller, au nom de l’Abbesse, baiser la main de Sa Révérendissime Seigneurie. Et retournant auprès de leur bonne amie, ils avaient l’air d’étourneaux qui retournent à l’olivier d’où viennent de les chasser les oh ! oh ! oh ! du paysan qui se sent becqueter le cœur quand on lui becquète une olive.

Antonia. — J’attends que tu viennes au fait comme les bambins attendent la nourrice pour qu’elle leur mette la mamelle en bouche, et le retard me paraît plus cruel que le samedi saint à qui pèle les œufs après avoir fait le Carême.

Nanna. — Venons-en à quia. Étant restée seule et déjà amoureuse du Bachelier, car il ne me paraissait pas licite de vouloir contrevenir aux usages du monastère, je pensais aux choses entendues et vues depuis cinq ou six heures que j’y étais entrée, et tenant toujours en main le pilon de verre, je me mis à l’examiner de l’œil de qui voit pour la première fois cette si terrible gargouille en forme de lézard qui fait partie de l’église del Popolo. J’en étais plus émerveillée que de ces arêtes monstrueuses du poisson qui était resté à sec à Corneto. Je ne pouvais m’imaginer pourquoi les Sœurs faisaient tant de cas de cet objet. Et au milieu de ce débat de pensées, j’entends résonner quelques éclats de rire si violents qu’ils auraient ragaillardi un mort. Le bruit ne faisant qu’augmenter, je résolus de voir d’où partait ce rire, et me mettant debout, j’approchai l’oreille d’une fissure, et comme on voit mieux dans l’obscurité avec un œil qu’avec deux, je fermai le gauche et fixant avec le droit dans le trou qui était entre deux briques, j’aperçois… Ah ! ah ! ah !

Antonia. — Que vis-tu ? Dis-le-moi, de grâce !

Nanna. — Je vis dans une cellule quatre Sœurs, le Général et trois moinillons de lait et de sang en train de dépouiller le Révérend Père de sa tunique et de le revêtir d’un pourpoint de velours ; ils couvrirent sa tonsure d’une calotte d’or, sur laquelle ils posèrent une barrette de velours, pleine de pendeloques de cristal, ornée d’un panache blanc ; ils lui ceignirent enfin l’épée au côté, après quoi le bienheureux Général, soit dit en parlant pour toi et pour moi, se mit à se promener de l’air d’un Bartholomeo Coglioni[12]. Pendant ce temps-là, les Sœurs avaient quitté leurs cotillons, et les Novices leurs frocs ; elles mirent les vêtements des Novices, du moins trois d’entre elles (et eux ceux des Nonnes) ; la dernière s’étant enveloppée dans la toge du Général s’assit pontificalement en contrefaisant le Supérieur donnant des lois aux couvents.

Antonia. — Quelle belle farce !

Nanna. — C’est maintenant que la farce va devenir belle, parce que Sa Révérence Paternité appela les trois novices et, appuyé sur l’un d’eux mince et long, formé avant l’âge, se fit tirer du nid par les autres le passereau qui se tenait coi. Le plus déluré et le plus charmant le prit sur la paume et lui lissa l’échine, comme on lisse la queue à la chatte qui ronronnant commence à souffler de sorte qu’elle ne peut plus tenir en place. Le passereau dressa la crête si bien que le vaillant Général ayant posé ses griffes sur la plus gracieuse et la plus jeune des Nonnes et lui ayant relevé ses jupes par-dessus la tête, lui fit appuyer le front sur le bois du lit. Alors, écartant délicatement avec les doigts les feuillets du missel culabrais, tout méditatif il contemplait ce fessier dont la figure n’était ni décharnée de maigreur jusqu’au dos, ni trop bouffie de graisse, mais rondelette, la raie du milieu tremblotante et qui reluisait comme un ivoire qui aurait eu la vie. Et ces petites fossettes que l’on aperçoit dans le menton et les joues des belles femmes se laissaient voir sur ses chiappeline[13] pour parler à la florentine, et sa morbidesse aurait surpassé celle d’un rat de moulin, né, élevé, et engraissé dans la farine ; et les membres de la Sœur étaient si lisses que si on lui posait la main sur les reins, elle glissait d’un trait jusqu’aux jambes, avec plus de rapidité qu’un pied ne glisse sur la glace. Aucun poil n’osait se montrer sur ce corps, pas plus que sur un œuf.

Antonia. — Donc le Père Général perdit la journée en contemplation, hein ?

Nanna. — Il ne la perdit pas. Ayant trempé son pinceau, préalablement mouillé de salive, dans le godet à couleur, il la fit se tordre à la façon dont se tordent les femmes dans les douleurs de l’enfantement ou dans le mal de mère. Et pour que le clou demeurât plus fermement dans le trou, il fit signe derrière lui à son bœuf en herbe qui lui ayant rabattu les braies sur les talons administra un clystère au visibilium de Sa Révérence qui tenait les yeux fixés sur les autres garnements. Ceux-ci ayant disposé deux sœurs de la bonne façon et à leur aise dans leur lit leur pilaient la sauce dans le mortier, au désespoir de l’autre Nonnain qui « tant quelque peu louche et noire de peau, rebutée de tous, avait rempli le Bernard de verre d’eau chauffée pour laver les mains du Messire, s’était assise par terre sur un coussin, la plante des pieds appuyée au mur de la chambre, et poussant le monstrueux béton pastoral se l’était enfoncé dans le corps, comme on remet une épée au fourreau. Moi, à l’odeur de leur plaisir, me rongeant plus que ne se défont par usure les hardes, je me frottais la moniche à la façon dont les chats se frottent le cul sur les toits en janvier.

Antonia. — Ah ! ah ! ah ! Quelle fut la fin du jeu ?

Nanna. — Après s’être menés et démenés pendant une demi-heure, le Général s’écria : « Faisons-le tous en chœur ! et toi, mon petit couillaud, baise-moi ; et toi aussi, ma petite colombe » ; et tenant une main dans la boîte de l’angelette et de l’autre flattant les pommes de l’ange joufflu, baisant tantôt l’un et tantôt l’autre, il faisait le même visage grimaçant qu’au Belvédère cette statue de marbre fait aux serpents qui l’assassinent entre ses fils. À la fin, les Sœurs au lit, les jouvenceaux, le Général, celle sur laquelle il était monté, celui qu’il avait derrière lui et celle à la pastenague[14] de Murano, s’accordèrent à le faire en mesure comme s’accordent les musiciens, ou les forgerons en levant le marteau, et ainsi chacun attentif au signal, on entendait un : « Aïe ! Aïe ! » un : « Embrasse-moi ! » un : « Tourne-toi vers moi ; ta langue douce, donne-la-moi ! Retire-la ; pousse fort. Attends que je le fasse ! Je t’en prie, fais-le ! Serre-moi ! Aide-moi ! » L’un parlait en sourdine, l’autre à voix haute, en miaulant ; on aurait dit ceux du la, sol, fa, mi, ré, ut, et c’étaient des yeux renversés, des soupirs, un branle, des secousses telles que les bancs, les caisses, les bois de lits, les chaises et les écuelles s’en ressentaient comme les maisons pendant un tremblement de terre.

Antonia. — Au feu !

Nanna. — Puis voici huit soupirs coup sur coup, issus du foie, du poumon, du cœur et de l’âme du Révérend, et cœtera, des Sœurs et des Novices qui firent un si grand vent que huit torches en auraient été éteintes, et soupirant ils tombèrent de fatigue, comme les ivrognes de vin. Et moi qui avais quasiment les nerfs cordés du dépit de les contempler, je me retirai adroitement et m’étant assise je donnai un regard au machin de verre.

Antonia. — Arrête un peu : comment sais-tu qu’il y eut huit soupirs ?

Nanna. — Tu es trop pointilleuse : écoute donc.

Antonia. — Dis !

Nanna. — En contemplant le machin de verre, je sentis que je m’émouvais, bien que ce que j’avais vu eût ému l’ermitage des Camaldules. Et à force de contempler, je tombai in tentationem et libera nos a malo. Ne pouvant plus supporter la volonté de la chair qui me poignait bestialement la nature ; n’ayant pas d’eau chaude à y mettre, comme m’en avait averti la sœur, en me disant à quoi servaient les fruits de cristal, je devins maligne par nécessité et pissai dans le manche de bêche.

Antonia. — Comment ?

Nanna. — Par un petit trou qui y était exprès pour qu’on pût l’emplir d’eau tiède. Mais pourquoi t’allongerai-je la trame ? Je me troussai galamment la robe et plaçant le pommeau de l’estoc sur la caisse, je commençai tout doucement à macérer ma concupiscence. La cuisson était vive et la tête du grondin était grosse, je ressentais à la fois martyre et jouissance, mais la jouissance surpassait la souffrance et peu à peu l’esprit entrait dans l’ampoule. Tout en sueur, me comportant en paladine, je me l’enfonçai si profondément que peu s’en fallut que je ne le perdisse en moi. Et à son entrée, je crus mourir d’une mort plus douce que la vie béate. Lui ayant tenu un bon bout de temps le bec dans l’eau, je me sens tout ensavonnée, je le retire aussitôt et, l’ayant retiré, je demeure avec cette cuisson qui dévore un rogneux lorsqu’il lève les ongles de dessus les cuisses. L’ayant regardé tout à coup, je le vois tout en sang et je fus prête à crier ma confession.

Antonia. — Pourquoi, Nanna ?

Nanna. — Pourquoi ? parbleu ! Je crus m’être blessée à mort. Je me mets la main à la bouchette, je la retire toute mouillée et la voyant comme un gant d’évêque paré, je me mets à pleurer et les mains dans ces cheveux qu’en me les coupant auparavant m’avait laissés celui qui m’avait vêtue dans l’église, je commence la lamentation de Rhodes.

Antonia. — Celle de Rome, où nous sommes.

Nanna. — De Rome pour parler à ta façon, et outre que j’avais peur de mourir voyant ce sang, je craignais encore l’Abbesse.

Antonia. — À quel propos ?

Nanna. — À propos de ce que, voulant savoir la raison du sang et connaissant la vérité, elle aurait pu me mettre en prison, liée comme une ribaude, et quand bien même elle ne m’aurait pas donné d’autre pénitence que de raconter aux autres l’histoire de ce sang, te paraît-il que je n’eusse pas lieu de pleurer ?

Antonia. — Non ! Pourquoi ?

Nanna. — Pourquoi, non ?

Antonia. — Parce qu’en accusant la Sœur que tu avais vue jouer à ce qu’il y a dans le verre tu t’en serais tirée gratis.

