L’INTERNATIONALE - Tome II
Troisième partie
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L’INTERNATIONALE


Documents et Souvenirs





TROISIÈME PARTIE


LA SCISSION


(Avril 1870 — Novembre 1871)




I


Le Congrès de la Chaux-de-Fonds (4 avril 1870) ; la scission et ses suites. La Solidarité. — Les Ours de Berne et l’Ours de Saint-Pétersbourg, brochure de Bakounine. — L’Internationale en France, le complot policier, le plébiscite.


Les délégués arrivèrent à la Chaux-de-Fonds le dimanche 3 avril, et assistèrent, ce jour-là, à une soirée familière, donnée par la Section centrale (ou ancienne Section) ; puis, le lundi matin, ils se réunirent dans la grande salle du Cercle ouvrier, mise par les membres de ce Cercle à la disposition du Congrès. L’administration du Cercle était, comme je l’ai déjà dit, entièrement entre les mains des « coullerystes ». Après que la vérification des mandats eut été faite par les soins d’un bureau composé de membres de la Section centrale, on constata que trente-huit délégués avaient été régulièrement mandatés par trente-quatre Sections appartenant à la Fédération romande : savoir dix-neuf Sections de Genève (treize délégués), trois Sections de la Chaux-de-Fonds (six délégués), et douze Sections d’autres localités (vingt et un délégués). Voici la liste de ces mandataires :


Genève, treize délégués.

Dupleix, relieur, et Weyermann, graveur, Section centrale ;

Th. Duval, menuisier, Section des menuisiers, Section des ébénistes et Section des couvreurs ;

Henri Perret et Napoléon Perret, graveurs, Section des graveurs ;

Guétat, cordonnier, Section des cordonniers, Section des tailleurs d’habits, Section des carrossiers-maréchaux, Section des tanneurs-corroyeurs ;

Duparc, graveur, Section des bijoutiers ;

Outine, rentier, Section de Carouge et Section des tuiliers ;

Baumgartner, typographe, Section des typographes ;

Forestier, gainier, Section des gainiers, Section des guillocheurs ;

Magnin, faiseur de ressorts, Section des faiseurs de ressorts ;

Scopini, serrurier, Section des ferblantiers. Section des serruriers-mécaniciens ;

Marie Louvel, Section des « dames ».


Chaux-de-Fonds, six délégués.

Pierre Coullery[1], médecin, et G. Robert-Giroud, horloger, Section centrale ;

Durand et L’Eplattenier, graveurs. Section des graveurs ;

Jacquemot et Tombet, faiseurs de secrets, Section des faiseurs de secrets en or.


Autres localités, vingt et un délégués.

Paul Quartier, faiseur de secrets, et Tell-Emile Ginnel, emboîteur, Section centrale du Locle ;

Charles Ducommun et Jules Fallet, graveurs, Section des graveurs du Locle ;

Humbert[2] et Émile Jacot, guillocheurs, Section des guillocheurs du Locle ;

James Guillaume, typographe, et Auguste Treyvaud, serrurier, Section centrale de Neuchâtel ;

Bêtrix et Baumann, monteurs de boîtes, Section des monteurs de boîtes du Vignoble neuchâtelois, à Neuchâtel[3] ;

Hermann Devenoges et Adolphe Girard, graveurs, Section des graveurs de Neuchâtel ;

Daniel Hermann, menuisier, et Henri Devenoges, monteur de boîtes, Section des menuisiers de Neuchâtel[4] ;

Georges Rossel, horloger, et Émile Gagnon, graveur, Section centrale du district de Courtelary[5] ;

Alcide Gorgé, horloger, Section de Moutier ;

Georges Gagnebin, monteur de boîtes, Section de Bienne ;

Adhémar Schwitzguébel, graveur, Section de Granges (Soleure) ;

Samuel Rossier, menuisier, et Coigny, maçon. Section de Vevey.


En outre, trois Sections non encore admises dans la Fédération romande avaient envoyé des délégués sur l’admission desquels le Congrès allait avoir à se prononcer. C’étaient :

Alfred Jeanrenaud, guillocheur, et Adhémar Schwitzguébel (celui-ci déjà délégué par la Section de Granges), graveur, Section des graveurs et guillochenrs du district de Courtelary ;

Nicolas Joukovsky, instituteur, délégué de la Section de l’Alliance de Genève ;

Fritz Heng, graveur, et Henri Chevalley, tailleur, délégués de la Section de propagande de la Chaux-de-Fonds.

Voici l’ordre du jour du Congrès, tel qu’il avait été établi par le Comité fédéral romand :

1° Vérification des mandats ;

2° Élection du bureau ;

3° Rapport du Comité fédéral et nomination de la commission de vérification ;

4° Revision partielle des statuts de la Fédération et du règlement du journal ;

5° Discussion des trois questions du programme : A. De la fédération des caisses de résistance ; B. Des sociétés coopératives ; C. De l’attitude de l’Internationale vis-à-vis des gouvernements ;

6° Détermination du lieu de résidence et nomination du Comité fédéral pour l’année 1870-1871 ;

7" Détermination du lieu où se publiera le journal et nomination du Conseil de rédaction ;

8° Détermination du lieu du Congrès de 1871.


Je ne saurais donner place ici à un compte-rendu détaillé du Congrès. Les procès-verbaux en ont été publiés par le journal la Solidarité (numéros des 11, 16, 23 et 30 avril 1870), et l’Égalité a de son côté donné un compte-rendu des séances du lundi, rédigé par Outine, compte-rendu dans lequel, malgré le parti-pris et la mauvaise foi de l’auteur, on peut trouver quelques renseignements ; enfin le Mémoire de la Fédération jurassienne contient (pages 110-122) une analyse des débats qui remplirent les deux séances de la journée du 4 avril. Je me borne à reproduire un article dans lequel la Solidarité (n° 1, 11 avril 1870) a résumé brièvement les actes du Congrès :


Le Congrès Romand.

Le 4 avril 1870. le Congrès des délégués des Sections internationales formant la Fédération romande s’est ouvert à la Chaux-de-Fonds, dans le local du Cercle international, appartenant à la Section centrale de cette ville.

La vérification des mandats fut faite par le Comité de la Section centrale de la Chaux-de-Fonds. Trente-sept délégués présents furent admis à siéger sans contestation[6].

En outre, trois sociétés, qui avaient demandé, avant le Congrès, à être admises dans la Fédération romande, avaient envoyé des délégués, et désiraient que le Congrès, s’il acceptait ces sociétés dans la Fédération, admît leurs délégués à siéger avec les autres.

Ces trois sociétés étaient : la Section des graveurs et guillocheurs du district de Courtelary, la Section de l’Alliance de la démocratie socialiste, de Genève, et la Section de la propagande socialiste, de la Chaux-de-Fonds.

La Section des graveurs et guillocheurs du district de Courtelary avait demandé son admission au Comité fédéral : celui-ci n’avait pas pu prendre de décision à cet égard, la demande d’admission étant arrivée trop tard[7].

La Section de l’Alliance de la démocratie socialiste avait été reconnue en juillet 1869 comme Section internationale par le Conseil général de Londres ; à la suite de cette résolution du Conseil général, elle avait demandé au Comité fédéral l’entrée dans la Fédération romande ; le Comité fédéral avait répondu que, sans refuser cette entrée, il croyait devoir l’ajourner indéfiniment.

Enfin, la Section de propagande de la Chaux-de-Fonds avait été repoussée par le Comité fédéral, qui se fondait, pour le faire, sur deux articles du règlement de cette Section.

Quelques membres du Congrès demandèrent que cette question fût vidée en premier lieu, disant qu’il était juste que, dans le cas où les trois sociétés seraient admises, leurs délégués pussent participer au Congrès dès le commencement.

Une discussion s’engagea à ce sujet immédiatement après la formation du bureau.

Le Congrès s’occupa d’abord des graveurs et guillocheurs du district de Courtelary. Leurs deux délégués furent admis à présenter des explications, à la suite desquelles le Congrès prononça à l’unanimité l’entrée de cette Section dans la Fédération romande, et l’admission de ses délégués comme membres du Congrès.

Ce fut ensuite le tour de l’Alliance de la démocratie socialiste de Genève. Ici, des dissidences éclatèrent. Le délégué Outine, de Genève, proposa d’ajourner la délibération à ce sujet ; le délégué Schwitzguébel, de Sonvillier, demanda au contraire qu’une résolution fût prise séance tenante.

La discussion sur ces propositions fut assez vive, et fit prévoir l’orage qui allait éclater quelques heures plus tard. Lorsque le moment fut venu de voter, dix-neuf délégués se prononcèrent pour la proposition d’Outine (ajournement de la décision) et dix-neuf pour la proposition de Schwitzguébel (décision immédiate). Le président Dupleix, de Genève, ayant à départager les voix, vota pour l’ajournement jusqu’après la lecture du rapport de gestion du Comité fédéral.


À deux heures après midi, le Congrès rentra en séance. Il entendit la lecture du rapport de gestion du Comité fédéral, qui fut lu par Henri Perret, de Genève, secrétaire de ce Comité. Après quoi, d’après la décision prise le matin, l’ordre du jour appelait le Congrès à se prononcer sur l’admission ou le rejet de l’Alliance de la démocratie socialiste de Genève.

La discussion commencée le matin recommença de plus belle, et elle prit bientôt une tournure déplorable. Outine, de Genève, rédacteur du journal russe la Cause du Peuple, prononça un réquisitoire contre le socialiste russe Bakounine, dont il se déclara l’ennemi irréconciliable ; il représenta les hommes qui s’étaient séparés du Congrès de la paix à Berne en 1868 pour créer l’Alliance de la démocratie socialiste et se joindre à l’Internationale, comme les plus dangereux ennemis du peuple, ajoutant que s’il en avait un jour le pouvoir, il les ferait guillotiner. Le président Dupleix, de Genève, quitta le fauteuil pour accuser la Section de l’Alliance de professer l’athéisme, et de ne croire ni à Dieu ni à la morale. Déjà le matin, Weyermann, de Genève, avait déclaré que, si l’Alliance était admise dans la Fédération romande, ses collègues et lui quitteraient le Congrès. On trouvera dans les procès-verbaux que la Solidarité publiera in-extenso tous les détails de cette discussion.

Après un long débat, il fallut se prononcer définitivement. Le président fit voter, par appel nominal, sur la question ainsi posée : La Section de l’Alliance de la démocratie socialiste sera-t-elle admise dans la Fédération romande ?

Vingt et un délégués dirent oui, dix-huit répondirent non[8].

Aussitôt que le résultat du vote fut connu, ceux des délégués qui avaient voté non se levèrent d’un même mouvement, et déclarèrent qu’ils se retiraient du Congrès.

Le président Dupleix déclare qu’il se retire aussi.

Au milieu d’un tumulte inexprimable, M. Ulysse Dubois, président du Cercle, — qui n’avait pas le droit de prendre la parole dans une séance du Congrès, n’étant pas délégué, — monte à la tribune : il dit qu’en présence du vote que vient d’émettre la majorité, il ne peut tolérer plus longtemps la présence du Congrès au Cercle, et il enjoint aux délégués collectivistes d’évacuer immédiatement la salle.

Au milieu des vociférations d’individus appartenant pour la plupart à la Section centrale de la Chaux-de-Fonds, le Congrès se retire et va chercher un autre local[9].

Tel est l’incident profondément regrettable qui, dès le début, a failli empêcher les délibérations du Congrès romand. Les membres de l’Internationale jugeront comme il appartient la conduite de la majorité et de la minorité.

Voici les noms des vingt et un délégués qui ont voté pour l’admission de l’Alliance de la démocratie socialiste : (Suivent les vingt et un noms[10]).

Quant aux dix-huit délégués qui formaient la minorité[11], nous ne pouvons en donner la liste complète, attendu que la feuille d’appel et la plupart des papiers appartenant au Congrès sont restés entre les mains des membres du Cercle, qui ont refusé de les restituer. Nous dirons seulement que cette minorité était formée de tous les délégués de Genève, sauf un représentant des ouvriers en bâtiment[12], et des délégués de trois Sections de la Chaux-de-Fonds.

Le Congrès reprit ses séances dans une salle du café Vonkænel [rue du Stand], qui fut mise obligeamment à sa disposition. Il élut comme président, pour remplacer Dupleix, Treyvaud, de Neuchâtel ; il admit dans la Fédération romande la Section de propagande de la Chaux-de-Fonds, et accorda à ses délégués, Fritz Heng et Chevalley, voix délibérative, ainsi qu’au délégué de l’Alliance, Joukovsky. Le nombre des délégués continuant à siéger se trouva ainsi porté à vingt-quatre.

Fendant ce temps, la minorité démissionnaire, restée au Cercle, se reconstituait, formait un bureau, et se mettait de son côté à siéger, en se déclarant de sa propre autorité le seul et véritable Congrès romand. Elle s’accrut bientôt par l’arrivée de trois ou quatre délégués de la Chaux-de-Fonds, entr’autres de M. Coullery, délégué par la Section centrale de la Chaux-de-Fonds[13].

