L’INTERNATIONALE - Tome II
Troisième partie
Chapitre II
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II


Suite de la querelle entre Genève et les Montagnes. — Le Congrès de Stuttgart (4 Juin 1870). — L’Internationale à Paris : le Socialiste (11 et 18 juin) ; troisième procès. — L’Internationale en Espagne : Congrès de Barcelone (19 juin). — Rupture de Bakounine avec Netchaïef (juillet).


Nous avions résolu de faire encore une tentative pour rapprocher l’une de l’autre, en dépit des haines d’Outine et de Coullery, les deux moitiés de la Fédération romande. La Section de Vevey nous paraissait particulièrement bien placée, par sa situation géographique, pour servir de trait d’union : d’accord avec nous, nos amis veveysans convoquèrent pour le dimanche 8 mai un grand meeting, en invitant toutes les Sections internationales de la Suisse romande à s’y faire représenter. À l’ordre du jour de ce meeting fut placé ce sujet : « De l’Association internationale, de son but, et de ses moyens d’action ».

Bien que la Section de Vevey fît partie de notre groupe, l’Égalité consentit à reproduire l’appel des Veveysans, et les Sections de Genève se décidèrent à envoyer, comme nous, des délégués à la réunion. La Solidarité du 7 mai fit ressortir en ces termes l’importance de l’assemblée du lendemain :


Meeting de Vevey.

Nous recommandons d’une façon pressante à toutes les Sections d’envoyer des délégués au meeting que donneront demain les Sections de Vevey.

Si les délégués viennent en grand nombre de tous les points de la Fédération romande, le meeting pourra avoir un résultat plus réjouissant encore que la propagande locale : il pourra devenir un premier pas vers l’union des Sections qui se sont si malheureusement séparées.

Le Comité fédéral [du Jura] envoie au meeting deux délégués. Spichiger et Heng ; ils sont chargés de porter à tous les internationaux qui assisteront à la réunion des paroles de conciliation et de fraternité.

Nous faisons les vœux les plus ardents pour que tous ceux qui viendront au meeting remportent de cette assemblée la ferme résolution de travailler activement, et en laissant de côté toute animosité personnelle, à reconstituer dans toute son étendue le faisceau de la Fédération romande.

Le meeting sera en même temps une occasion de protester contre la conduite ignoble de la police française envers nos frères de l’Internationale.


Le meeting s’ouvrit à deux heures dans le jardin de l’Hôtel du Plan. J’avais été délégué, avec le monteur de boîtes Bétrix, par les Sections de Neuchâtel ; notre Comité fédéral était représenté par Spichiger, du Locle, et Heng, de la Chaux de-Fonds ; Joukovsky était venu de Genève. Les Sections genevoises du Temple-Unique avaient envoyé Grosselin, Henri Perret, Rossetti, Tellier, et le patriarche J.-Ph. Becker, dont je reçus ce jour-là, pour la dernière fois, l’accolade habituelle. Le meeting fut présidé par Heng. Au début de la réunion, Becker parla d’une grève qui venait d’éclater à Genève parmi les ouvriers tuiliers ; après qu’il en eut raconté les incidents, le meeting vota, sur ma proposition, une résolution flétrissant la conduite des patrons tuiliers ; puis, sur la proposition de Spichiger, une collecte fut faite en faveur des grévistes. L’ordre du jour du meeting fut ensuite abordé, et, après quelques paroles de Rossier, de Vevey, j'exposai le programme de l'Internationale, en le résumant ainsi : « L'Internationale demande que tous les hommes, à leur naissance, aient les mêmes moyens de développer leurs facultés ; qu'ensuite, à l'âge où ils sont devenus producteurs, ils aient tous à leur disposition les instruments de travail qui leur sont nécessaires ; et, enfin, que tous aient l'entière jouissance et la libre disposition des produits de leur travail. Pour arriver à ce résultat, l'Internationale fait la propagande par la presse et par les meetings ; elle engage les ouvriers à s'associer entre eux, à constituer des fonds de résistance, puis à fédérer leurs associations et leurs caisses ; et quand dans le monde entier cette organisation aura été comprise, l'Internationale sera devenue une force assez puissante pour réaliser son programme. » Becker fit en langue allemande un discours dont les conclusions furent que l'égalité ne pouvait être établie que par la propriété collective, et que, pour y arriver, les travailleurs devaient détruire tout pouvoir politique, juridique ou religieux. Grosselin répéta la harangue stéréotypée qu'il prononçait en de semblables occasions : « Le travailleur a d'abord été esclave, il a ensuite été serf, il est aujourd'hui prolétaire, et le salariat n'est autre chose que l'esclavage sous des roses ; les ouvriers sont obligés de revendiquer une condition d'existence meilleure : c'est ce que nous faisons en Suisse, par les moyens légaux, et pour le bien de notre patrie ; car nous somme fiers d'être Suisses, et nous respectons notre constitution et nos lois. » Nous ne voulûmes point, par esprit de conciliation, relever ce qui nous avait choqués dans le langage de Grosselin ; je me bornai, en reprenant la parole, à formuler nettement notre point de vue : « De même que les ouvriers français se sont abstenus de prendre part à la comédie du plébiscite, de même, en Suisse, nous devons faire le vide autour de nos gouvernants, refuser la lutte sur ce qu'on appelle le terrain constitutionnel, et porter toute notre activité sur l'organisation de l'Internationale ». Rossier présenta, pour résumer la discussion, une résolution disant que le meeting « reconnaissait que, pour établir l'égalité entre les hommes, il faut que chaque travailleur soit mis en possession de ses instruments de travail par la propriété collective », et qu'il recommandait « de travailler, en dehors de toute alliance avec les partis politiques quels qu'ils soient, à la création de caisses de résistance dans tous les métiers, et à leur fédération sans considération de frontières et de nationalité ». Cette résolution, qui exprimait bien nettement nos principes, fut votée à l'unanimité ; ainsi les hommes du Temple-Unique paraissaient admettre, comme nous, le collectivisme, et condamner la participation à la politique bourgeoise.

Puisque nous semblions d'accord, le rapprochement ne devait pas être impossible, et, à l'issue de la réunion publique, les conditions en furent examinées en une causerie qui (Outine n'étant pas là) resta empreinte de cordialité. La Solidarité du 14 mai exprima en ces termes l'espérance qu'avait fait naître, de notre côté, l'attitude des délégués genevois dans cette journée :


Dans une réunion particulière qui a eu lieu au local de la Section de Vevey, à la suite du meeting de dimanche passé, des explications ont été échangées entre les délégués des deux fractions de la Fédération romande qui se trouvaient présents.

Deux voies étaient ouvertes pour arriver à une conciliation.

La première était que l'un des deux groupes renonçât à son Comité fédéral et à son journal pour se rallier complètement au Comité fédéral et au journal de l'autre groupe. Mais la discussion a bien vite montré que cette idée était impraticable. Chaque groupe tient à avoir son administration à lui, son organe à lui, et pour nous, qui sommes partisans de l'autonomie dans le sens le plus large, nous trouvons ce désir très naturel et nous le respectons.

Mais lors même que les Sections de la Suisse romande se trouveraient, du moins pour un temps, réparties entre deux fédérations, est-ce là une raison pour qu’il existe entre ces deux fédérations, nous ne disons pas de l’hostilité, mais même un refroidissement ? Non certes. La plus parfaite intelligence règne entre nous et les fédérations de Lyon, de Paris, de la Belgique, etc. ; pourquoi n’en serait-il pas de même entre les deux fédérations de la Suisse romande ?

La seconde voie de conciliation, c’est précisément de reconnaître comme un fait légitime l’existence séparée des deux fédérations, et de travailler à établir entre elles les liens nécessaires de solidarité : en particulier, d’unir les caisses de résistance des deux fédérations, pour qu’elles puissent se prêter un appui mutuel.

Cette proposition, venue des délégués de Neuchâtel, a été bien accueillie, nous sommes heureux de le dire, par les délégués de Genève : et nous espérons que les deux Comités fédéraux chercheront sérieusement à la réaliser le plus tôt possible.

La discussion s’est terminée par un toast fraternel que Guillaume, l’un des délégués de Neuchâtel, a porté aux Sections de Genève, au nom de la fédération dont la Solidarité est l’organe.

La Solidarité du 28 mai publia la note suivante :

« Le Comité fédéral romand (du Jura) a écrit au Comité fédéral à Genève pour lui demander son adhésion à une fédération uniforme des caisses de résistance. Il espère recevoir une réponse dictée par des sentiments fraternels, suivant les intentions manifestées au meeting de Vevey par les délégués de Genève.

« Chaux-de-Fonds, 20 mai 1870.

« Le Comité fédéral. »

Malheureusement, si les dispositions conciliantes avaient jamais existé autrement qu’en apparence dans le cœur des hommes du Temple-Unique, elles furent éphémères, et la guerre, comme on verra, allait bientôt reprendre de plus belle. Il n’est pas téméraire de croire que l’intervention de Londres en fut la principale cause, car c’est le 13 mai, cinq jours après le meeting de Vevey, que le Comité fédéral de Genève expédia la circulaire par laquelle il portait à la connaissance des Sections de son groupe cette « Communication privée » du Conseil général, du 1er janvier 1870, que le Comité genevois avait d’abord tenue secrète[1].

La campagne de propagande se continuait aux Montagnes avec succès. Le 15 mai, une réunion tenue à Cortébert (Val de Saint-Imier) décida de provoquer dans les localités, à la fois industrielles et agricoles, du bas du Vallon la fondation de nouvelles Sections, et de convoquer à cet effet un meeting à Corgémont pour le dimanche 5 juin. Ce même jour, 15 mai, à Cernier, le principal village du Val de Ruz, le centre du radicalisme dans ce district neuchâtelois, une assemblée populaire, où le notaire Soguel, politicien radical, prit la défense de l’idée de patrie et fit l’éloge des libertés suisses, et où le serrurier Treyvaud, de Nouchâtel, lui répondit de façon à le démonter complètement, amena de nouvelles adhésions à l’Internationale. Le meeting de Corgémont, auquel j’assistai, ainsi que Schwitzguébel et Heng, réunit trois cents personnes, qui firent un accueil enthousiaste aux propagandistes ; parmi ceux qui parlèrent se trouvait un ouvrier allemand, Kaiser, d’Erfurt, qui venait de se réfugier en Suisse pour échapper aux persécutions de la police bismarckienne, et qui, reconnaissant en nous les vrais propugnateurs de l’émancipation ouvrière, était entré dans nos rangs ; le meeting déclara à l’unanimité adopter les principes de l’Internationale, et une nouvelle Section lut fondée séance tenante. La même semaine, une Section était créée à Saint-Blaise, près Neuchâtel, et dès le samedi 11 juin elle organisait un meeting. Le 12 juin, les socialistes de Cortébert se rendaient à Tramelan, dans une haute vallée isolée du Jura bernois, et y fondaient une Section. Le 19 juin, un meeting organisé par les socialistes des Ponts avait lieu à Rochefort (canton de Neuchâtel). La Section de propagande de la Chaux-de-Fonds prenait une part active à ce travail de diffusion des idées socialistes ; elle avait décidé « d’organiser chaque dimanche, ou tout au moins tous les quinze jours, dans les différents villages, des assemblées où l’organisation des sociétés ouvrières serait traitée et la solidarité acclamée ». Mais le mauvais vouloir des coullerystes à son égard ne désarmait pas ; et un petit fait permettra de juger de la mesquinerie de leurs procédés. Ils avaient réussi, comme on l’a vu, à faire adhérer, en avril, au Congrès de la minorité, la Société des charpentiers et menuisiers de la Chaux-de-Fonds. En mai, cette Société demanda une augmentation de salaires, et, sur le refus des patrons, déclara la grève ; mais son comité, voulant bien marquer qu’il n’avait rien de commun avec les « collectivistes », n’envoya aucune communication à la Solidarité, et réserva exclusivement ses confidences à l’Égalité ; celle-ci, le 21 mai, annonça la grève à ses lecteurs, en ajoutant : « Nous rappelons à nos camarades que les charpentiers et menuisiers de la Chaux-de-Fonds se sont constitués en Section internationale lors du Congrès de la Chaux-de-Fonds, et que cette Section appartient à notre Fédération romande » ; c’était dire aux adhérents du Temple-Unique qu’ils pouvaient en toute sûreté de conscience appuyer les grévistes, puisque ceux-ci ne professaient pas les opinions hétérodoxes d’autres sociétés ouvrières du Jura. La Solidarité du 28 mai, à son tour, publia ces lignes : « Les charpentiers de la Chaux-de-Fonds sont en grève. Nous n’avons pas reçu de détails au sujet de cette grève, dont nous apprenons la nouvelle par l’Égalité. Il faudrait cependant, devant l’ennemi commun et lorsqu’il s’agit de questions pareilles, faire taire les petites rancunes et s’adresser franchement à tous ses frères internationaux : nous serons toujours prêts à soutenir des grévistes, sans distinction de fédération. »

Une lettre écrite par moi à Joukovsky, le 4 juin, montrera ce que nous pensions de la situation, et comment nous jugions l’attitude du groupe de nos amis de Genève, qui nous avaient promis leur concours actif et qui cependant ne bougeaient pas :

À l’égard du Conseil général, j’ai écrit à Jung l’autre jour[2] pour lui demander pourquoi la Solidarité ne reçoit pas de communications de lui. J’attends sa réponse. Je crois qu’il ne correspond pas non plus avec Genève, et que l’Égalité prend les communications du Conseil général dans d’autres journaux. Voilà ce qu’il faudrait tâcher de savoir ; je te prie de t’en informer. Du reste, je ne recule pas le moins du monde devant une lutte contre le Conseil général, s’il contestait notre droit : nous serions appuyés par les Français, les Espagnols et les Belges… On se plaint fort de l’inaction de nos amis de Genève : « Que font donc Joukovsky, Perron, Brosset ? nous demande-t-on de toutes parts. Pas un signe de vie ; plus un mot de l’Alliance (tant mieux ![3]) ; pas une Section qui vienne à nous ; c’est désolant de voir ce Genève si compact. » Tu me dis que les charpentiers et les cordonniers nous donneront des abonnés et peut-être viendront à nous. Bien : mais dans combien de temps ? Dis-moi d’une façon un peu précise à quelle époque aura lieu quelque chose. Faites quelque chose que nous puissions annoncer, dont nous puissions parler ; ne vous contentez pas de propagande silencieuse et souterraine. Par exemple, tâchez d’obtenir une chose très simple : que Deshusses et Ozerof envoient les annonces de leurs Sections[4] à la fois à l’Égalité et à la Solidarité. Cela se peut du moins pour les charpentiers, puisqu’ils ont décidé de rester indifférents entre les deux fédérations[5].


