L’INTERNATIONALE - Tome IV
Sixième partie
Chapitre premier




L’INTERNATIONALE


Documents et Souvenirs





SIXIÈME PARTIE


LA FÉDÉRATION JURASSIENNE : TROISIÈME PÉRIODE


(Mars 1876 — Mai 1878)




I


Du 18 mars 1876 au milieu de mai 1876.


Les trois faits principaux dont j’aurai à parler dans ce chapitre sont : la première partie du procès des socialistes italiens à Bologne ; la proposition d’amnistie plénière déposée par Raspail à la Chambre française ; et, en Suisse, les incidents qui signalèrent en 1876 la commémoration de l’anniversaire du 18 mars, et le rapprochement qui s’en suivit entre la Fédération jurassienne et les plus avancés parmi les ouvriers socialistes de langue allemande.


Je commence par l’Italie. Une correspondance de Cafiero, datée du dimanche 19 mars, nous annonça qu’à Rome il y avait eu, le 18, une nombreuse réunion d’ouvriers socialistes : « Vous pouvez penser si on a parlé de la Commune de Paris, et en quels termes ! Le socialisme et la révolution sociale basée sur les principes d’anarchie et de collectivisme furent les principaux sujets traités dans cette soirée. On n’oublia ni nos frères qui souffrent en Nouvelle-Calédonie, ni ceux qui sont actuellement en jugement à Bologne, ni ceux qui se trouvent dans les prisons de Rome. Pour ces derniers une souscription fut ouverte, et une communication faite à l’assemblée nous apprit que, ce même jour, eux aussi fêtaient dans leur prison le 18 mars. Il fut annoncé que le glorieux anniversaire était célébré également sur tous les points de l’Italie. À Florence, il y aura aujourd’hui un banquet de cent ouvriers socialistes. La même manifestation aura lieu dans beaucoup d’autres localités. »

Le procès des internationaux, à Bologne, avait commencé le 15 mars. L’un des avocats de Costa, Giuseppe Barbanti, avait promis de nous envoyer des correspondances régulières ; mais il ne nous écrivit que deux fois, le 24 mars et le 29 avril. Voici quelques passages de sa lettre du 24 mars :

« Les débats ont commencé, et les interrogatoires durent depuis huit jours ; ils ne sont pas encore finis. Le palais de justice ressemble à une forteresse, tant il est hérissé de troupes. La population de la ville prend un vif intérêt au procès ; la salle est toujours comble, les tribunes sont remplies de dames. Le procès fait le sujet de tous les entretiens, et il se forme en faveur de nos amis un courant de sympathie très accentué. Le jury est composé en majorité de gens de la campagne, qui ont l’air en général peu rassurant. Les défenseurs sont presque tous des républicains, et il se trouve même parmi eux des socialistes... Les accusés sont au nombre de soixante-dix-neuf, dont neuf contumaces[1]. Ils ont l’air tranquille et souriant, et paraissent plus gais que le public qui les regarde. Une soixantaine ont été interrogés jusqu’à présent, et, sauf trois ou quatre, tous ont fait ouvertement une profession de foi internationaliste. Les réponses de Faggioli, de Buggini, de Negri, de Mazzanti, de Domeniconi, de Mazzetti, de Renzi, de Leoni, de Matteucci, et d’autres, ont été remarquables par leur accent de franchise et d’énergie ; non seulement ils se sont déclarés membres de l’Internationale, mais ils en ont développé les principes, en se déclarant prêts à les défendre au prix de leur vie.

« Comme vous pouvez le penser, l’interrogatoire le plus important et celui qui a fait le plus de sensation a été celui de Costa. Le jour où on sut, en ville, qu’il devait commencer, la foule était accourue plus considérable encore que d’habitude. Costa a débuté en faisant l’histoire de l’Internationale en Italie, disant qu’il était bien aise de pouvoir la faire, parce que jusqu’à ce moment elle avait été très mal faite ; il tenait en outre à la faire, a-t-il ajouté, par des motifs de propagande : car, puisqu’on lui avait tout ôté, tout interdit, il ne lui restait plus d’autre moyen que de transformer le tribunal en tribune. Ce mot a fait le tour de la presse italienne, qui a consacré à Costa une notice biographique spéciale, très honorable pour lui. On a remarqué que les élèves des écoles ont quitté leurs cours pour venir à l’audience entendre Costa. Son interrogatoire a duré trois jours, durant lesquels on a donné lecture de beaucoup de documents concernant l’Internationale. Ceux qui avaient été écrits par lui se reconnaissaient immédiatement au style. On a lu un manuscrit d’un certain Zanardelli[2], rempli d’antithèses et de phrases ampoulées, qui finissait en célébrant l’égalité des sexes ; un défenseur ayant demandé si Zanardelli était impliqué dans la cause, le procureur du roi a répondu en riant : On ne fait pas de procès aux gens qui veulent l’égalité des sexes. Je ne puis vous rapporter tout l’interrogatoire de Costa... Quand il eut fini, non seulement ses défenseurs Ceneri[3] et Barbanti, mais le célèbre Busi[4] et d’autres, sont allés lui serrer la main. »

Pendant quatre semaines, notre correspondant ne nous envoya plus rien. Une lettre particulière, je ne sais plus de qui, nous annonça (Bulletin du 9 avril) que les interrogatoires étaient terminés et que les dépositions des témoins avaient commencé. Nous nous perdions en conjectures sur les causes du silence de Barbanti. Enfin arriva sa lettre du 20 avril (Bulletin du 7 mai). Elle disait :

« Le procès touche à sa fin. On a entendu tous les témoins à charge et à décharge. En ce moment, on donne lecture des nombreux documents que l’autorité a réunis de tous côtés pour s’en faire des chefs d’accusation contre les inculpés... Le questeur Mazza (chef de la police de Bologne) a dit, dans sa déposition. « qu’il avait des informations secrètes venant d’une personne très au courant de toutes les affaires de l’Internationale ». Il a prétendu que Costa s’était trouvé à Bruxelles, le 2 août 1874, pour y concerter le plan d’une révolution en Italie, avec une douzaine d’autres délégués venus d’Allemagne, de Suisse, de France, d’Angleterre, etc. Les dépositions de tous les autres témoins ayant mis à néant cette affirmation, Mazza se borna à répéter que la chose lui avait été dite par une personne bien informée.

« ... Parmi les témoins à décharge, les deux principaux ont été l’illustre poète Giosuè Carducci, professeur à l’université de Bologne, et le comte Aurelio Saffi, l’ex-triumvir de la République romaine et le chef actuel du parti mazzinien.

« Le premier a dit que Costa avait suivi ses leçons comme étudiant, et qu’il avait regretté de le voir quitter l’université, parce que c’était le meilleur de ses élèves... Parlant ensuite de l’Internationale, il a dit que le monde était plein de nouvelles idées et de nouveaux besoins qui réclament une satisfaction pratique ; aussi le moment n’est-il pas éloigné où une nouvelle forme de vie sociale se sera frayé la voie. Quelle sera cette forme, a-t-il ajouté, je ne saurais le dire, mais il est certain que l’Internationale renferme en elle les germes de la solution de beaucoup de problèmes sociaux ; aujourd’hui, en présence du vieil édifice qui croule et du nouveau qui va surgir, mais dont on ne peut pas distinguer encore même les fondements, entre le scepticisme utilitaire d’un côté et l’utopie généreuse de l’autre, il est bien facile que les jeunes gens d’intelligence et de cœur soient entièrement attirés par les idées de l’Internationale.

« Saffi, avec beaucoup de calme et de dignité, a parlé longuement des tristes conditions faites à l’Italie par les classes dirigeantes ;... il a stigmatisé la politique d’expédients et l’esprit d’intrigues qui jusqu’à présent ont présidé à la direction des affaires publiques. Puis il a rendu hommage à la bonne réputation de ceux des accusés qui sont connus de lui. Lorsqu’il eut fini, il s’est fait présenter à Costa, en lui disant qu’il était heureux de faire sa connaissance, parce qu’entre les hommes de cœur, malgré la différence des idées, il y a toujours un lien supérieur et indissoluble. »

Du 8 au 10 mai, les audiences furent consacrées au réquisitoire, prononcé successivement par le substitut du procureur général et le substitut du procureur du roi ; le réquisitoire divisait les accusés en différents groupes : ceux de Bologne ; ceux d’Imola, les plus nombreux; ceux de Persicelo ; ceux de Ravenne ; ceux des Marches et de l’Ombrie ; enfin ceux des Abruzzes. Notre correspondant — ce n’était plus Barbanti, mais Costa lui-même — nous disait, à propos de l’audience du 16 mai, où fut achevé l’interminable réquisitoire : « Le banc des accusés est plus animé et plus gai que de coutume : ils ont reçu la nouvelle que les internationaux de Rome ont été absous, et se félicitent de la déconfiture du ministère public ».

