L’INTERNATIONALE - Tome IV
Sixième partie
Chapitre II



II


Du milieu de mai au milieu de juin 1876.


En Espagne, depuis 1874, le Congrès régional de la Fédération, que les persécutions gouvernementales avaient rendu impossible, était remplacé par des « Conférences comarcales[1] », plus faciles à organiser clandestinement. Le Bulletin du 11 juin publia l’ordre du jour (communiqué par la Commission fédérale espagnole au Comité fédéral jurassien) des conférences de 1876, qui devaient avoir lieu en juillet et août ; cet ordre du jour portait entre autres : Lecture du rapport de la Commission fédérale ; revision des statuts ; nomination de la Commission fédérale et des commissions comarcales ; nomination éventuelle des délégués espagnols pour le prochain Congrès général de l’Internationale. « L’organisation de l’Internationale en Espagne, ajoutait le Bulletin, devenue forcément secrète puisque le gouvernement lui a interdit la publicité, est restée debout et fonctionne avec la même régularité qu’à l’époque où elle était publique. »

Une correspondance nous donna des nouvelles des déportés des îles Mariannes, dont la condition était des plus tristes, et des détenus impliqués dans les événements d’Alcoy, qui attendaient leur procès sans même savoir de quoi ils étaient accusés. « Les déportés de l’île du Corrégidor reçoivent une maigre ration alimentaire, consistant en un demi-kilogramme de riz avec du sel et de l’eau. Mais ceux qui sont aux Mariannes proprement dites, d’après le rapport des journaux ministériels eux-mêmes, ne reçoivent aucun aliment, et sont obligés de soutenir leur triste existence avec le produit de leur pêche et en arrachant des racines sauvages... Il y a plus de cinq mille ouvriers espagnols qui sont à cette heure emprisonnés ou déportés, et cela sans jugement ; et le ministre Canovas a déclaré que ceux qui étaient en prison y resteraient. Malgré tant d’obstacles, nous continuons à marcher d’une façon satisfaisante... Notre journal clandestin el Orden a des lecteurs toujours plus nombreux ; le prochain numéro se tirera à 2500 exemplaires. Si l’on tient compte des difficultés de l’expédition, et des frais qu’occasionne la nécessité où nous sommes d’envoyer le journal sous enveloppe fermée, on verra, par le résultat obtenu, qu’il existe chez les ouvriers espagnols un bon esprit et un grand désir de faire quelque chose pour la cause. »

Dans les derniers jours de mai parut à Barcelone une traduction de la Première série de mes Esquisses historiques. C’était Albarracin qui avait d’abord été chargé par nos amis de traduire ce petit livre en espagnol ; mais il y renonça, et ce fut Villas qui le remplaça, sous le pseudonyme de « G. Omblaga, doctor en ciencias ».