Un passage d’une lettre écrite (en russe) de Locarno par Bakounine à Mroczkowski[6] le 31 mai nous donne son appréciation sur l’attitude de Joukovsky et de Perron. Il recommande à Mroczkowski de ne pas communiquer à Joukovski ce qu’il lui raconte des affaires russes, à cause de leur divergence d’opinion au sujet de Netchaïef[7] ; mais il ajoute qu’il est très étroitement lié avec Jouk pour ce qui concerne les affaires de l’Internationale et de la Section de l’Alliance, dont Joukovsky s’occupe avec beaucoup de dévouement et d’empressement, « comme un enfonceur zélé de portes ouvertes[8] » ; c’est un honnête homme et il rend des services. Perron, un autre ami très sincère, « s’est retiré pour un temps de toute activité publique, mais j’espère que ce n’est pas une retraite définitive[9] ». (Nettlau, Supplément inédit.)

Le néant des résultats obtenus à Genève par la propagande théorique des membres de la Section de l’Alliance était, pour nous, la preuve que nous avions vu juste en nous refusant à procéder aux Montagnes comme Bakounine et ses amis l’avaient fait à Genève. La Section de l’Alliance avait insisté pour être admise dans la Fédération romande ; il avait été fait droit à sa demande : et qu’en était-il résulté ? Depuis qu’officiellement elle faisait partie intégrante de la Fédération, elle était isolée à Genève plus que jamais ; ses réunions de quinzaine n’étaient plus fréquentées que par une poignée de dévoués ; Joukovsky, secrétaire de la Section depuis le mois de mars, se donnait beaucoup de mouvement, mais il s’agitait dans le vide[10].


Cependant, à la grève des tuiliers, à Genève, était venue s’ajouter celle des plâtriers-peintres, qui produisit une grande agitation dans la population tout entière. Les ouvriers plâtriers-peintres, qui réclamaient depuis deux ans un nouveau tarif, s’étaient décidés à quitter le travail ; les patrons, alarmés, tirent poser des affiches qui invitaient le gouvernement à « réprimer les menées de l’Internationale » et à expulser les ouvriers étrangers à la Suisse ; à cette démarche patronale, il fut répondu par la convocation d'une assemblée composée exclusivement d'ouvriers suisses, qui, réunis le 7 juin au nombre de cinq mille, protestèrent à l'unanimité « contre la provocation à la dissolution de l'Association internationale et contre la menace d'expulsion faite à l'adresse des étrangers ». Cette puissante manifestation populaire donna à réfléchir à la bourgeoisie et au gouvernement cantonal, et le Conseil d'État genevois n'osa pas obtempérer aux injonctions des patrons. Pour nous, nous saluâmes de nos plus sincères applaudissements l'attitude prise en cette circonstance par les ouvriers de Genève, qui venaient de démontrer de façon si péremptoire l'efficacité de ce qu'on appelle aujourd'hui l’action directe ; et nous affirmâmes nos sympathies et notre solidarité autrement que par des paroles ; notre Comité fédéral adressa à nos Sections la circulaire suivante :


Le Comité fédéral romand à toutes les Sections.

En présence des graves événements qui se passent à Genève, toutes les Sections de l'Internationale faisant partie de la Fédération romande doivent faire preuve de la solidarité la plus absolue. Nous vous invitons en conséquence, quoique les caisses de résistance ne soient pas encore définitivement fédéralisées, à organiser dans chaque Section des cotisations réglementaires pour soutenir les ouvriers en grève. Nous vous demandons en outre un premier envoi immédiat de l'argent dont vous pouvez disposer.

Salut fraternel.

Chaux-de-Fonds, le 10 juin 1870.

Au nom du Comité fédéral romand :
Le secrétaire général, Fritz Robert.


Cet appel fut entendu, et de toutes nos Sections les envois d'argent pour les grévistes affluèrent à Genève[11].

Les chefs d'atelier de l'industrie du bâtiment avaient décidé, dans une réunion tenue le 2 juin, que si les ouvriers plâtriers-peintres n'avaient pas repris le travail le jeudi 9 juin, tous les ateliers et chantiers du bâtiment seraient fermés à partir du samedi soir 11 juin. La menace fut mise à exécution : le lundi matin 13 juin trois mille ouvriers du bâtiment, à Genève, se trouvèrent jetés sur le pavé.


La publication par l’Égalité (21 mai) du rapport des Sections genevoises sur l'attitude de l'Internationale vis-à-vis des gouvernements, et, à quelques jours de là, la grande assemblée populaire du 7 juin, me furent une occasion de revenir sur la question politique et de continuer dans la Solidarité l'exposé de notre manière de voir. Je publiai le 4 juin un article dont je reproduis seulement la fin :


L'Internationale et les candidatures ouvrières.
(Solidarité du 4 juin 1870.)

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Nous relèverons dans le Rapport genevois une dernière remarque, avec laquelle nous sommes entièrement d'accord :

« Nous devons compter avec les faits qui se produisent parmi les ouvriers de tous les pays : nous serions encore une fois autoritaires et doctrinaires, si nous voulions imposer aux ouvriers quelque système élaboré par des savants dans leurs cabinets. Eh bien ! voyez ce qui se passe en Angleterre, en France[12], en Allemagne, en Amérique. Les ouvriers de tous ces pays prennent une vive part aux élections ; partout ils posent des candidatures ouvrières, etc. »

Oui. nous devons compter avec les faits existants.

Et c’est pourquoi nous déclarons que si les Anglais, les Allemands, les Américains ont un tempérament qui leur fait voir les choses autrement que nous ; si leur conception de l’État diffère de la nôtre, si enfin ils croient servir la cause du travail au moyen des candidatures ouvrières, nous ne pouvons pas leur en savoir mauvais gré. Nous pensons autrement qu’eux ; mais, après tout, ils sont plus compétents que nous pour juger de la situation chez eux, et, d’ailleurs, s’il leur arrive de se tromper en ce moment, l’expérience leur fera reconnaître leur erreur mieux que ne le pourrait faire tout le raisonnement des théoriciens.

Mais nous demandons, à notre tour, à être mis au bénéfice de la même tolérance. Nous demandons qu’on nous laisse juger quelle est la tactique qui convient le mieux à notre position [, et agir d’une façon qui n’est pas celle des Allemands ou des Anglais[13]], sans en conclure dédaigneusement à notre infériorité intellectuelle. Et lorsqu’un mouvement anti-politique se produit avec autant de puissance, lorsque des hommes des nationalités les plus diverses, des Belges, des Hollandais, des Suisses, des Français, des Espagnols, des Italiens, y participent, il nous semble juste de reconnaître là aussi un fait qui a le droit d’être respecté.

Travaillons chacun dans notre voie ; élaborons nos théories, en tenant compte de l’expérience de chaque jour ; tâchons de nous défaire de toute prétention au dogme, à l’absolu ; discutons de bonne foi, sans arrière-pensée personnelle : il est impossible que la vérité ne se dégage pas du grand débat qui préoccupe en ce moment toute l’Internationale. Et s’il arrivait que nous ne pussions pas nous mettre d’accord, rappelons-nous que, dans ces questions-là, la vérité n’est pas une, mais multiple, c’est-à-dire que ce qui convient à certains groupes d’hommes peut n’être pas approprié à d’autres, et laissons chaque groupe choisir en toute liberté l’organisation, la tactique et la doctrine qui résultent pour lui de la force des choses.


Quinze jours après, autre article à propos de l’assemblée populaire du 7 juin :


La protestation populaire à Genève.
(Solidarité du 18 juin 1870.)

Mardi 7 juin, le peuple ouvrier de Genève a protesté, dans une assemblée qui comptait, d’après l’Égalité, cinq mille assistants, contre les menaces ridicules que les patrons avaient placardées sur les murs de la ville.

Cette réunion était composée exclusivement de citoyens suisses, parce qu'il fallait, une fois pour toutes, prouver à nos calomniateurs que l'Internationale est comprise et acceptée chez nous, par les ouvriers de notre République, et que les histoires de meneurs étrangers, de directions venues de Londres et de Paris, sont des inventions stupides de la presse bourgeoise.

Après avoir entendu un discours de Grosselin, qui a très bien réfuté les incroyables prétentions de Messieurs les patrons, et dont les paroles ont soulevé d'ardentes acclamations, l'assenblée a voté à l'unanimité une protestation énergique ; puis elle s'est séparée dans un ordre parfait.

Nous demandons à nos frères de Genève de nous permettre, au sujet de leur imposante manifestation, de revenir sur les idées que nous avons déjà émises plusieurs fois, mais qui se présentent à nous avec plus de force que jamais. Et si nous sommes obligés, pour expliquer notre pensée, de répéter souvent le nom de l'orateur qui a si bien exprimé le sentiment de l'assemblée populaire, notre ami Grosselin voudra bien nous pardonner.

Voici la réflexion que nous faisions en lisant dans l’Égalité la reproduction du discours de Grosselin :

Si pourtant les ouvriers de Genève qui portaient Grosselin comme candidat au Conseil d'État avaient réussi, et qu'il eût été élu membre du gouvernement, aurait-il pu, dans cette position officielle, rendre à la cause des travailleurs des services plus importants que celui qu'il lui a rendu dans l'assemblée populaire ?

Qu'est-ce qui avait désigné Grosselin à l'attention et à la confiance des ouvriers ? C'est précisément sa parole courageuse, qui déjà en plus d'une circonstance a été l'organe des travailleurs genevois. En votant pour lui, c'est donc l'orateur populaire qu'on aurait porté au Conseil d'État.

Assis sur le fauteuil des gouvernants, devenu collègue de MM. Camperio et Cie, pense-t-on que Grosselin, dans la circonstance qui nous occupe, aurait pu se servir d'une manière efficace de la portion de pouvoir qui lui aurait été confiée, soit pour amener les patrons plâtriers à accepter les conditions de leurs ouvriers, soit pour empêcher la coalition et prévenir la grève générale[14] ? Évidemment non. Dans ces choses-là, le gouvernement est impuissant ; une seule attitude lui est permise : laisser faire librement chacun dans la mesure de son droit. Et c'est jusqu'à présent ce que le gouvernement genevois a fait ; on ne peut pas lui reprocher, cette fois, d'atteinte à la liberté des uns ni des autres. Si donc Grosselin avait été au Conseil d'État, les choses se seraient passées exactement comme elles se sont passées, — sauf peut-être en un point.

La grande assemblée ouvrière aurait eu lieu, comme elle a eu lieu en effet ; mais Grosselin y aurait-il pris la parole ? Lorsqu'on occupe une position officielle, on y regarde à deux fois avant de se faire le porte-voix du peuple indigné ; il y aurait eu toute sorte de considérations qui auraient engagé Grosselin, conseiller d'État, à garder dans la question de la grève une stricte neutralité. Et s'il ne l'eût pas fait, s'il eût cru de son devoir de parler, sa parole n'aurait certainement pas eu la même signification ni la même influence. Venant d'un membre du gouvernement, elle eût éveillé certaines méfiances ; venant d'un ouvrier, l'assemblée a été unanime à en applaudir l'indépendance et la vérité.

Ainsi, nous croyons avoir le droit de féliciter Grosselin de n'avoir pas fait partie du gouvernement : la voix d'un ouvrier libre et courageux, parlant au nom de cinq mille hommes, a été d'un plus grand poids dans la balance que n'aurait pu l'être la bonne volonté de tout un Conseil d'État.

Encore une remarque. Les ouvriers genevois ont fait, le 7 juin, une manifestation du genre de celles que nous recommandions dans la Solidarité. C'est là, à nos yeux, la seule manière digne pour les travailleurs d'intervenir dans la politique.