Nanna. — Oui, si la Sœur s’était ensanglantée comme moi. Ce qu’il y a de certain c’est que Nanna était dans une triste position. Là-dessus, j’entends frapper à ma cellule, je m’essuie le mieux possible les yeux, je me lève et je réponds : gracia plena. En même temps j’ouvre et j’apprends qu’on m’appelle à souper. Moi qui, en vraie soudarde, non en nouvelle Religieuse, avait bafré tout le matin et perdu l’appétit par crainte du sang, je dis que je voulais demeurer sobre pour ce soir ; et ayant refermé la porte au verrou, toute songeuse, je remis la main à ma petite machine et, voyant qu’elle finissait par s’étancher, je me ravivai un tout petit peu et pour passer le temps je retournai à la fente où je voyais briller de la lumière, parce que, la nuit étant venue, les Sœurs avaient allumé, et regardant de nouveau je vois que chacun était nu. Et certainement si le Général, les Nonnes et les Novices avaient été vieux, je les assimilerais à Adam et Ève, avec les autres pauvres âmes des limbes. Mais laissons les comparaisons aux sibylles. Le Général fit monter sur une table carrée à laquelle mangeaient les quatre mignonnes chrétiennes d’Antéchrist son bœuf en herbe, c’est-à-dire le joli même dégingandé tenant un béton au lieu de trompette. Le jeune homme l’emboucha comme les hérauts font de leur instrument et annonça la joute. Et après le taratantara il dit : « Le grand Soudan de Babylone fait assavoir à tous les vaillants jouteurs qu’ils aient sur-le-champ à comparaître dans la lice, les lances en arrêt, et à celui qui en rompra le plus, il sera donné un rond sans poil, duquel il jouira toute la nuit, et Amen. »

Antonia. — Belle proclamation ! Son maître avait dû lui en rédiger la minute ; continue, Nanna.

Nanna. — Voici les jouteurs en ordre de bataille, et ayant fait une quintaine[15] du séant de cette noireaude un peu bigle qui auparavant mangeait du verre à bouche que veux-tu, ils tirèrent au sort, et la première course échut au trompette qui faisant sonner un de ses compagnons, et tandis qu’il se mouvait, s’éperonnant lui-même les doigts, enfonça sa lance jusqu’à la garde dans l’écu de son amie, et comme le coup en valait trois, il fut très loué.

Antonia. — Ah ! ah ! ah !

Nanna. — Après lui, le Général, désigné par le sort, s’élança et courant la lance en arrêt enfila l’anneau de celui qui l’avait enfilé à la Sœur. Ensuite, ils restèrent là, immobiles comme des bornes entre deux champs. La troisième course échut à une Nonne et n’ayant pas de lance de sapin, elle en prit une de verre et au premier choc l’enfonça derrière le Général, se fourrant elle-même pour le bon motif les ventouses dans la pénilliére.

Antonia. — Grand Dieu lui soit advenu !

Nanna. — Puis ce fut le second novice, qui vint à son tour et ficha la flèche dans la cible du premier coup, et l’autre Nonne, contrefaisant sa camarade au moyen de la lance à deux pelotes la plongea dans l’utriusque du jeune homme, qui se tortilla comme une anguille en recevant le coup. Vinrent la dernière et le dernier, et il y eut de quoi rire, parce que celle-ci ensevelit le berlingot dont elle s’était munie le matin à dîner dans le sillon de sa compagne. Et lui, demeuré derrière tout le monde, lui planta sa hampe par derrière, de façon qu’ils paraissaient une brochette d’âmes damnées que Satan menait rôtir pour le carnaval de Lucifer.

Antonia. — Ah ! ah ! ah ! Quelle fête !

Nanna. — La bigle était une Sœur très amusante et pendant que chacun poussait et se démenait, elle disait les plus douces bouffonneries du monde. Et moi, entendant cela, je ris si fort qu’on m’entendit et, étant entendue, je me retirai un peu en arrière et après un certain temps quelqu’un ayant grondé je retournai à mon observatoire, que je trouvai couvert d’un drap, et je ne pus voir la fin de cette joute, ni à qui on avait donné le prix.

Antonia. — Tu me sautes le plus beau.

Nanna. — Je ne te le saute que parce que je l’ai sauté moi-même. Et cela me déplut au possible de ne pas voir faire la semence aux fèves et aux châtaignes. Mais pour tout te dire, pendant que j’étais furieuse de mes rires qui m’avaient privée de ma place au prêche, j’entendis de nouveau…

Antonia. — Qu’entendis-tu ? Dis vite !

Nanna. — Je pouvais voir trois chambres par les fentes de la mienne.

Antonia. — Les murs n’étaient donc que des fentes ? Cela me dégoûte des cribles.

Nanna. — Je crois qu’on ne prenait pas beaucoup de soin de les boucher et je pense que les Nonnes avaient plaisir à se voir l’une l’autre. Quoi qu’il en soit, j’entends souffler, soupirer, grogner, renacler si haut qu’on eût dit que cela venait de dix personnes se lamentant en songe. Et attentive j’écoute (en face de la cloison qui me séparait de la pièce où l’on joutait), j’écoute et j’entends chuchoter. Je mets l’œil à la fissure et j’aperçois, les jambes en l’air, deux mignonnes petites Sœurs, grassouillettes, toutes fraîches, avec quatre belles cuisses blanches et rondes qui paraissaient de lait caillé tant elles étaient tremblotantes. Et chacune tenant en main sa carotte de verre, l’une commença à dire : « Quelle folie de croire que notre appétit puisse se rassasier au moyen de ces saletés-là ! Elles n’ont ni baisers, ni langue, ni mains à poser sur les touches. Et quand bien même elles en auraient, si nous éprouvons de la jouissance avec des simulacres, que serait-ce avec les objets mêmes en vie ? Nous pourrions bien nous dire de bien pauvres filles si nous consumions notre jeunesse avec des bouts de verre. » — « Sais-tu, ma sœur, répondait l’autre, je te conseille de venir avec moi. » — « Et où vas-tu ? » dit-elle. — « Moi, à la tombée de la nuit, je veux me sauver et m’en aller à Naples, avec un jeune homme qui a un camarade, son frère juré, qui ferait ton affaire. Sortons donc de cette caverne, de cette sépulture et jouissons de notre âge comme doivent jouir les femmes. » Mais il fallut peu de paroles à l’amie, qui était facile à persuader. L’offre acceptée, elles jetèrent ensemble les cédrats de verre contre le mur, tâchant de couvrir le bruit qu’ils faisaient en se brisant par les cris de : « Aux chats ! aux chats ! » feignant qu’ils eussent cassé des carafes et tout ce qui se trouvait dans la pièce. Elles sautent à bas du lit, avant tout font un paquet de leurs meilleures hardes, puis sortent de la chambre. J’en étais là, quand voici un tapage très étrange de claques, d’Hélas ! de Malheureuse que je suis ! d’égratignements de visages, de cheveux arrachés et d’habits déchirés. Ma parole d’honneur ! j’aurais cru qu’il y avait le feu au clocher. Je vais mettre l’œil aux interstices des briques, et je vois que c’est cette Paternité de Madame l’Abbesse qui fait les lamentations de l’apôtre Jérémie.

Antonia. — Comment ? l’Abbesse !

Nanna. — La dévote mère des Nonnes et la protectrice du monastère.

Antonia. — Qu’avait-elle ?

Nanna. — Autant que je puis le savoir, elle avait été assassinée par le confesseur.

Antonia. — De quelle façon ?

Nanna. — Au plus beau moment de l’histoire, il avait retiré le bouchon de la bouteille, il voulait le mettre dans le vase à civette. La pauvrette, à qui l’eau était venue à la bouche, toute en luxure, toute en jus, agenouillée à ses pieds, le conjurait par les Stigmates, par les Douleurs, par les sept Allégresses, par le Pater noster de saint Julien, par les Psaumes pestilentiels[16], par les trois Mages, par les Étoiles, par les Santa Santorum ; mais elle ne put jamais obtenir que le Néron, le Caïn, le Judas, lui plantât son poireau dans le jardinet. Au contraire, avec le visage d’un Marforio tout vénéneux, il la força, du geste et de la voix, à lui tourner le dos, et lui ayant fait mettre la tête sur le poêle, soufflant comme un aspic sourd, avec l’écume à la bouche comme l’orque[17], il lui ficha son plantoir dans la fosse restauratrice.

Antonia. — Scélérat !

Nanna. — Et il prenait un plaisir digne de mille potences à l’ôter, à le remettre, riant à ce je ne sais quoi qu’il entendait à l’entrée et au sortir du pieu ; bruit assez semblable à ce lof lof et taf que font les pieds des pèlerins qui trouvent en route de la glaise visqueuse qui souvent leur arrache les escarpins.

Antonia. — Qu’il soit écartelé !

Nanna. — L’inconsolée, la tête sur le poêle, semblait l’esprit d’un sodomite dans la bouche du démon. À la fin, le Frère, touché de ses oraisons, lui fit relever la tête et, sans débrocher, le coquin de Frère la porta, sur la verge, jusqu’à une escabelle, à laquelle la mignonne martyre s’étant appuyée, il commença à se démener avec tant de gaillardise que celui qui tâte les touches aux grandes orgues n’en fait pas tant. Et comme si elle était disloquée, elle se renversait le corps en arrière, voulant boire les lèvres et manger la langue du confesseur, et elle allongeait tout entière la sienne, qui n’était pas très différente de celle d’une vache, et elle mit la main entre les bords de la valise et le fit se tordre comme si elle l’avait pris dans des tenailles.

Antonia. — Je renais, je suis ébaubie !

Nanna. — Et léchant ces flots qui voulaient faire tourner la meule, le saint homme acheva sa besogne. Et après qu’il se fut fourbi le cordon avec un mouchoir parfumé et que la bonne dame eut essuyé le doux miel, ils soufflèrent un peu et s’embrassèrent, et le goulu de Frère lui dit : « Eh quoi ! ma faisane, ma paonne, ma colombe, âme des âmes, cœur des cœurs, vie des vies, ton Narcisse, ton Ganymède, ton Ange, ne pouvait-il disposer une fois de tes quartiers de derrière ? » Et elle répondait : « Te paraissait-il juste, mon oison, mon cygne, mon faucon, consolation des consolations, plaisir des plaisirs, espérance des espérances, que ta Nymphe, ta Servante, ta Comédienne dût, pour une fois, remettre ton naturel dans sa nature ? » Et allongeant la bouche, en mordant, elle lui laissa les marques noires de ses dents sur les lèvres, lui faisant pousser un cri épouvantable.