Le procès de Bologne dura encore un mois à partir du mercredi 17 mai, jour où commencèrent les plaidoiries des avocats. Les deux premiers qui parlèrent furent Barbanti et Ceneri, les défenseurs de Costa. Barbanti se déclara internationaliste, et affirma sa solidarité avec les accusés. Ceneri, rappelant la qualification de malfattori qui avait été appliquée aux membres de l’Internationale par les autorités italiennes, prononça cette phrase : « Si j’avais une fille, ou quelque autre chose que je tinsse pour le plus précieux de mes trésors, et que j’eusse à confier cette fille ou ce trésor à quelqu’un, je le confierais au malfaiteur Costa, et non à l’un de vos damoiseaux musqués, souteneurs du trône et de l’autel ». À ces paroles, écrit le correspondant du Bulletin, « le public, bien que composé en grande partie de la bourgeoisie la plus distinguée de Bologne, a éclaté en applaudissements irrésistibles et prolongés. Ce n’est qu’au bout d’un long moment que le président a pu faire entendre sa voix, pour déclarer que, si ces marques d’approbation se renouvelaient, il ferait évacuer la salle. » La plupart des autres défenseurs, Gozzi, Cenni, Busi, Rossi, Venturini, etc., pendant une longue suite d’audiences, flagellèrent énergiquement le gouvernement. Le procès fut interrompu, le 29 mai, par la célébration du septième centenaire de la bataille de Legnano[2], « une de ces fêtes patriotiques dont la bourgeoisie se sert pour maintenir dans les masses le fanatisme national » ; les socialistes de Bologne se réunirent ce jour-là en un banquet en l’honneur de la fraternité des peuples, à titre de contre-manifestation, et envoyèrent un télégramme de sympathie au vétéran du socialisme en Allemagne, le Dr Johann Jacoby. Il y eut également des contre-manifestations à Rome, à Naples, à Florence, etc. Au commencement de juin arriva la nouvelle que le procès des internationalistes de Massa-Carrara venait de se terminer par un acquittement. Toute la première quinzaine de juin fut encore remplie par la réplique du ministère public, et les dupliques des avocats. Enfin, le vendredi 10 juin, avant la clôture des débats, Costa prit la parole au nom de tous les accusés, et son énergique discours fut accueilli par les plus vifs applaudissements ; puis le président, après avoir prononcé son résumé, posa aux jurés, à six heures du soir, les questions auxquelles ils avaient à répondre. Pendant que le jury délibérait, les accusés furent reconduits en prison. Le lendemain Costa m’écrivait :


À minuit, comme nous dormions tous profondément, on vint nous réveiller pour nous ramener au tribunal. Le président annonça que tous les accusés étaient acquittés, et excita ainsi l’approbation du public, qui se transforma en applaudissements, lorsque les jurés sortirent. Les jurés eux-mêmes vinrent féliciter les accusés ; et ceux-ci, comme vous pouvez bien le penser, furent reçus à bras ouverts par les amis qui les attendaient.

Nous allons nous occuper immédiatement de réorganiser ici les fédérations locales, et nous croyons pouvoir vous annoncer qu’au Congrès général de cette année l’Italie enverra une nombreuse représentation[3].


La nuit même de l’acquittement le télégramme suivant m’avait été adressé de Bologne :


Bologne, 17 juin, 2 h. 55 du matin.

Les socialistes italiens détenus à Bologne, rendus à la liberté, envoient un salut fraternel à leurs frères du Jura. Costa.


La Section de Neuchâtel ayant envoyé une lettre de félicitations aux détenus de Bologne immédiatement après leur libération, reçut, quelques jours après, la réponse que voici :


Les socialistes du procès de Bologne à la Section de Neuchâtel.


Chers compagnons,

Nous avons reçu votre lettre, et nous nous empressons d’y répondre. Avant tout, nous vous remercions des sentiments d’amitié et d’estime que vous y exprimez...

... L’œuvre de réorganisation dont vous nous parlez est déjà commencée. Les fédérations romaine et napolitaine sont déjà reconstituées ; aujourd’hui même s’est reconstituée la Section d’Imola ; demain se reconstituera la fédération de Bologne ; et dans peu de jours nous célébrerons le second Congrès des sections et fédérations romagnoles, qui ne précédera que de peu de temps le 3e Congrès de la Fédération italienne. Nos représentants, nous en sommes certains, iront ensuite serrer la main aux vôtres au prochain Congrès général...

Au nom des socialistes détenus à Bologne, A. Costa.


En France, il faut signaler l’initiative d’un groupe d’étudiants parisiens qui, reprenant la tradition des organisateurs du Congrès de Liège, lança un appel pour la convocation d’un Congrès international des étudiants. Les rédacteurs de cet appel se déclaraient athées, révolutionnaires, socialistes. Ils étaient socialistes « parce qu’il existe encore des castes dirigeantes, qui font la loi à la masse des déshérités ; parce qu’une société dans laquelle des travailleurs sont exposés à mourir de faim, dans laquelle la subordination de l’homme à l’homme est hiérarchiquement légalisée, est une société illogique et injuste, pour ne pas dire criminelle ». Toutes les communications devaient être adressées au citoyen Victor Marouck, étudiant en droit.