Et qu'on ne dise pas que cette manifestation est restée infructueuse. Elle n'a pas empêché les gros patrons de faire la grève qu'ils avaient annoncée, mais elle a fait réfléchir les petits patrons, et les a décidés à ne pas suivre leurs collègues dans la voie insensée où ceux-ci se sont engagés. La manifestation a prouvé au gouvernement que les ouvriers genevois étaient décidés à maintenir leur droit, qu'ils ne se laisseraient pas assommer par la police, ni intimider par les baïonnettes d'un bataillon fédéral. Enfin, — et ce n'est pas son résultat le moins remarquable, — elle a fait taire le Journal de Genève.


Le Congrès annuel du parti de la démocratie socialiste ouvrière d'Allemagne avait eu lieu à Stuttgart du 4 au 7 juin, et il avait adopté, concernant la politique, les résolutions suivantes : « Le parti de la démocratie socialiste ouvrière ne participe aux élections du Reichstag et du Parlement douanier que dans un but de propagande et d'agitation. Les représentants du parti au Reichstag et au Parlement douanier doivent agir autant que possible dans l'intérêt de la classe ouvrière, mais ils doivent, comme règle générale, observer une attitude purement négative (negirend sich verhalten), et profiter de toutes les occasions pour faire comprendre le néant des délibérations de ces deux assemblées et montrer qu'elles ne sont qu'une pure comédie. Le parti de la démocratie socialiste ouvrière ne fait d'alliance ou de compromis avec aucun autre parti. Mais le Congrès recommande aux membres du parti, lorsque le parti ne peut présenter lui-même des candidats ouvriers, de donner leurs voix à des candidats qui acceptent, du moins sous le rapport politique, notre programme dans ses traits essentiels. Le Congrès recommande également, dans les circonscriptions où le parti renonce à présenter des candidats pour son compte, de donner sa voix à des candidats présentés par d'autres partis socialistes, pourvu que ce soient bien réellement des candidats ouvriers. »

La Solidarité (9 juillet), après avoir reproduit ces résolutions, ajouta cette réflexion :


Ces résolutions sur la politique diffèrent totalement des nôtres ; et cependant, nous n'hésitons pas à le dire, l'esprit qui les anime nous semble être le même que celui des membres de la majorité [collectiviste] du Congrès romand, malgré ce qui au premier coup d'œil paraît séparer les deux tendances. Nous croyons du reste que, si on veut bien regarder au fond des choses, on peut en dire autant de la plupart de ceux qui, dans l'Internationale, veulent encore participer au mouvement politique : tous nous jugeons de même la valeur de la politique bourgeoise, tous nous avons le sentiment de son néant ; nous différons seulement sur une question de tactique.


Deux mois plus tard, nous pouvions constater que certains socialistes allemands se trouvaient en conformité d'opinion avec nous plus encore que nous ne l'avions supposé. Les démocrates socialistes de Barmen-Elberfeld publièrent en août des observations sur certaines des résolutions du Congrès de Stuttgart, observations qui parurent dans le Volksstaat du 27 août. On y lisait : « Sur la résolution II, concernant la politique, nous remarquons que, puisque nous avons déclaré que le Reichstag n'était qu'une comédie, ce serait également une pure comédie que de participer aux élections pour y envoyer des députés, et de mésuser ainsi du suffrage universel pour la nomination d'un corps aussi anti-démocratique. Nous ne comprenons pas non plus quels sont les candidats que nous pourrions reconnaître pour de vrais candidats ouvriers, en dehors de notre parti. »


Cependant le Conseil général de Londres continuait à observer à notre égard un silence qui finit par nous sembler singulier ; et lorsque nous vîmes que l’Égalité (numéros des 14, 21 et 28 mai) publiait des communications qui, à nous, ne nous étaient pas envoyées, je me décidai, comme on l'a vu par ma lettre à Joukovsky (p. 40), à écrire à Jung, le 30 mai, pour lui demander des explications. Il me répondit, dans les premiers jours de juin, par une lettre fort longue, écrite sur un ton amical, lettre qui a été reproduite in-extenso dans le Mémoire de la Fédération jurassienne (p. 134), et dont je me borne à donner ici les passages principaux :


En réponse à votre excellente lettre du 30 mai, je vous dirai que je n'ai pas envoyé les résolutions en question au Comité siégeant à la Chaux-de-Fonds : cela pour différentes raisons ; d'abord nous n'avons pas reçu de lettre officielle nous annonçant l'existence de ce Comité[15] ; et ensuite, le Conseil général n'ayant pas prononcé sur le regrettable événement du Congrès de la Chaux-de-Fonds, il me siérait mal de me mettre officiellement en rapport avec un Comité qui n'a pas annoncé son existence et qui n'est pas reconnu par le Conseil général.

Jusqu'à ce jour je n'ai pas reçu de réponse à la lettre que je vous ai envoyée immédiatement après le Congrès de la Chaux de-Fonds ; il est vrai que vous m'en avez accusé réception[16] mais depuis lors je n'ai rien reçu ; le Conseil a agi avec vous comme avec les Genevois : il a gardé le statu quo ; toutes mes communications ont été envoyées à l'ancien secrétaire (H. Perret) de l'ancien Comité[17] ; le Conseil ne favorise pas plus les Genevois que les Neuchâtelois : pour lui il n'y a que des internationaux ; tant qu'ils se conforment aux principes de l'Internationale, ils conservent leur autonomie et leur liberté d'action conformément aux statuts de l'Internationale.

Je m'accorde avec vos vues sur la coopération ; la tendance naturelle de la coopération est de diviser les travailleurs eux-mêmes en classes et faire de petits bourgeois de ses membres.... Je partage aussi vos vues sur l'emploi des fonds [destinés à la résistance] à des travaux coopératifs ; Aubry croit avoir trouvé la clef de la solution dans la grève productive : erreur, mon cher, erreur fatale ; il y a vingt ans que les sociétés anglaises ont essayé l'emploi de ces fonds à la coopération productive ; et elles n'ont trouvé que déception et ruine.


[Suit un long passage sur les expériences faites en Angleterre, et un exposé de la théorie de « l'armée de réserve » formée par les ouvriers inoccupés.]


... Pardonnez-moi, mon cher Guillaume, si je me sers d'exemples aussi élémentaires, surtout avec vous, qui devez connaître ces choses aussi bien que moi.

J'arrive à la question politique, et dans celle-ci mes vues diffèrent totalement des vôtres... Je suis loin de m'accorder avec tous les arguments dont s'est servie l’Égalité : ils étaient en général très faibles, et je reconnais la force et la logique de quelques-uns de vos arguments en faveur de l'abstention, sans pour cela m'accorder avec le principe même... Je ne crois pas que la législation directe par le peuple puisse jamais accomplir rien de sérieux pour les travailleurs ; je n'attache pas toute l'importance au mouvement politique qu'y attachent Liebknecht et Bürkly, et je crois même que l'abstention en matière politique est très utile et même nécessaire parfois comme protestation contre le système actuel ; mais préconisée comme théorie, comme système, elle est fatale à notre œuvre...


[Vient ensuite un long passage sur Bakounine et sur l'Alliance : « Je n'attaque, dit Jung, ni la bonne foi ni l'honnêteté de Bakounine, mais j'ai le droit de douter de son jugement ». Puis il continue :]


Vous traitez les Genevois de bourgeois ; j'admets qu'ils étaient presque tous individualistes ; mais depuis quelque temps j'ai commencé avec eux une correspondance très serrée, et j'ai la prétention de croire que j'en ai converti plusieurs au collectivisme[18]... Quant à Coullery, il est jugé : sa conduite, après le Congrès de Bruxelles, m'a suffisamnent renseigné sur ses vues[19].


À ce moment se place un incident qui nous montra de façon saisissante combien l'on répondait mal, au Temple-Unique, à nos sentiments de fraternité et de solidarité. Au commencement de mai étaient arrivés en Suisse trois jeunes ouvriers parisiens, membres de l'Internationale, Cheminet, Giraudier et Lafargue, tous trois tailleurs de pierres, qui avaient quitté Paris au moment des arrestations, craignant d'être englobés par la police dans le fameux complot plébiscitaire. Ils étaient porteurs d'une lettre de Mangold, secrétaire de la Section de Belleville, qui les recommandait aux Sections suisses comme des membres dévoués de l'Association. Ils avaient passé au Locle et à Neuchâtel, cherchant du travail ; nous ne pûmes leur en procurer, mais nous leur fîmes une réception cordiale, et les aidâmes de notre mieux ; ils se rendirent ensuite à Genève, et là ils trouvèrent de l'embauche. Naturellement, en leur qualité de Parisiens, ils avaient ressenti plus de sympathie pour notre manière de comprendre et de pratiquer le socialisme que pour celle qu'ils rencontrèrent au Temple-Unique. Ils s'abonnèrent à la Solidarité, et, à Genève, ils cherchèrent à la faire lire par leurs camarades de travail. Le dimanche 12 juin, ils distribuèrent des exemplaires du numéro de la veille, qui contenait divers articles sur la grève des plâtriers-peintres et l'appel de notre Comité fédéral (voir plus haut, p. 42). Ceci ne fut pas du goût de la coterie dominante, qui le leur fit bien voir ; le 15 juin, je recevais des trois Parisiens une lettre où ils me racontaient les mauvais procédés dont ils étaient victimes. On les avait dénoncés, le 13, dans une assemblée tenue au Temple-Unique ; un tailleur de pierres nommé Goy, — qui leur avait dit, la veille, ces mots bien caractéristiques, « qu'il était international, mais pas socialiste pour le moment, parce que présentement cela ferait trop de tort » — leur reprocha violemment d'avoir distribué la Solidarité et la brochure sur l'arrestation du citoyen russe Serebrenikof[20] et ajouta: « Il faut que ces distributions cessent, car le journal la Solidarité parle tout à fait contre l'Internationale, et ce journal sera la cause de la mort de l'Internationale à Genève ». Le président de l'assemblée, Dailly, a demanda ce qu'il fallait faire de ces trois citoyens ; pour lui il trouvait qu'il fallait les renvoyer d'où ils sortaient ; beaucoup de voix ont appuyé ces paroles du président ». Le soir même, deux autres tailleurs de pierres, 'Thévenet et Henrioud, « sont venus — continuait la lettre — à la pension où nous mangions, dire que nous étions des mauvais jeunes gens, des révolutionnaires qui voulaient faire une révolution à Genève, en distribuant des journaux et des ouvrages pour mettre le désaccord dans l'Internationale, et que nous étions tout à fait contre l'Internationale, et que le marchand de vin qui nous donne pension se ferait du tort en nous gardant chez lui, — enfin toutes les choses qu'il faut pour que nous n'ayons plus à manger, de manière à ce que nous soyons obligés de partir de Genève ».

Je publiai la lettre des trois Parisiens dans la Solidarité du 18 juin, en l'accompagnant des observations suivantes :


Ainsi, c’est au moment même où les Sections romandes [il s’agit des Sections romandes de notre Fédération] vident leurs caisses de résistance pour venir au secours des grévistes genevois, que certains membres de l’Internationale de Genève accusent publiquement l’organe de ces Sections, la Solidarité, d’être un journal « contraire à l’Internationale » ! On fait un crime à des ouvriers de porter ce journal dans les chantiers, de le faire lire à leurs camarades ! On craint peut-être que ceux des ouvriers qui ont été aveuglés et excités contre nous ne s’aperçoivent, en lisant notre journal, des sentiments de fraternité qui nous animent ; on veut à tout prix les maintenir à l’état d’hostilité contre leurs frères de certaines Sections. Et comme les paroles du président Dailly, qui reproche à des ouvriers d’être des Parisiens, s’accordent bien avec les sentiments généreux exprimés à l’égard des étrangers par l’assemblée populaire du 7 juin ! . . . Ces choses nous attristent, mais elles ne nous feront pas changer de conduite à l’égard de frères qui luttent comme nous contre l’oppression de la bourgeoisie. D’ailleurs nous croyons fermement que s’il se trouve à Genève des ouvriers pour répondre par des injures à nos actes de fraternité, ces gens-là ne peuvent former qu’une infime minorité, et que la majorité les désavouera. Rien d’étonnant à ce que des hommes qui prétendent être internationaux, mais pas socialistes, jettent la pierre à un journal qui tient haute et ferme la bannière du socialisme.