Antonia. — Quel plaisir !

Nanna. — Après cela, la prudente Abbesse lui agrippa la relique et l’approchant de sa bouche la baisait suavement, et comme elle en était folle, elle la mâchait et la mordait comme un petit chien le fait aux jambes et aux mains, rien que pour le plaisir, et vous fait à la fois rire et pleurer ; ainsi ce ribaud de Frère, aux poignantes morsures de Madonna, ne se sentait-il pas de joie, tout en criant : « Aïe ! Aïe ! »

Antonia. — Elle pouvait aussi bien lui enlever un morceau avec les dents, la goulue !

Nanna. — Tandis que par bonté et par charité, l’Abbesse jouait avec son idole, on frappe doucement à la porte de la chambre. Ils en restent tous deux en suspens et demeurant aux écoutes ils entendent siffler avec un son rauque, et ils reconnurent alors que c’était le jeune bardache du confesseur, qui entra, la porte lui ayant été ouverte de suite. Et comme il savait ce que pesait leur laine, ils ne se dérangèrent nullement ; même la traîtresse d’Abbesse, laissant le pinson du père, prit par les ailes le chardonneret du fils, se rongeant toute de l’envie de frotter l’archet du petit garçon sur sa lyre : « Mon amour, fais-moi de grâce une grâce », et le pendard de Frère lui dit : « Je veux bien. Que demandes-tu ? » — « Je veux, dit-elle, râper ce fromage avec ma râpe, à condition que tu mettes ta baguette dans le tambour de ton fils spirituel. Et si le plaisir te plaît, nous donnerons l’élan aux montures, sinon nous essayerons tant de manières qu’une ou l’autre sera de notre goût. » Et pendant ce temps la main de fra Galasso avait amené les voiles de l’esquif du garçonnet. Madame s’en étant aperçue se mit sur le séant, ouvrit la cage toute grande dans laquelle elle introduisit le rossignol, et tira sur elle tout le faix, au grand contentement de chacun. Et je puis t’affirmer que c’était un vrai crève-cœur de la voir là, ayant sur la panse une aussi grande mappemonde qui la foulait comme est foulée chez le foulon une pièce de drap. À la fin, elle se déchargea de son fardeau et ils laissèrent leur arbalète, et le jeu fini, je ne pourrais pas te dire le vin qu’ils engloutirent et les gâteaux qu’ils dévorèrent.

Antonia. — Comment te pouvais-tu refréner du désir de l’homme, voyant tant de clefs ?

Nanna. — L’eau me venait à la bouche abondamment pendant cet assaut abbatial et comme je tenais encore le poignard de verre…

Antonia. — Je crois que tu le tenais en le flairant souvent, comme on flaire un œillet.

Nanna. — Ah ! ah ! ah ! je te dirai qu’étant en appétit par suite des batailles que j’avais vues, je vidai l’instrument de l’urine froide, et l’ayant rempli de nouveau, je me plaçai dessus assise, et la fève une fois mise dans la cosse, je me la serais volontiers envoyée au Culisée, pour éprouver toute chose, parce qu’autrement nous ne pouvons savoir ce qu’il en arrive pour nous.

Antonia. — Tu faisais bien, c’est-à-dire tu aurais bien fait !

Nanna. — En me démenant ainsi sur son échine, je sentais tout ragaillardi mon guichet de devant, grâce au tampon qui me récurait le seau ; et pesant le pour et le contre, je me demandais à moi-même si oui ou non je recevrais l’argument tout entier ou seulement en partie. Je crois bien que j’aurais laissé aller le chien dans le terrier, si à ce moment ayant entendu le confesseur, qui s’était rhabillé ainsi que son élève et l’Abbesse bien contente, prendre congé, je n’avais couru voir les façons qu’ils faisaient au départ. Elle faisait l’enfant et, minaudant, disait : « Quand reviendrez-vous ? Ô Dieu ! à qui est-ce que je veux du bien ? Qui est-ce que j’adore ? » Et le Père jurait par les litanies, par l’Avent, qu’il reviendrait le soir suivant ; et le petit bardache qui se remettait encore les chausses lui dit adieu avec toute la langue dans la bouche. Et j’entendis que le confesseur en partant commençait ce Pecora campi que l’on dit à vêpres.

Antonia. — Le ribaud feignait de dire complies, hein ?

Nanna. — Tu l’as deviné. Et aussitôt que fut parti le susdit, j’entendis un tel tapage que je conjecturai que nos jouteurs eux aussi avaient fini leur journée et s’en retournaient victorieux chacun chez soi, faisant fienter leurs chevaux de manière que cela me paraissait la première pluie d’août.

Antonia. — Le sang !

Nanna. — Écoute, écoute ceci. Les deux qui avaient emballé leurs effets étaient retournées dans la chambre, et la raison, à ce qu’elles disaient en grommelant, c’était qu’elles avaient trouvé la porte de derrière fermée à clef par ordre de l’Abbesse, à laquelle elles donnèrent plus de malédictions que n’en recueilleront les prêtres le jour du jugement. Mais elles ne s’étaient pas dérangées pour rien, car en descendant l’escalier elles avaient vu sommeiller le muletier entré depuis deux jours au service du monastère ; et ayant jeté son dévolu sur lui, l’une disait à l’autre : « Tu iras le réveiller, sous le prétexte qu’il t’apporte une brassée de bois dans la cuisine, et te prenant pour la cuisinière il viendra de suite. Tu lui montreras alors cette chambre en disant : Portez-le là. Une fois le brigand dedans, laisse ta sœur lui dire deux mots. »

Cet avis n’étant pas tombé dans l’oreille d’une sourde ni d’une muette, elle fut aussitôt obéie. Là-dessus je découvre une nouvelle trame.

Antonia. — Que découvres-tu ?

Nanna. — Je découvris à côté de la pièce des susdites une chambrette lattée à la courtisane, très élégante, dans laquelle étaient deux sœurs divines. Elles avaient préparé bien gentiment une petite table ; et ayant mis dessus une nappe qui paraissait de damas blanc, fleurant la lavande plus que ne sentent le musc les animaux qui le produisent, elles disposèrent des serviettes, des assiettes, des couteaux et des fourchettes pour trois personnes, le tout si proprement que je ne pourrais te le dire. Elles tirèrent d’un corbillon beaucoup de variétés de fleurs dont elles ornaient la table avec grand soin. Au centre, une de ces Sœurs avait disposé une grosse guirlande de feuilles de laurier, semé là elles faisaient le mieux des roses blanches et rouges et garni de fleurs d’oranger les rubans, qui nouaient la guirlande et se déroulaient sur la table. Dans la guirlande, tracé avec des fleurs de bourrache, on lisait le nom du Vicaire de l’évêque, qui était arrivé le jour même avec son Monseigneur. Et c’était pour lui plutôt que pour Sa Grandeur mitrée que les cloches avaient sonné à toute volée, privant, avec leur don din don, mes oreilles de mille choses bonnes à raconter. Je dis que c’était au Vicaire que l’on préparait la noce, et cela je le sus plus tard. Pendant ce temps-là, l’autre Nonne avait mis une belle chose à chaque coin de la table. Sur le premier, elle avait dessiné le nœud de Salomon en giroflées doubles ; sur le second, le Labyrinthe en fleurs de sureau ; sur le troisième, un cœur de roses rouges, que transperçait un dard figuré par la tige d’un œillet dont le bouton lui servait de fer. À demi ouvert, il paraissait teint par le sang du cœur. Au-dessus, elle figura, en fleurs de buglosse, ses yeux battus à cause des pleurs, et les larmes qu’ils versaient étaient faites de ces petits boulons de fleurs d’oranger venant à peine de pointer à la cime de leurs feuillards. Sur le dernier coin, elle avait dessiné deux mains de jasmin entrelacées, avec une Fides de giroflées jaunes. Après cela, l’une se mit à frotter quelques verres avec des feuilles de figuier et les fourbit si bien que de cristal ils paraissaient transformés en argent. Sa compagne, pendant ce temps-là, avait mis sur une planchette un napperon de toile et avait placé les verres par rang de taille sur ce dressoir. Elle plaça au milieu un carafon en forme de poire plein d’eau de senteur. Une serviette de fin linon pour s’essuyer les mains en pendait comme sur les tempes des évêques pendent les bandes des mitres. Au pied du dressoir, il y avait un seau de cuivre dans lequel on aurait pu se mirer tant il avait été bien fourbi au sablon, au vinaigre, à la main. Plein d’eau fraîche jusqu’au bord, il contenait deux fioles de verre uni qui paraissaient pleines non de vin blanc ou rouge, mais de topaze et des rubis fondus. Et tout mis en ordre, l’une sortit d’une huche le pain (on aurait dit de l’ouate comprimée) et le tendit à l’autre qui le mit à sa place. Alors elles prirent un peu de repos.

Antonia. — Vraiment, la diligence qu’elles mirent en œuvre pour parer la petite table ne pouvait être qu’une besogne de Sœurs, lesquelles ont du temps à perdre.

Nanna. — Étant assises, voici que sonnent trois heures[18], et la plus délurée dit : « Le Vicaire est plus long à venir que la messe de Noël. » L’autre répondit : « Son retard n’est pas si étonnant, car l’évêque, qui, demain, veut donner sa confirmation, l’aura employé à quelque besogne. » Elles parlèrent alors de mille bagatelles, pour dissiper l’ennui de l’attente, mais l’heure passait de la première minute à la dernière, et toutes deux se mirent à parler du Vicaire comme Maître Pasquin parle des Cardinaux ; et pendard, cochon, poltron étaient des noms de jours de fête. Et l’une courut au feu, où bouillaient deux chapons, gras à ne pouvoir plus se remuer, sur lesquels montait la garde une broche, qui pliait sous le poids d’un paon élevé par elles ; et elle aurait tout jeté par la fenêtre si sa compagne ne l’en eût empêchée. Et au milieu de cette dispute, le muletier, qui allait décharger son bois dans la chambre de celle à qui son âme sœur avait donné le bon conseil, se trompa de porte, quoiqu’on la lui eût bien indiquée en lui mettant le fagot sur l’épaule. Entré là où était attendu le Messire, cette espèce d’âne laissa aller tout son bois, et l’entendant, les deux compagnes se fichèrent les ongles dans le visage et s’égratignèrent toutes.

Antonia. — Que dirent-elles, celles du planton ?