Un Congrès régional belge avait eu lieu à Gand à la Pentecôte (4 juin) ; mais le Bulletin n’ayant pas rendu compte de ses délibérations, qui sans doute n’offrirent que peu d’intérêt, je ne puis rien en dire.


En Angleterre, le lundi de la Pentecôte, un grand meeting de vingt mille ouvriers agricoles eut lieu à Ham Hill : on y vota une pétition demandant « que le nom de reine, si révéré par le peuple, ne fût pas changé pour le titre inconstitutionnel et rétrograde d’impératrice ; que la Chambre des lords fût élue par le peuple ; que puisque l’Église établie (established, c’est-à-dire « dotée ») n’a pas réussi à christianiser le peuple, et que les dissidents font mieux cette besogne, l’Église fût disestablished », etc., etc.


La dissolution, par le gouvernement prussien, de l’organisation du Parti ouvrier socialiste d’Allemagne dans toute l’étendue du territoire de la Prusse, avait rendu impossible la tenue du Congrès de ce parti ; mais on trouva un moyen de réunir néanmoins le Congrès sous un autre nom. Par une circulaire adressée à leurs Parteigenossen, les députés socialistes au Reichstag convoquèrent un « Congrès des socialistes d’Allemagne », pour y rendre compte de leur mandat et y délibérer en commun avec des délégués nommés par des assemblées ouvrières au sujet des prochaines élections au Reichstag. Ce Congrès devait se réunir à Gotha le 19 août (p. 71).


En Suisse, il se constitua à Berne, le 21 mai, une société d’ouvriers de langue italienne, qui le 4 juin vota son adhésion à la Fédération jurassienne.

Dans la même ville se réunit, du 4 au 7 juin, le Congrès annuel de l’Arbeiterbund ; parmi les questions à l’ordre du jour de ce congrès figurait la proposition, faite par le Deutscher Verein de Lausanne, de créer un organe de langue française pour propager dans la Suisse romande les doctrines de l’Arbeiterbund, attendu, disaient les auteurs de la proposition, « que les ouvriers de la Suisse française sont bien plus arriérés que ceux de la Suisse allemande et qu’il est nécessaire de les éclairer ». Je me rendis à Berne le jour où la proposition devait être discutée (mardi 6 juin), et j’assistai en spectateur à la séance du congrès, dont je formais à moi seul tout le public. Et voici ce qui se passa dans cette séance (je copie le récit que je publiai dans le Bulletin du 11 juin) :


Le Congrès de l’Arbeiterbund.


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Tous les orateurs reconnurent l’impossibilité de créer l’organe demandé, parce que l’Arbeiterbund ne possède pas les éléments nécessaires pour la rédaction d’un journal de langue française et que cette publication amènerait inévitablement de gros déficits. Alors un délégué d’une société allemande de Genève annonça qu’un groupe de socialistes de cette ville, anciens membres de l’ex-Fédération romande, se proposait d’entreprendre prochainement, à ses risques et périls, la publication d’un journal en langue française ; et il demanda au nom de ce groupe que l’Arbeiterbund accordât à cette entreprise son appui moral et financier. Là-dessus, plusieurs délégués dirent que cette publication leur paraissait superflue ; qu’il existait dans la Suisse française un organe socialiste, le Bulletin de la Fédération jurassienne ; que cet organe, bien que certaines coteries dans l’Arbeiterbund voulussent avoir l’air d’ignorer systématiquement son existence, rendait de grands services ; et ils demandèrent que le Congrès de l’Arbeiterbund se bornât à recommander aux membres de cette association la propagation du Bulletin.

Nous l’avouons, nous avons été surpris de rencontrer ces sympathies inattendues parmi les délégués de l’Arbeiterbund ; ce fait nous réjouit et nous prouve qu’un rapprochement sensible s’est opéré entre la fraction avancée de l’Arbeiterbund et l’Internationale.