Un premier envoi de 218 fr. avait été fait au commencement d’avril, par le Comité fédéral jurassien, aux détenus de Bologne. Ceux-ci répondirent par une lettre collective datée du 14 avril, disant : « Chers compagnons, Nous avons reçu votre fraternelle offrande. Nous ne vous adressons pas de remerciements, parce que ce n’est pas de mise entre frères ; mais nous ne pouvons ne pas vous exprimer nos sentiments de gratitude ; et nous sommes assurés qu’ils seront bien accueillis... Nous avons plus que jamais acquis la conviction qu’aucune transaction n’est possible entre nous et nos exploiteurs ; et, libres ou condamnés, nous ne cesserons pas de nous montrer dignes de la Révolution sociale et de l’avenir. Nous sommes jeunes, et sans autre mérite que notre amour pour le genre humain ; mais c’est là ce qui fait notre force, et ce qui nous soutiendra dans les luttes difficiles où nous sommes engagés. Salut, frères, salut et émancipation ! »

Barbanti nous avait écrit que le procès touchait à sa fin : cependant il devait durer jusqu’au 17 juin encore. Nous en verrons le dénouement au chapitre suivant.

Le 11 mai s’était ouvert le nouveau procès des internationalistes de Rome, condamnés en mai de l’année précédente, et renvoyés, par décision de la Cour de cassation de Florence, qui avait annulé la sentence des premiers juges, devant une section de la cour d’assises de Rome. Après cinq jours de débats, le jury rendit un verdict d’acquittement : ce verdict, venant à la suite des verdicts de Trani, de Florence et de Livourne, fit présager pour le procès de Bologne une issue identique.

À la fin de mars, une crise ministérielle avait amené au pouvoir la gauche modérée, avec Nicotera. « Les choses en étaient venues à un point tel — nous écrivit Cafiero le 2 avril (Bulletin du 9 avril) — qu’on ne pouvait plus éviter cette crise. Dans le silence sépulcral, dans la paralysie produite par une répression insensée, la monarchie et le gouvernement étaient menacés d’asphyxie : il fallait de l’air et du mouvement ; la mission de la gauche sera d’en donner, et de rendre la vie au cadavre de l’État. Y réussira-t-elle ? Ni plus ni moins que les saints et les charlatans, invoqués pour sauver un malade abandonné par les médecins. »


Le Bulletin du 26 mars contient ce qui suit :

« Nous avons reçu deux imprimés qui prouvent qu’en Espagne aussi on a commémoré l’anniversaire du 18 mars : l’un d’eux est un numéro du journal clandestin el Orden (l’Ordre), consacré tout entier à la Commune ; l’autre, une feuille volante, contenant un exposé de principes analogue à celui que renferme la lettre d’Espagne lue à la réunion de Lausanne.[5]

« L’Internationale espagnole n’est pas morte. »


Dans les premiers jours d’avril, Charles Beslay, le doyen d’âge de la Commune de Paris, publia, sous la forme d’une lettre à M. Thiers, une adresse où il sommait l’ancien chef du gouvernement de Versailles de se prononcer au sujet de l’amnistie.

Un passage de cette lettre fut l’occasion d’un échange d’explications entre Beslay et Lefrançais au sujet de la Banque de France.

Lefrançais adressa au Bulletin, le 10 avril, une lettre où il disait : « Pour la troisième fois depuis cinq ans, notre ami Charles Beslay prend, à mon avis, trop au sérieux son rôle de prétendu sauveur de la Banque.

« On ne saurait trop le répéter : la Banque de France n’a point eu à être sauvée et n’a jamais couru le moindre danger. Ce qui prouve assez cette affirmation, c’est précisément le maintien du citoyen Ch. Beslay comme délégué de la Commune auprès de cette institution, alors qu’on connaissait parfaitement ses opinions conservatrices...

« S’il est honorable d’avoir maintenu intacte la Banque de France..., cet honneur revient, non au citoyen Ch. Beslay, qui n’est point fondé à le revendiquer, mais bien à la population révolutionnaire de Paris tout entière... Si au contraire, comme le pensent quelques-uns au nombre desquels je me compte, le respect exagéré et hors de saison que la Commune a professé à l’égard de la Banque de France au seul bénéfice des ennemis du prolétariat, n’a été qu’un acte de défaillance, il ne serait pas juste que le citoyen Ch. Beslay en fût seul rendu responsable, alors que cette défaillance est imputable à tous les membres de la Commune sans exception. »

Beslay répondit, dans le Bulletin des 23 et 30 avril, par une longue lettre adressée à la rédaction, où il disait : « Mon ami Lefrançais a raison quand il dit que je n’ai agi que conformément aux instructions de la Commune, et quand il revendique pour elle le mérite que je m’attribue... Mon livre Souvenirs insiste sur la particularité de ma délégation, que j’ai demandée et obtenue à la condition de remplir mon mandat sans aucune intervention armée, et j’établis sur ce point que j’ai toujours été d’accord avec le pouvoir exécutif de la Commune... Sur cette première question, nous sommes donc parfaitement d’accord. Mais l’erreur que commet mon contradicteur et que je ne puis admettre est celle qui consiste à dire que la Banque n’a jamais couru le moindre danger... Ce n’est pas la Commune qui était à craindre ; mais mon contradicteur sait, comme moi, que les chefs de bataillon, s’attribuant des missions dont la Commune ne les avait pas chargés, avaient le tort de faire dans les grandes administrations des perquisitions et des fouilles dans l’espoir de trouver des fusils. C’est ainsi que, dès mon entrée à la Banque, j’eus à repousser le chef de bataillon qui commandait au Palais-Royal, et ses visites se sont renouvelées plusieurs fois. Dans ces occasions graves j’eus à intervenir personnellement, et je déclare que toute l’énergie bien connue de mon caractère était à peine suffisante pour empêcher l’occupation de la Banque par les bataillons fédérés... Or, je le déclare hautement, parce que c’est ma conviction profonde : Si la nouvelle de l’occupation de la Banque par les bataillons de la Commune s’était répandue dans Paris, le crédit de la Banque était immédiatement atteint, et ses billets n’étaient plus que de véritables assignats. Dans la crise aiguë que nous traversions, ... il fallait à tout prix sauvegarder intacte et entière cette dernière monnaie fiduciaire, car, le jour où elle aurait disparu, on n’aurait pas su comment on aurait payé le lendemain le pain de son boulanger... En allant au fond des choses, on est forcé de se dire que la Banque n’est qu’un instrument composé de billets et d’argent, avec lequel on peut faire ce qu’on veut. Jusqu’à présent cet instrument n’a servi que le capital, mais il n’est pas déraisonnable de penser et de dire qu’on pourrait l’utiliser au profit du travail. »

Une nouvelle lettre de Lefrancais parut dans le Bulletin du 7 mai ; on y lit :

« Ma première lettre avait surtout pour but de rappeler que le citoyen Ch. Beslay ne pouvait prétendre au titre de sauveur de la Banque de France, cette institution n’ayant jamais couru aucun danger. Notre ami déclare lui-même qu’ayant demandé à remplir son mandat sans aucune intervention armée, il a toujours été d’accord sur ce point avec le pouvoir exécutif de la Commune. Nous voilà ainsi d’accord, le citoyen Ch. Beslay et moi.

« Il est donc bien reconnu maintenant que notre ami n’a point eu à sauver la Banque, malgré l’énergie qu’il a dû déployer contre un bataillon de fédérés qui, sans ordres, avait tenté de l’occuper. Le désaveu immédiat de cette mesure par le second Comité de salut public, et la démarche de ce Comité auprès du citoyen Beslay pour inviter ce dernier à retirer sa démission, indiquent suffisamment que l’énergie de notre vieil ami n’eut point à subir une trop rude épreuve en cette occasion.