Bien que le Congrès romand eût été brutalement expulsé du Cercle, et que la minorité, loin de faire entendre aucune protestation contre ce procédé, se fût associée aux injures dont ses amis avaient accablé le Congrès, les délégués de la majorité, animés d’un véritable esprit international, cherchèrent immédiatement à amener une conciliation.


[Suit le récit des tentatives qui furent faites dans la journée du mardi pour engager les scissionnaires à reprendre leur place au Congrès. Je ne reproduis pas ici le texte des lettres échangées. Les négociations n’aboutirent pas. Une dernière lettre, dans laquelle nous invitions encore une fois « les délégués qui se sont retirés » à prouver « qu’ils étaient animés comme nous d’un désir sincère de conciliation », en venant « reprendre leurs sièges au Congrès romand, qui est réuni au café Vonkænel, rue du Stand », n’eut pas même les honneurs d’une discussion. « La minorité, fanatisée par quelques meneurs, et montrant clairement qu’elle voulait non la conciliation, mais la domination, accueillit cette lettre par des éclats de rire et passa à l’ordre du jour. » L’article de la Solidarité continue en ces termes :]


La séparation se trouva ainsi consommée[14]. Il ne restait au Congrès romand qu’une chose à faire : c’était de continuer ses travaux et de s’occuper de son ordre du jour. Dans les quatre séances qui remplirent les journées du mardi et du mercredi 5 et 6 avril, toutes les questions du programme furent discutées, et on trouvera plus loin les résolutions prises, qui furent toutes votées à l’unanimité.

Arrivé à la fin de ses travaux, le Congrès n’avait plus qu’à s’occuper de la nomination du Comité fédéral, et de la rédaction de l’organe de la Fédération romande.

L’ancien Comité fédéral n’ayant pas rendu ses comptes, une protestation a été envoyée à Londres contre sa conduite[15]. Le nouveau Comité fédéral a été placé à la Chaux-de-Fonds, et ses membres ont été pris dans les Sections, très voisines les unes des autres, de la Chaux-de-Fonds et du Locle. Il se compose des compagnons Chevalley, Fritz Heng, Fritz Robert, Numa Brandt, de la Chaux-de-Fonds, Auguste Spichiger, Paul Quartier et Charles Ducommun, du Locle[16].

La rédaction de l’Égalité n’a pas rendu ses comptes non plus. Le Congrès, modifiant le titre de l’organe fédéral pour éviter des chicanes puériles[17] a décidé que le journal porterait le titre de la Solidarité, et il en a confié la rédaction à James Guillaume, de Neuchâtel, auquel ont été adjoints, comme collaborateurs, Schwitzguébel et Cagnon, du Val de Saint-Imier, Perron et Joukovsky, de Genève, Fritz Robert, de la Chaux-de-Fonds, et Ch. Monnier, du Locle.

Tels sont, brièvement résumés, les actes du Congrès romand de la Chaux-de-Fonds. Nous laissons maintenant la parole aux résolutions et aux procès-verbaux, qui feront connaître, mieux que tous les plaidoyers, l’esprit qui animait les délégués de la majorité et les principes des Sections qui les ont envoyés.


Avant de reproduire le texte des résolutions de notre Congrès, — le Congrès collectiviste, — je voudrais, sans entrer dans le détail, faire connaître quelques-unes des paroles qui furent dites le 4 avril, dans ce débat sur l’admission de la Section de l’Alliance qui aboutit à la scission. Je les emprunterai non à notre procès-verbal, mais au compte-rendu hostile et partial publié par l’Égalité et rédigé par M. Outine lui-même.

Voici des extraits du réquisitoire prononcé par Outine contre Bakounine :

« Outine… Toujours et partout Bakounine vient prêcher ses funestes doctrines qui tendent à établir une dictature personnelle et étrangère à la classe ouvrière pour guider les ouvriers vers leur affranchissement… C’est une douleur inexprimable, une tristesse profonde que je ressens, en songeant aux victimes irréparables et au préjudice grave que Bakounine a porté à la cause révolutionnaire et socialiste en Russie… Je m’abstiens de vous traduire ses proclamations[18], où les procédés les plus infâmes sont prêchés envers les adeptes du jeune parti révolutionnaire qui ne veulent avoir rien de commun avec lui, et où la dictature personnelle la plus révoltante est proclamée[19]… Bakounine, dans ses proclamations russes, déclare hautement que pour lui il n’existe ni foi ni loi, en ce qui concerne ses menées soi-disant révolutionnaires, ni justice, ni morale, et que tous les moyens lui sont bons[20] — ceci à l’instar des jésuites[21] — pour s’en servir contre ses ennemis. Et ses ennemis, c’est vous, travailleurs, qui ne voulez pas marcher à sa remorque, et c’est nous aussi qui le démasquons.

« Eh bien ! oui, il est vrai que je suis son ennemi irréconciliable ; il a fait trop de mal à la cause révolutionnaire dans mon pays, et il cherche à en faire autant à l’Internationale. Mais quand le jour de la revendication populaire viendra, le peuple saura reconnaître ses véritables ennemis, et si jamais la guillotine fonctionne, que ces grands hommes dictateurs prennent bien garde à eux, de crainte de mériter du peuple d’être guillotinés tout les premiers[22]. »

En réponse à ce réquisitoire, je présentai quelques observations, et voici le langage que l’Égalité me prête :

« Guillaume… Je regrette que le délégué de l’Alliance n’ait pas été présent lorsque Outine a parlé des affaires russes ; je ne doute pas qu’il aurait réfuté victorieusement ce que nous a dit Outine. On sait en effet qu’il existe, en Russie, deux organisations rivales… Je dois laisser de côté tout ce qui se rapporte à la question russe, qui ne nous regarde point[23]. Je demande à Outine d’apporter ses accusations devant un jury d’honneur… Un fait analogue s’est déjà passé au Congrès de Bâle : Liebknecht a accusé Bakounine aussi, et il a été forcé d’avouer qu’il a eu tort et que Bakounine était un révolutionnaire en dehors de tout soupçon… Laissons donc de côté la question russe, et passons à celle de l’Alliance… Quant à l’existence de Comités secrets [dans l’Alliance[24]], je ne pense pas qu’Outine soit adversaire de la conspiration secrète. Je ne veux pas juger ici si, oui ou non, on a eu tort d’instituer un Comité secret auprès du Comité public[25]. La question à traiter est de savoir si les statuts [de la Section] de l’Alliance [, à Genève, ] peuvent être acceptés. Rien n’y est contraire aux statuts de l’Internationale… Je vous déclare que je ne suis pas de l’Alliance, je n’en fais pas partie… À l’heure qu’il est, il n’y a plus une organisation [internationale] de l’Alliance, à côté de l’organisation de l’Internationale : il n’y a qu’une Section de propagande [, ayant son siège à Genève]… Elle a donc le droit d’entrer dans la Fédération romande[26]. »

Dans la réplique d’Outine, je relève ce qui suit :

« Outine… M. Guillaume demande un jury ; ce jury aura lieu, mais plus tard, au Congrès général, et soyez sûrs que les arguments et les documents ne manqueront pas pour démasquer certains individus une fois pour toutes… À Bâle, il s’agissait tout simplement d’un article dans les journaux allemands où la conduite de Bakounine en 1848 était sévèrement jugée, et où l’auteur faisait supposition que Bakounine a été espion du gouvernement russe. Il ne coûtait rien au citoyen Liebknecht d’avouer que Bakounine n’était pas un espion ; et je le déclare aussi, publiquement qu’il ne l’a pas été, et que ce n’est pas de cela qu’on l’accuse[27]. »

Enfin mentionnons le grand grief formulé contre la Section de l’Alliance par Dupleix et par Weyermann, son athéisme :

« Dupleix… La raison pour laquelle on ne s’entendait pas [à Genève] avec les membres dirigeant l’Alliance, était que ces Messieurs voulaient à tout prix qu’on s’occupât de questions qui ne sont pas à l’ordre du jour parmi les ouvriers ; on prêchait l’athéisme, et les ouvriers veulent qu’on ne touche pas encore à telle ou telle croyance ; nous devons avant tout poursuivre notre but commun, notre émancipation économique. Un grand nombre de sociétaires se sont retirés de l’Association quand l’Alliance voulait prêcher l’athéisme, car on oublie trop que l’instruction manque au plus grand nombre d’ouvriers et que beaucoup d’entre eux se sentent froissés par ces doctrines.

« Weyermann. L’Alliance prêche l’athéisme et l’abolition de la famille, et nous ne le voulons pas ; les circonstances et les opinions ne permettent pas d’imposer ces théories aux travailleurs, et la preuve c’est que beaucoup de membres se sont retirés de l’Association[28]. »

Duval, qui faisait toujours partie de la Section de l’Alliance, prit la parole pour expliquer son attitude :

« Duval… En général, je pense que l’Alliance a quelque raison d’être, je ne suis pas contre les principes que l’Alliance professe ; je ferai toujours volontiers partie de toute société qui veut travailler pour la révolution… [Mais] j’ai reconnu bientôt que son admission sèmerait la discorde et la division dans les Sections genevoises, et… [au Comité fédéral] j’ai émis le vote contre son admission. Et je crois toujours que ses membres, s’ils le voulaient, pourraient travailler utilement à la propagande ; mais ils n’ont rien à faire dans la Fédération romande, et leur devoir serait de ne pas demander leur admission[29]. »


Après ces citations, je veux encore noter deux jugements sur les meneurs de la coterie genevoise et sur leur attitude au Congrès de la Chaux-de-Fonds, portés, l’un, par leur compère et ami J.-Ph. Becker, l’autre par le Volksstaat.

Dans son journal le Vorbote, en mai 1870, Becker, racontant la scission qui s’était produite au Congrès, blâma la Section de l’Alliance d’avoir insisté pour son admission dans la Fédération romande ; mais en même temps il apprécia ainsi l’acte des scissionnaires : « Quoique l’admission de l’Alliance soit plutôt nuisible qu’avantageuse, elle n’offrait pourtant aucun danger à la Fédération, et c’était de la puérilité et de l’étroitesse soit de la refuser, soit de faire un cas de guerre de son admission par une majorité momentanée, et de se diviser pour cela. »

Quant au Volksstaat, ce fut seulement quatre ans plus tard, après la ruine définitive de l’ancienne organisation ouvrière genevoise, qu’il se décida à porter un jugement sévère sur les « individualités prétentieuses et nulles » à l’impéritie desquelles ce résultat était dû : « Ce sont ces mêmes hommes — lit-on dans le Volksstaat du 13 mars 1874 — qui ont montré durant des années, à la tête de l’ex Fédération romande, leur incapacité administrative ; ce sont les mêmes qui, par leur folie et leur maladresse, ont amené la rupture avec les socialistes du Jura, et qui ont travaillé ensuite de tout leur pouvoir à la rendre plus complète. » En enregistrant cet aveu tardif, le Bulletin de la Fédération jurassienne (numéro du 22 mars 1874) le commenta en ces termes : « Ainsi le Volksstaat qui, lors de la malheureuse scission de 1870, s’était fait le prôneur et l’allié des intrigants de Genève, et avait accueilli si complaisamment toutes leurs calomnies contre nous, le Volksstaat fait aujourd’hui son meâ culpâ : le voilà qui déclare publiquement que ce ne sont pas les Jurassiens qui avaient les torts, mais que la rupture a été amenée par la folie et la maladresse des incapables qui dirigeaient la Fédération romande. Que vont en dire les anciens meneurs du Temple-Unique ? Juste retour, messieurs, des choses d’ici-bas ! »


J’avais déclaré au Congrès, on l’a vu, que je ne faisais pas partie de la Section de l’Alliance : et j’ajoute ici, à ce sujet, quelques explications. Joukovsky avait apporté à la Chaux-de-Fonds une prétendue liste de membres de la Section de l’Alliance habitant les Montagnes, auxquels il était chargé de réclamer leurs cotisations arriérées. Je figurais sur cette liste. Je lui expliquai que c’était une erreur, que ni moi, ni aucun autre international du Locle n’avions jamais consenti à faire partie de la Section de l’Alliance ; et que, si nous avions déclaré — comme nos amis de Belgique — approuver le programme théorique de cette association, nous nous étions formellement refusés soit à constituer au Locle une Section spéciale de l’Alliance, soit à nous affilier à la Section de Genève. Joukovsky dut rayer de sa liste les noms loclois. Mais elle contenait aussi les noms de six camarades du Val de Saint-Imier, Adhémar Schwitzguébel, Adamir Diacon, Eugène Lœillet, Louis Cartier, Alfred Jeanrenaud, et Henri Lassueur, qui, eux, avaient adhéré à la Section de l’Alliance de Genève le 23 septembre 1869[30]. Un fragment d’une lettre écrite par moi à Joukovsky seize mois plus tard, le 11 août 1871[31], au moment de la dissolution de la Section de l’Alliance de Genève, fait allusion à notre conversation d’avril 1870, et précise ma position et celle de mes amis du Locle à l’égard de la Section de l’Alliance de Genève ; le voici :


Je persiste à ne pas me considérer comme membre de votre Section de l’Alliance, et je suis sûr que les amis du Locle en diront autant. Rappelle-toi mon étonnement au Congrès de la Chaux-de-Fonds, quand tu m’as appris que j’étais inscrit sur vos listes. Je n’ai jamais payé un centime de cotisation.