Greulich a combattu la proposition faite en faveur du Bulletin : tout en déclarant professer la plus haute estime pour la loyauté et le dévouement des internationaux de la Fédération jurassienne, il a dit qu’au point de vue politique leur pratique était trop différente de celle de l’Arbeiterbund pour que leur organe pût être recommandé par cette association.

Quelques délégués demandèrent qu’un membre de la rédaction du Bulletin, James Guillaume, qui assistait à la séance, fût entendu. James Guillaume, ayant reçu ainsi la parole sans l’avoir demandée, remercia ceux des délégués qui avaient exprimé leur sympathie pour le Bulletin ; il prit acte du témoignage rendu par Greulich à la Fédération jurassienne, et déclara comprendre parfaitement les scrupules que certains membres de l’Arbeiterbund peuvent avoir à mettre entre les mains des ouvriers un organe qui ne partage pas leur manière de voir quant à la pratique politique. Pour nous, a-t-il ajouté, nous n’avons pas de scrupules de ce genre, et nous n’hésitons pas à recommander aux ouvriers de langue allemande la lecture de la Tagwacht, parce que nous savons que c’est là pour eux une préparation nécessaire, et que nous considérons l’Arbeiterbund, malgré ses imperfections, comme l’école qui doit amener un jour les ouvriers de la Suisse allemande à l’Internationale.

Le Congrès déclara ensuite accepter l’offre faite par le groupe de socialistes (?) genevois, dont le journal, paraît-il, défendra un programme politique analogue à celui de l’Arbeiterbund.

... Nous espérons que le mouvement d’idées qui s’opère, chez certains groupes ouvriers de langue allemande, dans le sens d’une acceptation toujours plus complète des principes de l’Internationale, continuera à s’accentuer, et qu’un moment viendra où il n’y aura plus en Suisse deux organisations rivales, l’Arbeiterbund et la Fédération jurassienne, mais deux organisations sœurs et unies par les liens d’une étroite solidarité : la Fédération des ouvriers de langue allemande et la Fédération des ouvriers de langue française, marchant l’une et l’autre sous le drapeau de l’Association internationale des travailleurs.


À Lausanne, sous l’influence de Kahn et de Reinsdorf, on constatait une agitation assez bruyante ; toutefois le mouvement était plutôt de surface, il n’y avait pas d’organisation sérieuse. Pour aider à la propagande, de quinzaine en quinzaine des conférenciers, appelés généralement du dehors, traitaient des sujets variés : le samedi 13 mai, Brousse avait parlé de l’organisation des forces ouvrières, et Lefrançais avait fait un exposé des différentes théories socialistes depuis 1789 ; le 27 mai les sujets furent : « la Commune et l’organisation ouvrière avant 1789 », par E. Teulière, et « Fraternité et solidarité », par N. Joukovsky ; le 10 juin, Ch. Perron[4], de la Section de Vevey, traita de l’organisation des corps de métier, et Joukovsky parla des statuts de l’Internationale.

À Bâle, une assemblée assez nombreuse d’ouvriers italiens avait fondé, le 11 juin, une société de résistance ; et malgré les efforts d’un pasteur protestant italien, qui tâcha, dans une autre réunion, de décourager les ouvriers, la société se constitua la semaine suivante en section de l’Internationale adhérente à la Fédération jurassienne.

Dans la première moitié de juin, un industriel français établi à Neuchâtel, J.-B. Chabaury, fabricant de treillages et homme à idées, adressa au Bulletin une lettre où il développait le programme d’un socialisme de son invention, qu’il appelait le fonctionnarisme. Le Bulletin (no 25) publia sa lettre, signée des initiales J. B. C., pour l’amusement de ses lecteurs. L’excellent Chabaury disait :


À Monsieur le rédacteur du Bulletin, à Sonvillier.