« Quant à son opinion sur le fond même de la question, je persiste à croire que s’emparer de la Banque de France eût été, de la part de la Commune, un acte légitime et conforme aux intérêts du prolétariat qu’elle avait pour mission de faire triompher. Je persiste également à penser qu’en laissant ce puissant levier d’action entre les mains des ennemis acharnés de la Commune, tous les membres de la représentation communale sont responsables de cette défaillance, et des conséquences à jamais déplorables que cette défaillance a entraînées avec elle. »


Le vieux Raspail, qui était alors dans sa quatre-vingt-troisième année, avait présenté en mars à la Chambre des députés une proposition d’amnistie plénière. Cette proposition obtint cinquante voix (18 mai). « C’est là, dit le Bulletin, un résultat qui nous a grandement surpris ; nous n’aurions pas cru qu’il se fût trouvé cinquante députés assez humains pour vouloir mettre un terme aux tortures qu’on fait subir aux malheureux martyrs de l’idée socialiste... La discussion a eu cet avantage, de faire établir une statistique approximative des victimes immolées ou condamnées par le parti de l’ordre. On saura désormais que les réactionnaires avouent qu’il y a eu dans Paris, sans compter les combattants tombés pendant la lutte, dix-sept mille personnes fusillées sans jugement après la bataille, et quarante mille personnes arrêtées. M. Clemenceau a ajouté que, selon d’autres évaluations, le chiffre de dix-sept mille fusillés n’était pas assez élevé. Un député de Paris, M. Lockroy, a dit : « Nous avons constaté un manque, un trou, de cent mille ouvriers dans l’industrie parisienne ». Voilà les chiffres avoués à la Chambre : qu’on juge de ce qu’a dû être la réalité. »


Notre correspondant de Verviers nous annonça que le 18 mars avait été célébré en Belgique : « À Verviers, un meeting a été tenu le samedi et une conférence a eu lieu le dimanche ainsi qu’un banquet. À Dison, il y a eu meeting le samedi ; à Ensival, soirée familière. Anvers, Bruxelles, Gand ont aussi fêté l’anniversaire de la Commune par des soirées et des banquets. Gand est entré depuis quelque temps dans une phase d’organisation tout à fait nouvelle ; il règne dans la population ouvrière de cette ville une grande effervescence, et les idées socialistes y gagnent du terrain, à en juger par le nombre de numéros de notre organe flamand, le journal hebdomadaire De Werker (d’Anvers), qui s’y écoulent : il s’en achète à Gand environ deux mille exemplaires chaque semaine. Si cela continue, la Flandre aura bientôt perdu sa vieille réputation d’être en Belgique le boulevard de la réaction et du fanatisme. »

Au commencement d’avril, le Conseil régional de la Fédération belge, résidant à Anvers, adressa, à l’exemple des ouvriers danois, « au ministre de la République française près la nation belge, à Bruxelles, » une protestation contre les mauvais traitements que le gouvernement français faisait subir aux vaincus de la Commune. Le texte de cette protestation fut publié dans les organes de l’Internationale en Belgique.


Notre correspondant d’Angleterre donna, dans une de ses lettres (Bulletin du 7 mai), quelques détails sur la « presse populaire » anglaise. « Il n’y a en Angleterre, dit-il, aucun journal représentant réellement les intérêts du peuple, et il ne peut actuellement pas y en avoir. » Les journaux anglais ne peuvent vivre que par les annonces. En outre, si des vendeurs voulaient accepter de vendre un journal avancé, les propriétaires des grands quotidiens leur couperaient les vivres, en cessant de leur donner leurs feuilles avec la remise ordinaire. « C’est ainsi que certains journaux même pâles, comme le Beehive, le National Reformer, ne se trouvent que difficilement et se vendent presque clandestinement dans ce pays de prétendue liberté; et que l’International Herald (du reste bien pauvre publication) a reçu le coup de grâce par le refus des vendeurs de continuer à s’en charger. Le transport par la poste est maintenu à dessein à un taux défavorable aux petits journaux : ils doivent payer un demi-penny, tout comme le Times dont le numéro pèse en moyenne une demi-livre... Ces détails expliquent comment la presse anglaise, ce miroir supposé de l’opinion publique, ne réfléchit que le mensonge, les intérêts de cliques, et la bêtise du troupeau qui avale toutes les bourdes qu’on lui sert. C’est par cet ensemble de faits, qu’on pourrait croire peu importants, que je me rends compte de l’apparence réactionnaire du prolétariat anglais. En réalité, les vrais prolétaires n’ont personnellement la parole nulle part ; ils n’ont pas plus de liberté effective que leurs frères français ; ils n’ont et ne peuvent avoir en ce moment aucun moyen de se former une opinion collective indépendante et de la répandre. »


En Allemagne, le parti formé par la fusion des lassalliens et de la fraction d’Eisenach se préparait à tenir un second congrès à Gotha. Le gouvernement prussien, alarmé par les progrès du socialisme, se décida à agir : il ordonna « la clôture provisoire (vorbinfige Schliessung), sur le territoire prussien, de l’association appelée Sozialistische Arbeiterpartei Deutschlands, » comme l’année précédente il avait ordonné la clôture de l’Association lassallienne. En conséquence de cette décision, le Neuer Sozial-Demokrat et les autres journaux socialistes publiés en Prusse ne purent plus prendre le titre d’ « organes du Parti socialiste ouvrier d’Allemagne » ; il fut interdit, sur toute l’étendue du territoire prussien, de continuer à payer des contributions en argent pour le parti proscrit, de convoquer des réunions en son nom, etc., sous peine des châtiments que la loi réserve à ceux qui l’enfreignent. « On voit, dit le Bulletin, que les gouvernants prussiens sont bien résolus à fermer aux ouvriers allemands toute voie légale d’émancipation. Tant mieux. »


Notre correspondant de Russie continuait à nous envoyer des détails sur la situation misérable des paysans et des ouvriers. Il raconta une manifestation faite à Saint-Pétersbourg aux funérailles d’un ex-détenu, Tchernychef, mort de phtisie le 11 avril, un mois après son élargissement ; au cimetière on chanta un chœur sur l’air de la Marseillaise : « Pétersbourg n’a jamais vu de démonstration pareille ».

En Serbie, les manœuvres du gouvernement russe devaient aboutir bientôt à faire déclarer la guerre à la Turquie par le roi Milan. Les rédacteurs du journal Narodna Vola ne partageant pas l’entraînement belliqueux général, et ayant eu le courage de dire ce qu’ils pensaient à ce sujet, on les accusa d’être des agents de la Turquie et de la Hongrie : c’est ainsi qu’on avait traité les socialistes, à Paris, de Prussiens, et en Espagne de carlistes.


À l’occasion de l’envoi d’une délégation ouvrière française à l’Exposition universelle de Philadelphie, un reporter du Herald de New York alla s’informer auprès de divers présidents de Trade Unions de ce qu’ils pensaient de la venue des ouvriers français. Le président d’une Union typographique, Hugh Dayton, déclara que les ouvriers parisiens étant communistes, les ouvriers américains ne pourraient accueillir leurs délégués comme des amis. Un autre, G. W. Gibbons, président de l’Union centrale des travailleurs, dit que le voyage des délégués français en Amérique constituait à ses yeux un danger, et il exprima la crainte de voir des ouvriers de France, attirés par l’appât de salaires plus élevés, traverser l’Atlantique pour venir prendre aux États-Unis la place des travailleurs indigènes. « Est-il possible, écrivit à ce propos le Socialiste de New York, que de pareils idiots représentent les travailleurs américains ?... Vous avez raison, messieurs, d’être opposés à une réception des ouvriers parisiens, car ce sont tous des gens intelligents et bien élevés qui remporteraient en France une bien pauvre opinion du prolétariat américain, s’ils jugeaient les travailleurs des États-Unis sur le degré de votre développement... Nous sommes certains du reste que ces sociétés feront justice de ces faux-frères en les reléguant dans un coin comme ils le méritent. »

Malgré la guerre civile du Mexique, le mouvement ouvrier continuait à se développer dans ce pays. Un Congrès ouvrier — le premier — s’ouvrit à Mexico le 6 mars 1876 : on appela de ce nom des réunions périodiques, le lundi et le jeudi de chaque semaine, d’ouvriers habitant la capitale, dont quelques-uns représentaient divers associations des provinces. Il existait à Mexico un journal intitulé la Commune, qui professait le communisme ; mais le journal le Socialista avait des doctrines beaucoup moins avancées, et s’exprimait ainsi au sujet des classes riches : « Les dépositaires de l’intelligence sociale et de la richesse doivent comprendre qu’ils ne possèdent ces dépôts sacrés qu’à la condition de les utiliser pour le bien général ».


Sur l’initiative de la Section de Berne, qui avait communiqué sa proposition à toutes les sections de la Fédération jurassienne par une circulaire en date du 8 février, il avait été décidé qu’à l’occasion du 18 mars aurait lieu à Lausanne une réunion à laquelle participeraient des délégués de toutes les sections qui voudraient en envoyer, ainsi que des invités de ces sections, et, en outre, tous les membres de l’Internationale qui désireraient y prendre part à titre individuel. Il devait y avoir, le samedi soir 18, un banquet à 2 fr. 50 ; le dimanche matin 19, une réunion d’études, dans laquelle serait discuté ce sujet : la Commune ; le dimanche après-midi, un meeting de propagande ayant pour ordre du jour : L’Internationale, ses principes, son but.