Voici, une fois pour toutes, les faits.

J’ai reçu, je ne sais trop à quelle époque, — en tout cas c’était dans ce fameux hiver entre le Congrès de Bruxelles et celui de Bâle, — des programmes de l’Alliance. Je m’en suis servi pour fonder au Locle un groupe secret au sein de l’Internationale ; mais nous n’avions aucunement l’idée de faire partie de votre Section de l’Alliance : nous voulions simplement unir par un lien plus intime les hommes les plus avancés du Locle. J'ai toujours dit à Michel que la Section publique de l'Alliance à Genève était une bêtise, et que vous auriez dû tenir cette organisation secrète ; il prétendait que c'était impossible ; je lui répondis que nous, du moins, nous ferions ainsi ; qu'une Alliance publique serait la mort de l'Internationale au Locle, en créant un germe de division, tandis qu'une Alliance secrète stimulerait la vie.

Vous connaissiez les noms de notre groupe et vous les avez inscrits, à notre insu, sur votre liste de membres de l'Alliance de Genève. Il y a eu malentendu, voilà tout.

Pour que ma conduite ne prête pas à l'équivoque, je suis prêt à donner ces explications au Conseil général ; il n'y a en effet aucun mal à lui avouer cette tentative d'organisation secrète. Il verra par là combien peu nous étions sous le joug d'une dictature, puisqu'il y avait si peu d'unité et d'entente entre nous. Quant à Adhémar, je crois que lui et ses amis ont réellement fait partie de l'Alliance publique de Genève, et qu'ils n'avaient pas agi comme nous au Locle ; cependant je ne puis pas l'affirmer.


Voici les résolutions votées par le Congrès romand collectiviste :


I. — Révision du règlement fédéral.

Le Congrès décida de maintenir pour cette année le règlement fédéral dans son intégrité, afin de bien marquer qu'il n'y avait dans l'esprit de la majorité aucun désir d'innover, et de bouleverser, comme on pouvait être tenté de l'en accuser, les bases sur lesquelles reposait la Fédération romande. Il n'y apporta qu'une seule modification, qui ne touchait aucunement au fond ni à l'esprit du règlement : dans l'article 28, qui disait : « Le Comité fédéral est composé de sept membres, élus pour un an par le Congrès des Sections romandes, et choisis dans une fédération locale », le Congrès supprima les mots et choisis dans une fédération locale, afin de pouvoir prendre une partie des membres du Comité dans la Section de la Chaux-de-Fonds et une partie dans la Section du Locle.


II. — Révision du règlement du journal.

Au lieu de composer la Commission administrative du journal d'un délégué de chacune des Sections de la Fédération, le règlement revisé disposa que cette Commission serait composée de cinq membres nommés dans une Section désignée par le Congrès romand ; ces cinq membres durent être élus par la Section désignée, sous réserve de la ratification du Comité fédéral ; mais chaque Section eut le droit d'envoyer au sein de la Commission un délégué avec voix consultative.

En outre, le règlement remplaça le Conseil de rédaction, « dont la responsabilité était illusoire », dit Schwitzguébel dans son rapport, par un rédacteur unique, « dont la responsabilité serait réelle » ; et pour éviter de donner par là au journal une couleur personnelle, le Congrès adjoignit au rédacteur six collaborateurs, et chaque Section fut invitée à désigner des correspondants. Une indemnité devait être allouée au rédacteur, ainsi qu'au comptable-expéditeur.


III. — Propagande.

Le Congrès, considérant que pour rendre la propagande active et efficace, une direction centrale était nécessaire, décida de donner au Comité fédéral les pleins pouvoirs nécessaires pour cet objet ; les frais devaient être couverts au moyen de contributions volontaires.


IV. — Caisses de résistance.

« Le Congrès, conformément aux résolutions prises au Congrès international de Bâle sur ce sujet, recommande à toutes les sociétés de métier de créer dans leur sein des caisses de résistance, et de constituer le plus promptement possible des fédérations corporatives régionales. »


Un Règlement fédératif des caisses de résistance fut adopté par le Congrès. En voici les dispositions essentielles : Le Comité fédéral forme le centre reliant entre elles les caisses fédérées ; — Chaque Section conserve la libre gestion de sa caisse de résistance ; — Quand une Section veut faire grève, elle doit soumettre ses motifs au Comité fédéral ; si la grève est approuvée par ce Comité, les grévistes acquièrent le droit aux subsides ; si le Comité fédéral refuse son approbation, la Section a le droit d'en appeler directement aux autres Sections, et si la majorité de celles ci se prononce en faveur de la grève, le droit aux subsides est acquis ; — Les subsides sont réglés comme suit : sur un premier appel, chaque caisse verse un franc par membre cotisant; sur un second appel, second versement d'un franc par membre ; après ces deux appels, si des fonds sont encore nécessaires, chaque caisse fixe elle-même le chiffre des nouveaux subsides ; — Si une corporation non encore adhérente à l'Internationale et au lien fédératif se met en grève et demande des secours, le Comité fédéral pourra engager les caisses de résistance à la soutenir : dans chaque cas, chaque caisse décidera elle-même ce qu'elle jugera à propos de faire ; les subsides votés en faveur de corporations non adhérentes ne sont accordés qu'à titre de prêt ; mais si ces corporations adhèrent ensuite à l'Internationale et au lien fédératif, elles seront dispensées du remboursement des sommes qu'elles auront reçues, ce remboursement étant remplacé par la réciprocité des subsides.


V. — Coopération.

« Le Congrès romand,

Considérant que la coopération de production ne peut pas se généraliser dans la société actuelle, parce que si, d'un côté, quelques travailleurs peuvent, par leurs propres épargnes ou avec le secours des autres travailleurs, être mis en possession de leurs instruments de travail, il est impossible, d'un autre côté, de procurer les instruments de travail à la totalité des travailleurs, à moins d'exproprier les détenteurs des capitaux ;

Que cette impossibilité est surtout évidente lorsqu'il s'agit des grands instruments de travail, l'usine, la mine, la terre ; et qu'ainsi les corps de métier les plus souffrants sont précisément ceux qui peuvent le moins actuellement se constituer en coopération ;

Qu'ainsi, tandis que la plus grande partie des travailleurs resteraient misérables, une minorité, enrichie par la coopération, irait augmenter les rangs de la bourgeoisie ;

Considérant en outre que la coopération de consommation, lorsqu'elle est fondée sur des bases réellement socialistes, sans aucun avantage réservé au capital, peut avoir une utilité relative pour soulager la misère de quelques travailleurs, pour les grouper et les organiser ;

Mais que néanmoins la coopération de consommation, si elle se généralisait dans l'état actuel de la société, de manière à procurer à la totalité des travailleurs la vie à meilleur marché, aurait pour résultat un abaissement général des salaires, le salaire n'étant que la portion strictement nécessaire pour vivre laissée par le capital au travail ;

Déclare :

Que la coopération est la forme sociale qu'adoptera le travail après l'émancipation des travailleurs ; mais qu'il ne pense pas que la coopération soit le moyen d'opérer l'affranchissement complet du prolétariat, qui ne peut avoir lieu que par la révolution sociale internationale. »


VI. — Attitude de l'Internationale vis-à-vis des gouvernements.

« Considérant que l'émancipation définitive du travail ne peut avoir lieu que par la transformation de la société politique, fondée sur le privilège et l'autorité, en société économique fondée sur l'égalité et la liberté ;

Que tout gouvernement ou État politique n'est rien autre chose que l'organisation de l'exploitation bourgeoise, exploitation dont la formule s'appelle le droit juridique ;

Que toute participation de la classe ouvrière à la politique bourgeoise gouvernementale ne peut avoir d'autres résultats que la consolidation de l'ordre de choses existant, ce qui paralyserait l'action révolutionnaire socialiste du prolétariat ;

Le Congrès romand recommande à toutes les Sections de l'Association internationale des travailleurs de renoncer à toute action ayant pour but d'opérer la transformation sociale au moyen des réformes politiques nationales, et de pointer toute leur activité sur la constitution fédérative des corps de métiers, seul moyen d'assurer le succès de la révolution sociale. Cette fédération est la véritable Représentation du travail, qui doit avoir lieu absolument en dehors des gouvernements politiques. »


En regard de ces résolutions du Congrès collectiviste, je vais placer celles de l'autre Congrès. On pourra constater, avec quelque surprise peut-être, que sauf sur un point, — la « participation à la politique bourgeoise gouvernementale », — elles ne diffèrent guère des nôtres. C'est qu'en réalité cette question de l'altitude à prendre à l'égard des gouvernements et des partis politiques était la seule qui fût en cause, qu'elle seule était l'origine et la raison d'être du conflit : l'Alliance n'était qu'un prétexte ; la coopération, les caisses de résistance, étaient choses accessoires pour les politiciens, et ils avaient compris que, pour ne pas se faire honnir de toute l'Internationale, il fallait, en ces matières, accepter ce qui était généralement admis ; tandis que la possibilité de se faire élire députés et d'arriver à participer au gouvernement était le point capital pour les candidats futurs, les hommes d'État en perspective, les Grosselin et les Coullery.

La Solidarité publia les résolutions du Congrès collectiviste dès son premier numéro, et imprima le règlement des caisses de résistance dès le second. L’Égalité, au contraire, remplit ses colonnes, pendant plusieurs semaines, d'articles de polémique, de violentes attaques personnelles, mais ne se pressa nullement de faire connaître les votes du Congrès anti-collectiviste : ce fut seulement à la fin de mai qu'elle imprima le commencement du rapport, adopté par ce Congrès, sur la coopération (rapport dont elle laissa d'ailleurs la publication inachevée) ; le 27 juillet, qu'elle imprima le règlement des caisses de résistance ; le 6 août, qu'elle fit connaître le texte des modifications apportées par le Congrès au règlement fédéral. Seules, les résolutions relatives à la politique furent publiées tout de suite, le 16 avril, parce que pour les hommes de l’Égalité tout l'intérêt du Congrès était là.

Voici donc les résolutions du Congrès anti-collectiviste :


I. — Révision du règlement fédéral.

Tandis que le Congrès collectiviste avait maintenu ce règlement tel quel, sauf un détail, l'autre Congrès y apporta de nombreux changements : quinze articles furent modifiés, deux furent supprimés, deux articles nouveaux furent introduits. Une des dispositions nouvelles portait : « Le Comité fédéral veille à ce que les Sections qui voudraient s'établir exclusivement pour la propagande, en dehors des Sections centrales de chaque fédération locale et des Sections de métier, ne soient point admises au sein de la Fédération romande » (art. 44). Le Conseil de rédaction du journal ne devait plus être élu par le Congrès : celui-ci « chargera de sa nomination telle fédération locale qu'il lui plaira de choisir » (art. 52), — en l'espèce, Genève.


II. — Journal.

Conformément à la modification apportée à l'article 52 du règlement fédéral, les Sections de la fédération locale genevoise reçurent le mandat d'élire le Conseil de rédaction de l’Égalité. Dans une assemblée générale des Sections de Genève, tenue à la fin d'avril, ce Conseil fut composé de Grosselin, Henri Perret, Outine, Wæhry, Weyermann, Becker, Dupleix, Baumgartner et Longchamp. Grosselin, ayant refusé, fut remplacé par Machado, qui avait obtenu après lui le plus grand nombre de suffrages. (Égalité du 7 mai 1870.)


III. — Propagande.

L’Égalité ne contient pas de résolution spéciale prise par le Congrès relativement à la propagande : mais l'article nouveau, déjà cité (art. 44), introduit dans le règlement fédéral indiquait suffisamment les tendances restrictives dont on s'inspirait au Temple-Unique et chez les amis de Coullery.


IV. — Caisses de résistance.

Le Congrès anti-collectiviste adopta, lui aussi, pour l'organisation de la résistance, un règlement, qu'il appela Règlement général des grèves. Aux termes de ce règlement, toutes les Sections faisant partie de la Fédération romande devaient avoir une caisse de résistance, alimentée par une cotisation de 25 centimes par membre et par mois ; chaque Section devait gérer sa caisse ; — pour qu'une grève obtînt l'appui des caisses de toutes les Sections romandes, elle devait être sanctionnée par le Comité fédéral ; — au premier appel de fonds, chaque caisse ne s'engageait que pour le tiers de ce qu'elle devait posséder, et toujours à titre de prêt ; au second appel il en était fait de même ; si un troisième appel était reconnu nécessaire, une assemblée générale de la Section, ou des Sections composant la fédération locale, devrait avoir lieu pour prendre une décision.