Depuis 1848, j’appartiens à la classe des communistes-fonctionnaires de l’État ; aussi je lis avec intérêt dans le Bulletin les débats entre les communistes autoritaires et les collectivistes non-autoritaires, c’est-à-dire anarchistes comme le voulait Proudhon… Vous vous occupez de questions sociales, et il est plus que probable que vous les étudierez encore longtemps sans en trouver la solution… La vérité, la voici : La société actuelle comporte déjà le communisme partiel ; il n’y a qu’à le développer, et pour cela il n’y a pas autre chose à faire que ce qui se fait tous les jours : agrandir le cercle du fonctionnarisme actuel. Oui, le fonctionnarisme, car ce n’est pas autre chose que le communisme, et c’est au fonctionnarisme que nous marchons tous… L’État veut tout englober, et il a raison. Voyez : déjà l’Allemagne s’empare des chemins de fer et va les faire marcher pour le compte de l’État, comme de juste. Déjà, en France, l’État est : agriculteur pour le tabac ; fabricant de tabac ; fabricant de poudre ; fabricant d’allumettes chimiques ; fabricant de fusils ; fabricant de porcelaine ; fabricant de tapis ; entrepreneur de ponts et chaussées, de canaux, de mines ; entrepreneur d’instruction, etc….. Calculez maintenant le nombre immense de tous les fonctionnaires occupés par l’État, ajoutez-y les prêtres, les magistrats, les douaniers, les gendarmes, etc., et vous verrez qu’il n’y a pas beaucoup à faire pour rendre tout le monde fonctionnaire de l’État…

Maintenant, qui sont les plus heureux : ou les fonctionnaires, mangeant au râtelier, comme on dit, travaillant sept heures par jour, dégagés de tout souci, ou bien les ouvriers qui dans l’industrie privée travaillent onze heures, subissent les chômages, les temps de maladie, et ne gagnent qu’une journée minime et le plus souvent aléatoire, sans aucun espoir pour l’avenir ? Tout le monde répondra : Les plus heureux, ce sont les fonctionnaires…

La société actuelle est tellement bien entrée dans la voie du communisme, qu’elle a donné à tous les citoyens le suffrage universel, qui n’est pas autre chose que la base solide et inébranlable du communisme. Oh ! sans doute tout n’est pas fait, et il faudra encore bien du temps et de la patience pour arriver au but complet, mais on y arrivera à coup sûr[5].

La société de l’Internationale pourrait faire beaucoup de bien si, au lieu de demander des chimères,... elle réclamait pour la classe ouvrière la seule chose qui soit possible : L’extension à tout le monde du droit à être fonctionnaire de l’État...

Il faut au peuple un programme clair, simple et basé sur des faits qu’il comprend et qu’il voit tous les jours. Il refuse tout ce qui est compliqué. Il doit se dire : Il y a six millions de fonctionnaires en France, pourquoi tout le monde ne le serait-il pas ? Il n’y a aucune puissance qui puisse dire que cela n’est pas juste. On ne peut pas dire que le fonctionnarisme soit une utopie, puisqu’il existe déjà énormément dans notre société actuelle. On ne peut pas dire qu’on veut détruire la société, puisqu’on ne veut qu’agrandir le fonctionnarisme qui existe et l’étendre à tout le monde.

Jusqu’à présent on a dit au peuple :

Veux-tu le fouriérisme ? — Non !

Veux-tu le saint-simonisme ? — Non !

Veux-tu l’an-archie de Proudhon ? — Non !

Veux-tu les coopérations socialistes ? — Non !

Veux-tu les groupes collectivistes ? — Non !

Veux-tu la Commune ? — Non !

Veux-tu étudier la question sociale ? — Non !

Veux-tu être fonctionnaire ? — Oui, oui, oui, trois fois oui !

Tout le monde veut et espère devenir fonctionnaire. Voilà la vérité.

Voilà la solution sociale que vous cherchez. Elle est trouvée depuis longtemps, et, qui plus est, elle existe dans notre société actuelle.

C’est le fonctionnarisme !