La réunion eut lieu conformément au programme adopté, sauf en ce qui concerne le dernier point, le meeting de propagande, qui fut empêché.

Dans l’après-midi du 18, les délégués des sections et les invités arrivèrent de diverses parties de la Suisse, et même de l’extérieur. Les invités étaient des réfugiés de la Commune, les uns adhérents de l’Internationale, les autres restés en dehors de notre organisation, comme Jourde par exemple. Le banquet réunit délégués et invités à l’hôtel de France, au nombre d’environ quatre-vingts. Cette soirée fut employée à fixer l’ordre du jour du lendemain. Un rapport présenté par Rodolphe Kahn, au nom de la Section de Lausanne, annonça que, par suite de la mauvaise foi d’un propriétaire et de l’arbitraire des autorités municipales, le meeting de propagande du lendemain après-midi ne pourrait avoir lieu : la commission d’organisation avait loué à cet effet la grande salle de la Tonhalle ; au dernier moment, le propriétaire s’était ravisé et avait voulu annuler la promesse de location et rendre l’argent qu’il avait touché d’avance ; puis, la commission ayant déclaré que la Section de Lausane entendait user du local qu’elle avait loué et payé, le propriétaire lui avait fait signifier, par le juge de paix, défense expresse d’entrer chez lui ; et le syndic (maire) avait interdit de poser les affiches qui devaient annoncer le meeting.

De nombreux télégrammes et des lettres de France furent lus au banquet, témoignant que l’idée révolutionnaire n’était pas morte dans le pays qui avait le premier vu flotter le drapeau de la Commune.

La séance d’études du dimanche matin eut lieu dans une salle de l’hôtel du Guillaume Tell ; elle fut occupée par un échange d’idées sur ce sujet : La Commune, envisagée tant au point de vue historique et critique, que comme base d’une nouvelle organisation sociale. « Parmi les orateurs qui prirent la parole, — dit le compte-rendu du Bulletin, — nous citons de mémoire Paul Brousse, Élisée Reclus, Adhémar Schwitzguébel, Joukovsky, Lefrançais, James Guillaume, Perrare. Cette discussion, du plus haut intérêt, et où, sauf une légère divergence théorique sur un point[6], un accord complet put être constaté entre tous ceux qui émirent leur opinion, donna aux assistants la mesure des progrès accomplis depuis deux ou trois ans dans l’élaboration des théories socialistes. La publication du compte-rendu sténographique de cette séance sera certainement une chose très utile, et nous en recommandons vivement la lecture à tous ceux qui veulent étudier sérieusement le but et les moyens de la révolution. Deux travaux écrits, l’un signé B. Malon et Joseph Favre, l’autre signé Félix Pyat, avaient été reçus ; ils seront imprimés à la suite du compte-rendu[7]. Pendant le déjeuner en commun qui suivit la séance, il fut donné lecture d’une lettre d’Espagne, et chacun fut frappé de l’identité des principes exposés dans cette lettre et de ceux qui avaient été développés dans la séance du matin. »

Bien qu’on eût renoncé, faute de local, au meeting projeté, il se trouva que l’après-midi, vers deux heures, un certain nombre d’ouvriers et de curieux se réunirent, sans convocation autre que le bruit public, dans la salle où avait eu lieu la séance du matin : il fut décidé alors d’y tenir un meeting improvisé[8]. « Divers orateurs exposèrent, aux applaudissements des ouvriers présents, les principes de l’Internationale : nous devons citer entre autres un magnifique discours d’Élisée Reclus, et une causerie humoristique de Joukovsky, dans laquelle ce dernier, tout en exposant avec beaucoup de clarté les différents points du programme socialiste, dit leur fait à la municipalité de Lausanne et à son syndic avec une verve qui enleva l’auditoire, y compris les curieux bourgeois. » (Bulletin.)


Pendant que des membres de l’Internationale et des réfugiés de la Commune étaient réunis à Lausanne, une scène scandaleuse se passait, le samedi soir, dans les rues de Berne. Une société ouvrière de langue allemande, récemment fondée, le Sozialdemokratischer Verein, avait pris l’initiative d’une réunion et d’un cortège pour fêter l’anniversaire du 18 mars ; elle avait invité différentes autres sociétés, entre autres la Section de l’Internationale, à se joindre à elle, et la musique du Grütli avait accepté de prêter son concours. À huit heures du soir, les socialistes se réunirent sur la plate-forme de la cathédrale : il y avait là une quarantaine de tailleurs de pierre, autant de charpentiers, une vingtaine de membres de l’Arbeiter-Bildungs-Verein, les membres du Sozialdemokratischer Verein, et quelques membres de la Section internationale de Berne (qui ce soir-là devait se réunir dans un autre local) et de diverses autres sociétés. Mais la bourgeoisie bernoise s’était juré d’empêcher de force la manifestation, et avait recruté à cet effet une bande nombreuse d’assommeurs armés de gourdins. Les stipendiés à trique, conduits par un certain nombre de patrons et de jeunes aristocrates, envahissent la plate-forme, et déclarent aux musiciens que s’ils jouent, on leur cassera leurs instruments sur la tête : devant cette menace, les musiciens s’éclipsent. Néanmoins le cortège se forme et se met en marche, éclairé par des flambeaux et précédé d’un drapeau rouge ; mais une foule hostile l’entoure, hurlant et sifflant, et bientôt les manifestants sont assaillis à coups de pierre et de gourdins, le drapeau est déchiré ; le cortège néanmoins continue sa marche par la rue des Gentilshommes : « mais dans la rue de la Justice s’engage une véritable bataille ; plusieurs socialistes sont renversés à terre, piétinés, ou même jetés dans le ruisseau (le Stadtbach) ; les derniers lambeaux du drapeau rouge sont arrachés, les derniers flambeaux sont éteints » (Bulletin). Un membre de l’Internationale, Ducrocq, docteur en médecine, fut précipité dans le ruisseau de la ville par une bande de forcenés qui lui tenaient la tête sous l’eau pour le noyer ; il eut un doigt brisé dans la lutte, et reçut une grave blessure au front ; il put toutefois se dégager grâce à l’intervention d’un étudiant, Karl Moor, et, pour échapper à la rage de ceux qui s’acharnaient après lui, il dut traverser, en rampant dans l’eau, la partie couverte du ruisseau ; recueilli à l’autre extrémité de la galerie, à demi-mort et presque asphyxié, il fut obligé de garder le lit plusieurs jours à cause de ses blessures.

La réunion prévue au programme eut lieu néanmoins, au restaurant Mattenhof ; devant un auditoire de langue allemande, presque entièrement ouvrier, un étudiant en médecine bernois, Kachelhofer[9] fit un exposé historique du mouvement communaliste parisien ; et l’assemblée vota une énergique protestation contre les brutalités de la bourgeoisie bernoise. Le lendemain, plusieurs sociétés ouvrières qui n’avaient pas pris part à la manifestation de la veille se réunissaient à leur tour, et votaient une résolution portant « qu’elles approuvaient complètement l’acte du Sozialdemokratischer Verein, parce que les organisateurs de la manifestation n’avaient fait qu’user d’un droit garanti par les constitutions fédérale et cantonale », et qu’elles regardaient « la conduite d’une partie de la population dans cette circonstance comme une violation des principes fondamentaux de la constitution républicaine ».

Le résultat de cette affaire fut qu’un rapprochement s’opéra, à Berne, entre les internationaux de langue française et ceux des socialistes de langue allemande qui voulaient marcher de l’avant : et dans les premiers jours d’avril le Sozialdemokratischer Verein entrait comme section dans la Fédération jurassienne[10].

Dans les autres localités de notre Fédération, il y avait eu également des réunions à l’occasion du 18 mars : la Section de Neuchâtel s’était réunie à la brasserie Saint-Honoré ; celle de Berne, au café Howald ; celle de Zürich, au café Wahler ; celles du Val de Saint-Imier, au café de l’Étoile, à Sonvillier ; celle de la Chaux-de Fonds, au Cercle littéraire ; celle de Porrentruy, à l’hôtel de l’Aigle ; celle de Lugano, à la Trattoria americana.

Comme il a été dit plus haut, il ne fut pas possible de publier le compte-rendu sténographique de la réunion d’études de Lausanne. Il fallut même renoncer à reconstituer approximativement un procès-verbal de la séance. Mais, étant donné l’attitude qu’avait prise Malon, et le caractère hostile de la communication qu’il avait envoyée à Lausanne, nous jugeâmes nécessaire d’insérer cette communication au Bulletin, pour ne pas nous exposer au reproche d’avoir supprimé l’opinion d’un contradicteur. En conséquence, le Bulletin imprima en première page, dans ses n° 18 et 19, le travail de Malon, que je reproduis intégralement ci-après :


Lettre adressée au meeting de Lausanne, réuni le 18 mars 1876,
par Joseph Favre[11] et B. Malon.