V. — Coopération.

Le Congrès entendit sur ce sujet la lecture d'un rapport présenté par la commission de Genève et l'adopta. L’Égalité commença, dans ses numéros des 22 et 28 mai, la publication de ce document, intitulé « Le système coopératif devant la réforme sociale » et évidemment rédigé par Outine ; mais cette publication resta inachevée, une grève qui éclata à Genève à la fin du mois ayant absorbé, d'abord, toute la place disponible, et l’Égalité s'étant vue ensuite, à partir du 18 juin, obligée de réduire son format. Le préambule seul du rapport a donc été publié, et nous n'en connaissons pas les conclusions : mais on peut les deviner en lisant cette déclaration du rapporteur : qu'il fallait « tâcher de réunir ces deux grands facteurs du mouvement international — celui de la propagande et celui de l'organisation — dans la réalisation pratique du système coopératif ».


VI. Attitude de l'Internationale vis-à-vis des gouvernements[32].

« 1. Nous combattons l'abstention politique comme étant funeste par ses conséquences pour notre cause commune.

2. Quand nous professons l'intervention politique et les candidatures ouvrières, il est bien entendu que nous ne croyons point que nous puissions arriver à notre émancipation par la voie de la représentation ouvrière dans les Conseils législatifs et exécutifs. Nous savons fort bien que les régimes actuels doivent nécessairement être supprimés ; nous voulons seulement nous servir de cette représentation comme d'un moyen d'agitation qui ne doit pas être négligé par la tactique que nous avons à suivre dans cette lutte.

3. L'intervention dans la politique étant pour nous un moyen d'agitation, il est évident que notre grand but tend à la transformation intégrale des rapports sociaux, et que, pour nous, toute agitation politique sans rapports directs aux questions sociales serait nulle et stérile ; que, par conséquent, toute agitation politique est subordonnée au mouvement socialiste et ne lui sert que de moyen...

4. Ceci admis, il est bien entendu que l'Internationale doit poursuivre énergiquement son organisation à elle, qui n'est que la forme préparatoire de l'avenir ... C'est dans ce sens que nous adhérons pleinement à l'idée de la Représentation du travail...

5. Nous ne croyons pas, vu la situation de l'Internationale, qu'elle doive intervenir comme corporation dans la politique actuelle... Mais nous croyons qu'individuellement chaque membre doit intervenir, autant que faire se peut, dans la politique en se conformant aux principes que nous venons d'exposer. »


Aussitôt constitué, notre Comité fédéral adressa au Conseil général à Londres, le 7 avril, une lettre, écrite et signée par Fritz Robert, pour lui annoncer ce qui s'était passé. Il expliqua comment, à la suite d'un vote régulier qui avait donné une majorité en faveur de l'admission de la Section de l'Alliance de Genève dans la Fédération romande, les délégués formant la minorité s'étaient retirés ; comment la majorité, après avoir vainement essayé d'obtenir de la minorité qu'elle continuât les délibérations en commun, s'était vue obligée d'achever sa tâche en l'absence de la minorité ; et comment l'ordre du jour du Congrès portant, comme 6e point, la détermination du lieu de résidence et la nomination du Comité fédéral pour l'année 1870-1871, et comme 7e point la détermination du lieu où se publierait le journal et la nomination du Conseil de rédaction, le Congrès avait placé le Comité fédéral à la Chaux-de-Fonds et le journal à Neuchâtel, en donnant à l'organe de la Fédération le nom de Solidarité, pour éviter des contestations avec les Sections de Genève qui paraissaient vouloir continuer dans cette ville la publication de l’Égalité. Le Comité fédéral, en terminant, exprimait l'espoir qu'une conciliation viendrait bientôt mettre un terme au conflit.

Le Conseil général ne répondit rien, et prétendit même plus tard n'avoir pas reçu la lettre de Fritz Robert[33] ; mais Hermann Jung, le correspondant pour la Suisse, m'écrivit dans le courant d'avril une lettre privée, dans laquelle il me demandait des détails sur ce qui s'était passé. Je transmis cette lettre au Comité fédéral ; celui-ci, estimant avec raison qu'une lettre de Jung à moi ne pouvait pas être considérée comme une réponse du Conseil général, décida d'attendre une réponse officielle, adressée directement au Comité fédéral. Cette réponse ne vint jamais.


J'ouvre une parenthèse pour mentionner une Lettre sur le mouvement révolutionnaire en Russie, datée de Genève, 8 avril 1870, que Bakounine adressa à ce moment à Liebknecht. Elle débutait ainsi :


Citoyen Liebknecht, Je commence par vous remercier pour la reproduction de mon Appel aux Jeunes Russes, et de la lettre (du 8 février) adressée par mon compatriote Netchaïef à la rédaction de la Marseillaise, dans votre estimable journal, et je vous remercie encore davantage pour votre appréciation du mouvement révolutionnaire qui se produit actuellement en Russie. Cette sympathie, venant de l'Allemagne, est un fait nouveau pour nous. Pendant bien des années, nous n'avons rencontré dans votre pays qu'antipathie et défiance. Sans parler des calomnies misérables dont on a voulu accabler les personnes représentant ce mouvement à l'étranger, calomnies sur lesquelles malheureusement j'aurai encore à revenir[34], je dois dire qu'on n'a pas attaqué seulement l'empire du tsar, mais le peuple russe lui-même.


Liebknecht publia la lettre de Bakounine, traduite en allemand (Brief über die revolutionäre Bewegung in Russland), dans le Volksstaat du 16 avril 1870[35]. À ce moment-là, il n'avait évidemment pas encore connaissance de la Confidentielle Mittheilung du 28 mars, envoyée par Marx à Kugelmann. Liebknecht dut être vertement tancé par le dictateur de Londres pour avoir inséré une lettre de l'homme que Marx venait de dénoncer au Comité de Brunswick comme un dangereux agent du panslavisme ; aussi se hâta-t-il de réparer sa faute : le 30 avril, le Volksstaat, qui avait déjà accueilli, en mars, un article « stupide et infâme » de Borkheim, publiait une correspondance dudit Borkheim où celui-ci répétait publiquement la calomnie lancée par Marx dans un document confidentiel : que Herzen s'était fait payer une somme annuelle de vingt-cinq mille francs par un Comité panslaviste, et que Bakounine avait recueilli, pécuniairement et moralement, l'héritage de Herzen.


Tout en se plaçant sur le terrain des décisions régulièrement prises, le Congrès de la majorité collectiviste avait décidé de faire un dernier effort pour éclairer la conscience de ceux qui avaient été égarés par des intrigants. Nous ne pouvions nous résigner à admettre qu'à Genève il ne se trouverait pas, dans les Sections de l'Internationale, un certain nombre d'hommes qui refuseraient de s'associer aux manœuvres d'Outine et consorts et de rompre le lien fédéral. Avant de se séparer, le Congrès vota donc l'envoi à Genève d'un délégué chargé « d'engager les Sections de Genève à ne pas abandonner la Fédération romande » ; et il choisit pour cette mission un jeune ouvrier nouvellement entré dans l'Internationale, Cagnon, l'un des délégués de la Section centrale de Courtelary, qui s'était fait remarquer au Congrès par son ardeur de néophyte et un étalage exubérant de rhétorique sentimentale. Le Comité fédéral adjoignit à Cagnon deux de ses membres, Heng et Chevalley, tous deux connus à Genève. Les trois envoyés obtinrent d'être entendus dans une assemblée générale qui eut lieu au Temple-Unique le dimanche matin 10 avril : mais ils se heurtèrent à d'insurmontables préventions. Les délégués genevois, en revenant de la Chaux-de-Fonds, avaient, pour justifier, devant l'opinion des Sections de Genève, la scission qu'ils avaient provoquée, répandu immédiatement des récits mensongers, qui avaient été trop facilement acceptés ; ils avaient pris le parti de nier purement et simplement les faits les plus avérés. « Le compte-rendu que donne de l'assemblée [du 10 avril] l’Égalité du 16 avril, compte-rendu où les discours des orateurs de la majorité sont dénaturés de la façon la plus éhontée, peut servir du moins à constater l'attitude prise par les meneurs de Genève, puisque ce sont eux qui l'ont rédigé. Or, d'après ce compte-rendu, les délégués genevois déclarèrent : qu'il était faux qu'on eût crié À bas les collectivistes ; qu'il était faux que la majorité, réunie au café Vonkænel, eût fait des démarches conciliantes auprès de la minorité ; qu'il était faux qu'Outine eût dit qu'il ferait guillotiner Bakounine s'il en avait le pouvoir[36]. » Bakounine prit aussi la parole dans cette assemblée des Sections genevoises, et put constater que sa popularité à Genève, si grande l'année précédente, était désormais finie. Ni Perron, ni Brosset ne parurent ; et leur abstention fut pour nous d'autant plus inexplicable que, quelques jours auparavant, dans une lettre adressée Aux intimes amis[37], Bakounine nous les avait représentés comme très zélés et prêts à se jeter dans la lutte. « Brosset est tout nôtre, — avait-il écrit, — il est ravi de ce qui vient d'arriver[38] ; je ne parle pas de Perron, c'est entendu. Il est fort heureux que ni l'un ni l'autre n'aient pris part à ce Congrès. De cette manière ils ont, tous les deux, une position beaucoup plus libre, une apparence beaucoup plus indépendante et désintéressée devant les ouvriers du bâtiment... Quant à moi, après avoir consulté ces deux amis : Perron et Brosset, et Monchal aussi (ce dernier, fatigué de sa longue inaction, veut et va nous donner un bon coup de main dans cette lutte), d'accord avec tous j'ai décidé de ne pas encore me montrer, aussi longtemps que les amis ne m'auront pas dit que le moment est venu de payer de ma personne. Mais comptez sur moi, je suis là. » Le 10 avril, le moment était venu, paraît-il : mais, ce jour-là, ceux du concours desquels Bakounine se croyait certain le laissèrent seul sur la brèche.

À quelques jours de là, le 16, sur la proposition d'Outine, la Section centrale de Genève décidait de mettre en accusation Bakounine, Perron, Joukovsky et Henry Sutherland[39], qui, tous les quatre, étaient à la fois membres de la Section centrale et membres de la Section de l'Alliance. Il s'agissait de les expulser de l'Internationale. Et en effet, au mois d'août suivant, après une comédie judiciaire, la Section centrale de Genève prononça, comme on le verra, leur expulsion (voir pages 75-76).

De son côté, la Section centrale de la Chaux-de-Fonds — la Section coulleryste, celle dont les membres avaient brutalement chassé le Congrès romand du lieu de ses séances — fit rayer de la liste des membres du Cercle ouvrier tous les internationaux qui faisaient partie de la Section de propagande ; et quelques-uns de ceux-ci, qui étaient à la fois membres de la Section centrale et de la Section de propagande, furent en outre, sans autre forme de procès, exclus de la Section centrale[40].

Nous savions d'autre part, par une lettre d'Ozerof[41], que Mme  Outine s'était rendue à Paris avec la mission spéciale de nous calomnier, et qu'elle cherchait à noircir Bakounine auprès des internationaux parisiens. « Elle a dit du mal de lui à Charles Keller, qui me l'a raconté avec mépris, » écrivait Ozerof[42]. Heureusement nos amis de Paris nous connaissaient, et n'étaient pas disposés à prêter l'oreille aux propos des intrigants.


Bakounine quitta Genève le lundi 18 avril pour retourner à Locarno ; de là, ainsi que je l'ai appris plus tard, il se rendit à Milan, où il devait rencontrer les sœurs de sa femme, Mme  Sophie Lossowska et Mlle  Julie.... (j'ignore le nom du mari de cette dame), et tâcher, par leur intermédiaire, d'obtenir quelque argent de ses frères, propriétaires ruraux qui habitaient le domaine patrimonial, resté indivis, de la famille, au village de Priamoukhino, district de Torjok, dans le gouvernement de Tver. Je le vis à son passage à Neuchâtel, où il s'arrêta un jour, et Friz Robert assista à l'entrevue ; nous nous concertâmes au sujet de la direction à donner à la Solidarité ; et c'est à ce moment qu'il me remit, pour être imprimé dans l'atelier G. Guillaume fils, le manuscrit de la brochure Les Ours de Berne et l'Ours de Saint-Pétersbourg[43], en me laissant toute liberté de retoucher, de remanier, d'abréger, liberté dont je ne me fis pas faute d'user[44].