Ç’avait été une véritable bonne fortune pour nous que d’avoir à publier un si naïf exposé, fait avec bonne foi, du programme des communistes d’État. Dans son numéro suivant, le Bulletin fit au bonhomme Chabaury la réponse que voici :


Quelques-uns de nos lecteurs nous ont demandé si la lettre signée J. B. C. n’était pas simplement le produit de notre imagination, et si nous ne l’avions pas fabriquée dans le but de blaguer les communistes d’État. Il est vrai que si notre correspondant J. B. C. avait voulu, de propos délibéré, faire la caricature de certaines doctrines communistes, il n’aurait pas eu à s’y prendre autrement qu’il ne l’a fait : les idées fondamentales de sa lettre ne sont autre chose que l’exposé, sous une forme bizarre, du programme de ces socialistes qui veulent tout centraliser entre les mains de l’État. Nous reconnaissons donc que la supposition faite par quelques lecteurs du Bulletin, à l’égard de la paternité de la lettre en question, pouvait avoir pour elle une certaine vraisemblance ; mais elle n’en est pas moins inexacte : notre correspondant n’est pas un personnage de fantaisie, et sa lettre est parfaitement authentique.

Il y a dans les idées de J. B. C. un côté de vérité, qui n’est certes pas neuf pour nous ; ce n’est pas d’aujourd’hui que nous savons et que nous disons que si tout le monde travaillait, il suffirait d’une journée de sept heures pour accomplir tout le travail nécessaire à la société ; que si la production était organisée rationnellement, il n’y aurait ni chômage, ni misère ; que la propriété devrait être collective ; et qu’aujourd’hui déjà, il y a de nombreux exemples de l’existence de cette propriété collective au sein de la société actuelle.

Mais c’est une bien étrange erreur que de nous proposer comme modèle le fonctionnarisme. Est-ce qu’une administration gouvernementale nous offre aujourd’hui l’image d’une société égalitaire et libre ? Est-ce que ce sont les principes de la justice qui y président ? Si au contraire il y a au monde une chose ignoble, corrompue et corruptrice,... n’est-ce pas la bureaucratie ?...

Mais, répond-on, les chefs seraient élus par le suffrage universel. — Et qu’est-ce que cela fait ? les gouvernants élus par le peuple sont-ils moins despotes que ceux de droit divin ? Voyez un peu les républiques d’Europe et d’Amérique. Le président Grant et autres gouvernants des États-Unis n’ont-ils pas été nommés par le suffrage populaire ? et pourtant y a-t-il quelque chose de plus scandaleux, de plus corrompu que l’administration américaine ?

Un régime comme celui que propose J. B. C., où la propriété, censée retournée à l’État, serait en réalité entre les mains d’un petit nombre d’ambitieux et de démagogues, qui en disposeraient à leur caprice ; où le peuple tout entier, transformé en une armée de fonctionnaires, serait mené à la baguette par quelques chefs de service, et, recevant d’eux son salaire, verrait en eux des maîtres à qui il doit obéissance sous peine de manquer de pain ; et où le suffrage universel donnerait à cet esclavage des masses les dehors d’une fausse liberté ; un régime pareil, ce n’est pas la république démocratique et sociale, c’est tout simplement le césarisme tel que l’entendait Napoléon III.


Il me reste à dire la fin du séjour du pauvre Bakounine à Lugano.

Avant de prendre la résolution d’abandonner la villa et de se retirer en Italie, Bakounine tenta un effort pour obtenir de ses créanciers des concessions et un accommodement : il leur fit offrir, par un avocat, dix mille roubles (32,000 fr.) — il n’avait d’ailleurs à sa disposition qu’environ les deux tiers de cette somme — en échange d’une quittance générale de toutes ses dettes. Mais l’arrangement qu’il proposait ne fut pas accepté. Il fallut alors se résoudre au départ : Gambuzzi fit une démarche auprès du ministre Nicotera, qu’il connaissait, et obtint de celui-ci l’assurance que Bakounine pourrait aller planter sa tente en Italie sans être inquiété ; et il fut convenu que Mme Antonia se rendrait le plus tôt possible à Rome et à Naples pour préparer, dans la seconde de ces villes, la nouvelle installation de toute la famille.