Compagnons,

Nous croyons de notre devoir de vous envoyer le résultat de nos réflexions sur votre ordre du jour.

Comment définir l’idée communale ?

Elle renferme, tous l’ont reconnu, un principe à la fois politique et social. Le principe politique est clair ; c’est substituer à l’organisation autoritaire, l’organisation fédérative ; en d’autres termes, remplacer l’État par la fédération des groupes et des communes. Bien que moins dégagé encore, le principe social du communalisme est déjà saisissable ; il n’est autre que le collectivisme, que l’on peut, croyons-nous, expliquer sommairement ainsi :

L’avoir humain a deux sources, la Nature et le Travail.

Par Nature, nous entendons toute la matière première du globe et ses forces naturelles ;

Par Travail, nous entendons l’action de l’homme pour connaître et s’approprier cette matière et ces forces.

Nous croyons, avec d’éminents économistes et d’éminents socialistes, que l’avoir humain se divise :

1° En capital ou somme des valeurs de production ;

2° En richesses ou somme des valeurs de provision, de consommation et d’agrément.

Par l’étude des phénomènes de la production, nous n’avons pas de peine à trouver que, dans les conditions économiques présentes et surtout futures, le travail, pour être suffisamment productif, doit se servir des forces dites économiques, comme l’association et la division du travail, les machines, etc. Ceci nécessite de grandes agglomérations de capital et de travailleurs ; le travail individuel est de plus en plus remplacé par le travail collectif.

Or, à qui appartiendra ce capital aggloméré ? À des capitalistes ? Ce serait organiser un nouveau servage agricole-industriel. Aux travailleurs eux mêmes ? Ce serait substituer, au régime de la concurrence individualiste qui nous écrase, un régime de concurrence corporative qui ferait aussi du travail une bataille, où les fortes corporations réduiraient les faibles aux privations et à la subordination.

Ne pourrait-on pas éviter ces deux inconvénients, en reconnaissant que tout ce qui est capital est propriété collective, c’est-à-dire inaliénable entre les mains soit de la Commune, soit de toute autre organisation sociale, et ne pouvant qu’être confiée aux libres associations des travailleurs, moyennant certaines redevances et certaines garanties sauvegardant les intérêts et les droits de la communauté ?

En ce qui touche les richesses, comme il n’y a aucun inconvénient pour la société à ce que chacun de ses membres jouisse à sa manière de la part de valeur qui lui est attribuée (attendu que, dans l’organisation collectiviste, chacun sera assuré d’une instruction intégrale et professionnelle, d’un travail attrayant et très productif, et, s’il est impropre au travail, d’un entretien suffisant), nous croyons que les richesses peuvent et doivent être possédées individuellement, et cela pour garantir la liberté de la volonté et de l’action personnelle[12]. Il ne faut pas oublier que les richesses n’étant pas productives, leur accumulation par un individu ne saurait nuire à la communauté. Tel collectionne des livres, tel autre des tableaux, des plantes rares : qu’est-ce que cela nous fait ? Mais l’on pourrait accumuler des bons de travail, pour se procurer de longues années d’oisiveté ? Peu importera encore. En tous cas, on pourrait prévenir cet abus par une simple mesure administrative en vertu de laquelle les bons de travail ne seraient échangeables que pendant trois ou cinq ans.

Pour en revenir à la personnalisation des richesses, que voulons-nous en effet ? L’expansion et le perfectionnement des êtres humains. Cette expansion et ce perfectionnement ne peuvent être obtenus que par la plus grande liberté possible, ainsi que par la pratique de la plus large solidarité.

Par la collectivité du capital et l’association dans le travail, la solidarité humaine est assurée.

Par la possession individuelle des valeurs produites, l’indépendance est garantie.

Reste maintenant à nous occuper des moyens, ce qui est bien autrement difficile. Ici le parti socialiste est bien divisé. Les uns, voyant dans l’État la plus haute, la plus puissante résultante du développement historique, veulent se servir de ce même État pour réaliser l’égalité sociale.

Les autres, ne voyant dans l’État qu’une machine d’oppression, veulent le supprimer purement et simplement, laissant aux divers groupes sociaux le soin de pourvoir à leurs intérêts par une fédération générale d’où sortirait une société vraiment égalitaire et libre.

De ces deux principes opposés découlent naturellement des agissements politiques contraires ; de là les luttes intestines qui déchirèrent le parti socialiste internationaliste. Pour les premiers, les prolétaires doivent entrer progressivement dans l’État autoritaire et ne négliger aucun moyen pour atteindre ce résultat ; les seconds disent carrément aux travailleurs : Abstenez-vous de la politique bourgeoise, même quand elle prend des allures progressistes, éclairez-vous mutuellement, organisez vos forces, et, quand le jour sera venu, vous vous ébranlerez, non pas pour transformer l’État, mais pour le détruire et lui substituer vos fédérations égalitaires.

Nous ne voulons pas nous poser en faiseurs de synthèses, d’autant moins que nous venons demander des solutions et non en proposer, mais nous nous reconnaissons le droit d’étudier les faits, de rechercher leur signification et de profiter de leurs enseignements; nous croyons même que c’est un devoir.

Nous assistons à la plus grande crise mentale de l’humanité.

Le spiritualisme, battu en brèche par la science, est lentement refoulé par l’expérimentalisme ; nous pouvons suivre le progrès de ce mouvement non pas seulement dans le socialisme (qui, après avoir pendant cinquante ans pris part à l’orgie de spiritualisme qui pour le malheur de l’humanité commença en 1793 avec la puissance jacobine, s’est transformé sous l’action vivifiante de la philosophie matérialiste), mais encore chez nos ennemis eux-mêmes. À l’État simplement répressif, tel que le conçurent, par exemple, Charles-Quint, Louis XIV, Napoléon Ier et autres tyrans de la même espèce, un homme d’État allemand a voulu, reprenant la pensée de Frédéric II et de Hegel, substituer un État méthodique, rationnellement et intelligemment compressif ; et voilà que la France est à la veille de faire l’expérience d’un État positiviste[13], qui prendrait pour base ce qui est, en le vivifiant par des réformes progressives, mais secondaires, et aurait pour but l’endiguement de la révolution ou, pour parler plus exactement, le refoulement du socialisme et l’éternisation de la forme actuelle de la propriété, de laquelle pourtant découlent tous nos maux.

Que faire devant ce fait nouveau ?

En voulant trop suivre la politique de l’écart absolu, n’est-il pas à craindre que le parti socialiste, que les travailleurs agricoles et industriels, les premiers surtout, ne suivent la bourgeoisie dans son évolution nouvelle, si le drapeau socialiste n’est pas à toute occasion, et surtout chaque fois qu’il s’agit de marcher en avant, déplié au milieu d’eux ?

Les forces vives de l’humanité ont besoin de mouvement pour se développer, et si, en même temps qu’un idéal, le socialisme n’est pas une action quelquefois révolutionnaire, ou quelquefois progressiste selon les circonstances, mais constante, ces forces vives lui échapperont pour passer dans les mains des parlementaires et des intrigants politiques, ce qui serait un double malheur.

Reste à déterminer ce que devrait être cette action, et nous voudrions voir le meeting s’en occuper.

Ce sont là de graves questions que, selon nous, il importe d’étudier.

La république radicale est-elle le champ de bataille de la république révolutionnaire, et une phase inévitable de la transformation sociale ? ou bien, ainsi que le prétendent certains anarchistes, est-elle — comme perfectionnement d’une chose mauvaise, l’État — une simple rétrogradation ?

Ne peut-on pas objecter aux partisans de cette dernière opinion :

1° Que lorsqu’on n’a pas la république, on veut d’abord la conquérir ; c’est perte de temps ;

2° La monarchie attaque et corrompt les forces vives d’une nation, une république passable les développe ; il se fait toujours plus de socialistes sous une république que sous une monarchie.

Un dernier mot.

N’y a-t-il pas une distinction à faire entre l’État politique et l’Etat économique ?

La nécessité d’abolir le premier par la destruction, au nom des grands intérêts du genre humain, de ses principaux organes : armée, magistrature soldée, police centrale, etc., ne saurait faire de doute ; mais le progrès des temps a introduit dans l’organisation politique une foule de services administratifs et répartitifs, comme les bibliothèques, les postes, les télégraphes, les observatoires, les poids et mesures, etc., qu’il importe de réformer ou transformer, mais non d’abolir ; et même le socialisme tend à augmenter le nombre de ces services publics, dont un grand nombre, il est vrai, seront communaux, mais dont aussi un certain nombre doivent être régionaux, nationaux ou continentaux ; c’est ce qui a fait dire avec beaucoup de raison au compagnon De Paepe que le socialisme tendait à substituer à la centralisation politique une centralisation économique[14]. Ceci admis, suffirait-il, pour réaliser l’égalité sociale, de déclarer, un jour de révolution, que l’État est aboli, et que les groupes et les communes sont chargés de pourvoir à leurs intérêts comme ils l’entendront ? Selon nous, il y aura d’autres mesures à prendre, qui sortent du programme anarchiste[15].