La brochure Les Ours de Berne et l'Ours de Saint-Pétersbourg, complainte patriotique d'un Suisse humilié et désespéré (Neuchâtel, imprimerie G. Guillaume fils, 1870, 45 p. in-16), était devenue introuvable. Elle vient d'être réimprimée dans un volume qui contient également les Lettres à un Français et L'Empire knouto-germanique et la Révolution sociale[45], ce qui me dispense d'en donner ici une analyse. On peut lire encore aujourd'hui avec fruit cet écrit, l'un des meilleurs de Bakounine : on y trouve des pages excellentes sur les dangers de la centralisation, sur « le mensonge du système représentatif », et l'auteur y expose avec une logique serrée un ensemble de preuves à l'appui de cette affirmation, que « toute organisation politique aboutit fatalement à la négation de la liberté ».

Pendant ce séjour de Bakounine à Neuchâtel, nous passâmes de longues heures, ma femme et moi, à causer avec lui de mille choses diverses ; sa conversation, tour à tour enjouée et sérieuse, tenait les interlocuteurs sous le charme. Il nous conta entre autres des épisodes de sa longue captivité ; il nous dit comment il avait surtout redouté de s'abêtir connue Silvio Pellico et de perdre la haine de ses bourreaux et l'esprit de révolte ; comment il avait été atteint du scorbut, et, dégoûté des aliments, ne pouvait plus supporter d'autre nourriture qu'un mets des paysans russes, la soupe aux choux fermentés (chtchi). Il nous parla du drame dont, pendant les interminables heures de la prison, il roulait le plan dans sa tête, inventant des dialogues et des chants pour bercer son ennui : le sujet en était Prométhée, que l'Autorité et la Violence avaient enchaîné sur un rocher pour avoir désobéi au despote de l'Olympe, et que les nymphes de l'Océan venaient consoler ; et il nous chanta de sa voix fruste la mélopée, de sa composition, par laquelle elles endormaient la souffrance du Titan captif.

Au sujet de son entrevue avec Fritz Robert et moi, Bakounine écrivait à Joukovsky (en russe) le 5 mai : « Tu sais probablement déjà que, touchant Guillaume et Robert, j'ai exécuté ponctuellement tout ce qui avait été convenu entre nous, et je vois par les derniers numéros de la Solidarité que Guillaume suit sans dévier la direction que nous avons adoptée. Les deux derniers numéros sont excellents[46]. »

Ce n'était qu'à mon corps défendant que j'avais accepté les fonctions de rédacteur de la Solidarité. Il avait fallu, au Congrès, me forcer la main en me démontrant que, si je refusais, notre Fédération serait privée d'organe. En effet, il ne pouvait être question de faire du Progrès l'organe fédéral : c'eût été s'exposer aux commentaires malveillants d'adversaires qui n'eussent pas manqué de dire que la scission avait été préméditée par nous comme une simple spéculation au bénéfice du Progrès[47]. On ne pouvait donc placer le journal au Locle ; il fallait choisir entre la Chaux-de-Fonds, Saint-Imier et Neuchâtel. Mais la première condition était de trouver un imprimeur disposé à nous faire crédit ; on me demanda d'obtenir que, sous ma garantie personnelle, l'imprimerie G. Guillaume fils consentît à faire ce qu'une autre imprimerie n'eût pas voulu risquer. Les instances de Schwitzguébel, de Spichiger, de Joukovsky, me décidèrent[48]. Le Comité du Progrès, pour faciliter les choses, prit ensuite une résolution qui ne fut pas sans coûter des regrets aux socialistes loclois : il décida que le Progrès cesserait de paraître, et que ses abonnés seraient servis par la Solidarité jusqu'à la fin de leur abonnement.

J'avais prévu que les fonctions de rédacteur de l'organe fédéral m'imposeraient des devoirs pénibles ; mais je dois avouer que je ne m'étais pas attendu à me voir en butte aux lâches insinuations, aux injures écœurantes dont je fus immédiatement assailli dans les colonnes de l’Égalité par la plume d'Outine. Quand je reçus, le dimanche de Pâques, au matin, l’Égalité du samedi 16 avril, je restai d'abord consterné de tant de méchanceté et de mauvaise foi : être vilipendé par le journal même que nous avions fondé quinze mois auparavant, dans la concorde fraternelle et la juvénile confiance en l'avenir ; voir notre chère Égalité, où Bakounine, De Paepe, Eccarius, Varlin, Perron, avaient tenu la plume aux applaudissements de tout le prolétariat international, devenue l'officine où un misérable insulteur distillait sa bave, était-ce possible ? Sous le coup de cette impression douloureuse, j'écrivis, pour la publier dans la Solidarité, une lettre où j'exprimais en termes trop émus tout mon chagrin. Mais après un moment d'abattement, je repris courage, je déchirai ma lettre, et j'en rédigeai une autre, beaucoup plus calme, dans laquelle, après avoir relevé sans amertume ni émotion les vilaines paroles du journal genevois, je disais simplement : « Je remets le soin de ma défense à ceux qui connaissent ma vie privée comme ma vie publique, que ce soient des amis ou des adversaires ; et je place en particulier mon honneur sous la sauvegarde de notre digne et respecté père Meuron » (Solidarité du 23 avril 1870).


Maintenant que le lecteur sait comment se produisit la scission de la Fédération romande et connaît les faits tels qu'ils se sont passés, il faut qu'il lise la façon dont Marx[49] a eu l'audace de présenter les choses. Voici le récit, écrit par lui, qui se trouve dans le pamphlet L'Alliance de la démocratie socialiste et l'Association internationale des travailleurs (Londres et Hambourg, 1873, p. 19) :


À l'ouverture du Congrès, deux délégués de la Section de l'Alliance[50] demandèrent leur admission. Les délégués genevois proposèrent le renvoi de cette question à la fin du Congrès et la discussion immédiate du programme comme plus importante. Ils déclarèrent que leur mandat impératif leur ordonnait de se retirer plutôt que d'admettre cette Section dans leur groupe, vu les intrigues et les tendances dominatrices des hommes de l'Alliance, et que voter l'admission de l'Alliance, c'était voter la scission dans la Fédération romande. Mais l'Alliance ne voulut pas laisser échapper cette occasion. Le voisinage de ses petites Sections du Jura[51] lui avait permis de se procurer une faible majorité fictive. Genève et les grands centres de l'Internationale n'étant que très faiblement représentés[52]. Sur l'instance (sic) de Guillaume et de Schwitzguébel, elle fut admise par une majorité contestée d'une ou deux voix[53]. Les délégués de Genève reçurent de toutes les Sections, consultées immédiatement par le télégraphe, l'ordre de se retirer du Congrès[54]. Les internationaux de la Chaux-de-Fonds soutenant les Genevois, les alliancistes[55] durent abandonner le local du Congrès qui appartenait aux Sections de l'endroit. Bien que, au dire de leurs propres organes, ils ne représentassent que quinze Sections, tandis que Genève seule en avait trente, ils usurpèrent le titre de Congrès romand, nommèrent un nouveau Comité fédéral romand, où brillaient Chevalley et Cagnon[56], et promurent la Solidarité de Guillaume au rang d'organe de la Fédération romande[57]. Ce jeune maître d'école avait pour mission spéciale de décrier les « ouvriers de fabrique[58] » de Genève, ces « bourgeois » odieux, de faire la guerre à l’Égalité, journal de la Fédération romande, et de prêcher l'abstention absolue en matière politique[59]. Les articles les plus marquants sur ce dernier sujet eurent pour auteurs, à Marseille Bastelica[60], et à Lyon les deux colonnes de l'Alliance, Albert Richard et Gaspard Blanc[61].

La majorité momentanée et fictive du Congrès de la Chaux-de-Fonds avait du reste agi en violation flagrante des statuts de la Fédération romande qu'elle prétendait représenter ; et l'on doit remarquer que les chefs de l'Alliance avaient pris une part importante à la rédaction de ces statuts. En vertu des articles 53 et 55, toute décision importante du Congrès, pour obtenir force de loi, devait recevoir la sanction des deux tiers des Sections fédérées[62].


Citer une page pareille, n'est-ce pas le plus sévère châtiment — et le plus mérité — qu'on puisse infliger à celui qui l'a écrite ?


Les votes du Congrès collectiviste de la Chaux-de-Fonds furent accueilis avec un véritable enthousiasme dans les Sections de la Suisse française, en dehors de Genève et du cénacle coulleryste de la Chaux-de-Fonds. La Solidarité, dans ses premiers numéros, enregistra de chaleureuses adhésions : « Les Sections du Locle, qui font généreusement le sacrifice de leur organe spécial, le Progrès, promettent leur concours en masse à la Solidarité. » — « L'assemblée générale des quatre Sections de Neuchâtel, réunie le 14 avril, approuve à l'unanimité la conduite de ses délégués au Congrès romand. Le président des monteurs de boîtes donne connaissance à l'assemblée de la protestation faite par sa Section contre son second délégué, Baumann. L'assemblée a élu les cinq membres de la Commission administrative du journal. » — « L'assemblée générale des Sections du district de Courtelary, réunie le 17 avril, a décidé à l'unanimité de continuer son concours moral et matériel à la Fédération romande, représentée par la majorité du Congrès, et d'appuyer énergiquement le nouveau Comité fédéral siégeant à la Chaux-de-Fonds. » — Le Comité de la Section centrale de Vevey écrit : « La Section centrale de Vevey a, dans son assemblée générale du 30 avril, témoigné par un vote unanime ses remerciements à ses deux délégués Rossier et Coigny pour leur conduite ferme au Congrès de la Chaux-de-Fonds. La Section centrale a témoigné son indignation contre la manière grossière dont les délégués ont été expulsés de la salle du Congrès par quelques membres de la Section centrale de la Chaux-de-Fonds, et a voté en particulier un blâme sévère contre la conduite anti-internationale de son président Ulysse Dubois, qui devra être inscrite aux procès-verbaux de la Section, pour avoir favorisé le guet-apens sus-mentionné... Vive l'Internationale ! vive le collectivisme ! » — La Section de Moutier « adresse des remerciements sincères à son ancien président [qui fut son délégué au Congrès], le citoyen Alcide Gorgé, habitant actuellement la Chaux-de-Fonds, pour le dévouement et le zèle qu'il a témoignés à l'association pendant l'exercice de ses fonctions. » — De Lausanne, où l'Internationale était trop faiblement organisée pour avoir pu envoyer un délégué au Congrès, on écrit à la Solidarité « une lettre très conciliante et remplie des meilleurs sentiments internationaux » ; la rédaction « remercie les signataires de leurs paroles de sympathie, et espère avec eux que l'union renaîtra bientôt dans la Fédération romande ». — À la Chaux de-Fonds, malgré les intrigues des coullerystes, « plusieurs Sections nouvelles sont en voie de formation », et « la fédération ouvrière continue son travail d'organisation ».

La propagande a reçu une impulsion nouvelle : « On nous annonce la formation à Bienne et dans les environs d'une forte Section d'ouvriers pierristes et sertisseurs, qui a demandé au nouveau Comité fédéral son entrée dans la Fédération romande. » — « Nous espérons pouvoir donner prochainement de bonnes nouvelles de la vallée de la Brévine, des Ponts, de Fleurier, et d'autres localités du canton de Neuchâtel. Des Sections vont être créées dans plusieurs villages qui étaient restés jusqu'à présent étrangers au socialisme. La Section du Val de Ruz est en voie de s'organiser enfin d'une manière sérieuse ; des délégués de cette Section se sont mis en rapport avec le nouveau Comité fédéral. » — « Dans le Jura bernois, grâce à la propagande active de nos amis, on peut compter aussi sur la formation de plusieurs nouveaux groupes. » — « Une réunion a eu lieu le 1er mai aux Hauts-Geneveys ; cinq membres de la Section de propagande de la Chaux-de-Fonds y assistaient, et, après une longue discussion avec les ouvriers et les agriculteurs qui étaient présents, une douzaine d'hommes dévoués, pour la plupart agriculteurs, ont signé l'engagement de se constituer en Section internationale et de travailler à la propagande dans tous les villages du Val de Ruz. » — « Il y a des Sections en formation aux Brenets, à la Chaux-du Milieu, aux Ponts. »


Tout entiers à notre œuvre de propagande, et à l'espoir de ramener l'union dans les rangs des travailleurs que l'intrigue du Temple-Unique et l'intrigue coulleryste, coalisées, avaient réussi à diviser, nous nous refusions à répondre aux injures de l’Égalité par le talion, à rendre coup pour coup ; nous nous obstinions à tendre une main de réconciliation à ceux qui ne rougissaient pas de nous dénoncer comme des ennemis de la classe ouvrière.

Voici le langage que l’Égalité tenait à notre adresse :

« Ce malheureux incident est dû à de sourdes menées, à des germes de dissolution semés par quelques hommes que nous avons eus trop longtemps dans notre sein, pour qui le principe dominant est : Périsse l'Internationale, pourvu que nos individualités survivent, et c'est ainsi que ces hommes aux éléments dissolvants comprennent le collectivisme. » (Article de Wæhry, 9 avril.)