Aucun désaveu ne vint de Genève, et les trois Parisiens Lafargue, Giraudier et Cheminet, furent obligés de quitter une ville si peu hospitalière. Mais dans son numéro suivant la Solidarité publiait la lettre ci-après, que lui écrivaient, à la date du 20 juin, les membres de la Section de Vevey, — de braves cœurs ceux-là :


Pour venir en aide à nos frères de Genève, nous n’avons pas attendu que notre Comité fédéral nous ait indiqué les mesures à prendre. La première souscription, rentrée le 11 juin et montant à dix francs, fut expédiée de suite. Le 11 juin, nous avons reçu une dépêche du Comité fédéral romand, à la Chaux-de-Fonds, nous demandant de trouver des fonds pour soutenir nos frères de Genève, et nous rappelant les devoirs de tout international sérieux et convaincu. Sur-le-champ, notre Comité se réunit, et décida de consacrer à la grève tous les fonds qui étaient disponibles en ce moment, la somme produite par la souscription pour le drapeau, de même que de l’argent que nous voulions placer : nous avons pensé qu’il ne pouvait être mieux placé qu’en aidant nos frères de Genève. Le 12 juin, nous fîmes donc un second envoi de soixante-dix francs. Nos souscriptions continuent avec activité. Nous venons de faire, hier dimanche, un troisième envoi de vingt-cinq francs… Notre second envoi pour Vienne (Isère) a été de vingt francs[21]. Je pense que nos collègues de Genève auront vu que nous n’étions pas si mauvais internationaux qu’ils nous l’ont dit au Congrès romand [de la Chaux-de-Fonds], et que nous savons mettre en pratique les principes de solidarité que nous professons.

Nos amis les Parisiens Giraudier, Lafargue et Cheminet, dont vous avez publié une lettre, ont dû quitter Genève et sont venus ici avec deux autres. Nous les avons reçus et nous avons réussi à leur procurer du travail ; nous avons fait pour eux comme des internationaux doivent faire pour tous leurs membres, sans s’inquiéter s’ils sortent de Paris ou d’ailleurs.

La conduite de certains Genevois à l’égard de ces compagnons et leur mauvaise volonté contre nous, malgré tout ce que nous faisons pour eux, nous a fait beaucoup de peine. Néanmoins, nous ferons toujours, dans la mesure de nos forces, tout ce que nous pourrons pour soutenir nos frères travailleurs, quelle que soit la ville qu’ils habitent, sans nous inquiéter de ce qu’ils diront de nous : il suffit qu’ils soient malheureux pour avoir droit à notre appui.


Dans son numéro suivant (2 juillet), la Solidarité eut à publier une fâcheuse nouvelle : Un ouvrier tailleur, venu de Lausanne où il s’était acquis, par un grand étalage de dévouement à la cause socialiste, une certaine popularité, et établi depuis quelques mois à la Chaux-de-Fonds, Henri Chevalley, dirigeait dans cette ville un atelier coopératif, et il y avait fait entrer comme placier le jeune graveur Cagnon, dont j’ai eu à mentionner le nom à propos du Congrès de la Chaux-de-Fonds, un beau parleur, qui lâcha volontiers le burin pour se faire courtier. À la suite de circonstances qui sont demeurées pour nous un mystère, ces deux hommes se décidèrent à commettre un vol, et dans la nuit du 28 au 29 juin ils disparurent après avoir mis l’atelier des ouvriers tailleurs au pillage. La Solidarité annonça leur fuite en ces termes :


« Nous signalons à toutes les Sections de l’Internationale deux voleurs, les nommés Henri Chevalley et Émile Cagnon. Après avoir trompé de la manière la plus indigne la confiance de leurs associés, ils ont quitté clandestinement la Chaux-de Fonds, en emportant des marchandises volées. On ignore de quel côté ils se sont dirigés. Nous mettons en garde les internationaux contre des tentatives possibles d’escroquerie de la part de ces individus. »


Les deux fugitifs ne donnèrent jamais de leurs nouvelles, et je ne sais pas ce qu’ils sont devenus. Chevalley, d’après ce que m’ont dit des personnes qui l’ont connu de plus près, était un coquin, mais le jeune Cagnon, un tout nouveau venu parmi nous, semble avoir été plutôt un caractère faible, et s’être laissé entraîner par l’ascendant d’une volonté dont il subissait la domination. Cette aventure, qui me causa un vif chagrin, a été pour Marx un thème à aimables plaisanteries : dans une note de sa brochure L’Alliance de la démocratie socialiste (p. 19), il dit de Chevalley et de Cagnon : « Ces deux individus avaient fait preuve de révolutionnarisme anarchique en volant l’Association coopérative des tailleurs de la Chaux-de-Fonds ».

Cependant, le lock-out des patrons du bâtiment, à Genève, commencé le 13 juin, se prolongeait ; car les plâtriers-peintres tenaient bon, encouragés à la résistance par leurs camarades des autres métiers. Les ouvriers de la « fabrique », en cette circonstance, firent preuve de solidarité, et une Adresse aux ouvriers du bâtiment, votée par eux le 17 juin, annonça « qu’ils s’imposeraient, durant toute la grève, des cotisations ou souscriptions extraordinaires ». En dehors de Genève, les principales manifestations de sympathie vinrent du Jura. À Saint-Imier, une grande assemblée populaire, réunie dès le 15 juin, sous la présidence d’Ali Eberhardt, nomma une commission centrale de secours pour l’organisation des souscriptions, et protesta énergiquement contre toute velléité d’intervention militaire de la part des autorités. À la Chaux-de-Fonds, le 20 juin, une assemblée ouvrière à laquelle prirent part aussi bien nos amis que les chefs du parti coulleryste, et que présida M. Ulysse Dubois, décida d'appuyer moralement les grévistes genevois. À Neuchâtel, sous la présidence de Treyvaud, une réunion de quatre cents ouvriers vota, le 29 juin, l'organisation immédiate de tournées dans tous les ateliers pour recueillir des fonds : « c'était, dit la Solidarité, la première fois que l'Internationale s'affirmait en public à Neuchâtel depuis sa reconstitution dans cette ville, et le succès qu'elle a remporté dépasse nos espérances : le soir même, plusieurs corps de métier ont annoncé qu'ils allaient se constituer en Sections de l'Internationale ». Le mouvement d'opinion s'étendit jusqu'à Zurich où, à la suite d'un meeting en faveur de la grève de Genève, il y eut de nombreuses adhésions à l'Internationale. La sympathie des socialistes de la Suisse allemande et de l'Allemagne avait, aux yeux de la rédaction de l’Égalité, un prix tout spécial ; dans son numéro du 29 juin, elle dit : « Nous remercions surtout nos frères allemands et leurs deux organes, la Tagwacht et le Vorbote ; ce dernier consacre tout son dernier numéro à un remarquable exposé historique de la situation, et nous nous empresserons (sic) de faire part à notre public de ce concours de nos confrères allemands, qui fait que les secours et les sympathies de l'Allemagne sont acquis à notre grève ».

Trois conciliateurs officieux, MM. Amberny, avocat, G. Revilliod, rentier, et le Dr Duchosal, député radical, s'interposèrent à Genève entre les patrons et les ouvriers ; mais leur intervention échoua par l'obstination des patrons. Alors, une « assemblée populaire nationale » fut convoquée pour le mercredi 29 juin au Stand de la Coulouvrenière ; Grosselin y proposa de demander au gouvernement genevois la création de chantiers nationaux pour fournir du travail aux grévistes ; mais un homme politique, le radical Cambessédès, réussit à faire voter qu'il serait tenté une dernière démarche auprès des patrons, auxquels on proposerait de soumettre le différend à un arbitrage. Les patrons, par lettre du 2 juillet, refusèrent l'arbitrage, et la grève continua. Le Conseil d'État de Genève, à qui les ouvriers s'adressèrent alors pour avoir du travail, répondit par une fin de non-recevoir. La situation paraissait sans issue. Loin de contribuer au progrès de l'Internationale à Genève, la grève, mal conduite, avait désorganisé les rangs des travailleurs. Les hommes du Temple-Unique répétaient qu'il fallait se concilier les sympathies de la population, et que pour cela on devait ne pas heurter les préjugés nationaux, ne pas effrayer les esprits craintifs en parlant de socialisme. Sur trois mille ouvriers en bâtiment mis hors des chantiers par les patrons, les deux tiers au moins avaient quitté Genève au bout de peu de jours pour aller chercher du travail ailleurs : la puissance de l'Internationale était donc bien diminuée. En même temps, le journal l’Égalité se trouva hors d'état de continuer sa publication dans les conditions ordinaires ; il n'avait jamais eu beaucoup de lecteurs à Genève, le gros de ses abonnés lui avait été fourni autrefois par les membres de ces Sections de Montagnes dont il avait, par sa faute, perdu la clientèle ; en outre, il y avait eu dans l'administration du journal du gaspillage et du désordre[22]. La conséquence fut que, après son n° 24 (18 juin), l’Égalité réduisit son format et son contenu des deux tiers, et cessa d'être hebdomadaire pour ne plus paraître que tous les quinze jours ; elle annonça, en termes ridicules, que « cette décision avait été motivée par le désir de rendre le journal de plus en plus accessible à tous les ouvriers des villes et surtout des campagnes, et de pouvoir faire le journal aux moindres frais possible : le format amoindri et les articles plus courts[23] donneront à beaucoup de lecteurs inaccoutumés encore à la lecture assidue la facilité de suivre le grand mouvement international et partant de là de grossir les rangs de nos adeptes ». Il eût fallu, pour rendre le journal « plus accessible », diminuer aussi le prix de l'abonnement : mais on n'en parla pas, et pour cause.


En France, la situation devenait de plus en plus grave. Dans les derniers jours de mai, un jugement de la 6e chambre, à Paris, suspendit la Marseillaise pour deux mois. Les membres de la Fédération parisienne résolurent alors de se créer un organe à eux ; mais comme on ne pouvait songer à trouver un imprimeur à Paris, il fallait en chercher un à l'étranger. Robin m'écrivit pour me demander si l'imprimerie G. Guillaume fils pourrait se charger de la publication du journal ; je répondis affirmativement. En conséquence, je reçus de Robin, au commencement de juin, les articles destinés au premier numéro ; et le Socialiste, « organe de la Fédération parisienne de l'Association internationale des travailleurs, paraissant le samedi », vit le jour le 11 juin[24]. Il avait été tiré à cinq ou six mille exemplaires ; il fut expédié sous bande à un certain nombre d'adresses qui m'avaient été données, et, pour le reste, en plusieurs ballots au nom de Mangold, nommé administrateur ; mais les ballots furent saisis à l'arrivée à Paris. Le mercredi 8, un certain nombre d'internationaux parisiens avaient reçu des mandats de comparution devant le juge d'instruction ; Robin, ne s'étant pas rendu à cette invitation, fut arrêté, ainsi que Langevin, le 12 ; ce ne fut donc pas lui qui m'envoya la copie du n° 2. De ce second numéro (18 juin), quelques exemplaires seulement parvinrent à destination ; les ballots furent de nouveau saisis. Il fallut reconnaître qu'il n'était pas possible de faire entrer le Socialiste en France, et le journal suspendit sa publication[25]. D'ailleurs des assignations venaient d'être lancées le 15 juin contre trente-huit socialistes parisiens, inculpés d'avoir fait partie d'une société secrète : le troisième procès de l'Internationale à Paris allait commencer le 22 juin. La commission du Socialiste m'envoya donc l'avis suivant, qui parut dans la Solidarité du 26 juin :


Avis de la Commission du Socialiste.

Le Socialiste a été saisi par la justice française. Le premier numéro est entré par la poste, le ballot envoyé par les messageries n'a pas été livré.

Le deuxième numéro n'est arrivé que par exception à quelques abonnés.

La Commission chargée de faire marcher le Socialiste va prendre d'autres dispositions pour continuer son œuvre[26]. Les abonnés ne seront pas frustrés ; en attendant, elle leur fait envoyer un journal ami, la Solidarité, qui les entretiendra de ce qui les intéresse.

La Commission provisoire de rédaction
et d'administration du Socialiste.


De leur côté, les internationaux arrêtés à Lyon avant le plébiscite avaient été assignés pour le 8 juin ; à l'audience, l'affaire fut remise au 15 ; le 15, elle fut renvoyée encore, parce qu'on voulait attendre l'issue du procès qui allait s'ouvrir à Paris.

Le Congrès qu'Aubry avait convoqué à Rouen pour le 15 mai avait été ajourné au 27 juin ; dans le courant de juin, le gouvernement en interdit la réunion.

Au procès de Paris (22 juin), les trente et un prévenus qui comparurent étaient en état de liberté (Flahaut, Avrial, Theisz, Héligon, Germain Casse, Dugaucquie, Rocher, Collot, Robin et Langevin ayant été relâchés), sauf Johannard, Malon, Murat et Pindy, qui étaient encore détenus ; le tribunal accorda à ces quatre inculpés la mise en liberté provisoire sous caution. Sept prévenus, dont Varlin, ne répondirent pas à l'appel de leurs noms. L'avocat impérial Aulois donna lecture d'un long document, qui prétendait faire l'histoire de l'Internationale ; puis l'affaire fut remise à huitaine. Les débats occupèrent ensuite les audiences des 29 et 30 juin, 1er et 2 juillet ; le jugement fut rendu le 5 juillet : sept prévenus, Varlin (absent), Malon, Murat, Johannard, Pindy, Combault et Héligon, déclarés coupables d'avoir fait partie d'une société secrète, furent condamnés à un an de prison ; vingt-sept prévenus, Avrial, Sabourdy (absent), Franquin, Passedouet (absent), Rocher (absent), Langevin, Pagnerre, Robin, Leblanc, Carle (absent), Allard, Theisz, Collot, Germain Casse, Chalain, Mangold, Ansel, Berlin, Boyer, Cirode, Delacour, Durand, Duval, Fournaise, Frankel, Giot (absent) et Malzieux, déclarés coupables d'avoir fait partie d'une société non autorisée, furent condamnés à deux mois de prison ; les quatre autres, Dugaucquie (absent), Flahaut, Landeck et Assi, furent renvoyés des fins de la plainte.