Nanna. — Qu’aurais-tu dit, toi ?

Antonia. — J’aurais pris l’occasion aux cheveux.

Nanna. — Ainsi firent-elles. Toutes réjouies par la venue inespérée du muletier, comme les pigeons se réjouissent de la pâture, elles lui firent un accueil de roi et, la porte verrouillée, de peur que le renard s’échappât du trébuchet, elles le firent asseoir entre elles et le débarbouillèrent avec une serviette bien propre. Le muletier allait sur ses vingt ans ou environ, imberbe, joufflu, le front comme le fond d’un boisseau, avec deux lombes d’Abbé, bien planté, bien blanc de teint, c’était, en somme, un de ces chômeurs trop bon pour leur dessein. Il faisait les plus risibles singeries du monde en se voyant attablé en face des chapons et du paon ; il engloutissait des morceaux démesurés et buvait comme un moissonneur. Elles, à qui semblait durer mille ans l’attente de s’étriller le poil avec son battant, rebutaient les plats comme les rebute quelqu’un qui n’a pas faim. Et si la plus vorace, ayant perdu la patience comme la perd quelqu’un qui se fait Ermite, ne s’était jetée sur le fifre comme le vautour sur le poussin, le muletier aurait fait un repas de roulier. À peine touché, il exhiba un morceau de pique à faire honte à celle de Bevilaqua : c’était comme la trompe que lève celui qui en sonne au Château Saint-Ange. Pendant que l’une tenait le béton, l’autre enlevait la table. Sa camarade, se colloquant le poupart entre les jambes, se laissa aller entièrement sur la flûte du muletier, qui était assis ; et poussant, et comme elle y allait avec la même discrétion que le peuple quand, la bénédiction donnée, il se presse sur le Pont, la chaise, le muletier et elle-même se renversèrent, culbutèrent comme un singe. Le verrou était sorti de la gâchette ; l’autre sœur, qui mâchonnait comme une vieille mule, craignant que le poupart, qui n’avait rien sur la tête, ne prît froid, l’embéguina avec le verbi gratia. Sa compagne, furieuse de se voir déclouée, se mit dans une telle colère qu’elle la prit à la gorge et lui fit vomir le peu qu’elle avait mangé, et l’autre s’étant retournée sans s’inquiéter de finir le chemin, elles s’en donnèrent plus que les Bienheureux Pauls[19].

Antonia. — Ah ! ah ! ah !

Nanna. — Juste au moment où le lourdaud se levait pour séparer la mêlée, je sens une main s’appuyer sur mon épaule et j’entends dire tout bas : « Bonne nuit, ma chère petite âme. » J’en frissonnai de peur, tout entière, d’autant plus qu’absorbée par les faits d’armes de ces bêtes en chaleur (je veux dire le mot), je ne pensais pas à autre chose et, me sentant mettre la main sur le dos, je me retournai et dis : « Holà ! qui est celui-ci ? » Et j’allais ouvrir la bouche pour crier au secours, quand j’aperçois le Bachelier, qui m’avait laissée pour aller à la rencontre de l’évêque. Je me rassurai, mais cependant je lui dis : « Père, je ne suis pas de celles que vous croyez… Éloignez-vous un peu… Je ne veux pas… À l’instant même !… Je crierai !… Je me laisserai plutôt ouvrir les veines… Dieu m’en garde !… Je ne le ferai jamais, non, jamais… je vous dis que non !… Vous devriez en être glacé d’horreur… Belle chose !… Cela se saura bien ! » Et il me disait : « Est-il possible qu’en un Chérubin, en un Trône et en un Séraphin se loge tant de cruauté ? Je suis votre esclave, je vous adore, parce que vous êtes mon Autel, mes Vêpres, mes Complies et ma Messe. Et s’il vous plaît que je meure, voici le couteau ; percez-m’en le sein, vous verrez sur mon cœur votre nom suave écrit en lettres d’or. » Et me parlant ainsi, il voulait me mettre dans la main un très beau couteau à manche d’argent doré, avec lame damasquinée jusqu’au milieu. Je ne voulus jamais le prendre, et sans répondre je tenais le visage vers la terre. Lui alors, avec ces exclamations que l’on chante à la Passion, me rompit tant la tête que je me laissai vaincre.

Antonia. — Ils font pis ceux qui se laissent aller jusqu’à occir ou empoisonner les hommes. L’œuvre pie que tu as faite là l’est plus que le Mont-de-Piété, et toute femme de bien devrait prendre exemple sur toi. Continue.

Nanna. — Et m’étant laissée vaincre par son préambule monacal, dans lequel il disait plus de mensonges que n’en comptent les horloges détraquées, il m’assaillit avec un Laudamus te, comme s’il avait à bénir les Rameaux, et avec ses chants il m’enchanta si bien que je me laissai aller. Mais que voulais-tu que je fisse, Antonia ?

Antonia. — Pas autre chose, Nanna.

Nanna. — Je continue donc… Et le croirais-tu ?

Antonia. — Quoi ?

Nanna. — Celui de chair me parut moins rude que celui de verre.

Antonia. — Grand secret !

Nanna. — Oui, par cette croix !

Antonia. — Quel besoin as-tu de jurer, puisque je te crois et te recrois.

Nanna. — Je pissai, sans pisser…

Antonia. — Ah ! ah ! ah !

Nanna. — … Une certaine glu blanche qui paraissait de la bave de limace. Pour cette fois, il me le fit trois fois, révérence parler, deux à l’antique et une à la moderne ; et cet usage, l’ait trouvé qui veut, ne me plaît pas du tout. Ma foi, non, il ne me plaît pas.

Antonia. — Tu as tort.

Nanna. — Nous voilà fraîches si j’ai tort. Et celui qui le trouva était un dégoûté, n’ayant plus faim de rien, sinon de… Eh ! tu me le feras dire !

Antonia. — Ne mentionne rien en vain. C’est une bouchée comme on en fait à la grappe plus que des lamproies, et un mets de grands maîtres.

Nanna. — Qu’ils gardent cela pour eux. Maintenant, revenons à notre affaire. Après que le Bachelier m’eut planté deux fois l’étendard dans la citadelle et une fois dans le ravelin[20], il me demanda si j’avais soupé ; et moi, qui, à son haleine, m’aperçus qu’il était plus bourré que l’oie des Juifs, je lui répondis que oui. Alors il me prit sur ses genoux, et avec un bras il m’entourait le cou, et avec la main de l’autre il me patinait tantôt les joues et tantôt les tétons, mêlant à ses caresses des baisers savoureux au possible, de sorte qu’en moi-même je remerciais l’heure et le moment où je m’étais faite Sœur, jugeant que le vrai paradis était chez les Sœurs. Là-dessus, il prit une fantaisie au Bachelier, qui délibéra de me mener en procession par le monastère, disant : « Et puis, nous dormirons le jour. » Et moi, qui avais vu tant de miracles dans quatre chambres, il me durait cent ans d’en voir d’autres dans les autres. Il ôta ses souliers, et moi mes mules et, posant le pied à terre comme si je marchais sur des œufs, je marchai derrière lui qui me tenait par la main.

Antonia. — Retourne en arrière !

Nanna. — Pourquoi ?

Antonia. — Parce que tu as oublié ces deux-là restées à court par l’erreur du muletier.

Nanna. — Certainement, j’ai donné ma cervelle au tondeur de draps. Les pauvrettes, les infortunées, passèrent leur rage sur les pommes des landiers, et s’étant enfilées dessus, elles jouaient des jambes comme les criminels sur les pals turquois. Et si celle qui finit le bal la première n’était venue au secours de sa copine, la boule lui serait sortie par la bouche.

Antonia. — Oh ! celle-ci, oui, elle est énorme ! Ah ! ah ! ah !

Nanna. — Je m’en allais derrière mon valeureux amant, coite comme l’huile, et voici que nous apercevons la logette de la cuisinière laissée entr’ouverte par l’écervelée ; nous y jetons un petit coup d’œil et nous la voyons se divertir en levrette avec un pèlerin qui, lui demandant (c’est ce que je crois) la charité pour aller à Saint-Jacques de Galice, avait été accueilli par elle ; son esclavine[21] était pliée sur une caisse, et le bourdon, sur lequel était un petit tableau avec le miracle, appuyé au mur ; la poche, pleine de rogatons, servait de joujou à une chatte, dont les joyeux amants trop occupés ne s’occupaient point, pas plus que de la gourde qui, renversée sens dessus dessous, laissait tout le vin s’écouler. Nous ne daignâmes point perdre notre temps devant d’aussi grossières amours ; mais nous nous arrêtâmes, arrivés devant les fissures de la chambre de Madame la Cellerière, qui, ayant perdu l’espérance de voir arriver son curé, s’était livrée à une telle fureur qu’elle avait attaché une corde à une solive, était montée sur un escabeau et le nœud coulant passé autour du cou, elle allait renverser du pied son point d’appui et ouvrait déjà la bouche pour dire au curé : « Je te pardonne », quand celui-ci arrivé à l’huis et l’ayant poussé brusquement entra dedans et vit sa vie au terme dit. Il s’élance sur elle, la prend dans ses bras et dit : « Qu’est-ce que tout cela signifie ? Suis-je donc tenu de vous, mon cœur, pour un traître à la foi jurée ? Et où est donc la divinité de votre prudence ? Où est-elle ? » À ces douces paroles elle releva la tête, comme se relèvent ceux qui sont évanouis et à qui l’on jette de l’eau froide au visage, et revint à elle absolument comme les membres engourdis par le froid reviennent à la chaleur du feu. Et le curé ayant jeté la corde et l’escabeau la déposa sur le lit et elle lui dit après un long baiser : « Mes oraisons ont été exaucées, et je veux que vous me fassiez mettre en cire devant l’image de Saint Giminiano, avec cette inscription : elle se recommanda et fut délivrée. » Et cela dit, elle accrocha aux dents de ses fourches le charitable curé qui, rassasié à la première bouchée de chèvre, demanda du chevreau.

Antonia. — Je voulais te le dire et ne m’en suis plus souvenue. Parle donc librement et dis cu, ca, po et fo[22], sinon tu ne seras comprise de personne que de la Sapienza Capranica[23], avec ton cordon dans l’anneau, ton aiguille dans le Culisée, ton poireau dans le jardin, ta chevillette dans l’ouverture, ta clef dans la serrure, ton pilon dans le mortier, ton rossignol dans le nid, ton plantoir dans le trou, ta seringue dans la valvule, ton estoc dans le fourreau, et aussi le pieu, la crosse pastorale, le pastenague, la moniche, le ceci, le cela, les pommes, les feuillets du missel, cette affaire, le verbi gratia, cette chose, cette besogne, cette histoire, le manche, le dard, la carotte, le radis et la merde, qu’elle te soit… je ne veux pas dire dans la gorge, puisque tu veux marcher sur la pointe de tes soques. Allons ! dis oui pour oui, et non pour non, sinon garde-le pour toi.