« Que la responsabilité retombe sur ceux qui n'ignoraient point ce qu'ils faisaient, en travaillant dans les ténèbres à la désunion. Ce n'est point à eux que notre parole s'adresse, car ils sont résolus à rester sourds à toute parole fraternelle, comme de notre côté, nous aussi, nous sommes résolus à les démasquer complètement, afin que l'intrigue soit chassée une fois pour toutes de notre grande et intime famille... Nous nous adressons à nos frères dissidents, qui se sont laissé égarer par le souffle de l'intrigue et de la calomnie, qui se sont laissé induire en erreur par les grandes phrases de quelques déclamateurs... Est-ce que l'ambition de M. Guillaume ne se contente pas d'avoir fait ses menées au Congrès romand ? Est-ce qu'il voudrait introduire dans notre sein cette maxime usée de la presse bourgeoise : Calomniez, calomniez toujours, il en reste tout de même quelque chose ? Eh bien non, cette fois-ci la calomnie sera réduite à l'impuissance, parce qu'il s'agit pour nous de savoir si l'Internationale veut devenir la risée de ses ennemis, grâce à ses faux amis, si l'Internationale veut se laisser détourner de sa grande œuvre par de misérables tracasseries, ou bien si elle veut chasser l'intrigue de son sein et accomplir sa glorieuse œuvre par l'énergie de l'intelligence des travailleurs eux-mêmes. » (Article d'Outine, 16 avril.)

« Le Congrès est souverain, s'écrie la majorité de trois voix ;... et, après avoir abreuvé la majorité réelle de toute sorte de calomnies, elle nous tend la main par son rédacteur Guillaume pour la troisième fois ! Ce rédacteur nous envoie son baiser de Lamourette ! Eh, où est donc la souveraineté du peuple ? Peut-elle être foulée aux pieds plus effrontément ?... Tout ce que nous disons ne concerne en aucune façon les Sections qui se laissent égarer momentanément par les déclamations et les insinuations d'individus pareils... Mais quant aux baisers du rédacteur de la Solidarité, nous devons avouer que nous aimons mieux ses calomnies que son hypocrisie mal déguisée, et nous tâcherons de nous abstenir de toute réponse à lui. » (Article d'Outine, 23 avril.)


En regard de ces injures, je reproduis ce que j'écrivais dans la Solidarité :


Voici ce que nous pouvons dire aux Sections de Genève, avec l'assurance que nos sentiments fraternels sont partagés par tous les membres des Sections qui formaient la majorité du Congrès :

Si vous trouvez nécessaire aux intérêts particuliers du groupe genevois de vous séparer de nous, faites-le, constituez une fédération à part ; mais ne nous quittez pas l'injure à la bouche et le ressentiment dans le cœur ; souvenez-vous que, malgré nos dissidences, nous sommes tous des internationaux...

Si vous voulez conserver chez vous le journal l’Égalité, n'en faites pas un organe destiné à nous faire la guerre. Que l’Égalité et la Solidarité traitent, chacune à sa façon, les grandes questions sociales ; mais renonçons dès le début à une polémique irritante et funeste, à une lutte fratricide...

Puisque nous n'avons pas pu nous entendre pour avoir un seul Comité fédéral, un seul journal, une seule caisse administrative, tâchons au moins de fédérer, dans les deux groupes, nos caisses de résistance...

Au nom de la fraternité internationale, amis de Genève, ne repoussez pas la main que nous vous avons tendue trois fois déjà, et que nous vous tendons encore. (Solidarité du 16 avril.)


Notre journal a des devoirs sérieux à remplir... Aussi ne consentirons-nous qu'à la dernière extrémité à remplir nos colonnes du bruit de la querelle soulevée par quelques individualités qui prétendent représenter le socialisme à Genève, et qui, pour le prouver, ont consacré le dernier numéro de l’Égalité à nous jeter de la boue.

... Nous continuerons à dire aux Sections de Genève : « N'abandonnez pas la Fédération romande ; examinez avec impartialité la situation, comparez la conduite des uns et des autres, vous finirez par reconnaître quels sont vos vrais amis, quels sont les socialistes sincères et désintéressés ; vous ouvrirez les yeux sur les intrigues de quelques meneurs qui vous ont trompés ; vous cesserez alors de suivre leurs conseils funestes, et vous accepterez la main de conciliation fraternelle que nous vous tendons encore et que nous vous tendrons toujours. » (Solidarité du 23 avril.)


Mais détournons les yeux du Temple-Unique. Si nous étions bassement insultés dans l'organe que rédigeait Outine, nous avions la joie de nous trouver en pleine communion d'idées et de sentiments avec les internationaux de France, d'Espagne et de Belgique.

Une nouvelle grève avait éclaté au Creusot en mars, et les grévistes tenaient bon, malgré les condamnations prononcées contre vingt-six d'entre eux par le tribunal d'Autun. Les femmes et les enfants des condamnés se trouvaient en proie à la plus affreuse misère ; leur situation inspira un élan de cœur à notre ami Charles Perron, qui écrivit à la Marseillaise, de Paris :


Il s'agit de venir en aide aux familles des condamnés d'Autun, de les soustraire à la révoltante charité de M. Schneider qui menace de les atteindre tôt ou tard. Je désire obtenir de la femme d'un des prisonniers de me confier, de confier à ma mère, à ma sœur, un de ses enfants dont nous nous chargerions entièrement pendant l'absence du père. Peut-être ne serait-il pas difficile de trouver trente ou quarante ouvriers qui soient en mesure d'en faire autant. Quand il y en a pour quatre, il y en a pour cinq, c'est connu... Cette adoption temporaire, faite sous les auspices de la Marseillaise, n'inspirerait aucune crainte aux femmes du Creusot, qui accepteraient sans doute cette manière de soustraire leurs enfants à la faim et à la misère, et elles, à l'aumône dégoûtante de leur tyran.


La Marseillaise publia la lettre, en ajoutant : « De pareils actes n'ont pas besoin de commentaire. Ils prouvent que l'union se fait entre les travailleurs de toute profession et de tous pays, sans distinction de localités ni de nationalités, et que, par conséquent, l'avènement de la révolution sociale est proche. »

Nous savions bien que nous pouvions compter sur les sympathies des socialistes parisiens : ils allaient bientôt, d'ailleurs, nous prouver leur confiance de la manière la plus éclatante, en nous chargeant de publier, à l'imprimerie de la Solidarité, le journal qu'ils décidèrent de fonder comme organe de la Fédération parisienne (voir p. 52). À Lyon et à Marseille aussi, l'entente était complète avec nous. De Rouen même, où le lithographe Aubry, qui rédigeait la Réforme sociale, avait déclaré vouloir se tenir sur la réserve, le fileur Creusot, ex-délégué au Congrès de Bâle, m'écrivit au sujet de la scission : « Si quelques questions de principes séparent nos frères romands, je fais des vœux bien sincères pour la fédération de toutes vos caisses de résistance, et j'ai la conviction que vous réaliserez cette solidarité capitale le plus tôt possible. Nous sommes charmés de l'active propagande que vous faites. Vous êtes de vaillants soldats, nous vous remercions... Recevez mon salut fraternel, ainsi que Fritz Robert et tous ceux qui combattent avec vous. »

D'Espagne nous avions reçu des déclarations attestant la solidarité de principes qui nous unissait aux travailleurs de la péninsule. Les deux délégués au Congrès de Bâle, Sentiñon et Farga-Pellicer, avaient adressé au Congrès romand une lettre (31 mars) dans laquelle ils nous faisaient part de « l'opinion de la majorité des ouvriers fédérés en Espagne » sur les trois questions du programme à discuter ; sur la question politique ils disaient : « Relativement à l'attitude des ouvriers vis-à-vis des gouvernements, nous sommes heureux de pouvoir constater que les ouvriers d'Espagne se convainquent de plus en plus qu'ils n'ont absolument rien à attendre de leur participation dans les affaires d'État, que tout le temps et tous les efforts consacrés à leur procurer une amélioration par ce chemin non seulement sont pitoyablement perdus, mais encore sont positivement nuisibles, parce que de telles tentatives ne sont que trop susceptibles d'égarer un grand nombre de nos compagnons de misère, comme nous le voyons à notre grand regret en France, en Angleterre, en Allemagne et dans la partie allemande de la Suisse ». — Après le Congrès, la Federacion, organe des Sections internationales de Barcelone[63], écrivit : « Nous considérons comme un devoir d'envoyer notre salut fraternel à la majorité des délégués du Congrès [de la Chaux-de-Fonds], qui ont exprimé dans leurs résolutions la véritable marche que doit suivre l’Association internationale des travailleurs si elle veut arriver à la complète émancipation de tous les prolétaires, au collectivisme, sans accepter d’alliance avec aucun parti politique de la classe moyenne ; et qui ont constaté une fois de plus que l’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ». — La Section de Madrid, qui comptait plus de deux mille membres, nous envoya de son côté une lettre où on lisait : « Il y a cinquante années que les ouvriers espagnols prêtent leur concours aux révolutionnaires politiques. Qu’y ont-ils gagné ? Pouvoir envoyer aux Cortès un ouvrier [Pablo Alsina], qui s’y trouve complètement isolé, et tout à fait annihilé par ceux mêmes des députés qui se disent partisans de l’émancipation de la classe ouvrière. Si du moins la liberté politique était une vérité ! Mais la liberté politique sans l’égalité sociale n’est qu’un mensonge. »

En Belgique, un Congrès ouvrier flamand, comprenant des représentants d’associations hollandaises (Amsterdam, Arnheim, la Haye, etc.) et d’association belges (Bruxelles, Gand, Anvers, etc.), s’était réuni à Anvers les 17 et 18 avril ; il avait à son ordre du jour précisément les mêmes questions que le Congrès de la Chaux-de-Fonds, et sur ces questions il avait voté des résolutions identiques aux nôtres. Il avait recommandé la création et la fédération des caisses de résistance, « seule arme vraiment efficace que les ouvriers possèdent actuellement pour lutter contre l’arbitraire des maîtres ». Il avait déclaré que « la coopération, tant de production que de consommation, n’amènera pas la régénération sociale », tout en reconnaissant « qu’elle est une étape vers un ordre social nouveau ». Il s’était prononcé en faveur de la Représentation du travail, — c’est-à dire de la constitution d’un organisme qui serait créé par les sociétés ouvrières en dehors et en face du Parlement, pour la défense des intérêts de la classe des travailleurs, — et avait condamné la politique préconisée par les politiciens progressistes. « Nous aussi, écrivait l’Internationale de Bruxelles en rendant compte de la discussion, nous avons demandé longtemps le suffrage universel ; nous avions alors l’illusion de croire que, grâce à lui, nous parviendrions à modifier l’état politique et par suite l’état économique de la société. Nous sommes revenus de cette erreur, et nous savons aujourd’hui que c’était la situation économique, dont profitent les habiles et les intrigants, qu’il nous faut modifier… Pour les travailleurs, chercher à entrer dans les Chambres, c’est abandonner, qu’ils le veuillent ou non, toute idée d’émancipation véritable… De même que la philosophie et la science, pour combattre et ruiner l’idée religieuse, ne sont pas entrées dans l’Église, de même le socialisme, pour abattre notre édifice politique et économique, doit lui porter ses coups du dehors sans s’y installer lui-même… Organiser la Représentation du travail en dehors du gouvernement, c’est ruiner définitivement tout formalisme politique et lancer la démocratie dans la voie des réformes sociales. »


Le développement du socialisme international en France était devenu pour Napoléon III un grave sujet d’inquiétude. Conseillé par Émile Ollivier, l’empereur avait pensé qu’il pourrait se rallier la portion de la bourgeoisie qui réclamait quelques libertés, en inaugurant l’Empire « libéral » ; il annonça ensuite (21 mars) que la France serait appelée à sanctionner par un plébiscite la nouvelle orientation donnée à la politique bonapartiste. Le sénatus-consulte du 20 avril fixa au 8 mai la date du plébiscite. Les républicains et les socialistes ne furent pas dupes de la manœuvre, et les attaques contre le régime impérial n’en devinrent que plus violentes. L’acquittement de Pierre Bonaparte (le 7 mars), prononcé par la Haute-Cour de Tours après un scandaleux procès, avait été une occasion excellente d’agitation.