Les persécutions judiciaires n'abattirent pas le courage des internationaux de Paris. Au lendemain de la condamnation, les membres de la Commission de statistique nommée par le Conseil fédéral parisien, Paul Robin, Henri Bachruch, Mangold, E. Langevin et Charles Keller, adressaient aux Sections de Paris un questionnaire accompagné d'une circulaire où ils disaient : « Aujourd'hui, après la dissolution légale de l'internationale, nous continuerons cette œuvre en notre nom personnel jusqu'au moment où il redeviendra possible de rendre compte à ceux qui nous avaient nommés ». En même temps, par les soins de quelques hommes dévoués et actifs, paraissait dès le 15 juillet, en un volume de 250 pages, le compte rendu sténographique du Troisième procès de l'Internationale (Armand Le Chevalier, éditeur), avec une préface qui disait : « La grande union des prolétaires sortira plus puissante que jamais de cette série d'épreuves, parce que l'Internationale est l'expression d'une revendication sociale trop juste et trop conforme aux aspirations contemporaines du prolétariat pour pouvoir sombrer avant d'avoir réalisé son programme : Émancipation des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes ».

Dès qu'il eut appris le prononcé du jugement de Paris, Albert Richard quitta Lyon et se réfugia en Suisse. Il vint à Neuchâtel, où il séjourna quelques jours ; et, à sa demande, je publiai dans la Solidarité (16 juillet) un entrefilet rédigé par lui, expliquant qu'après le jugement de Paris, les cinq internationaux lyonnais inculpés de société secrète se trouvaient condamnés d'avance, et qu'en outre Richard avait reçu des renseignements établissant que des ordres spéciaux avaient été donnés en haut lieu à son égard. Une assemblée générale de la Fédération lyonnaise, qui avait été annoncée pour le 10 juillet, fut interdite par ordre ministériel.


Le 19 juin avait eu lieu à Barcelone le premier Congrès des Sections espagnoles. Ce Congrès fonda la Fédération espagnole de l'Internationale ; il comptait quatre-vingt-cinq délégués, venus de toutes les parties de l'Espagne ; les principales villes représentées étaient Barcelone, Tortosa, Gracia, Valladolid, Reus, Tarragone, Xérès, Valence, Séville, Madrid, Cadix, Palma. « Pour exprimer d'une manière frappante la négation de tout sentiment national, les délégués avaient choisi pour présider la séance d'ouverture — qui a eu lieu au Théâtre du Cirque, au milieu d'un concours immense d'ouvriers et d'ouvrières — un Français, Bastelica, de Marseille, qui a dû se réfugier à Barcelone pour échapper à la police impériale. Des Adresses du Comité fédéral romand de la Chaux-de-Fonds et du Conseil général belge ont été lues au milieu des applaudissements. » (Solidarité du 2 juillet 1870.) Le Congrès de Barcelone vota, sur la question de l'attitude de l'Internationale à l'égard de la politique, une résolution dont il emprunta les termes à celle que nous avions votée au Congrès de la Chaux-de-Fonds[27]. Le Conseil fédéral espagnol fut placé pour la première année à Madrid, et composé des cinq membres suivants : Angel Mora, charpentier ; Enrique Borel, tailleur ; Anselmo Lorenzo, typographe ; Tomàs Gonzàlez[28] Morago, graveur ; Francisco Mora, cordonnier.

L'impulsion donnée par le Congrès de Barcelone accéléra les progrès de l'Internationale en Espagne, et je pus écrire dans la Solidarité peu de temps après (27 août) : « Le mouvement ouvrier espagnol continue à se développer de la manière la plus grandiose. De toutes parts surgissent de nouvelles Sections, toutes embrassant les principes de l'Internationale dans l'esprit le plus radicalement révolutionnaire. Vraiment, on peut se demander si nous n'allons pas assister à ce spectacle singulier : l'Espagne, cette terre restée si longtemps fermée aux idées modernes, prenant tout à coup la tête du socialisme, c'est-à-dire de la civilisation, et donnant, ainsi que sa sœur l'Italie, le signal de l'émancipation des travailleurs ; tandis que l'Angleterre et l'Allemagne, impuissantes à passer de la théorie à l'action, resteraient étrangères au grand mouvement révolutionnaire du prolétariat ? »


À Genève, la grève durait toujours, et se traînait sans incidents nouveaux ; il y avait encore huit cents grévistes à nourrir, et les ressources s'épuisaient. Le conflit économique n'empâchait pas les citoyens-ouvriers genevois de prendre intérêt aux choses de la politique locale ; et, comme le peuple de Genève devait être consulté, le dimanche 10 juillet, sur une loi que venait d'élaborer la majorité conservatrice du Grand-Conseil, les socialistes firent campagne avec les radicaux contre la loi proposée. J'eus la naïveté de m’en étonner, et voici l'article que je publiai à ce sujet dans la Solidarité (16 juillet) :


Le Journal de Genève nous a apporté une singulière nouvelle.

La bourgeoisie radicale de Genève a remporté dimanche dernier, comme on sait, une grande victoire : La nouvelle loi sur les circonscriptions électorales, œuvre du parti conservateur, a été rejetée dans la votation populaire par une majorité de six cents voix.

Cette majorité est due, paraît-il, à l'alliance de la bourgeoisie radicale avec l'Internationale.

Voici les propres paroles que le Journal de Genève met dans la bouche d'un membre bien connu de l'Internationale, Grosselin, qui les aurait prononcées dans une assemblée populaire tenue sur la Treille :

« M. Grosselin proclame que l'alliance est désormais cimentée entre le parti radical et l'Internationale, et il remercie chaudement les radicaux de ce que, grâce à leur puissant concours, le socialisme est à cette heure solidement implanté à Genève ».

Nous aimons à croire que ces paroles attribuées à Grosselin sont une de ces calomnies auxquelles le Journal de Genève nous a habitués. Aussi attendons-nous de Grosselin un démenti formel, et de l'Internationale genevoise une protestation éclatante qui répudiera énergiquement toute alliance avec un parti politique bourgeois.

Le premier principe de l'Internationale, celui qui constitue son essence même et sa raison d'être, c'est que l'affranchissement des travailleurs doit être l'œuvre des travailleurs eux-mêmes.


Naturellement, le démenti et la protestation ne vinrent pas, car le discours de Grosselin était authentique. Ce qui vint, non de Genève, mais de Londres, — ce qui était déjà venu au moment où j'écrivais les lignes ci-dessus, — ce fut une résolution du Conseil général nous annonçant que ce Conseil, s'étant érigé en juge du conflit qui s'était produit au Congrès de la Chaux-de-Fonds, nous avait condamnés ; le Conseil général nous rappelait en même temps à notre devoir, qui était, nous disait-il, de nous conformer aux Statuts généraux en ce qui concernait la participation au mouvement politique.

C'est dans son numéro du 23 juillet que la Solidarité publia le document qui, dans la pensée de Marx, devait mettre un terme à la scission en affirmant que le bon droit était du côté des hommes du Temple-Unique. Voici le texte de la lettre du Conseil général :


Le Conseil général au Comité fédéral siégeant à la Chaux-de-Fonds.

Considérant :

Que, quoique une majorité de délégués, au Congrès de la Chaux-de-Fonds, ait nommé un nouveau Comité fédéral romand, cette majorité n'était que nominale ;

Que le Comité fédéral romand, à Genève, ayant toujours rempli ses obligations envers le Conseil général et envers l'Association internationale des travailleurs, et s'étant toujours conformé aux statuts de l’Association, le Conseil général n’a pas le droit de lui enlever son titre ;

Le Conseil général, dans son assemblée du 28 juin 1870, a unanimement résolu que le Comité fédéral romand, siégeant à Genève, conserverait son titre, et que le Comité fédéral siégeant à la Chaux-de-Fonds adopterait tel autre titre local qu’il lui plairait d’adopter.

Au nom et par ordre du Conseil général de l’Association internationale des travailleurs,

H. Jung,      
Secrétaire pour la Suisse.

Londres, le 24 juin 1870.

P. S. Nous vous rappelons, très amicalement, que nos Statuts généraux disent que tout mouvement politique doit être subordonné, comme un moyen, au mouvement économique.


En imprimant cette pièce, j’y fis, dans le même numéro de la Solidarité, la réponse suivante :


Nous avons plusieurs observations à faire sur cette lettre.

La première, c’est que le Comité fédéral, siégeant à la Chaux-de- Fonds, n’a pas demandé au Conseil général de prononcer un jugement sur le conflit romand ; il s’est borné à lui donner connaissance de ce qui s’était passé, en exprimant l’espoir qu’une conciliation viendrait bientôt mettre un terme au conflit. Cette lettre est datée du 7 avril 1870, et n’a reçu aucune réponse.

Si nous n’avons pas demandé au Conseil général de nous juger, c’était parce que nous prévoyions qu’un jugement, quel qu’il fût, n’aurait d’autre résultat que d’aggraver la situation en irritant les esprits ; notre espoir était d’arriver à rétablir la paix par des concessions mutuelles, sans l’intervention d’aucune autorité, d’aucun juge.

Le Conseil général a donc, selon nous, commis une grande faute en venant prononcer un arrêt que nous n’avions pas réclamé. Dans des conflits de ce genre, l’attitude la plus sage, de la part du Conseil général, serait de rester dans une réserve absolue.

Que devient en effet l’autonomie des groupes, garantie par les Statuts généraux, si le Conseil général, au lieu de laisser les Sections organiser librement leurs fédérations, les dissoudre, les reconstituer, changer leurs Comités, etc., intervient pour donner tort ou raison à une majorité ou à une minorité ? Une telle manière d’agir, d’imposer son autorité dans des choses qui ne concernent absolument que les groupes intéressés, est tout à fait incompatible avec l’esprit même de l’Internationale[29].

Disons quelques mots aussi des arguments invoqués par le Conseil général à l'appui de son arrêt.

« La majorité du Congrès romand n'était que nominale. »

Et quelle preuve en donne-t-on ? Aucune.

Nous ne savons sur quoi le Conseil général peut appuyer son assertion, à moins que ce ne soit sur le fait, mis en avant par l’Égalité, que les dix-huit délégués de la minorité représentaient un plus grand nombre d'internationaux que les vingt et un délégués de la majorité.

Mais une telle manière de raisonner serait-elle sérieuse ? A-t-on jamais, dans les Congrès généraux, invoqué cet étrange argument pour faire annuler un vote ? Et cependant n'est-il pas arrivé très souvent dans les Congrès généraux que les majorités étaient aussi nominales ? Si un principe pareil devait prévaloir, voici ce qui pourrait se passer par exemple dans un Congrès : Z. arrive comme délégué de huit cent mille Américains, Y. comme délégué d'un million d'Anglais ; tous les autres délégués ne représentent ensemble que un million cinq cent mille internationaux ; là-dessus Y. et Z. déclarent former à eux deux la majorité réelle, et il ne reste aux autres délégués, écrasés d'avance, qu'à s'aller coucher et à laisser Y. et Z. rédiger et voter les résolutions du Congrès.

L'absurdité de ces conséquences fait suffisamment toucher au doigt l'absurdité du principe.

D'ailleurs l'article 47 du règlement de la Fédération romande dit : « Chaque Section faisant partie de la Fédération a le droit d'envoyer deux délégués au Congrès. La Section qui n'y enverrait aucun délégué perdra le droit de protester contre les décisions de la majorité du Congrès. »

Ainsi, aux termes mêmes de notre règlement fédéral, aucune protestation ne peut être faite contre les décisions de la majorité, et, en présence du vote émis par vingt et un délégués dont les mandats étaient parfaitement en règle, la minorité n'avait autre chose à faire que se soumettre, ou bien se retirer de la Fédération. Et, en effet, au premier moment, la minorité a annoncé simplement qu'elle se retirait. Ce n'est que plus tard qu'elle a émis cette prétention incroyable de se transformer en majorité, et d'obtenir du Conseil général l'annulation de la majorité véritable.

« Le Comité fédéral romand, à Genève, ayant toujours rempli ses obligations envers le Conseil général, etc., le Conseil général n'a pas le droit de lui enlever son titre. »

Cela est évident, mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Personne ne conteste à l'ancien Comité fédéral d'avoir rempli ses devoirs, et personne ne demande au Conseil général de lui enlever son titre. Le fait qui se présentait était infiniment plus simple, si simple qu'il n'y avait pas d'hésitation et de discussion possibles. Le Comité fédéral romand est élu par le Congrès fédéral romand : en 1869, le Congrès romand avait élu un Comité fédéral, dont le siège fut Genève ; en 1870, à teneur du règlement, le Congrès romand a élu un autre Comité fédéral, dont le siège a été placé à la Chaux-de-Fonds. Il n'y a pas là le moins du monde matière à une intervention du Conseil général : si les fédérations ne sont plus libres de choisir leurs comités, si les comités non réélus en appellent au Conseil général, il n'y aura plus d'Association internationale, il n'y aura plus que des sujets gouvernés par un Conseil général.