Nanna. — Tu ne sais donc pas combien la pudeur est belle au bordel ?

Antonia. — Parle à ta façon, ne sois pas courroucée.

Nanna. — Je te dirai donc qu’après avoir obtenu le chevreau et fiché dedans le couteau propre à couper cette viande-là, il jouissait comme un fou, à voir l’allée et venue, et en le retirant et en le mettant, il avait ce plaisir qu’a un mitron à mettre les poings dans la pâte et à les en retirer. En somme le curé Arlotto[24] faisant la preuve de la force de son coquelicot vous porta, planté dessus de tout son poids, la serpolette jusqu’au lit, et enfonçant de toutes ses forces son cachet dans la cire alla en roulant de la tête du lit au pied, puis jusqu’à la tête, et se retournant de nouveau, ou dessus ou dessous, de telle sorte que c’était tantôt la Sœur qui besognait le curé, tantôt le curé qui besognait la Sœur. À force de : « Fais-le-moi ! » — « Et je te le fais ! » ils roulèrent tant qu’à la fin ce fut l’inondation, changeant en lac la plaine des draps, et ils tombèrent, l’un d’un côté, l’autre de l’autre, soupirant comme des soufflets, qui abandonnés de ceux qui les lèvent lâchent encore leur vent en s’arrêtant. Nous ne pûmes nous tenir de rire quand la clef ôtée de la serrure, le vénérable prêtre en témoigna par un pet si épouvantable (gardes-en le nez sauf !) qu’il résonna à travers tout le monastère. N’eût été que nous nous fermions l’un à l’autre la bouche avec la main, nous aurions été découverts.

Antonia. — Ah ! ah ! ah ! et qui n’aurait ri à se décrocher la mâchoire ?

Nanna. — Nous éloignant à tâtons, au hasard (et il faisait bien les choses), nous voyons la Maîtresse des Novices en train de tirer de dessous le lit un portefaix, plus sale que ne l’est un tas de haillons. Elle lui disait : « Sors de là, mon Hector Troyen, mon Roland du Quartier, me voici, c’est moi ta servante ; et pardonne-moi l’ennui que je t’ai causé en te cachant, j’étais forcée de le faire. » Et le goujat, relevant ses guenilles, lui répondait par les gestes du membre, et comme elle n’avait pas de truchement pour déchiffrer ce langage, elle l’interprétait à sa fantaisie, et le rustaud lui mettant la serpette dans la haie lui fit voir mille chandelles et lui planta ses crocs de loup sur les lèvres avec tant de douceur que les larmes lui venaient, quatre à quatre. Pour ne pas voir la fraise dans la bouche de l’ourse, nous allâmes ailleurs.

Antonia. — Où allâtes-vous ?

Nanna. — Du côté d’une fente qui nous laissa voir une Sœur, qui paraissait la mère de la Discipline, la tante de la Bible, et la belle-mère du Vieux Testament. À peine aurais-je osé la regarder. Elle avait sur la tête une vingtaine de cheveux pareils aux crins d’une brosse, tout pleins de lentes, et peut-être cent rides sur le front, des sourcils épais et tout blancs, des yeux qui distillaient une certaine chose jaune.

Antonia. — Tu as une bonne vue si tu aperçois de loin jusqu’à des lentes.

Nanna. — Suis-moi bien. Elle avait la bouche et le nez pleins de bave et de morve et ses mâchoires paraissaient le peigne en os d’un pouilleux, avec deux dents, les lèvres minces et le menton pointu comme celui d’un Génois, orné, par grâce spéciale, de quelques poils hérissés comme ceux d’une lionne et durs, pensé-je, comme des épines ; les mamelles ressemblaient aux génitoires d’un homme sans les pelotes ; on aurait dit qu’elles étaient attachées à la poitrine par deux ficelles. Le corps, miséricorde ! était tout rugueux, rentré en dedans, avec le nombril en dehors. Il est vrai qu’elle avait autour de sa pissotière une guirlande de feuilles de choux qui semblaient être restées un mois sur la tête d’un teigneux.

Antonia. — Saint Onuphre portait bien autour de sa pudeur un cerceau de taverne.

Nanna. — Tant mieux. Les cuisses étaient des fuseaux recouverts de parchemin et les genoux lui tremblaient au point qu’elle se trouvait à chaque instant près de tomber ; et pendant que tu t’imagines ses mollets, et les bras, et les pieds, je te dirai qu’elle avait les ongles des mains longs comme celui que le Ruffian portait au petit doigt, par genre ; mais ceux-ci étaient pleins d’ordures. À cette heure, courbée vers la terre, elle traçait des étoiles, des lunes, des carrés, des ronds, des lettres et mille autres balivernes ; ce faisant, elle appelait les démons d’un tas de noms que les diables même ne pourraient se rappeler ; puis, après avoir tourné trois fois autour des figures, elle se tourna vers le ciel, sans cesser de marmotter à part soi ; puis, ayant pris une figurine de cire vierge, dans laquelle étaient piquées cent aiguilles (et si tu as jamais vu la mandragore, tu vois ce que c’était), elle la mit assez près du feu pour qu’elle s’en ressentît, et la retournant comme on retourne les ortolans et les becs-figues, pour qu’ils cuisent sans se brûler, elle disait ces paroles :

Ô Feu, mon Feu, détruis
Ce cruel qui me fuit,

et la retournant avec plus de rage qu’on ne donne du pain à l’hôpital, elle ajoutait :

Que mon désir, mon désir fou
Touche le Dieu d’Amour sur l’heure !

L’image commençait fort à s’échauffer ; elle dit les yeux fixés sur le carrelage :
Et fais, Démon, que mon bijou
Vienne ou bien qu’à l’instant je meure.

À la fin de ces petits vers, voici que quelqu’un frappe à la porte, tout haletant comme celui qui, pris sur le fait de grapiller dans la cuisine, aurait, avec ses pieds, épargné à ses épaules une dégelée de coups de bâton. Aussitôt, elle laissa là toutes ses incantations et lui ouvrit.

Antonia. — Ainsi nue ?

Nanna. — Ainsi nue. Et le pauvre homme contraint par la nigromancie, comme la faim par la disette, lui jeta les bras autour du cou, et la baisant non moins savoureusement que si elle avait été la Rosa ou l’Arcolana, louait sa beauté dans les mêmes termes que ceux qui font des sonnets aux Tullies, et ce fantôme maudit se démenant toute et minaudant lui disait : « Sont-ce là des chairs à se coucher toutes seules ? »

Antonia. — Oh ! pouah !

Nanna. — Je ne te soulèverai pas davantage l’estomac avec cette vieille Trentine[25] ; je ne sais rien d’autre sur elle, parce que je n’ai rien voulu voir d’autre. Et quand l’ensorcelé séculier, un jeune gars à sa première barbe, la besogna sur un escabeau pedum tuorum, je fis la chatte de Masino, qui fermait les yeux pour ne pas attraper les rats.

Poursuivons maintenant ! Après la vieille, nous allâmes voir la Tailleuse qui était aux prises avec le Tailleur son maître, et qui, l’ayant déshabillé tout nu, lui baisait la bouche, les tétons, la baguette et le tambour, comme la nourrice baise à l’enfançon qu’elle nourrit son petit museau, sa bouchette, ses menottes, son petit corps menu, sa quéquette, son petit cul, si passionnément qu’il semble qu’elle veuille le sucer comme il lui suce le lait.

Certainement nous aurions mis l’œil à la fente pour voir le Tailleur découdre des lés dans la robe de la Tailleuse, mais nous entendîmes un cri, et après le cri, un hurlement, et après le hurlement, un hélas ! et l’hélas achevé, un oh ! Dieu ! qui nous bouleversa tout le cœur. Et accourus vite à l’endroit d’où partaient les cris que couvrait le bruit de nos pas, nous en vîmes une qui avait une créature à demi sortie de la cave et qui la pissa tout à fait, la tête en avant, au son de quantité de pets parfumés. Dés qu’on vit que c’était un enfant mâle, on appela son père, Dom Gardien, qui vint accompagné de deux Sœurs entre deux âges ; et à son arrivée, on commença à manifester de l’allégresse comme à l’entrée d’un Seigneur. Le Gardien dit : « Puisque voici sur cette table du papier, une plume et de l’encre, je veux faire sa nativité. » Et après avoir dessiné un million de points, tirant certaines lignes entre eux, disant je ne sais quoi de la maison de Vénus, de Mars et de Mercure, il se tourna vers l’assistance et dit : « Sachez, mes Sœurs, que ce mien fils naturel, charnel et spirituel, sera le Messie, l’Antéchrist ou Melchissédech. » Le Bachelier me tirait par la robe pour mieux voir le trou d’où il était sorti ; je lui fis signe qu’il me déplaisait de voir d’autres boudins que ceux d’un porc éventré.

Antonia. — Allez, allez, faites-vous Sœur !

Nanna. — Écoute celle-ci maintenant. Six jours avant moi avait été placée, par ses frères, là où j’étais, une… je ne veux pas dire une pucelle… une… que Dieu te le souffle dans l’oreille ! Par défiance contre un des premiers du pays qui en était amoureux fou, selon ce qu’on m’en a dit, l’Abbesse la tenait toute seule dans une chambre, l’enfermait de nuit et emportait la clef. Et le jeune amant, s’étant aperçu qu’une des fenêtres grillées de la chambre donnait sur le jardin, grimpait, les ongles comme un pic, le long du mur de la fenêtre, et du mieux qu’il pouvait donnait la becquée à l’oie. Et justement la nuit dont je parle, il était venu et collé au grillage il abreuvait le braque à la tasse qu’on lui tendait et tenait pour cela ses bras enlacés à ces barreaux de malheur. Au moment où le miel venait à la gaufre, la douceur lui en devint plus amère qu’une médecine.

Antonia. — De quelle façon ?

Nanna. — Le malheureux se pâma si bien au moment du Fais, je le fais ! que, ses bras ayant lâché prise, il tomba du balcon sur un toit, du toit sur un poulailler, du poulailler par terre, de sorte qu’il se cassa une cuisse.