Mais le mal qui minait Bakounine s’était aggravé, ses souffrances s’étaient accrues, et il était tombé dans un état inquiétant d’affaissement, tant au moral qu’au physique. Mme A. Bauler décrit en ces termes (Byloé, 1907) la situation du malade durant les semaines qui précédèrent son départ pour Berne :

« Est-ce parce que la mort l’avait déjà touché de son aile, que Michel Alexandrovitch parlait tant, et avec tant d’insistance, de sa vie passée, de sa lointaine adolescence, de la nature russe qu’il n’avait pas vue depuis si longtemps ? Il racontait avec amour des épisodes insignifiants de ses années d’enfance, se rappelait le chien Turc, la lecture du Robinson suisse ; il évoquait souvent en termes affectueux le souvenir de son père. Malheureusement je n’ai pas noté ses récits, ne le croyant pas nécessaire, car Michel Alexandrovitch avait l’intention — il me l’avait dit — de me dicter plus tard ses mémoires... Lorsqu’il se sentait fatigué et peu disposé à causer, il me demandait de lui « raconter des histoires sur la campagne » ; mais ce qui l’intéressait dans mes récits, ce n’était pas les personnages ni les mœurs, bien changés depuis l’époque où il avait vécu en Russie : c’étaient les tableaux de la nature russe. Quelquefois il demandait, comme si un souvenir surgissait en lui et qu’il voulût l’évoquer plus nettement : « Y avait-il près de chez vous, à la campagne, un marécage forestier? » Ou bien : « Comment était votre verger ? » Quand une description lui avait plu, il me la faisait répéter le lendemain : « Allons, parle-moi encore des prés inondés » (zalivnyé louga, prairies au bord d’une rivière, inondées au printemps).

« Parfois, après une nuit passée sans dormir à cause de ses souffrances[6], Michel Alexandrovitch sentait le sommeil s’emparer de lui, mais cherchait en vain une attitude où il ne souffrît pas. Il trouvait alors quelque soulagement à se tenir courbé en deux, debout, la partie supérieure du corps étendue sur la table ; dans cette singulière posture, il lui était possible de s’assoupir un peu. « Avec ma droiture, » disait-il en plaisantant, « je me trouve très bien à l’angle droit. Maintenant, prends un livre, et lis-moi quelque chose : lis à la façon d’un sacristain (Diatchok) marmottant la liturgie. » Je prenais le premier livre venu, et je lisais d’une voix monotone, sans m’arrêter à la ponctuation : bientôt Michel Alexandrovitch s’assoupissait. À son réveil, il me faisait des compliments sur la façon dont j’avais lu : « Comme j’ai bien dormi ! » disait-il en se redressant. « C’était bravement psalmodié ! Il n’y a que le Peuple de Moscou[7] pour bien saisir les choses ! Aucun Italien n’aurait jamais compris de quelle manière il faut me faire la lecture. »

Bakounine lui-même, dans une lettre sans date, destinée à Adolphe Vogt, — lettre qui n’a pas été achevée ni envoyée et qui s’est retrouvée dans ses papiers, — parle de son état de santé en disant qu’il avait cru avoir la pierre, mais que c’était « simplement un catarrhe de la vessie très opiniâtre » ; il demandait à son ami s’il pourrait lui indiquer un remède, au moins « pour diminuer les douleurs » ; il ajoutait que son mal le forçait à se relever la nuit, souvent plus de vingt fois, « ce qui — disait-il — me fatigue naturellement et attaque mon pauvre cerveau, paralyse tous mes mouvements, et me plonge quelquefois dans une torpeur somnolente fort désagréable ».