Dans ce qui précède, nous avons affirmé ce qui nous paraissait être notre droit. Ce n'est pas à dire que nous repoussions la solution indiquée par le Conseil général ; par amour de la paix, nous ne serions pas loin de l'accepter, mais nous ne nous la laisserons jamais imposer.

Quel est en résumé le sens de l'arrêt du Conseil général ? Le Conseil général reconnaît l'existence de deux fédérations, de deux comités distincts ; seulement il déclare que la qualification de Comité romand doit demeurer la propriété du Comité de Genève, et que celui de la Chaux-de-Fonds doit se chercher un autre adjectif.

S'il ne s'agit que de cette puérilité, la querelle sera vite terminée. Nous avons déjà fait preuve de modération et de sentiments conciliants, lorsque, abandonnant le titre d’Égalité, sur lequel nous avions des droits incontestables, nous avons donné à notre organe le titre de Solidarité, pour éviter une dispute qui eût ridiculisé le socialisme aux yeux de la bourgeoisie. Si maintenant la fédération genevoise tient à s'appeler la Fédération romande, malgré ce qu'il y a de peu exact dans cette dénomination, nous sommes encore disposés à lui laisser ce plaisir, et nous chercherons pour nous une épithète qui indique, comme le faisait l'adjectif romand, que nous sommes une fédération qui compte des Sections dans les cantons de Genève, de Vaud, de Neuchâtel, de Berne et de Soleure. Et comme cela nous mettrons une fois de plus les rieurs de notre côté.

Seulement nous voulons que cet arrangement résulte de négociations entre les Genevois et nous, et non d'un acte d'autorité du Conseil général de Londres. Et, si nous sommes bien renseignés, notre Comité fédéral doit s'entendre sans retard avec celui de Genève à ce sujet ; après quoi, espérons-le, nous aurons enfin la paix, et nous pourrons nous occuper de cet objet important dont la réalisation est notre préoccupation essentielle, en dehors de toutes ces chicanes ridicules : la fédération des caisses de résistance.

Le Conseil général, dans un post-scriptum, nous invite à nous conformer aux Statuts, qui disent que « tout mouvement politique doit être subordonné au mouvement économique, comme un moyen ».

Nous croyons nous y être parfaitement conformés, en ce sens que nous avons si bien subordonné le mouvement politique au mouvement économique, que nous avons résolu de ne plus nous occuper du tout de politique nationale[30]. C'est aussi ce qu'ont fait les Belges, les Français, les Espagnols, les Italiens, les Autrichiens, les Russes.

Il nous semble que le Conseil général ferait mieux d'adresser une admonestation aux Genevois, qui, tout au contraire, nous paraissent subordonner le mouvement économique au mouvement politique. Voilà une violation flagrante de nos Statuts ; et voilà, pour le Conseil général, une occasion d'intervenir sans courir le risque d'être blâmé par personne.


J'ai à parler maintenant de Netchaïef et de Bakounine, et des incidents qui amenèrent leur rupture. Ces incidents sont tout à fait étrangers à l'histoire de l'Internationale ; mais comme je m'y trouvai mêlé personnellement, jusqu'à un certain point, il faut que je les mentionne.

J'ai dit que Bakounine avait quitté Genève le 18 avril pour retourner à Lausanne, puis s'était rendu à Milan pour une affaire privée. Il profita de ce voyage pour voir notre vieil ami Gaspard Stampa, avec lequel il s'occupa de propagande italienne ; à son sujet il écrivait à Gambuzzi le 4 mai 1870 : « J'ai passé une journée chez Stampa [à Abbiategrasso, près Milan] ; c'est un bien honnête homme, d'une intelligence un peu courte, mais tout de même il nous sera précieux… Nous avons décidé ensemble que sans perdre de temps ils transformeront l'Association d'Abbiategrasso en Section de l'Internationale. » (Nettlau, Supplément inédit.) Revenu à Locarno le 1er mai, il y reçut le 4 une dépêche qui le rappelait à Genève pour les affaires russes. Il avait songé à retourner vivre à Genève, et avait prié Perron de lui retenir un logement pour lui et sa famille à partir du 15 mai ; il changea d'avis ensuite, et se décida à partir seul, vers le milieu de mai ; mais il ne passa cette fois que peu de jours à Genève ; le 26 mai il était à Berne, regagnant la rive du lac Majeur, et le 30 mai il écrivait de Locarno à Ogaref : « Ah ! mon vieux, que c'est bon de vivre ici ! C'est tranquille, c'est paisible, on laisse le cours libre à ses pensées, on a sa liberté d'action. En outre, on n'est pas assommé par les insinuations malpropres d'Outine, ni par l'éloquence de Metchnikof, la philosophie de Jemanof, la sagacité d'Elpidine, ni la légèreté de Jouk. C'est vrai qu'on ne vous a pas non plus, mes chers amis. Mais qu'y faire ! on ne peut jamais réunir tout ce qu'on aime ; et cette tranquillité raisonnable, sans vous, est encore préférable à un milieu boueux à Genève, avec vous ! »

Pendant le séjour de Bakounine à Genève, la police genevoise avait emprisonné (9 mai) un étudiant russe, Semen Serebrenikof, le prenant pour Netchaïef ; Serebrenikof fut relâché au bout de quelques jours (20 mai) ; mais cette arrestation souleva la question de savoir si le gouvernement suisse serait capable de livrer Netchaïef à la Russie, au cas où on l'arrêterait réellement. Par ses amis personnels de Berne, Adolphe Vogt et Adolphe Reichel[31], Bakounine apprit qu'un membre du Conseil fédéral suisse avait déclaré que le gouvernement helvétique n'accorderait pas l'extradition de Netchaïef, mais que ce gouvernement ne pourrait pas empêcher le gouvernement cantonal de Genève de l'arrêter, si celui-ci s'avisait de vouloir le faire ; en conséquence, Bakounine écrivit de Berne (26 mai) à ses amis de Genève de donner le plus de publicité possible à sa brochure Les Ours de Berne et l'Ours de Saint-Pétersbourg, qui avait paru au commencement de mai ; de faire publier, dans le Journal de Genève, le récit de l'arrestation de Serebrenikof, rédigé par celui-ci[32] ; de faire signer par l'émigration russe une protestation et de l'envoyer au Conseil fédéral, etc. On voit par la Correspondance imprimée de Bakounine qu'une autre question encore avait été traitée : il s'agissait de savoir si le Comité révolutionnaire russe, représenté par Netchaïef, qui se trouvait maintenant en possession du fonds Bakhmétief, assurerait à Bakounine, en se l'attachant comme écrivain et journaliste, des moyens réguliers d'existence. Il y avait eu déjà des tiraillements entre Netchaïef et Bakounine, lorsque celui-ci eut appris, par une lettre de reproches du Russe X. Y. (ou L.), dont j'ai parlé précédemment (t. Ier, p. 260), le procédé dont Netchaïef avait usé envers l'éditeur Poliakof. Dans sa lettre à Ogaref du 30 mai, dont j'ai déjà cité le début, Bakounine dit : « J'attends la réponse de notre Comité, qui devra déterminer mon action ultérieure. Toutefois, je vous préviens que je serai très ferme dans mon ultimatum, et que je n'irai pas m'établir à Genève sans avoir la conviction de trouver auprès de vous une situation acceptable et solide, par rapport à la cause elle-même, et aussi en ce qui regarde les ressources pécuniaires nécessaires à mon existence[33].» Quinze jours après il écrivait de nouveau à Ogaref (14 juin) : « J'espère qu'après avoir pris connaissance de toutes les lettres que je t'ai fait parvenir, tu as dû te convaincre, enfin, qu'il était de mon devoir de poser à Neville [Netchaïef] nettement et catégoriquement les conditions dont je vous ai fait mention... Il ne me reste plus maintenant qu'à attendre sa réponse et la vôtre aussi. Si toutes les deux sont satisfaisantes, si vous vous décidez à éliminer les malentendus et à vous débrouiller des équivoques dans lesquelles il nous a tous impliqués, si vous me donnez la garantie que nous pourrons continuer de travailler pour notre cause en nous appuyant sur une base plus solide et plus réelle, c'est-à-dire sur les bases et dans les conditions que je vous ai proposées dans mon épître, j'irai chez vous ; si non, je m'y refuse. Qu'irais-je faire à Genève ? et d'ailleurs, où prendrais-je l'argent nécessaire pour effectuer ce voyage ? Je suis réduit à la ruine complète et je ne trouve pas d'issue. J'ai des dettes à payer, mais ma bourse reste toujours vide, je n'ai pas seulement de quoi vivre. Et je, ne sais plus comment faire ? À la suite de ce malheureux incident avec L.[34], tous mes travaux de traduction ont dû être suspendus. Et je ne connais aucune autre personne en Russie. Bref, ça ne va pas du tout. J'ai tenté encore quelques derniers efforts pour faire sortir mes chers frères de leur torpeur. S'éveilleront-ils enfin ? Je n'en sais rien. Je vais attendre leur réponse... Ce qu'il y a de plus probable, c'est que je resterai ici. Notre Boy [Netchaïef] est très entêté, et moi, lorsque je prends, une fois, quelque décision, je n'ai pas l'habitude d'en changer. Ergo, la rupture avec lui, de mon côté du moins, me semble inévitable... J'attendrai ici votre réponse à mes nombreuses et infiniment longues lettres ; et je ne bougerai pas tant que je n'aurai pas acquis une profonde conviction que je suis appelé pour un travail sérieux et non pour de nouveaux débats qui resteraient stériles. » Peu de jours après, vers le 20 juin, Bakounine partait pour Genève ; sans doute les négociations pendantes lui avaient paru en voie d'aboutir.


Pendant ce nouveau séjour à Genève, qui dura un mois, Bakounine fit la connaissance d'un jeune émigré russe récemment arrivé d'Amérique, Michel Sajine, que son passeport américain désignait sous le nom d'Armand Ross. Sajine, né à Galitch en 1845, était étudiant à l'Institut technologique de Pétersbourg quand il fut impliqué en février 1868 dans des troubles d'élèves de l'Institut et déporté administrativement dans le gouvernement de Vologda ; il s'évada en mai 1869 et passa aux États-Unis par Hambourg ; de New York il vint à Genève en juin 1870, sous le nom de Ross. Dès la première rencontre, Ross se lia d'amitié avec Bakounine[35] ; en 1872, ses relations avec lui devinrent plus étroites encore, et jusqu'à son arrestation à la frontière russe, en 1876, il fut, de tous les Russes, le plus avant dans l'intimité du vieux révolutionnaire. J'appris à connaître Ross dans le courant de 1870, et je suis resté uni à lui, depuis, par le lien d'une indissoluble amitié.

On vient de voir que dès le mois de mai il y avait eu des tiraillements entre Netchaïef et Bakounine, et que le 14 juin la rupture semblait à celui-ci inévitable. Elle se produisit vers le milieu de juillet. On avait découvert peu à peu que Netchaïef, pour assurer la dictature qu'il voulait exercer, avait eu recours à toute sorte de manœuvres jésuitiques, de mensonges, de vols de papiers, etc. ; on en vint un beau jour à une explication décisive avec lui, à la suite de laquelle il quitta précipitamment Genève, en emportant toute une collection de papiers qu'il avait dérobés à Bakounine et à d'autres émigrés russes.

Je laisse Bakounine raconter lui-même la chose (lettre écrite de Neuchâtel, en français, le 24 juillet 1870, à son ami Talandier, au moment où il reçut la nouvelle que Netchaïef s'était présenté chez Talandier à Londres, et que celui-ci, non informé, l'avait accueilli en ami[36]) :


Mon cher ami, Je viens d'apprendre que N. s'est présenté chez vous... Il peut vous paraître étrange que nous vous conseillions de repousser un homme auquel nous avons donné des lettres de recommandation pour vous, écrites dans les termes les plus chaleureux. Mais ces lettres datent du mois de mai, et, depuis, il s'est passé des choses tellement graves qu'elles nous ont forcés de rompre tous nos rapports avec N Je vais essayer de vous expliquer en peu de mots les raisons de ce changement.

Il reste parfaitement vrai que N. est l'homme le plus persécuté par le gouvernement russe... Il est encore vrai que N. est un des hommes les plus actifs et les plus énergiques que j'aie jamais rencontrés. Lorsqu'il s'agit de servir ce qu'il appelle la cause, il n'hésite et ne s'arrête devant rien et se montre aussi impitoyable pour lui-même que pour tous les autres. Voilà la qualité principale qui m'a attiré et qui m'a fait longtemps rechercher son alliance. Il y a des personnes qui prétendent que c'est tout simplement un chevalier d'industrie : c'est un mensonge. C'est un fanatique dévoué, mais en même temps un fanatique très dangereux et dont l'alliance ne saurait être que très funeste pour tout le monde ; voici pourquoi. Il avait d'abord fait partie d'un comité occulte qui, réellement, avait existé en Russie. Ce comité n'existe plus, tous ses membres ont été arrêtés, N. reste seul, et seul il constitue aujourd'hui ce qu'il appelle le Comité. L'organisation russe, en Russie, ayant été décimée, il s'efforce d'en créer une nouvelle à l'étranger. Tout cela était parfaitement naturel, légitime, fort utile, — mais la manière dont il s'y prend est détestable. Vivement impressionné par la catastrophe qui vient de détruire l'organisation secrète en Russie, il est arrivé peu à peu à se convaincre que pour fonder une société sérieuse et indestructible il faut prendre pour base la politique de Machiavel et adopter pleinement le système des Jésuites, — pour corps la seule violence, pour âme le mensonge.