Antonia. — Que ne se les était-elle rompues toutes deux, ta sorcière d’Abbesse, qui voulait qu’elle observât la chasteté dans un bordel !

Nanna. — Elle le faisait par peur des frères qui avaient juré de la brûler avec tout le monastère, s’ils entendaient parler de rien. Et pour en revenir au fait, le jeune homme, qui avait eu ainsi le salaire des chiens, mit tout le monde sens dessus dessous. Chacun courut à la fenêtre, levant le châssis, et à la clarté de la lune on découvrit le malheureux tout défiguré et fracassé. On fit lever deux séculiers du lit de leurs fausses femmes et on les envoya au jardin, où ils prirent le blessé dans leurs bras et le portèrent dehors. Je n’ai pas besoin de te dire que l’événement fit du bruit dans le pays. Après ce scandale nous retournions dans notre cellule, de peur que le jour ne nous surprît à épier les faits et gestes des autres quand nous entendîmes un Moine, excellent brigand, tout graisseux, plutôt deux fois qu’une, qui disait des balivernes à je ne sais combien de Sœurs, de prêtres et de séculiers qui avaient joué aux dés et aux cartes toute la nuit. Ayant fini de boire, ils s’étaient mis à bavarder, conjurant le Frère de leur dire un conte. Il disait : « Je vais vous raconter une histoire qui commença par des rires et finit par des pleurs, du fait d’un gros mâtin. » Il obtint le silence et commença :

« Il y a de cela deux jours, passant sur la place, je m’arrêtai à voir une petite chienne en chaleur qui avait à ses trousses deux douzaines de roquets attirés par l’odeur de sa vulve, toute gonflée et si rouge qu’elle semblait de corail ardent. Ils allaient la flairant, tantôt l’un, tantôt l’autre, et ce manège avait rassemblé un tas de gamins qui s’amusaient à en voir un grimper dessus et donner deux saccades, puis un autre en faire autant. À moi, ce passe-temps me faisait prendre proprement ma mine de Religieux, quand voici venir un chien de ferme, qui semblait le lieutenant de toutes les boucheries du monde. Il en accroche un et le jette par terre furieusement, puis le laisse et en prend un autre qui ne garda pas sa peau intacte ; le reste s’enfuit, l’un par-ci, l’autre par-là, et le mâtin, faisant de son échine un arc, hérissant le poil comme un porc ses soies, louchant des yeux, grinçant des dents, grognant, l’écume à la gueule, regardait la pauvre petite chienne mal partagée. Et après lui avoir quelque peu flairé sa bébelle, il lui donna deux poussées qui la firent aboyer comme une grosse chienne. Mais glissant de dessous lui, elle se mit à courir. Et les roquets, qui guettaient de loin, lui trottent par derrière ; le mâtin en colère la suit ; elle voit un trou sous une porte fermée, et vite s’y faufile, les roquets derrière elle. Le chien paillard reste seul, étant de telle taille qu’il ne pouvait passer par où s’étaient glissés les autres. Resté ainsi dehors, il mordait la porte, grattait la terre, hurlait comme un lion qui aurait la fièvre. Il était là depuis longtemps, quand voici déboucher du trou un des roquets, et le traître chien se jeta dessus, lui arrachant tout une oreille ; un second étant apparu, il le traita encore pis, et l’un après l’autre il les houspilla tous au débuché et les fit vider le quartier comme les paysans vident un pays à l’approche des soldats. À la fin, l’épousée sortit aussi ; il la prit à la gorge, lui planta ses crocs dans le sifflet et l’étrangla net, faisant sauver la marmaille, avec tout le voisinage accouru à cette fête canine et poussant des cris jusqu’au ciel. »

Là-dessus, ne nous souciant plus de rien voir ni de rien entendre, nous rentrâmes dans notre chambre, et après avoir couru un mille au lit nous nous endormîmes.

Antonia. — Que celui[26] des Cent Nouvelles me le pardonne, il peut aller se cacher.

Nanna. — Je ne dis pas cela. Mais je veux qu’il confesse au moins que les miennes sont prises sur le vif et les siennes factices comme des peintures. Mais n’ai-je plus rien à te dire ?

Antonia. — Quoi ?

Nanna. — Je me levai à none. Le coq de ma paroisse[27] était parti de bonne heure, je ne sais comment. Au dîner, je ne pouvais m’empêcher de sourire en revoyant celles qui la nuit étaient allées à Capharnaüm, et en peu de jours, familiarisée avec elles toutes, je connus clairement que de même que j’avais vu les autres, les autres m’avaient aussi regardée pendant que je m’amusais avec le Bachelier. Le dîner achevé, monta en chaire un Frère ayant la mine d’un Luther, ayant une voix de veilleur de nuit, si pénétrante et si retentissante qu’on l’aurait entendu du Capitole au Testaccio[28] ; et il fit aux Sœurs une exhortation qui aurait converti l’étoile de Diane.

Antonia. — Que disait-il donc ?

Nanna. — Il disait qu’il n’y avait pas de chose plus odieuse à la nature que de perdre le temps, parce qu’elle nous l’a donné pour qu’on le dépense pour sa satisfaction, et qu’elle se réjouit de voir ses créatures croître et multiplier. Par-dessus tout, rien ne lui plaît comme de découvrir une femme qui, arrivée à la vieillesse, peut dire : « Monde, adieu ! » Entre toutes les autres, la nature aime comme ses plus précieux bijoux les Nonnettes, qui confectionnent des sucreries au dieu Cupidon ; et voilà pourquoi les plaisirs dont elle les gratifie sont mille fois plus doux que ceux qu’elle donne aux mondaines ; il affirmait à voix haute que les enfants qui naissent d’un Religieux et d’une Sœur sont les fils du Dissitte[29] et du Verbum caro. Puis, mis sur le chapitre de l’amour qu’il traita des mouches aux fourmis, il s’échauffa fort à vouloir que tout ce qu’il disait sortît, non de sa bouche, mais de celle de la Vérité, et un chanteur juché sur un banc n’est pas écouté si attentivement des badauds qu’il ne l’était des bonnes ménagères, le braillard ! La bénédiction donnée avec (tu m’entends bien ?) un des machins de verre, long de trois empans, il descendit. Pour se rafraîchir, il faisait du vin ce que les chevaux font de l’eau, et dévora les pâtés avec la voracité d’un baudet broutant des sarments. On lui donna plus de cadeaux que toute une parenté à qui chante sa première messe, ou une mère à sa fille qui se marie. Lui parti, chacun se mit à s’amuser qui d’une façon, qui d’une autre. Je retournai dans ma chambre et je n’y étais pas depuis longtemps quand j’entendis frapper à ma porte ; j’ouvre et voici le petit domestique du Bachelier qui, avec une révérence courtisane, me présente un paquet enveloppé et une lettre pliée en forme de ces flèches empennées à trois angles, ou, pour mieux dire, comme ces fers qui sont au bout des flèches. La suscription disait… Je ne sais si je me rappellerai les propres termes… Attends… oui, oui, elle disait ceci :

Que ces simples paroles
Séchées par mes soupirs, écrites avec mes pleurs,
Soient mises en paradis dans les mains du Soleil !

Antonia. — Oh ! Excellent !

Nanna. — Dedans était un bavardage, d’un long, d’un long ! Cela commençait par mes cheveux que l’on avait coupés à l’église. Il disait qu’il les avait recueillis et s’en était fait faire une chaîne de cou ; puis que mon front était plus pur que le ciel ; il comparait mes sourcils à ce bois noir dont on fait les peignes, et d’après lui mes joues faisaient honte au lait et à la crême ; il égala mes dents à une enfilade de perles et mes lèvres à des fleurs de grenade ; et faisant un grand poème sur mes mains, il loua jusqu’à mes ongles ; ma voix était semblable au cantique Gloria in excelsis ; et arrivant à la poitrine, il en disait merveilles et qu’elle portait deux pommes bien séparées, pareilles à de la neige. Enfin, il se laissait glisser jusqu’à la fontaine, disant y avoir bu indignement, et affirmait qu’elle distillait du manuschristi[30], et que son duvet était de soie. Du revers de la médaille il ne disait pas un mot, estimant qu’il faudrait ressusciter le Burchiello[31] pour en célébrer une minime parcelle. Il terminait en me rendant grâces, per infinita secula, de la libéralité avec laquelle je lui avais octroyé mon trésor, et jurant qu’il reviendrait bientôt me voir. Après un « Adieu, mon petit cœur ! » il avait mis à peu près ceci :


Celui-là qui dans votre beau corsage vit[32],
Contraint par trop d’amour, ainsi vous écrivit.


Antonia. — Qui donc n’aurait pas relevé ses jupes à une si belle chanson ?

Nanna. — La lettre lue, je la repliai et avant de la cacher dans mon sein, je la baisai ; puis, retirant le paquet de son enveloppe, je vois que c’est un très beau livre de messe, que mon ami m’envoyait, ou plutôt je crus que c’était un livre de messe. Il était recouvert de velours vert, ce qui signifie amour, avec des cordons de soie. Je le prends en souriant, je le caresse de l’œil, je le baise partout, en le louant comme le plus beau que j’eusse jamais vu, et je congédie le messager en lui disant d’embrasser son maître pour moi. Restée seule, j’ouvre le petit livre pour lire le Magnificat et aussitôt je vois qu’il est plein d’images où l’on se divertissait dans les postures pratiquées par les savantes Nonnes. En en regardant une qui exhibant sa boutique par le cul d’un panier sans fond se laissait tomber au bout d’une corde sur la fève d’un membre démesuré, j’éclatai de rire si fort que je fis accourir une petite sœur qui était de celles avec qui j’étais le mieux apprivoisée, et, comme elle me dit : « Que signifient ces éclats de rire ? » je n’eus pas besoin de corde pour tout lui dire. Je lui montrai le petit bouquin et nous le feuilletâmes avec tant de plaisir qu’il nous prit une telle envie d’essayer les postures des images que force nous fut de recourir au manche de verre. Ma petite amie se l’arrangea si bien entre les cuisses qu’on eût dit le machin d’un homme en arrêt devant sa tentation. Je me jetai sur le dos, comme une de ces femmes du Pont Sainte-Marie. Je lui posai mes jambes sur les épaules, et elle, me le mettant tantôt du bon, tantôt du mauvais côté, me fit vite achever ce que j’avais à faire ; puis, à son tour, elle prit la place que j’occupais et je lui rendis fouace pour tourte.

Antonia. — Sais-tu, Nanna, ce qui m’arrive à t’écouter jaser ?