De toutes parts l’Internationale française complétait son organisation en faisant de nouvelles recrues. Les statuts fédéraux élaborés pour Paris avaient été adoptés le 18 avril dans une grande réunion où fut constituée la Fédération parisienne de l’Internationale[64], sous la présidence de Varlin, assisté de Robin et d’Avrial Varlin avait dit dans son discours d’ouverture : « Nous sommes la force et le droit. Nous devons nous suffire à nous mêmes. C’est contre l’ordre juridique, économique, politique et religieux que nous devons tendre nos efforts[65]. » Une Commission de douze membres (Ansel, Avrial, Berthomieu, Germain Casse, Combault, Franquin, Johannard, Lafargue, Lefèvre, Raymond, Robin, Roussel) fut nommée pour rédiger un manifeste anti-plébiscitaire. Ce manifeste, qui parut dans la Marseillaise du 25 avril, disait aux travailleurs français : « Si vous désirez, comme nous, en finir une bonne fois avec toutes les souillures du passé,… si vous voulez affirmer la République démocratique et sociale, le meilleur moyen, selon nous, c’est de vous abstenir ou de déposer dans l’urne un bulletin inconstitutionnel, — ceci dit sans exclure les autres modes de protestation. Travailleurs de toutes sortes, souvenez-vous des massacres d’Aubin et de la Ricamarie, des condamnations d’Autun et de l’acquittement de Tours, et, tout en retirant vos cartes d’électeurs, afin de montrer que vous n’êtes point indifférents à vos devoirs civiques, abstenez-vous de prendre part au vote. Travailleurs des campagnes…, nous vous conseillons également de vous abstenir, parce que l’abstention est la protestation que l’auteur du coup d’État redoute le plus ; mais si vous êtes forcés de mettre un bulletin dans l’urne, qu’il soit blanc, ou qu’il porte un de ces mots : Changement radical des impôts ! Plus de conscription ! République démocratique et sociale ! » — De Lyon, l’on écrivait à la Solidarité que la Fédération lyonnaise serait bientôt solidement constituée ; qu’à Saint-Étienne, dans une grande réunion (10 avril), les principes et les moyens d’action de l’Internationale avaient été acclamés ; qu’une autre grande réunion avait eu lieu à Givors (24 avril) ; que des Sections rurales étaient en voie d’organisation. Bastelica nous racontait dans une lettre une excursion parmi les populations révolutionnaires des montagnes du Var, où il venait de fonder cinq Sections ; les paysans des Alpes-Maritimes l’invitaient à leur porter la « bonne nouvelle » ; dans les Bouches-du-Rhône se créaient des Sections industrielles ; « à bientôt le tour de l’Hérault, ajoutait-il. Tout ce mouvement brise mes forces, mais augmente mon courage. »

La Solidarité du 30 avril disait au sujet de la situation : « La France sera bientôt couverte de Sections internationales. Les grèves du Creusot et de Fourchambault ont rendu les doctrines socialistes populaires dans les départements du centre : Nevers et Limoges promettent de donner prochainement la main à Saint-Étienne et à Lyon. Besançon compte plusieurs sociétés ouvrières qui sont en relations avec la Chaux-de-Fonds, et que le Comité fédéral romand réussira sans doute à gagner à l'Internationale. Lille s'organise, par les soins de notre infatigable Varlin. Une Section vient de se fonder à Brest, en Bretagne, et elle a envoyé aux Sections de Paris son adhésion à nos principes. Notre ami B. Malon remplit dignement la mission dont l'a chargé la Marseillaise [,qui l'avait envoyé en qualité de correspondant en Saône-et-Loire et dans la Nièvre] ; il a fait successivement au Creusot et à Fourchambault une enquête complète sur la situation des ouvriers. » Un grand Congrès des Sociétés ouvrières de France était convoqué à Rouen pour le 15 mai par la Fédération ouvrière rouennaise ; mais Aubry avait lancé cette convocation sans consulter personne, et Varlin l'en blâma : « Il me semble, lui écrivit-il, qu'avant de convoquer publiquement les sociétés ouvrières de France à un Congrès dont vous fixez vous-même la date et le programme, vous auriez dû consulter ces sociétés sur l'opportunité de ce Congrès et sur les questions à mettre à l'ordre du jour… Nous sommes dans une période de propagande et d'organisation, et je doute que les sociétés, qui, actuellement, ont assez de frais et d'occupations pour ces deux choses, puissent entreprendre sérieusement un Congrès. »

Quelques jours avant le plébiscite, Émile Ollivier ordonna l'arrestation, sous la double inculpation de complot et de société secrète, de « tous les individus qui dirigeaient l'Internationale ». Le 30 avril, la police arrêta, à Paris, Malon, Johannard, Murat, Pindy, Avrial, Landeck, et vingt autres de nos amis (Varlin réussit à s'échapper et à passer en Belgique[66]) ; à Lyon, Albert Richard, Gaspard Blanc, Chol, Doublet, Palix et sept autres. À Marseille, Bastelica put se soustraire aux recherches ; il se réfugia en Espagne. Les arrestations continuèrent les jours suivants : on emprisonna Assi au Creusot ; Aubry à Rouen ; Combe à Marseille ; Dupin et d'autres à Saint-Étienne ; Beauvoir, Dumartheray et d'autres à Lyon ; Ledoré et d'autres à Brest ; Alerini[67] à Cannes, etc.

En même temps qu'elle mettait sous les verroux les principaux membres de l'Internationale, la police bonapartiste avait arrêté un soldat déserteur, Beaury, qu'elle accusait de vouloir commettre un attentat contre l'empereur, et avait « découvert » au domicile d'un certain Roussel — qui ne put être arrêté, parce qu'il fut « délivré » par « des individus qui se jetèrent sur les agents » — vingt et une bombes, que les mouchards y avaient peut-être apportées. « Ceci, nous écrivait-on de Paris, est cousu de fil blanc. Il est clair que la police, qui avait besoin d'un complot, s'est entendue avec le nommé Roussel ; celui-ci s'est arrangé pour que les agents trouvent des bombes à son domicile, et les agents, de leur côté, ont eu soin de faire évader Roussel en récompense de ses bons services. » (Solidarité du 7 mai 1870.) Le Conseil fédéral parisien de l'Internationale publia aussitôt (2 mai) dans la Marseillaise une protestation où il déclarait faux que l'Internationale fût pour quelque chose dans le prétendu complot ; et il ajoutait : « L'Association internationale des travailleurs, conspiration permanente de tous les opprimés et de tous les exploités, existera malgré d'impuissantes persécutions contre les soi-disant chefs, tant que n'auront pas disparu tous les exploiteurs, capitalistes, prêtres et aventuriers politiques ». La protestation était signée des noms suivants : Ansel, Berthomieu, Bertin, Boyer, Chaillou, Chalain, Chaudey, Cirode, Combault, Dambrun, Delacour, Dupont, Durand, Durieux, Duval, Fournaise, Fränkel, Franquin, Giot, Haucke, Langevin, Malzieux, Mangold, Marret, Ménard, Pagnerre, Portalier, Keynier, Rivière, Robin, Rochat ; elle avait été rédigée par Robin.

Robin m'écrivit de Paris, le, 3 mai : « Je suis encore là pour te répondre, je ne suis pas arrêté. Le triple ou quadruple complot dont la police s'est réservé la découverte au moment opportun est une manœuvre plébiscitaire. Ces gens-là jouent leur va-tout. Il y a encore tant d'imbéciles que cela fera quelque effet, mais malgré tout leur étoile pâlit. Dans la Marseillaise de demain, tu verras le démenti rédigé par le Conseil fédéral parisien et que nous avons tous signé. » (Solidaritédu 7 mai.) De Lyon, un membre de l'Internationale, Charvet, m'adressa la lettre suivante, le 2 mai : « Toute la Commission internationale a été arrêtée ; ils ont tout saisi, livres, papiers, cartes et le timbre. Nous ne sommes pas découragés pour cela ; nous avons nommé immédiatement une nouvelle Commission, mais nous n'avons pas les adresses des correspondants, surtout de Londres. Nous sommes ailés chez le citoyen X…, il nous a donné la vôtre ; veuillez, je vous prie, me les envoyer par le retour du courrier. » (Solidarité du 7 mai.) Je trouve dans un volume d'Oscar Testut ma réponse à Charvet, saisie plus tard chez lui ; la voici, datée du 5 mai :


« Amis de Lyon, ne perdez pas courage ; c'est le moment de se montrer fermes. En reconstituant une nouvelle Commission, vous avez prouvé que vous êtes des hommes dignes de tenir le drapeau de l'Internationale. Nous sommes avec vous de cœur, en attendant le moment, peut-être prochain, où nous pourrons vous aider d'une autre manière. Voici les adresses des correspondants : Pour le Conseil général, Hermann Jung, 6, Charles Street, Londres ; pour la Belgique, Eugène Hins, rue des Alexiens, 13, Bruxelles ; pour l'Espagne, G. Sentiñon. rue Giralt-Pellicer, 5, piso 2e, Barcelone ; pour Genève, Charles Perron, rue du Cendrier, 8. Si vous voulez écrire au Conseil fédéral parisien, adressez votre lettre ainsi : Mademoiselle Delesalle, rue Monge, 95…. Des amis qui sont arrivés hier de Paris m'ont affirmé qu'on s'attend à un mouvement à Paris pour le jour du vote, dimanche. »


Le plébiscite passé, le gouvernement impérial remit en liberté une partie des socialistes arrêtés, en se réservant toutefois d'en poursuivre un certain nombre devant ses juges.


J'eus à traiter à ce moment, dans la Solidarité, de la « question politique », pour mettre en lumière la conception qui était la nôtre et répondre aux objections qui nous étaient présentées. Voici trois articles sur ce sujet, parus dans les numéros des 30 avril et 7 mai :


La question politique.
(Solidarité du 30 avril 1870.)

[68] Examinons la question de plus près, et prenons un exemple pour mieux préciser nos idées. Nous choisirons Genève.

Pour les ouvriers genevois, il y a deux alternatives : se mêler de politique locale, chercher à faire passer quelques-uns des leurs dans les Conseils législatifs et exécutifs (ce sont les termes mêmes de la résolution de la minorité du Congrès), ou bien s’abstenir de toute participation aux élections, et consacrer toute leur activité à faire de la propagande, à renforcer leurs Sections, à se fédérer avec les Sections voisines, à organiser sur un pied solide leurs caisses de résistance.

Voyons ce qui arrivera, si les ouvriers genevois choisissent la première alternative.

Il y a deux mille internationaux à Genève. Sur ce nombre, combien y en a-t-il qui jouissent du droit électoral ? La moitié ? C’est trop dire, probablement. Cependant, posons que la moitié des internationaux de Genève soient électeurs : voilà donc mille votants.

Que feront ces mille votants ? Donneront-ils l’appui de leurs suffrages à l’un des partis politiques existants, les radicaux et les indépendants[69], ou bien se constitueront-ils en troisième parti ?

Voilà une première question qui sera déjà la cause de bien des discussions. Chacun le sait, il y a dans l’Internationale bon nombre d’ouvriers qui, par tradition, se rattachent encore à l’un ou à l’autre des partis politiques. Ceux-là iront voter, les uns pour Fazy, les autres pour la « ficelle » ; quand ils se rencontreront au Cercle international, pourront-ils se serrer la main avec cordialité ? n’est-il pas probable au contraire qu’ils se querelleront, qu’ils s’échaufferont, et le Cercle ouvrier ne pourrait-il, à la veille d’une élection, se trouver transformé en succursale de la boîte à gifles[70] ? On nous dit même que cela a déjà failli arriver une fois. Prenez-y garde, ouvriers genevois : c’est la bourgeoisie qui rirait bien de vous voir vous donner des bourrades pour ses beaux yeux.

Mais supposons que cela ne se passera pas ainsi, et mettons les choses au mieux. Nous admettons que tous les internationaux ont rompu à jamais avec les partis bourgeois, et qu’ils forment à Genève un seul parti compact et résolu d’ouvriers socialistes. Très bien. Ce parti aura-t-il la majorité dans les élections ? Sera-t-il assez fort pour l’emporter sur les deux autres qui se coaliseront contre lui ? Non, c’est impossible : il suffit de se rappeler qu’il y a à Genève huit mille électeurs prenant part au vote ; les ouvriers seront à peine un contre quatre, ils seront battus, c’est clair comme le jour.

Cependant, allons plus loin, et accordons que les ouvriers auront pu triompher, au moins partiellement, dans les élections. Nous supposons qu’ils aient fait passer deux ou trois des leurs au Conseil d’État[71]. Ces ouvriers devenus conseillers d’État resteront-ils fidèles au socialisme ? N’est-il pas probable que le pouvoir leur tournera la tête, leur corrompra le cœur, et qu’aussitôt arrivés à cette position bourgeoise par excellence, ils renieront leurs anciennes convictions ? L’histoire nous apprend que cela est toujours arrivé ainsi.

Nous voulons admettre néanmoins, pour continuer notre raisonnement, que les socialistes placés de la sorte dans le gouvernement de Genève seraient des hommes incorruptibles, des êtres exempts de toutes les faiblesses de la nature humaine. Une fois au Conseil d’État, que feront-ils ?

Ils essaieront des réformes ? Mais leurs collègues s’y opposeront. — Voilà que nous sommes encore obligés d’admettre que les socialistes seront en majorité au Conseil d’État. Soit. Mais ce Conseil d’État socialiste, que pourrait-il faire en face d’un Grand-Conseil bourgeois ? Il faut donc admettre que la majorité du Grand-Conseil sera composée d’ouvriers. Mais dans ce cas, ouvriers genevois, si vous êtes assez forts, assez nombreux, assez unis, pour vous emparer du Conseil d’État et du Grand-Conseil, à quoi bon conserver ces formes gouvernementales établies par la bourgeoisie ? Supprimez ce gouvernement qui n’a plus de raison d’être dans une société égalitaire, et faites la révolution.