Compagnons,

Tels sont les graves problèmes sur lesquels nous avons voulu appeler votre attention, et nous lirons avec intérêt les avis que vous émettrez, nous réservant comme de juste de les discuter.

Quant à présent, nous pensons que les socialistes doivent s’abstenir d’impuissantes déclarations doctrinales, et travailler, par la propagande individuelle, à la reconstitution et à l’agrandissement du parti socialiste, en France surtout, ce qui va devenir possible.

Salut et solidarité.

Joseph Favre, B. Malon, membres de l’Internationale.


Je fis suivre la lettre des deux membres de la Section de Lugano de quelques lignes destinées à rectifier l’une seulement des affirmations de Malon. Voici cette rectification :


Observation de la rédaction du Bulletin.

Le travail qu’on vient de lire renferme une appréciation complètement erronée de ce que ses auteurs appellent le « programme anarchiste ». La distinction qu’ils veulent établir entre les Jurassiens et les Espagnols d’un côté, les Italiens et les Russes de l’autre, appartient au domaine de la fantaisie pure.

À force de raisonner et de disputer sur des mots mal définis et plus souvent encore mal compris, et d’établir des classifications arbitraires et témoignant ordinairement d’une grande ignorance du sujet, on a fini par si bien embrouiller la question des deux écoles socialistes, qu’on est arrivé à un gâchis complet.

Tâchons de rétablir en quelques mots les faits tels qu’ils sont.

Deux écoles socialistes se sont partagé l’Internationale à partir de 1868, et de leurs querelles est née la scission qui s’est produite au Congrès de la Haye en 1872. Ces deux écoles sont celle des communistes autoritaires, et celle des communistes non-autoritaires ou collectivistes.

La théorie collectiviste, qui est la nôtre, compte parmi ses partisans les Français se rattachant à l’Internationale, les Belges, les Hollandais, les Espagnols, les Italiens, une partie des Russes, une partie des Américains, et les Jurassiens.

La théorie communiste autoritaire est professée par tous les Allemands, par les Anglais, par les blanquistes en France, par une partie des Russes et des Américains.

Les distinctions que B. Malon a déjà voulu établir à plusieurs reprises (dans des articles publiés dans des journaux belges ou italiens) entre les collectivistes du Jura et ceux de la Belgique, ou de l’Espagne, ou de l’Italie, sont le produit de son imagination, et n’existent pas dans la réalité.

Les mots d’anarchie et d’anarchistes sont, à nos yeux et à ceux de beaucoup de nos amis, des termes qu’on devrait renoncer à employer, parce qu’ils n’expriment qu’une idée négative sans indiquer aucune théorie positive, et qu’ils prêtent à des équivoques fâcheuses.

Aucun « programme anarchiste » n’a jamais été formulé, à notre connaissance ; il ne peut donc y avoir, au sujet d’une chose qui n’existe pas, une divergence entre les Jurassiens et les Italiens, entre les Espagnols et les Russes. Mais il existe une théorie collectiviste, formulée dans les congrès de l’Internationale, et c’est à celle-là que nous nous rattachons, tout comme nos amis de Belgique, de France, d’Espagne, d’italie et de Russie.


Un correspondant, dont la lettre est signée des initiales P. R., écrivit au Bulletin (n° 20) pour exprimer sa surprise que Malon, tout en se prononçant pour la propriété collective du capital, voulût maintenir la propriété individuelle pour les valeurs produites, les richesses. « Je trouve passablement métaphysique, disait P. R., la distinction entre le capital et les richesses. Que l’on propose les transitions que l’on voudra ; mais qu’on semble regarder comme un idéal le régime où l’accumulation égoïste des richesses sera autre chose qu’une folie à guérir, cela m’étonne... Ne peut-on pas dire que ce que les citoyens Malon et Favre appellent des richesses sont également des instruments de travail, destinés à produire d’autres richesses, le goût artistique, les connaissances scientifiques ? Méfions-nous des distinctions alambiquées. Il est de toute justice que les instruments de travail soient sans obstacles à la disposition de ceux qui peuvent s’en servir, que les produits du travail soient employés par ceux qui les ont créés. Mais il faut admettre aussi que ceux qui auront su établir le règne de cette justice auront en outre le bon sens de jouir en COMMUN du fruit de leurs travaux, et que l’on ne trouvera plus de fous ajoutant, au plaisir qu’ils goûtent, la satisfaction de savoir que les autres en sont privés. »

Malon se trouva blessé dans son amour-propre de la réponse que je lui avais faite. Quittant le ton patelin qui lui était habituel, pour prendre celui de la colère et de l’aigreur, il écrivit au Bulletin une lettre où il se plaignait d’avoir été « injurié ». J’insérai un résumé de sa lettre, en y joignant de nouvelles observations destinées à clore le débat. Voici l’article (n° 21) :


Nous avons reçu de B. Malon, en réponse aux observations dont nous avons fait suivre le travail adressé au meeting de Lausanne par lui et Joseph Favre, une lettre que nous aurions volontiers insérée, si elle eût été écrite en termes courtois. Le citoyen Malon, pour justifier le ton de sa réplique, prétend que nous lui avons dit des injures, des invectives et des gros mots : nos lecteurs ont pu juger si nous avons mérité ce reproche.

Nous nous faisons un devoir du reste de donner à nos lecteurs la substance de la lettre du citoyen Malon, en laissant de côté les sarcasmes, qui n’ajoutent rien à la valeur des arguments.

Le citoyen Malon affirme qu’il existe une différence entre certains socialistes qu’il appelle collectivistes, et d’autres qu’il appelle collectivistes anarchistes. À l’appui de son dire, il cite deux documents :

1° Le rapport présenté en 1874 au Congrès de Bruxelles par De Paepc, dans lequel le rapporteur s’exprime ainsi : « Le débat entre l’État ouvrier et l’anarchie reste ouvert » ;

2° Le rapport sur les services publics présenté au Congrès jurassien de Vevey en 1875, où on lit ces mots : « Il est manifeste que deux grands courants d’idées, en ce qui concerne la réorganisation sociale, vont se partager le monde socialiste ; l’un tendant à l’État ouvrier, l’autre à la Fédération des Communes ».

De ces deux passages, le citoyen Malon croit pouvoir conclure qu’il y a des collectivistes qui sont partisans de l’État ouvrier, et d’autres collectivistes, dits anarchistes, qui sont partisans de la Fédération des Communes.

Malon ajoute que la scission de 1872, à la Haye, était une scission « entre collectivistes ».

C’est là une appréciation tout à fait inexacte, et faite pour perpétuer la confusion à laquelle nous avions cherché à mettre un terme.

Comme c’est nous qui nous sommes servis pour la première fois, dans ce temps-là, du mot de collectivisme[16], et que nous l’avions adopté tout exprès pour l’opposer à celui de communisme que nous appliquions à l’école de Marx et de Blanqui, on admettra que nous ayons quelque droit à l’employer et à le définir.

La scission à la Haye était entre communistes autoritaires ou partisans de l’État, d’un côté, et communistes non-autoritaires (ou collectivistes), partisans de la Fédération des Communes, de l’autre.

Il est très vrai que le débat est resté ouvert, dans le parti socialiste, entre l’État ouvrier et l’anarchie (synonyme peu exact et incomplet de collectivisme) ; mais les partisans de l’État ouvrier n’ont pas cessé, à nos yeux, d’être ce que nous avons toujours appelé et appelons encore des communistes autoritaires ; nous réservons le nom de collectivistes uniquement à ceux qui inscrivent sur leur programme la destruction de l’État.

Il n’y a point de collectivistes qui soient partisans de l’État ouvrier : ce serait une contradiction dans les termes. Qui dit collectiviste, selon notre définition, dit partisan de la libre fédération et de l’autonomie.

« Ne pouvons-nous, dit B. Malon en terminant la lettre qu’il nous adresse, discuter sur les matières qui nous intéressent sans tomber dans la dispute ? Nous ne vous avons pas attaqués, pourquoi nous attaquez-vous ? »

Malon n’a pas attaqué la Fédération jurassienne, c’est vrai, mais il avait présenté certains faits sous un jour inexact ; nous ne l’avons pas attaqué non plus, nous avons simplement rétabli la vérité.