Nanna. — Non.

Antonia. — Ce qui arrive à quelqu’un qui flaire une médecine et qui, sans la prendre autrement, va deux ou trois fois de corps.

Nanna. — Ah ! ah ! ah !

Antonia. — Oui, tu peins si bien au vif ce que tu racontes que tu m’as fait pisser sans que j’aie mangé de truffes ni de cardons.

Nanna. — Tu me reprends si je parle au moyen de mots sous-entendus et voici que tu uses aussi du langage de quelqu’un qui raconte de petites histoires aux gamines et qui dit : « J’ai quelque chose de blanc comme une oie, et ce n’est pas une oie ; qu’est-ce que c’est ? »

Antonia. — Je parle comme cela pour te faire plaisir. C’est pour cela que j’use d’obscurité.

Nanna. — Je te remercie. Maintenant, continuons l’antienne. Après les petits jeux auxquels nous avions joué ensemble, il nous prit envie de nous faire voir au parloir et au tour. Mais nous ne pûmes approcher : toutes les Sœurs y étaient accourues comme les lézards courent au soleil, et l’église ressemblait à Saints-Pierre-et-Paul, le jour de la Station ; moines, soldats, tout le monde entrait, et tu me croiras si tu veux, j’aperçus Jacob l’Hébreu, qui s’entretenait bien tranquillement avec l’Abbesse.

Antonia. — Le monde est corrompu !

Nanna. — J’en dis autant ; en sorte qui veut. J’y vis aussi un de ces malheureux Turcs[33], qui s’était laissé prendre dans le filet en Hongrie.

Antonia. — On avait dû le faire chrétien.

Nanna. — Suffit que je l’aie vu, je ne saurais te dire si c’est avec ou sans le baptême. Mais je n’ai été qu’une bête en te promettant de te raconter, en un jour, la vie des Sœurs, parce qu’en une heure elles font des choses que l’on ne raconterait pas pendant une année. Le soleil se dispose à se coucher, je vais donc abréger, faisant compte d’être un homme pressé de remonter à cheval, qui, bien qu’il ait grand’faim, avale à peine quatre bouchées, boit un coup, et, vite ! en route.

Antonia. — Laisse-moi parler un peu. Tu m’as dit d’abord que le monde n’est plus ce qu’il était de ton temps ; je pensais que tu avais à me raconter, des Sœurs d’alors, des choses écrites dans le livre des Saints Pères.

Nanna. — Je me suis trompée si je t’ai dit cela. J’ai peut-être voulu dire qu’elles ne sont plus comme elles étaient dans l’ancien temps.

Antonia. — C’est donc la langue qui s’est trompée, et non le cœur ?

Nanna. — Comme tu voudras, je ne me souviens plus. Occupons-nous de ce qui importe le plus. Je te dirai que, le Démon me tentant, je m’étais laissé mettre le bât par un certain religieux qui venait de terminer ses études ; mais je prenais bien garde au Bachelier. Une fois entre autres, mon nouvel amant vint me voir un soir à l’improviste, après l’Ave Maria, et me dit : « Ma chère petite rusée, fais-moi la grâce de venir avec moi tout de suite, je veux te mener en un lieu où tu auras beaucoup de plaisir. Tu n’entendras pas seulement un concert angélique, tu verras encore jouer une très jolie comédie. » Moi, qui avais des grillons plein la tête, sans hésiter je me déshabille ; il m’aide à quitter mes vêtements sacrés, et j’en prends d’autres tout parfumés, c’est-à-dire des habits de garçon que m’avait fait faire mon premier amant. Je me pose sur la tête une toque de soie verte, avec une petite plume rose et une agrafe d’or, puis, le manteau sur l’épaule, je m’en vais avec lui. Nous n’avions pas marché la longueur d’un jet de pierre qu’il entre dans une longue ruelle, large d’une demi-enjambée et sans issue. Il siffle doucement et aussitôt nous entendons descendre un escalier, puis ouvrir une porte, où, dès que nous mîmes le pied, parut un page, avec une torche de cire blanche allumée. À la clarté de la torche, nous montons l’escalier, et nous voilà dans une salle somptueusement décorée, mon étudiant me tenant par la main, et le page à la torche soulevant la portière, tout en disant : « Que Vos Seigneuries daignent entrer ! » Nous entrons. Aussitôt que je parus, tu aurais pu voir tout le monde se lever, le bonnet à la main comme fait l’assistance quand le prédicateur donne la bénédiction. C’était le lieu de réunion de tous les paillards, affiliés entre eux à la façon d’une académie de brelan, et là se retrouvaient toutes les sortes de Religieuses et de Religieux, comme au noyer de Bénévent toutes les générations de sorcières et de sorciers. Et chacun s’étant rassis, on n’entendit plus que chuchoter sur ma frimousse ; encore que cela ne soit pas bien à moi de le dire, sache, Antonia, qu’elle était jolie. Antonia. — Il est à croire qu’étant une fort belle vieille, tu as dû être un beau brin de fille.

Nanna. — Nous commencions à être excités quand arriva, de plus, la vertu amoureuse de la musique qui me fit tressaillir jusqu’au fond de l’âme. Ils étaient quatre, qui regardaient sur un livre, et l’un d’eux, sur un luth argenté, accordé à leurs voix, chantait :

Divins yeux sereins…

Après cela vint une Ferrarèse qui dansa si gentiment qu’elle émerveilla chacun. Elle faisait des cabrioles que n’aurait pas faites un cabri, et avec une adresse, oh Dieu ! et avec une grâce, Antonia ! que tu n’aurais jamais voulu voir autre chose. Quel miracle c’était de la voir, la jambe gauche repliée à la façon de la grive, et tout le corps portant sur la droite, tourner comme un tour, de sorte que sa jupe, gonflée par la rapidité de ses tournoiements, déployée en un beau rond, se voyait à peine, autant que les girouettes mues par le vent sur une cabane ou, pour mieux dire, celles en papier que les gamins fichent au bout d’un bâton ; le bras tendu, ils se mettent à courir et s’amusent à les voir tourner si vite qu’à peine les voit-on.

Antonia. — Dieu la bénisse !

Nanna. — Ah ! ah ! ah ! je ris d’un autre qu’ils appelaient le fieu à Ciampolo (d’après moi). C’était un Vénitien qui, en dedans d’une porte, contrefaisait une foule de voix. Il faisait un faquin ou portefaix si bien qu’il n’y avait pas un Bergamasque[34] qui ne lui eût donné gagné. Le portefaix demandait après Madonna à une vieille, et la voix de la vieille disait : « Et que lui veux-tu à Madonna ? » — « Je voudrais lui parler », répondait-il, puis, d’un ton de déception, il ajoutait : « Madonna, Madonna, je meurs, je sens le poumon qui me bout comme une poêle de tripes ! » Et il faisait des lamentations de portefaix les plus drôles du monde. Ensuite, se mettant à la peloter, il riait en disant des mots vraiment propres à lui faire transgresser le Carême et rompre le jeûne. Au milieu de ces badinages survenait le mari, un vieux barbon tombé en enfance ; apercevant le portefaix, il menait grand tapage. On aurait dit un paysan qui voit mettre à sac son cerisier, et le portefaix s’écriait : « Messer, ô Messer ! Ah ! ah ! ah ! » avec les rires, les gestes et les façons d’un nigaud : « Va-t’en, adieu ! disait le vieux, ivrogne ! âne ! » Et, s’étant laissé déchausser par la servante, il contait à sa femme je ne sais quoi, du Sophi et du Turc, et forçait tout le monde à se compisser de rire, lorsque, débouclant les courroies avec lesquelles il se sanglait, il faisait serment de ne plus jamais manger d’aliments venteux. Il se laissait mettre au lit, dormait, ronflait. Alors le susdit revenait sous la forme du portefaix, et pleurnichait et riait si bien avec la Madonna qu’il finissait par lui secouer le pelisson.

Antonia. — Ah ! ah ! ah !

Nanna. — Tu aurais bien ri toi-même d’entendre leurs débats et tout le remue-ménage, entrecoupé par le portefaix de polissonneries qui s’ajustaient au mieux avec celles de Madonna. Refais-le-moi-le !

Le chant de ces vêpres fini, nous revenons dans la salle où était une estrade pour ceux qui devaient jouer la comédie. Le rideau allait se lever, quand je ne sais qui heurta violemment la porte ; le bruit des voix n’aurait pas permis de l’entendre s’il avait frappé moins fort. Et, laissant là le rideau, on ouvrit au Bachelier, car c’était bien le Bachelier qui, passant là par hasard, avait heurté la porte, ne sachant pas que je lui fusse infidèle. Il entre et me voit faire des mamours avec l’Étudiant. Poussé par cette maudite frénésie qui les aveugle tous ; avec la rage de ce mâtin qui avait tué la petite chienne (comme le raconte l’historiette de ce Frère), il me prend par les cheveux, me traîne par la salle, et puis me fait dégringoler les escaliers sans se soucier des supplications que chacun fait pour moi (sauf l’Étudiant qui, dès qu’il vit le Bachelier, disparut comme une fusée de girande au feu d’artifice). Celui-ci me reconduisit, toujours en me battant, au Monastère ; là, en présence de toutes les Sœurs, il me fouetta avec cette douceur que montrent les Moines à punir un de leurs inférieurs, s’il lui arrive de cracher dans l’église. Il m’administra une telle fessée avec les courroies du lutrin qu’il m’enleva un demi-pied de chair, et ce qui me fut le plus sensible, c’est que l’Abbesse prenait le parti du Bachelier.

Après avoir passé huit jours à m’oindre d’huile et à me panser à l’eau de rose, je fis savoir à ma mère que si elle voulait me voir en vie, elle se dépêchât de venir. Elle trouva que je n’étais plus la même et, croyant que j’étais tombée malade à force d’abstinences et de matines, elle voulut à toute force que je fusse transportée sur l’heure à la maison. Toutes les belles représentations des Sœurs et des Moines ne purent me faire demeurer un jour de plus. Une fois à la maison, mon père, qui craignait ma mère plus que je ne crains je ne sais qui, voulait courir au médecin, mais on ne l’y laissa pas aller pour de bonnes raisons. Je ne pouvais pas cacher mon mal d’en bas, où les étrivières avaient joué comme les baguettes des gamins sur les marches de l’autel et les portes des églises, après les offices, le soir de la semaine sainte. Je dis que, pour me macérer la chair, je m’étais assise sur un peigne à carder l’étoupe, ce qui m’avait causé ce dégât. Ma mère cligna de l’œil à cette maigre excuse : en effet, les dents du peigne m’auraient traversé non seulement le cul (que le tien reste sain et sauf), mais aussi le cœur. Mais comme cela valait mieux, elle se tut.