La vérité, la confiance mutuelle, la solidarité sérieuse et sévère n'existent qu'entre une dizaine d'individus qui forment le sanctum sanctorum de la Société. Tout le reste doit servir comme instrument aveugle et comme matière exploitable aux mains de cette dizaine d'hommes réellement solidarisés. Il est permis et même ordonné de les tromper, de les compromettre, de les voler, et même au besoin de les perdre, — c'est de la chair à conspiration... Les sympathies d'hommes tièdes, qui ne sont dévoués à la cause révolutionnaire qu'en partie et qui, en dehors de cette cause, ont encore d'autres intérêts humains, tels qu'amour, amitié, famille, rapports sociaux. — ces sympathies ne sont pas à ses yeux une base suffisante, et, au nom de la cause, il doit s'emparer de toute votre personne, à votre insu. Pour y arriver, il vous espionnera et tâchera de s'emparer de tous vos secrets, et, pour cela, en votre absence, resté seul dans votre chambre, il ouvrira tous vos tiroirs, lira toute votre correspondance, et, quand une lettre lui paraîtra intéressante, c'est-à-dire compromettante à quelque point de vue que ce soit, pour vous ou pour l'un de vos amis, il la volera et la gardera soigneusement comme un document contre vous ou contre votre ami. Il a fait cela avec O [garef], avec Tata [Mlle  Natalie Herzen] et avec d'autres amis, et lorsqu'en assemblée générale nous l'avons convaincu, il a osé nous dire : « Hé bien oui, c'est notre système, nous considérons comme des ennemis, et nous avons le devoir de tromper, de compromettre, toutes les personnes qui ne sont pas complètement avec nous, » c'est-à dire tous ceux qui ne sont pas convaincus de ce système et n'ont pas promis de l'appliquer eux-mêmes. Si vous l'avez présenté à un ami, son premier soin sera de semer entre vous la discorde, les cancans, l'intrigue, en un mot de vous brouiller. Votre ami a une femme, une fille, il tâchera de la séduire, de lui faire un enfant, pour l'arracher à la moralité officielle et pour la jeter dans une protestation révolutionnaire contre la société... Ne criez pas à l'exagération, tout cela m'a été amplement développé et prouvé. Se voyant démasqué, ce pauvre N. est encore si naïf, si enfant, malgré sa perversité systématique, qu'il avait cru possible de me convertir ; il est allé même jusqu'à me supplier de vouloir bien développer cette théorie dans un journal russe qu'il m'avait proposé d'établir. Il a trahi la confiance de nous tous, il a volé nos lettres, il nous a horriblement compromis, en un mot il s'est conduit comme un misérable. Sa seule excuse, c'est son fanatisme. Il est un terrible ambitieux sans le savoir, parce qu'il a fini par identifier complètement la cause de la révolution avec sa propre personne : mais ce n'est pas un égoïste dans le sens banal de ce mot, parce qu'il risque terriblement sa personne et qu'il mène une vie de martyre, de privations et de travail inouï. C'est un fanatique, et le fanatisme l'entraîne jusqu'à devenir un jésuite accompli ; par moments, il devient tout simplement bête. La plupart de ses mensonges sont cousus de fil blanc... Malgré cette naïveté relative, il est très dangereux, parce qu'il commet journellement des actes, des abus de confiance, des trahisons, contre lesquels il est d'autant plus difficile de se sauvegarder qu'on en soupçonne à peine la possibilité. Avec tout cela N. est une force, parce que c'est une immense énergie. C'est avec grand peine que je me suis séparé de lui, parce que le service de notre cause demande beaucoup d'énergie et qu'on en rencontre rarement une développée à ce point. Mais après avoir épuisé tous les moyens de le convaincre, j'ai dû me séparer de lui, et, une fois séparé, j'ai dû le combattre à outrance... Son camarade et compagnon S[erebrenikof[37]] est un franc coquin, un menteur au front d'airain, sans l'excuse, sans la grâce du fanatisme.


Voici maintenant ce que je sais par moi-même de cette histoire. Depuis le mois de février, Netchaïef vivait caché, tantôt près du Locle, tantôt à Genève. Je me souviens qu'un jour il arriva chez moi, à Neuchâtel[38], à dix heures du soir, et me déclara, au grand effroi de ma femme, que la police était à ses trousses, et qu'il fallait que je lui donnasse asile pour la nuit. Il passa la nuit, à l'insu de la bonne et des autres locataires de la maison, dans une petite chambre dont le propriétaire m'avait confié la clef pour y remiser quelques meubles, et il repartit le lendemain de grand matin. Au commencement de juillet, pendant que Bakounine était à Genève, je reçus un mot de Netchaïef, m'annonçant qu'il allait m'expédier une malle lui appartenant et me priant de la garder quelques jours. La malle arriva, et je la mis en lieu sûr. Bientôt après, je vis arriver Netchaïef lui-même, accompagné d'un jeune ouvrier italien, grand garçon à l'air doux et enfantin, dont il s'était fait une sorte de domestique ; Netchaïef me dit qu'il partait pour l'Angleterre, et qu'un de ses amis passerait chez moi chercher la malle. En effet, le lendemain, un petit homme à l'air sinistre qui se faisait appeler Sallier, et qui était ce Vladimir Serebrenikof dont il a été question dans la lettre de Bakounine, vint de la part de Netchaïef pour prendre la malle ; je la lui remis sans défiance. Mais un ou deux jours après, deux hommes sonnent à ma porte ; j'ouvre : c'étaient Ozerof et — ô surprise ! — le jeune ouvrier italien (dont j'ai oublié le nom) que j'avais vu accompagnant Netchaïef trois jours avant. Ozerof me demande où est la malle ; je réponds que Sallier l'a emportée ; Ozerof et l'italien lèvent les bras en s'écriant : « Trop tard ! » Ils m'expliquent ce qui s'est passé. Après que Netchaïef eut quitté Genève, Bakounine s'était aperçu que des papiers lui avaient été volés, et avait compris qui était l'auteur du larcin ; mais où était allé le voleur ? personne ne le savait, et on se demandait ce qu'il fallait faire, lorsque le jeune Italien était revenu à l'improviste à Genève : il raconta d'un air piteux que le padrone était très méchant, l'avait traité comme un chien, le menaçait de son revolver pour le faire obéir, et qu'il n'avait plus voulu rester avec lui ; il ajouta que Netchaïef se cachait au Locle. Aussitôt il fut décidé qu'Ozerof — homme d'action — partirait, accompagné de l'Italien, pour aller reprendre les papiers volés, qui, on l'a deviné, étaient contenus dans la malle dont j'ai parlé. La malle n'étant plus chez moi, il ne restait qu'une chose à faire, tâcher de rejoindre Netchaïef et Sallier. Ozerof et l'italien étaient décidés à en venir aux dernières extrémités, s'il le fallait, pour leur reprendre les papiers. Ils se rendirent au Locle, où ils pensaient les trouver. Mais l'expédition n'aboutit pas, et le surlendemain ils revenaient bredouilles de leur chasse à l’homme[39]. Ils n’étaient pas les seuls qui se fussent mis en campagne ; le jour même où ils partaient pour le Locle, ou le lendemain, je reçus la visite d’une jeune dame aux allures mystérieuses, qui venait de Genève et qui me remit un mot de Bakounine : c’était Mlle  Natalie Herzen, la fille aînée du fondateur du Kolokol ; elle voulait, elle aussi, rejoindre Netchaïef, et essayer d’obtenir par la persuasion ce qu’Ozerof prétendait reprendre par la violence ; elle ne réussit pas davantage : elle se présenta de ma part à Auguste Spichiger, qui la conduisit dans la maison où Netchaïef se tenait caché ; mais la conversation qu’elle eut avec ce dernier n’eut pas de résultat.

Je n’ai jamais revu Netchaïef. Bakounine ne le revit pas non plus ; mais il reçut de lui, le 1er août, une lettre dont le contenu paraît avoir achevé de le désenchanter du personnage ; il écrivait à ce sujet, de Locarno, le lendemain, à son ami Ogaref, les lignes suivantes, qui serviront d’épilogue à cette histoire[40] :


Voici le mot que m’a enfin envoyé notre Boy [Netchaïef]. Je l’ai reçu hier soir et je m’empresse de te le faire parvenir pour te consoler plus vite, comme je le suis déjà moi-même. Il n’y a pas à dire, nous avons eu un beau rôle d’idiots ! Comme Herzen se moquerait de nous deux, s’il était là, et combien il aurait raison ! Eh bien, il n’y a plus qu’à avaler cette amère pilule, qui nous rendra plus avisés dorénavant.


Bakounine, qui avait quitté Genève le 22 ou le 23 juillet, s’arrêta auprès de moi à Neuchâtel ; il y écrivit le 24 à Talandier la lettre dont j’ai reproduit les principaux passages, puis rentra à Locarno : là il fut tout de suite absorbé par d’autres préoccupations, celles que lui donnaient la guerre qui venait d’éclater et la perspective d’une révolution en France.

Réfugié à Londres, Netchaïef commença, avec ce qui lui restait de l’argent du fonds Bakhmétief, la publication d’un journal russe, Obchtchina (La Commune), où il attaqua Bakounine et Ogaref, leur reprochant d’être des révolutionnaires doctrinaires et vieux jeu[41] ; le tumulte de la guerre fit bientôt oublier le jeune fanatique, et nous n’entendîmes plus parler de lui jusqu’au printemps de 1871.

Les papiers emportés par Netchaïef furent retrouvés en 1872, par Ross, à Paris ; ils furent alors, les uns brûlés, les autres rendus à leurs propriétaires.