Malon, vers la fin du travail envoyé par lui et Joseph Favre au meeting de Lausanne, avait dit ceci : Il existe une foule de services administratifs et répartitifs, tels que les bibliothèques, les postes, les télégraphes, les observatoires, les poids et mesures, etc., qui aujourd’hui sont confondus avec l’organisation politique, et qu’il importe, non d’abolir, mais de transformer ; le socialisme tend même à augmenter le nombre de ces services publics, dont beaucoup, il est vrai, seront communaux, mais dont d’autres doivent être régionaux, nationaux ou continentaux. Or, ajoute Malon, ceci admis, il y aura, lors d’une révolution sociale, à prendre d’autres mesures, qui sortent du programme anarchiste tel que l’entendent et l’observent les Jurassiens.

Que veut dire cette phrase pour tout lecteur non prévenu, sinon que Malon prétend que l’idée de services publics régionaux ou continentaux est étrangère au programme des Jurassiens ; que les Jurassiens, en vertu de leur programme, veulent abolir les bibliothèques, les postes, les télégraphes, les poids et mesures ? et que quiconque veut la conservation des bibliothèques, postes, télégraphes, etc., et le maintien et le développement des services régionaux et continentaux, n’est plus anarchiste (c’est-à-dire collectiviste) ?

Or, nous le demandons, en accordant l’hospitalité, dans l’organe officiel de la Fédération jurassienne, à cette étrange appréciation de ce que Malon prétend être notre programme, pouvions-nous laisser passer une pareille affirmation sans protester ? Notre devoir et notre droit était de relever l’erreur commise, et de ne pas nous laisser bénévolement attribuer de telles niaiseries. Qu’après cela Malon se soit fâché, nous le regrettons pour lui. Nous avons l’habitude de dire nettement notre pensée, et nous attendons, de ceux qui discutent avec nous, qu’ils sachent supporter la contradiction.

Malon se le tint pour dit, et ne revint plus à la charge. Mais à partir de ce moment, d’ennemi sournois qu’il avait été, il fut notre ennemi déclaré.

La communication de Félix Pyat à la réunion de Lausanne parut dans le n° 21 du Bulletin, qui, en la publiant, déclara « laisser au signataire l’entière responsabilité de ses idées ». C’était une lettre Au peuple de la classe dirigée, dans laquelle Pyat expliquait à ce peuple, dit « souverain », que seule la bourgeoisie possédait « les trois attributs de la souveraineté, le sol qui nourrit, le vote qui dispose et l’arme qui défend » ; en ajoutant : « Des trois, elle ne t’en a laissé qu’un, le vote, avec lequel tu reprendras les deux autres, si tu le veux ». C’était là une conception bien éloignée de la nôtre ; et cependant Félix Pyat lui-même, malgré ses vieux préjugés démocratiques, faisait une concession aux idées de l’Internationale : il reconnaissait l’utilité de l’organisation ouvrière, du groupement corporatif. « Entre la famille et la commune, disait-il, il y a pour l’individu un vide, que la corporation doit remplir… Même en république, la famille est monarchique et théocratique ;… elle est un groupe physiologique, moins de volonté que de fatalité… La corporation, au contraire, est le premier groupe formé volontairement, contractuellement, par consentement, entre égaux et libres, avec droits et devoirs, c’est-à-dire réciprocité. » Il eût fallu, disait-il, qu’en 1791, au lieu de dissoudre les anciennes corporations, on les réformât : si l’ouvrier de Paris eût gardé « son organisation, ses chefs et ses armes », il fût intervenu plus puissamment dans les grands mouvements de 1793 et de 1848. Et, rappelant le souvenir des journées de juin 1848, Félix Pyat écrivait cette page remarquable, que je veux citer :

Le peuple de Paris venait de faire la révolution de février, au nom du droit proclamé par Turgot ; du « droit au travail », et, le plus sacré des droits lui étant refusé, il avait voulu le prendre par le plus saint des devoirs[17]. Eh bien, l’organisation qui lui avait manqué pour le conquérir dans la paix, il la reprit instinctivement dans le combat. Je n’oublierai jamais ces néfastes journées de juin 1848, le prologue de celles de mai 1871. Je parcourus avec notre regretté Dupont (de Bussac) tout le grand faubourg Antoine, suppliant les ouvriers de ne pas engager une lutte impossible contre les forces supérieures de Cavaignac, leur disant que leurs frères mêmes de la garde mobile[18] les combattraient comme la garde nationale bourgeoise. Désespérés, ils faisaient leur réponse : Du pain ou du plomb, et construisaient leurs barricades. J’en comptai plus de cent qui hérissaient la rue depuis la Bastille jusqu’au Trône ; et sur chacune d’elles flottait un drapeau rouge portant l’insigne du travail, c’est-à-dire l’outil d’un métier : sur l’un c’était l’équerre et le compas ; sur l’autre, le marteau et le ciseau ; sur un troisième, une presse et un composteur ; ainsi de suite, chacun son symbole. Cela ne valait-il pas les aigles, les lions et autres bêtes de proie, emblèmes des maîtres ? Les combattants s’étaient rangés naturellement ainsi par ordre d’états, par corporations, se connaissant mieux pour mieux se défendre, en vrais frères et amis, en compagnons. Nobles soldats et nobles drapeaux d’une guerre sainte pour la plus juste des causes, « pour le plus sacré et le plus humain des droits ». Ah ! ces nobles drapeaux du travail, j’eus la douleur de les voir pris et rapportés en trophée, troués et sanglants, au bureau de l’Assemblée bourgeoise, par des fils du peuple, par les mobiles de Paris, par des frères conduits contre leurs frères, à la grande joie des maîtres triomphants dans le sang de tous,... et faisant place nette à l’empereur.

Peuple de la classe dirigée, penses-tu que si ces héros, ces martyrs avaient été unis en 1848, si la corporation eût retenu les « mobiles » ou grossi de leur nombre les insurgés, l’armée de la classe dirigeante en eût triomphé ? Et lorsqu’ils ont continué la lutte de 1848, quand la terrible leçon fut renouvelée non pendant deux jours, mais toute une semaine, penses-tu que si les ouvriers de Paris eussent été unis, ils n’auraient pas doublé, triplé leurs forces contre l’armée de Versailles, et changé le sort de la guerre ? Je puis me tromper encore, mais je le pense, et, pour l’anniversaire du 18 mars, je te l’écris.


La vie intérieure de la Fédération jurassienne était très intense ; les réunions succédaient aux réunions. À Saint-Imier, le dimanche 26 mars, grande assemblée publique, où l’on parla de la Commune, et où fut votée une adresse aux Sociétés ouvrières de Berne, à l’occasion de l’incident du drapeau rouge du Sozialdemokratischer Verein. Le dimanche 16 avril, autre assemblée publique, qui décida la publication d’un Appel au peuple au sujet de la crise horlogère. Cet Appel, qui n’avait rien de révolutionnaire, et qui était signé, au nom de la réunion publique, par un chef d’atelier, Ernest Méroz, et un ouvrier graveur, Henri Soguel[19], disait que les intérêts généraux de la population pouvaient être classés en quatre catégories : ceux des fabricants, ceux des chefs d’atelier, ceux des propriétaires et des commerçants, et ceux des ouvriers ; les fabricants sont organisés en société industrielle, une partie des ouvriers sont organisés par corps de métiers fédérés ; les chefs d’atelier et les propriétaires et commerçants devraient se grouper aussi et s’organiser ; les quatre organisations nommeraient chacune une commission chargée de formuler des propositions pratiques ; et les quatre commissions, après s’être réunies pour discuter sur les moyens de remédier à la crise ou du moins d’en atténuer les conséquences, présenteraient leurs conclusions à une assemblée populaire générale.

À Berne également, nombreuses réunions à l’occasion de grèves locales et d’organisation des ouvriers non encore groupés en sociétés de résistance.

À Lausanne, une grève des charrons et forgerons en voiture ayant amené l’arrestation arbitraire de trois grévistes, un meeting de protestation, convoqué par le comité central de l’Union ouvrière locale, réunit le 7 mai cinq cents ouvriers ; y prirent la parole : le jeune typographe allemand Reinsdorf, dont le nom paraît alors pour la première fois, et dont le discours énergique, prononcé en allemand, fut traduit par le peintre Vuillermet, qui alors appartenait à l’Internationale ; un vieil ouvrier vaudois, Chevillard ; Joukovsky (il résidait alors à Lausanne) ; et des ouvriers suisses allemands, Schäffer, Wagner, Krebser.