Antonia. — Je commence à croire qu’il n’était pas feint l’ennui que tu montrais à faire la Pippa Nonne, et je me rappelle maintenant que ma bonne âme de mère avait coutume de dire qu’une Sœur, dans un certain monastère, feignait tous les trois jours d’avoir tous les maux imaginables, afin que les médecins lui missent l’urinoir sous les jupons.

Nanna. — Je sais bien qui c’était et je ne t’en ai pas parlé pour abréger. Maintenant que je t’ai tenue toute la journée à bavarder, je veux que tu viennes ce soir chez moi.

Antonia. — Comme tu voudras.

Nanna. — Tu m’aideras à faire quelques petites choses, et puis demain, après dîner, dans cette vigne, sous ce même figuier, nous entamerons la vie des Femmes mariées.

Antonia. — À ton service.

Cela dit, sans rien emporter de la vigne, elles s’acheminèrent vers le logis de Nanna, qui habitait à la Truie. Arrivées là, à la tombée de la nuit, la Pippa fit à l’Antonia beaucoup de caresses.

Puis vint l’heure du souper. Elles soupèrent, et après être demeurées ensemble un peu de temps, elles coururent dormir.



  1. Les trois dialogues qui suivent forment la Première partie des Ragionamenti de Pierre Arétin, surnommé le Fléau des Princes, le Véridique et le Divin.
  2. La Nanna raconte ce trait dans le troisième Dialogue.
  3. Le Talmud appelle les anges Maîtres de danse.
  4. Il s’agit évidemment du poème de l’Arétin contre l’Elena Ballerina, poème attribué à Lorenzo Venerio et publié sous le nom de son fils Maffeo Venerio, évêque de Corfou. Voici ces raisons qui sont au chant iii :

     « Concluons donc qu’un grand cas bien ferme,
    « D’un vaillant homme de frère dans toute la force de sa jeunesse
    « Quand le bouillon et le vin l’ont échauffé,
    « Alors qu’il n’est ni hiver ni été,
    « Et quand le rut le rend entreprenant et hardi,
    « Les coups qu’il donne sont tellement sans arrière-pensée
    « Que je voudrais, verbi gratia, de temps en temps,
    « Qu’il fût tout cas et moi toute mirely. »

    Ce dernier trait est tout arétinesque, on le retrouvera dans les Sonnets.

  5. Ce jeu de mots alphabétique s’entend aussi bien en français qu’en italien.
  6. On devait parler souvent de cette Sainte parmi les prostituées romaines. Elle est citée plusieurs fois dans la Lozana Andaluza, où elle est nommée en espagnol Santa Nefixa.

    Le chanoine. — Corps de moi !… Elle est plus habile que Sainte Nafisse, celle qui donna son corps en aumône. (Cahier xxiii.)

    Trujillo. — Les attouchements et le contact, voilà ce qui guérit, comme l’a dit Sainte Nafisse, celle qui mourut d’amour suave. (Cahier l.)

    Et plus loin la Lozana la nomme aussi : Il a engeigné la Lozana comme si j’avais été Sainte Nafisse.

    Sainte Nafisse est également citée au chant iii de la Puttana errante.

  7. Il s’y tenait beaucoup de prostituées.
  8. Pour Philocole. Cette amplification de l’histoire de Flor et Blanchefor est le premier ouvrage de Boccace.
  9. Suffragant. La Nanna estropie beaucoup de mots.
  10. Bovo d’Antona : chanson de geste anonyme de la fin du xiie siècle ; c’est une imitation de la chanson de geste française Beuves d’Hanstonne, dont il y a plusieurs versions et qu’on attribue à Bertrand de Bar-sur-Aube. L’Arétin connaissait les Reali di Francia, ces Royaux de France déjà populaires en Italie de son temps et où l’on trouve Bovo d’Antona. La belle Drusania, la fille du roi d’Arménie, l’amante et puis l’épouse de Bovo, faisait sonner la harpe et chantait à merveille ; l’ayant perdu sur la rive de la mer, elle se fit reconnaître rien qu’en chantant.
  11. Primicier.
  12. Pour Colleoni, fameux condottiere bergamasque, qui s’illustra au service de Venise. Il est un des premiers qui aient fait usage du canon. Il mourut en 1475.

    Allusion à sa mine fière sur le monument équestre, élevé à Venise, en 1495, par Alexandro Leopardo qui l’avait fondu d’après le modèle d’Andrea del Verrochio.

    Allusion aussi à la galante réputation des Colleoni. Dans cette famille les mâles passaient tous pour être pourvus de trois testicules. Dissertant sur le droit que l’on a ou que l’on devrait avoir de changer de nom, Casanova de Seingalt observe : Les seuls Colleoni, de Bergame, seraient embarrassés de changer de nom, car ils seraient en même temps obligés de changer le signe de leurs armoiries, puisqu’ils ont sur l’écu de leur ancienne famille les deux glandes génératrices et de détruire par là la gloire de Bartholomeo leur aieul.

  13. Petites fesses.
  14. Poisson, sorte de raie (trygon pastinaca) ; on le nomme terre à Lorient, terre, tonare ou touare dans le Poitou, tère à Arcachon, pastenague à Cette, pastenaïga à Nice. L’Arétin a souvent pris des poissons pour les termes de ses comparaisons.

    Une locution proverbiale de l’époque, esser comme il pastinaca, être comme la pastenague, signifiait : être sans queue ni tête, car enveloppée par les nageoires pectorales, la tête de ce poisson ne se distingue pas bien, et on lui coupait la queue dont on disait la piqûre dangereuse.

  15. L’inguintana ou la quintana, c’est-à-dire la quintaine, c’était en Italie, et surtout en Toscane, un anneau de fer suspendu en l’air et que l’on s’efforçait d’enfiler avec la lance. En France, on appelait cela « courir à la bague » et l’on sait ce que l’on y nommait une quintaine.
  16. Pénitentiels.
  17. Monstre marin très vorace. On connaît l’épigramme de François Boussuet, de Orca :

    Orcae, Balænæ que immania corpora ponti
    Utraeque inter se bella cruenta movent.
    Se Balaenae igitur maris in sècreta receptant,
    Nam fœtis uteri est cura, timorque sui.
    Prœdae avidae norunt Orcae id gravidasque lacessunt,
    Ast hae victé uteri pondere sæpe ruunt
    Praepediuntur enim, spes quippe fuga omnis in una.
    Balaenis siquidem vis minor omnis inest.
    Orcae igitur miseras truculentis dentibus urgent,
    Et vivos fœtus cum genitrice vorant.

    Il s’agit de l’épaulard, qu’on appelle aussi l’orque, Orca, et qui à cause de ce nom est fort souvent cité comme un monstre infernal par confusion avec l’orque qui est l’enfer même (Orcus).

  18. 9 heures du soir.
  19. Les mendiants.
  20. Travail avancé de fortifications ; sorte de demi-lune.
  21. Schiavina, manteau de pèlerin : « Le prince Perse commande à un sien serviteur de leur faire tailler deux esclavines, et de recouver deux bourdons, tels que les pèlerins ont en coutume d’en porter. » (Hist. de Flor et de Blancheflor)
  22. Première syllabe de culo, cazzo, potta et follere que l’on entend assez.
  23. Université de Rome.
  24. Allusion à Mainardi, dit l’Arletto, curé de S. Cresci di Maciuoli dans l’évêché de Fiesole et réputé pour ses facéties célèbres au temps de l’Arétin. Elles ont été très souvent réimprimées surtout au xvie siècle.

    M. Rémy de Gourmont dit : « Il piovano Arlotto signifie proprement le curé arsouille. »

  25. Issue du Trentin ou pays de Trente. On croyait que le Tyrol produisait un grand nombre de sorciers et de sorcières.
  26. Boccace.
  27. C’est-à-dire le Bachelier.
  28. Monticule au bord du Tibre, à Rome. Il a été formé par l’accumulation des tessons de pots qu’y laissaient ceux qui allant au fleuve chercher de l’eau cassaient la cruche. De là le nom de Testaccio.
  29. Pour Dixit celui qui dit, le Seigneur. Allusion aux paroles du psaume 109 : Dixit Dominus
  30. Sorte de pâtisseries, de bonbons ou de pastilles sirupeuses dont la pâte demandait à être longuement travaillée avec les mains, et comme il était fatigant de la pétrir, on disait en le faisant une sorte de prière jaculatoire appelée Manuschristi d’après les mots qui la commençaient, d’où le nom de la friandise, aussi bien connue en France qu’en Italie.
  31. Domenico di Giovanni, dit il Burchiello, parce qu’il écrivait ses sonnets sans se soucier d’y mettre un sens, mais selon les hasards de son inspiration verbale et de la rime, ce qui n’est pas un art poétique si médiocre. Crescembeni fait dériver Burchiello de alla Burchia qui, entre autres sens, signifie : à la va comme je te pousse, n’importe comment. Il faut ajouter que plusieurs bons esprits ont vu dans l’obscurité du Burchiello autre chose que de l’absurdité. À l’époque de l’Arétin, il n’avait pas mauvaise réputation ; on avait tiré de son surnom un adjectif : burchiellesco, qui avait à peu près le sens d’énigmatique. Ce fameux poète burlesque naquit à Florence en 1404 et mourut à Rome en 1448.

    Ce serait Sachetti qui aurait inauguré un genre poétique auquel Burchiello attacha son nom. Il ne faudrait pas confondre le style burchiellesque avec la poésie fidentiane obscure et raffinée appelée ainsi en Italie au xvie siècle, à cause de Fidenzio Glottoerinio Ludimagistro. Le ton des poèmes le plus souvent satiriques du Burchiello s’approche plutôt de celui des quodlibet allemands, des coq-à-l’âne et des amphigouris comme on en fit tant en France au xviiie siècle.

  32. De vivre et non de voir.
  33. Jean de Zapol, comte de Scépuse et voïvode de Transylvanie, élu au trône de Hongrie, vacant à la mort, en 1526, du roi Louis ii, dernier des Jallegons, avait appelé les Turcs à son secours contre Ferdinand d’Autriche qui, se fondant sur les droits de sa femme, sœur unique du roi défunt, voulait s’emparer de la couronne.
  34. Le dialecte de Bergame passait pour le plus grossier de l’Italie.