Quelques jours après avoir écrit ces lignes, il prit une résolution suprême : il décida de partir pour Berne, afin de s’y faire soigner par son vieil ami ; pendant ce temps, Mme Antonia se rendrait à Rome, et s’occuperait à tout préparer pour l’installation de la famille en Italie. Mais pour que Bakounine pût faire le voyage de Berne, il fallait, d’après la loi tessinoise, l’autorisation des créanciers : ceux-ci l’accordèrent dans une réunion qui eut lieu le 9 juin[8]. En conséquence, le mardi 13 juin, Bakounine se rendait à Bellinzona pour y prendre la diligence du Saint-Gothard ; l’ouvrier italien Santandrea, qui avait absolument voulu l’accompagner afin d’avoir soin de lui, prit place à ses côtés dans la voiture[9]. Le même jour Mme Antonia partait pour Rome. Bakounine arriva à Berne le 14 juin au soir ; Adolphe Vogt l’attendait à la gare ; le malade lui dit : « Je suis venu à Berne pour que tu me remettes sur mes pieds, ou que tu me fermes les yeux ». Il fut conduit immédiatement par Vogt et son fils dans une clinique (J. L. Hug-Braun’s Krankenpension, Mattenhof, n° 317), où Reichel et sa femme s’empressèrent d’aller le voir ; à Mme Reichel, il dit en russe : « Macha (Marie), je suis venu ici pour mourir[10]. »

La venue de Bakounine à Berne et son séjour dans cette ville étaient restés ignorés de nous tous. Ce fut seulement l’avant-veille de sa mort qu’une étudiante russe apprit par hasard la présence du malade à la clinique du Mattenhof ; elle communiqua la nouvelle à Brousse, qui me l’écrivit aussitôt (voir p. 32).




  1. Les statuts de la Fédération espagnole, revisés en 1875, divisaient la Fédération régionale en neuf fédérations « comarcales », administrées chacune par une commission comarcale. Les neuf « comarques » (comarcas) étaient : Catalogne, Valence, Murcie, Andalousie de l’Est, Andalousie de l’Ouest, Estrémadure, Aragon, Vieille-Castille, Nouvelle-Castille.
  2. C’est la victoire des communes lombardes sur l’empereur Frédéric Barberousse, en 1176.
  3. Bulletin du 25 juin 1876.
  4. Charles Perron, qui avait été obligé de quitter Genève en 1872, faute de travail, était rentré en Suisse après une absence de trois ans ; et, devenu cartographe, il collaborait à la grande publication géographique d’Élisée Reclus.
  5. On le voit, le Jules Guesde du Parti ouvrier français avait trouvé un précurseur en J.-B. Chabaury.
  6. Il ressentait presque constamment de vives douleurs dans la région lombaire et inguinale : aussi se croyait-il atteint de la pierre.
  7. Bakounine aimait à donner des sobriquets : le Peuple de Moscou était celui par lequel il désignait Mme A. Bauler.
  8. Il existe une communication officielle du greffe du tribunal civil du district de Lugano, du 9 juin 1876, adressée à Bakounine, lui annonçant que les créanciers, dans leur assemblée de ce jour, « ont été unanimes à consentir à ce qu’il pût librement s’absenter du canton pour le soin de sa santé (furono unanimi nel dichiarave di annuire a che Ella possa liberamente assentarsi del cantone per la cura della di Lei salute) ».
  9. C’est par erreur que Mme A. Bauler dit que, Bakounine ayant refusé de consentir à ce que Santandrea l’accompagnât, celui-ci renonça à son projet.
  10. Le récit fait par Arthur Arnould du départ et de la mort de Bakounine est un pur roman : « Pourchassé — dit Arnould — par une meute de créanciers déchaînés,... Michel Bakounine partit nuitamment, par le chemin de fer, afin de se réfugier dans un canton du centre de la Suisse. En route, foudroyé par une attaque de paralysie générale (sic), il expira seul, abandonné, loin de tous les siens, sans pouvoir prononcer une parole, sans un ami pour lui serrer la main et lui fermer les yeux, dans la chambre froide et banale d’un hôtel garni. »