Les conférences faites dans les diverses sections continuaient. Je dois signaler en particulier celle que fit, le 9 mai, Auguste Spichiger, dans l’amphithéâtre du collège de la Chaux-de-Fonds, devant une nombreuse assemblée, où il y avait, outre les ouvriers, des banquiers, des fabricants, et un grand nombre de petits patrons. Il parla de la crise, en montrant « la progression constante et fatale des crises industrielles depuis l’abolition des maîtrises, et l’essor qu’a pris depuis cette époque le mercantilisme » ; et, comme conclusion, il donna lecture de l’Appel au peuple voté par l’assemblée de Saint-Imier.

Au Congrès bisannuel de la Fédération des ouvriers graveurs et guillocheurs, qui eut lieu les 7 et 8 mai à Neuchâtel, on s’occupa entre autres de la question de l’altitude à prendre dans les cas d’intervention militaire lors d’une grève. La Section des graveurs de Genève avait désapprouvé l’appel adressé par le Comité central, l’année précédente, aux organisations ouvrières (t. III, p. 298) : « Il est curieux de constater combien les idées et la manière d’agir de cette section sont la continuation fidèle de l’action des anciennes sections de la fabrique genevoise. Dans un rapport présenté au congrès, cette section s’est jointe aux appréciations de la Gazette de Lausanne et du Journal de Genève au sujet des manifestations socialistes du 18 mars à Berne et à Lausanne, et la Section du district de Courtelary y est traitée avec un mépris tout bourgeois. Cette dernière section représente les tendances de la Fédération jurassienne, et c’est là sans doute, aux yeux des ex-internationaux genevois, un grand crime. Tandis que la splendide organisation ouvrière genevoise d’il y a quelques années est tombée dans l’impuissance sous l’action démoralisante de quelques esprits étroits et timorés, les groupes socialistes des Montagnes se sont consolidés, et, en pleine réaction générale, ils ont développé leur organisation et lui ont donné une importance qui échappe à la prudente sagesse des hommes pratiques de Genève. Les autres sections de la Fédération [des graveurs et guillocheurs] ont gardé une attitude conciliante : les tendances de la Section du district de Courtelary sont loin d’y être acceptées, mais du moins l’action vivante de cette section y est plus justement appréciée que dans les milieux genevois. » (Extrait du compte-rendu envoyé au Bulletin par Adhémar Schwitzguébel.)

Le résultat de la délibération du Congrès des graveurs et guillocheurs fut un recul, un désaveu de la résolution votée l’année précédente à Auvernier. « Les préoccupations patriotiques, la crainte de conflits avec l’autorité, la frayeur de paraître, aux yeux du public, subir l’action de l’Internationale et accepter la solidarité des actes des ouvriers étrangers, sont beaucoup plus puissantes, dans cette fédération, qu’une réelle compréhension des intérêts ouvriers. On a craint surtout les conséquences d’une agitation anti-militariste dans les cas de grève. La délégation du district de Courtelary présentait une résolution engageant les sections à poursuivre le projet d’une entente formelle entre toutes les organisations ouvrières de la Suisse en cas de renouvellement de l’intervention militaire. Cette résolution fut rejetée, et l’initiative du Comité central désapprouvée. » Le nouveau Comité central fut placé à la Chaux-de-Fonds.


En avril 1876 était arrivée à Lugano une jeune dame russe, socialiste, venue dans le Tessin pour sa santé, et qui, présentée à Bakounine par Pederzolli, de qui elle prenait des leçons d’italien, fut très vite admise dans l’intimité du vieux révolutionnaire. C’est elle qui a publié en 1907 dans la revue russe Byloé, sous le pseudonyme de A. Bauler, ces souvenirs auxquels j’ai déjà fait des emprunts.

Bakounine attendait impatiemment la venue de Mme Lossowska, qui devait lui apporter le prix de la coupe de la forêt de Priamoukhino, déduction faite des mille roubles déjà envoyés, et du remboursement de ses propres dépenses. Ce fut dans les premiers jours de mai qu’elle arriva, accompagnée de son père et de sa mère. Toute la famille s’installa dans la villa Bakounine. Mme Lossowska apportait seulement sept mille roubles (22.540 fr.) ; avec cette somme, il était impossible de payer toutes les dettes ; aussi Bakounine commença-t-il à envisager l’éventualité d’une solution qui consisterait à quitter Lugano pour aller vivre en Italie, en abandonnant la villa aux créanciers.




  1. Je n’ai pas pu rétablir la liste complète des soixante-dix accusés présents : les correspondances du Bulletin ne mentionnent que soixante et un noms. Plusieurs centaines d’internationaux qui avaient participé au mouvement ne furent pas poursuivis. Le nom de Bakounine ne fut pas mêlé au procès, sa présence à Bologne étant restée ignorée, comme je l’ai dit.
  2. Tito Zanardelli, l’un des rédacteurs de l’Almanacco del proletario dont il a été parlé au volume précédent.
  3. Le professeur Ceneri, regardé à Bologne comme l’un des maîtres de la parole, assistait le jeune avocat Barbanti.
  4. Busi était une des illustrations du barreau italien.
  5. Voir plus loin p. 8.
  6. Cette « légère divergence théorique » consistait en ceci, que Lefrançais et Joukovsky avaient, à propos de la Commune future, exposé et défendu la théorie de l’État transformé en administration des services publics (dans le sens du rapport belge présenté au Congrès de Bruxelles en 1874, et de l’article publié par Lefrançais dans l’Almanach du peuple pour 1874 sous le titre de Politique socialiste), et que cette théorie avait été combattue par Élisée Reclus et Paul Brousse.
  7. Il fallut renoncer à la publication de ce compte-rendu, parce que, dit le Bulletin, « la discussion avait été recueillie par le sténographe d’une manière trop imparfaite pour que l’impression du compte-rendu fût possible ». Le travail de Malon et de Joseph Favre fut inséré dans les n° 18 et 19 du Bulletin, la lettre de Félix Pyat parut dans le n° 21.
  8. Parmi les assistants se trouvaient quelques étudiantes russes, entre autres la plus jeune des trois sœurs Figner, Eugénie, qui six ans plus tard (1882), exilée en Sibérie, à Kirensk, devait y épouser mon ami Ross. Ross, lui aussi, venant de Lugano par Locarno et le Simplon (t. III, p. 321), était présent à cette réunion.
  9. Kachelhofer était un orphelin sans fortune, qui avait pu faire des études grâce à une bourse que lui avait accordée l’abbaye des bouchers (Metzgerzunft) vieille corporation de la ville de Berne à laquelle appartenait sa famille. Après le discours prononcé par lui le 18 mars, l’abbaye lui donna l’ordre de sortir du Sozialdemokratischer Verein ; l’étudiant refusa, en invoquant la liberté d’association garantie à tout citoyen par la constitution. En présence de ce refus, l’abbaye des bouchers, dans sa séance du 5 mai, retira à Kachelhofer, qui avait déjà passé huit semestres à l’université, la bourse dont il jouissait, et le mit ainsi dans l’impossibilité de continuer ses études.
  10. Une plainte fut déposée, par les organisateurs de la manifestation, contre quelques-uns des personnages qui s’étaient livrés à des voies de fait sur des membres du cortège ; et le tribunal correctionnel de Berne condamna les agresseurs à l’amende.
  11. Le nom de Joseph Favre ne figure là, bien entendu, que pour la forme : c’était Malon seul qui avait rédigé la lettre.
  12. On voit que Malon, qui se disait autrefois communiste, voulait maintenant le maintien de la propriété individuelle pour ce qu’il appelle les « richesses », c’est-à-dire pour le produit du travail social.
  13. On sait que Gambetta se disait positiviste.
  14. J’ai déjà fait remarquer (t. III, p. 220) que Bakounine avait dit cela avant De Paepe.
  15. Tel que l’entendent et l’observent, par exemple, les Jurassiens et les Espagnols, qui, dans la pratique, diffèrent totalement de la majorité des anarchistes russes et italiens. On sait que ces derniers repoussent l’abstention politique et croient qu’en toutes circonstances les socialistes doivent se mêler aux mouvements populaires. (Note de Joseph Favre et B. Malon.)
  16. Voir tome Ier, pages 224 et 258.
  17. « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est pour le peuple, et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. » (Déclaration des Droits de l’homme du 23 juin 1793, article 35). Le projet de Robespierre, du 21 avril 1793, avait dit (art. 27) que l’insurrection était le plus saint des devoirs.
  18. On sait que la garde mobile, créée à la fin de février 1848 pour mettre entre les mains du gouvernement une force armée qui put tenir le prolétariat en respect, était composée de jeunes ouvriers dont on avait fait des militaires casernés, recevant une solde de 1 fr. 50 par jour.
  19. Henri Soguel avait été mon élève à l’École industrielle de Locle.