  1. La date du 13 mai est celle que porte l’exemplaire de cette circulaire qui se trouve dans la collection de Nettlau, comme je l’ai dit au tome Ier (p. 262, note 3). Je répète que l’existence de cette circulaire du Comité fédéral de Genève était restée ignorée de nous, et que je n’en ai eu connaissance que par une communication de Nettlau en 1905.
  2. Le 30 mai, comme on le verra plus loin (p. 46).
  3. On voit combien j’étais peu enthousiaste de la Section de l’Alliance.
  4. Deshusses était charpentier, Ozerof cordonnier.
  5. Lettre reproduite par Nettlau, note 2026, d'après l'original retrouvé dans les papiers de Joukovsky.
  6. Mroczkowski s'était retiré à Londres avec la princesse Obolensky.
  7. Joukovsky ne prenait pas Netchaïef au sérieux, et m'avait vivement reproché d'avoir publié dans le Progrès l'article traduit du n° 2 des Publications de la Société la Justice du Peuple : il disait que cet article ne pouvait être qu'un roman.
  8. Cette raillerie est en français dans le texte.
  9. Perron se maria peu de temps après, en juillet, et dans une autre lettre à Mroczkowski (1er août), Bakounine écrivait : « Perron s'est marié et s'est détaché entièrement des militants ». (Correspondance de Bakounine, éd. française, p. 332.
  10. Il faut noter toutefois que, pendant la grève des plâtriers-peintres et le grand lock-out de l'industrie du bâtiment à Genève, dont il va être question, Joukovsky devint un collaborateur actif de la Solidarité : notre organe publia de lui deux excellents articles en forme de dialogues, sur les ateliers coopératifs, les caisses de résistance, et sur l'instruction intégrale (n° 10 et 19) et plusieurs correspondances sur la grève (n° 10, 12, 14).
  11. « Faut-il le dire, hélas ? Les Genevois se montrèrent si peu attentifs à ces marques de cordiale sympathie, qu'ils ne daignèrent pas même accuser réception des sommes envoyées ; c'est ainsi, par exemple, que jusqu'à ce jour le caissier de la Section de Neuchâtel n'a pas encore pu obtenir un reçu de deux sommes de 50 fr. et de 24 fr., expédiées les 11 et 14 juin 1870, à l'adresse de M. Saulnier, président du comité de la grève, et dont l'envoi est constaté par les récépissés de la poste. » (Mémoire de la Fédération jurassienne, p. 154.)
  12. Il n’est pas exact de ranger la France au nombre des pays favorables aux candidatures ouvrières. La plupart des Sections françaises y sont au contraire opposées. (Note de la Solidarité.)
  13. J’intercale les mots placés entre crochets, omis dans le texte de la Solidarité, et nécessaires au sens.
  14. C'est « le lock-out général » qu'il aurait fallu dire, puisque c'étaient les patrons qui avaient fermé tous les ateliers et chantiers du bâtiment pour forcer les ouvriers plâtriers-peintres à se soumettre.
  15. Jung se trompe ; mais, s'il affirme que le Conseil général n'a pas reçu de lettre officielle de notre Comité fédéral, c'est qu'il ignorait l'existence, qui lui avait été dissimulée, de la lettre du 7 avril, signée par Fritz Robert, dont j'ai parlé plus haut (p. 17). En 1872, dans le pamphlet Les prétendues scissions dans L'Internationale, p. 12, lignes 20-22, Marx reconnaît que cette lettre a été reçue : « À peine le Congrès romand était-il clos », dit-il, « que le nouveau Comité de la Chaux-de-Fonds en appelait à l'intervention du Conseil général, dans une lettre signée F. Robert, secrétaire ».
  16. Cet accusé de réception suffisait : c'était au Comité fédéral, à qui j'avais transmis la lettre, à répondre s'il le jugeait à propos. Mais le Comité ne voulut pas répondre à une lettre privée, et qui ne lui était pas adressée : il attendait une réponse officielle à sa lettre du 7 avril.
  17. Ce passage nous révèle le mystère d'une machination particulièrement jésuitique de la coterie marxiste. On avait imaginé, à Londres, pour se donner un air d'impartialité, d'affecter d'ignorer à la fois le nouveau Comité fédéral de la Chaux-de-Fonds et le nouveau Comité fédéral de Genève, et, comme dit Jung, de « garder le statu quo » en adressant la correspondance « à l'ancien secrétaire de l'ancien Comité », Comité qui n'existait plus. Mais, en s'abstenant de correspondre avec Jules Dutoit, le secrétaire du nouveau Comité fédéral de Genève, et en correspondant avec Henri Perret, considéré, par une fiction, comme exerçant encore les fonctions de secrétaire d'un Comité fédéral défunt, le Conseil général — tout en prétendant qu'il ne favorisait aucun des deux partis et qu'il tenait la balance égale entre eux — savait très bien que les lettres envoyées de Londres à Henri Perret étaient transmises par celui-ci à son compère Dutoit. et que par conséquent il correspondait en réalité avec le nouveau Comité de Genève. D'ailleurs on dédaigna bientôt de prolonger la comédie ; dès le mois de juin, Dutoit, l'homme de paille, fut éloigné, et Henri Perret, prenant sa place, cumula les fonctions de représentant du « statu quo », comme « ancien secrétaire de l'ancien Comité », et de représentant de la Fédération genevoise dissidente, comme nouveau secrétaire du nouveau Comité. À partir du 14 juin, c'est Henri Perret qui signe les circulaires du Comité fédéral de Genève (voir Égalité du 18 juin 1870). Dans toute cette affaire, Jung joua le rôle d'un instrument aveugle entre les mains de Marx : il ne devait ouvrir les yeux qu'en 1872, — mais alors il les ouvrit bien, et flétrit hautement les manœuvres dont il avait été longtemps la dupe.
  18. Quelques-uns des meneurs du Temple-Unique avaient compris que, pour s'assurer les faveurs de Londres, il serait politique de leur part de paraître disposés à accepter le principe collectiviste : de là leur nouvelle attitude au meeting de Vevey, où ils avaient voté sans protestation la résolution dont on a vu les termes (p. 38).
  19. On voit qu'à Londres on savait à quoi s'en tenir sur Coullery et le coullerysme. Mais les coullerystes nous faisaient la guerre, cela suffisait pour que Marx les acceptât pour alliés contre nous.
  20. Sur l'arrestation de Semen Serebrenikof, voir plus loin p. 39.
  21. Il y avait à Vienne (Isère) une grève des ouvriers métallurgistes, et les ouvriers fondeurs et mécaniciens de Vevey avaient fait, en mai, aux grévistes viennois un premier envoi d’argent (Solidarité du 4 juin).
  22. La mauvaise gestion financière de l’Égalité fut vivement critiquée l'année suivante dans un Congrès des délégués des Sections romandes (fraction du Temple-Unique) tenu à Genève en mai 1871. Nettlau a publié (p. 406) des extraits d'un rapport sur ce Congrès présenté par Decrette, délégué de la Section des faiseurs de pièces à musique de Genève, aux membres de sa Section. On y lit entre autres : « L'incurie et les dilapidations qui ont régné dans l'ancienne administration de l’Égalité ont paru mériter l'indulgence du Congrès. Cependant des accusations sérieuses ont été formulées par la commission de vérification des comptes contre le citoyen A*** [une créature d'Outine]. Les livres sont dans un tel désordre qu'il a été impossible de constater une situation même approximative. En outre on a fait figurer sur le livre d'expédition et porté comme dépense de timbres une quantité de journaux cachée dans divers coins de la bibliothèque ; ceci est un fait grave qui constitue un véritable détournement de fonds au profit du sieur A***. Ce gaspillage est resté impuni, et je suis obligé de protester énergiquement contre cette indulgence inqualifiable. »
  23. Le rédacteur Wæhry, dont les articles avaient le plus contribué à rendre l’Égalité illisible, mourut le 10 juillet 1870. Mais il restait encore Outine.
  24. Le premier article de ce numéro reproduisait le préambule des statuts généraux de l'Internationale, dans la version nouvelle due à la collaboration de Robin et de Paul Lafargue (voir tome Ier, p. 285). Dans cette version, le troisième alinéa des considérants est ainsi rédigé :
    « Que, pour cette raison, l'émancipation économique des classes ouvrières est le grand but auquel tout mouvement politique doit être subordonné comme un simple moyen ».
    En lisant ce texte, je ne m'aperçus nullement qu'il différait, par la présence des mots comme un simple moyen, du texte dont nous nous servions habituellement, pas plus que je ne remarquai une différence du même genre en lisant, quelques semaines plus tard, la lettre écrite le 29 juin par Hermann Jung, au nom du Conseil général, au Comité fédéral de la Chaux-de-Fonds (voir pages 55-56).
  25. Sauf un petit à-compte versé plus tard par Robin, de sa poche, les frais de l'impression des deux numéros du Socialiste n'ont jamais été payés.
  26. Il ne fut pas possible à cette Commission de tenir sa promesse : les condamnations prononcées le 5 juillet, puis la guerre, l'en empêchèrent.
  27. Voici la résolution du Congrès de Barcelone, traduction littérale de celle du Congrès collectiviste de la Chaux-de-Fonds (je ne reproduis pas les considérants, qui sont une paraphrase des nôtres) :
    « El Congreso recomienda a todas las Secciones de la Asociación internacional de los trabajadores renuncien a toda acción corporativa que tenga por objeto efectuar la transformación social por medio de las reformas politicas nacionales, y las invita a emplear toda su actividad en la conslitución federativa de los cuerpos de oficio, único medio de asegurar el exito de la revolución social. Esta federación es la verdadera Representación del trabajo y debe verificarse fuera de los gobiernos politicos. »
  28. Gonzàlez n'est pas ici un prénom, mais le véritable nom patronymique. Une obligeante communication d'Anselmo Lorenzo m'a fourni à ce sujet l'explication suivante : Il y avait en 1868, à Madrid, dans la société appelée El Fomenta de las Artes, deux ouvriers portant tous deux le nom de Tomàs Gonzàlez ; pour éviter une confusion, l'un d'eux, un graveur, qui fut ensuite l'un des fondateurs de la Section de l'Internationale se décida à renoncer, dans la vie sociale, à l'usage de son nom patronymique de Gonzàlez, et à se faire appeler Morago, du nom de famille de sa mère : c'est sous ce nom de Morago qu'il est connu dans l'histoire de l'Internationale espagnole.
  29. Le Conseil général avait usé du droit que lui donnait l’article VI des Résolutions administratives du Congrès de Bâle : « Lorsque des démêlés s’élèveront entre des sociétés ou branches d’un groupe national, ou entre des groupes de différentes nationalités, le Conseil général aura le droit de décider sur le différend, sauf appel au Congrès prochain, qui décidera définitivement ». C’étaient justement les délégués de nos Sections du Jura qui, au Congrès de Bâle, avaient proposé de donner au Conseil général des pouvoirs que ne lui avaient pas accordés les statuts. « Oui, écrivais-je plus tard (10 juin 1872) dans une lettre au Bulletin de la Fédération jurassienne, c’est trop vrai et nous le reconnaissons, c’est nous-mêmes qui, dans notre aveugle confiance, avons donné au Conseil général des verges pour nous fouetter ; nous ne faisons aucune difficulté d’en convenir ; et après l’expérience que nous avons faite du fâcheux résultat des Résolutions administratives [de Bâle], nous ne nous sentons nullement embarrassés de reconnaître que nous avions eu tort de fournir des armes à l’autoritarisme, et qu’il est grandement temps de réparer notre erreur. »
  30. On voit que je ne m'étais pas même aperçu que le texte donné par Jung du considérant relatif à la politique, texte qui contenait les mots comme un moyen, différait du texte reçu jusqu'alors parmi nous, et dans lequel ces mots ne se trouvaient pas. J'acceptai sans la moindre objection le texte cité par le Conseil général, et je n'y vis que ce qu'il contenait à nos yeux : l'indication de la subordination du mouvement politique au mouvement économique. C'est de la même façon que j'avais lu, le mois précédent, sans y attacher aucune importance, le texte du préambule des Statuts généraux publié dans le Socialiste du 11 juin (voir p. 52, note 2), où le troisième alinéa des considérants se terminait par les mots : comme un simple moyen. C'est de la même façon encore que Bakounine, rédigeant, dans la seconde moitié de juillet 1871, un écrit dont je parlerai en son lieu (p. 174), y cita le troisième alinéa d'après la version du Socialiste, sans même soupçonner que cette version différait du texte français voté à Genève en 1866. Nous étions à cent lieues de penser qu'un jour quelqu'un interpréterait les mots comme un moyen d'une autre façon, et prétendrait y découvrir l'obligation dictée aux socialistes de faire de la politique électorale, sous peine d'excommunication.
  31. Je les ai connus tous les deux. Adolphe Vogt, docteur en médecine, professeur à l'Université de Berne, était le plus sympathique des quatre frères Vogt (Karl, Émile, Adolphe et Gustave) ; Bakounine s'était lié avec lui dès son premier séjour en Suisse, en 1843 ; et ils furent unis jusqu'à la fin par la plus étroite amitié. Savant distingué, Adolphe Vogt professait en matière économique les idées les plus avancées, non comme socialiste, disait il, mais simplement comme hygiéniste. Le musicien Adolphe Reichel avait fait la connaissance de Bakounine en Allemagne, avant 1843 ; il le revit en Suisse, puis à Paris, où pendant longtemps ils logèrent ensemble. Marié vers 1847, Reichel perdit bientôt sa femme ; vers 1850, il épousa en secondes noces une Russe, Mlle Marie Ern, qui avait été institutrice dans la famille d'Alexandre Herzen ; quelques années après, il fut appelé comme directeur de musique à Berne : c'est là que Bakounine, qui l'aimait beaucoup, le retrouva, ainsi qu'Adolphe Vogt, après 1861. Reichel était un homme excellent, du plus aimable caractère, et un compositeur de talent.
  32. Une brochure relative à l'arrestation de Semen Serebrenikof fut publiée à Genève (imprimerie Czerniecki), en français, en juin : il en est fait mention (p. 48) dans la lettre des trois Parisiens, où l'on voit que cette brochure fut mise à l'index par les meneurs du Temple-Unique, au même titre que la Solidarité.
  33. Le même jour, dans une lettre à Gambuzzi, Bakounine faisait part à celui-ci des conditions qu'il avait proposées au Comité russe : « Je continuerai de recevoir toujours cent cinquante francs par mois si nous restons à Locarno, et deux cents à deux cent cinquante si nous nous transportons à Genève. » (Nettlau, Supplément inédit).
  34. Celui qui avait servi d'intermédiaire entre Bakounine et l'éditeur Poliakof.
  35. Le 1er août 1870, quinze jours après sa rupture avec Netchaïef, Bakounine écrivait à Mroczkowski : « Je n'ai nullement abandonné nos affaires russes. Au contraire, j'ai enfin trouvé de véritables militants, et j'ai organisé une section russe dans notre alliance secrète. L'un de ses membres se trouve pour le moment en Angleterre ; si vous le permettez, il se présentera chez vous de ma part. » (Correspondance, éd. française, p. 332.) Ross avait quitté Genève vers la fin de Juillet, pour aller travailler comme mécanicien à Birmingham ; mais il revint en Suisse au bout d'un mois et se fixa à Zurich.
  36. Correspondance de Bakounine, éd. française, p. 324.
  37. Il s'agit de Vladimir Serebrenikof, qu'il ne faut pas confondre avec Semen Serebrenikof : ce dernier était l'ami de Ross.
  38. J'habitais, depuis mon mariage, un petit appartement dans une maison du faubourg Saint-Jean, quartier de la Boine.
  39. Je n’ai plus les détails présents à l’esprit. Je crois qu’il y eut une entrevue entre Ozerof et Netchaïef, et que ce dernier dit que la malle était déjà expédiée en Angleterre.
  40. Correspondance de Bakounine.
  41. L’Obchtchina n’a eu que deux numéros, le premier paru en septembre 1870, et le second (aujourd’hui introuvable) beaucoup plus tard, en 1871.