C’est ici que nous attendent nos contradicteurs. Nous voulons éviter la révolution si c’est possible, disent-ils ; nous voulons, au moyen des réformes constitutionnelles, arriver peu à peu, et sans secousses violentes, à abolir tous les privilèges et à établir l’égalité.

Ce projet est très beau, sans doute, mais c’est une utopie qu’on est étonné d’entendre énoncer à des hommes qui devraient avoir réfléchi. Quoi ! vous pensez pouvoir échapper à la révolution ? vous n’avez donc aucune idée claire de ce qui doit se passer pour que le travail soit affranchi ?

Nous vous supposons au pouvoir, socialistes non-révolutionnaires. L’un de vous est chef du département militaire. Que doit-il faire ? — conserver l’ordre de choses existant, en le réformant dans quelques détails ? non, c’est le programme du libéralisme bourgeois. Un socialiste doit abolir entièrement l’armée : et voilà la Révolution.

Un de vous est chef du département de justice et police. Que doit-il faire ? — replâtrer un peu les vieilleries juridiques, changer le personnel des tribunaux, épurer la police ? non, c’est le programme du libéralisme bourgeois. Un socialiste doit abolir tout ce qu’on a appelé justice jusqu’à présent : et voilà la Révolution.

Un de vous est directeur des cultes. Que doit-il faire ? — régler sagement les rapports de l’État et des corporations religieuses, défendre la société contre les empiétements du clergé, chercher à constituer l’Église libre dans l’État libre ? non, c’est le programme du libéralisme bourgeois. Un socialiste doit dire : Il n’y a plus de directeur des cultes, il n’y a plus de cultes publics, il n’y a que la liberté : et voilà la Révolution.

Un de vous est directeur des finances. Que doit-il faire ? — alléger le budget, diminuer les impôts, éteindre la dette publique ? — non, c’est le programme du libéralisme bourgeois. Un socialiste doit supprimer le budget, abolir les impôts existants, et laisser la société nouvelle organiser les services publics comme elle l’entendra : et voilà la Révolution.

La logique est de notre côté, à nous qui savons clairement ce que nous voulons, et qui le disons avec franchise. Et c’est pour cela que tôt ou tard ceux des ouvriers qui sont encore restés en arrière, et qui se laissent bercer par les paroles trompeuses des endormeurs, marcheront avec nous, dès qu’ils auront ouvert les yeux à la vérité.

Le moment n’est pas éloigné où, à Genève et partout, le peuple fera ce raisonnement :

Les uns veulent nous conduire aux élections : ils veulent un gouvernement ouvrier, un État ouvrier : avec ce système, il faudra naturellement qu'il y ait encore dans l'avenir des hommes d'État : et qui seront ces hommes d'État ? Précisément ces Messieurs qui nous recommandent si fort d'aller voter, et qui veulent tout bonnement se mettre à la place des gouvernements actuels.

Les autres nous disent : Il faut une société où tous seront égaux dès leur entrée à la vie ; où tous devront travailler de leurs mains et de leur tête ; où personne n'aura plus le droit d'exercer aucune autorité au nom de personne, où il n'y aura par conséquent plus de gouvernement, plus d'État, plus d'hommes d'État ; où les travailleurs, librement groupés, librement fédérés, administreront eux-mêmes leurs affaires sans avoir à subir la tutelle de personne.

Lesquels sont les véritables socialistes, et lesquels sont les ambitieux ?

Et quand le peuple aura raisonné de la sorte, son choix sera bientôt fait.


Encore la question politique.
(Solidarité du 7 mai 1870.)

Nous devons compléter notre article de samedi passé par quelques observations, afin de prévenir les fausses interprétations qui pourraient être données de nos principes.

En effet, il y a des personnes qui disent : Si les ouvriers s'abstiennent complètement de participer à la politique, les gouvernements pourront faire tout ce qu'ils voudront : nous verrons, en Suisse, les vieilles aristocraties revenir au pouvoir, et rétablir l'ancien régime. Plus de droit de réunion, plus de droit d'association, plus de liberté de la presse, plus de sécurité pour les habitants étrangers.

Nous avons entendu dire ces choses à plus d'un ouvrier.

Voici notre réponse :

Ces craintes sont chimériques. La vieille aristocratie a fait son temps, l'ancien régime est bien mort. Cet ancien régime a été détruit par la bourgeoisie, qui a, pour cela, bien mérité de l'humanité. Oui, cette bourgeoisie que nous combattons aujourd'hui parce qu'elle est devenue une classe exploitante, il y a eu un temps où elle était une classe révolutionnaire ; elle représentait alors le progrès, le droit, la justice. C'est elle qui a fondé toutes ces libertés dont nous parlions tout à l'heure : le droit de réunion, le droit d'association, la liberté de la presse, et son titre, dans l'histoire, sera d'avoir arraché ces conquêtes au vieux despotisme du droit divin.

Ces conquêtes de la bourgeoisie, la bourgeoisie ne se les laissera pas ravir. On pourra voir un moment, comme en France, une dictature militaire restreindre ces libertés ; mais la bourgeoisie ne s'y résignera pas, et profitera de la moindre défaillance du dictateur pour ressaisir les libertés compromises.

Soyons donc sans inquiétude sur ce point. C'est la tâche de la bourgeoisie libérale de maintenir l'œuvre de 1789 et de 1830. Et cette tâche, elle l'accomplit tous les jours, non pas sans doute par amour de la liberté et du prolétariat, mais dans son propre intérêt à elle.

Quant à nous, nous profitons de ces libertés, et nous nous en servons contre cette même bourgeoisie, qui nous a affranchis du joug féodal, mais qui veut aujourd'hui nous tenir sous le joug de la finance.

Et s'il arrivait un jour que les libertés nécessaires pour continuer notre propagande vinssent à nous manquer ; si le gouvernement voulait essayer de supprimer nos journaux, d'empêcher nos meetings, de dissoudre nos Sections, — alors ce serait le moment d'agir et de défendre les droits menacés. Et les gouvernements verraient alors qu'il faut compter avec nous.

Mais, d'ici là, pourquoi dépenser notre activité dans les luttes électorales ? pourquoi prendre au sérieux les comédies gouvernementales de la bourgeoisie ? pourquoi donner, à tous ces intrigants politiques qui se disputent le pouvoir, l'appui de notre force et de notre honnêteté ? — Non, non, ouvriers : notre place n'est pas autour de l'urne du scrutin ; elle est dans les Sections de l'Internationale, où nous avons à discuter des intérêts qui nous touchent de bien plus près que toutes les combinaisons politiques des partis bourgeois.

Voyez ce qui se passe en France, et l'exemple que nous donnent les ouvriers de ce pays. Un moment ils se sont laissé prendre à cette illusion, qu'en envoyant des représentants au Corps législatif ils serviraient la cause du travail. Aussi, il y a un an, ils avaient donné leurs voix aux députés de la gauche. Aujourd'hui quelle est l'attitude des ouvriers français ? Convaincus par l'expérience qu'il n'y a rien à attendre ni du gouvernement, ni de la gauche, ni d'aucun parti politique, ils ont adopté une tactique nouvelle ; et en face du plébiscite, à l'empire qui leur crie : Votez oui, — à la gauche qui leur crie : Votez non, ils répondent ce seul mot : Abstention.

Est-ce à dire que les ouvriers français soient disposés à supporter patiemment l'empire à perpétuité ? C'est tout le contraire. Ils ne veulent ni de cet empire qui les a fusillés en décembre 1851, ni de cette république bourgeoise qui les a fusillés en juin 1848 : ils ne veulent plus d'aucun gouvernement quel qu'il soit ; ils veulent la destruction de l'État, l'avènement de l'égalité sociale. Et dans leur bouche comme dans la nôtre, Abstention signifie Révolution.


La loi sur les fabriques à Zurich.
(Solidarité du 7 mai 1870.)

Le dimanche 24 avril, le peuple zuricois devait voter sur une loi qui réglait les conditions du travail dans les fabriques, et qui mettait en particulier un frein à l'odieuse exploitation des femmes et des enfants.

La loi a été rejetée par 26.981 voix contre 18.289 grâce aux manœuvres ignobles du parti bourgeois.

La Tagwacht, qui nous apprend ce résultat, constate en même temps « que c'est dans les districts industriels que la majorité contre la loi a été la plus forte », c'est-à-dire que la loi a été rejetée par les ouvriers eux-mêmes.


Voilà une expérience qui devrait faire ouvrir les yeux aux partisans de la législation directe.

On croit avoir fait merveille parce qu'on a obtenu que le peuple voterait directement sur toutes les lois, — et voilà que le peuple repousse les bonnes lois.

C'est que, — suivant l'expression énergique d'un orateur dans un de nos meetings, — avec nos institutions sociales actuelles, le suffrage universel, le vote populaire, n'est et ne peut être qu'une blague.

Aussi longtemps qu'il y aura d'un côté des capitalistes ayant entre les mains tous les moyens de corruption et d'intimidation, et de l'autre côté une quantité de pauvres diables qui craignent de manquer de pain et qui sont habitués à la soumission au plus fort, le vote populaire — sauf dans des circonstances exceptionnelles et extraordinaires — ne sera pas un instrument de révolution et de progrès, ce sera un instrument de gouvernement et de réaction.

Voilà ce que nos amis de Zurich et d'Allemagne refusent de comprendre.

Pourquoi une partie des ouvriers zuricois ont-ils voté contre la loi sur les fabriques ? Pour deux raisons : d'abord, parce que les patrons le voulaient ; ensuite, parce que la loi, en diminuant les heures de travail de la femme et de l'enfant, diminuait du même coup les maigres ressources du ménage ouvrier, et qu'alors ceux qui avaient déjà à peine de quoi manger auraient décidément souffert de la faim.

N'est-ce pas bien peu connaître le cœur humain que d'exiger de la majorité des électeurs un degré d'héroïsme qui leur permette de braver à la fois et les menaces des chefs de fabrique et les souffrances de la misère, — et cela dans quel but ? Pour voter une loi qui contient sans doute des réformes utiles, mais qui laisse subsister la base même des abus, qui laisse le prolétaire à la merci du propriétaire, et qui momentanément aggrave même la situation déjà si pénible de l'ouvrier.

Si vous voulez des électeurs indépendants, mettez-les en possession de leurs instruments de travail : une fois qu'ils seront soustraits à la domination du capital, une fois qu'ils seront réellement libres, les manœuvres de la réaction resteront sans effet sur eux ; alors le vote du peuple sera l'expression réelle de la volonté du peuple. Alors seulement, mais pas avant.

Voilà pourquoi, tant que la révolution n'aura pas établi l'égalité et la liberté complètes, nous refuserons de prendre au sérieux le suffrage universel, nous refuserons d'aller voter.

Le triste résultat du vote du 24 avril a-t-il diminué un peu la confiance sans bornes que nos amis de Zurich donnaient à la législation directe ? Nous l'espérons. Du moins, voici ce que dit la Tagwacht à ce sujet :

« Samedi soir, quelques ouvriers sont venus nous trouver, des hommes ordinairement paisibles et modérés. Une sombre indignation éclatait dans leurs yeux. Ils nous dirent : Nous avons acquis la conviction que, contre cette bande, ce ne sont plus les armes du raisonnement qu'il faut employer. »

Voilà qui est bien dit. Maintenant, amis de Zurich, agissez en conséquence.



  1. Coullery, qui habitait alors le Val de Ruz, n’assista pas aux deux séances de la première journée du Congrès, le lundi 4 ; il ne vint siéger que le lendemain, mardi, après la scission, pour renforcer les rangs de la minorité.
  2. Cet Humbert, guillocheur, dont le prénom ne m’est pas connu, ne doit pas être confondu avec Paul Humbert, graveur, membre de l’atelier coopératif du Locle.
  3. La Section des monteurs de boîtes du Vignoble neuchâtelois, n’ayant le moyen de payer le voyage que d’un seul délégué, avait choisi comme second délégué un monteur de boîtes habitant la Chaux-de-Fonds, Baumann, qui avait accepté, mais qui, ainsi qu’on le verra, trahit la confiance de ses commettants.
  4. La Section des menuisiers de Neuchâtel, par économie, s’était fait représenter par deux internationaux habitant les Montagnes. Elle choisit Daniel Hermann, menuisier, habitant la Chaux-de-Fonds, et Henri Devenoges, monteur de boîtes, habitant Sonvillier ; ce dernier était le cousin de Hermann Devenoges, l’un des délégués des graveurs de Neuchâtel.
  5. Le second délégué de la Section centrale du district de Courtelary, le jeune ouvrier graveur Émile Gagnon, était un Français, originaire des Bassots (Doubs), qui avait travaillé à Saint-Imier, mais qui, peu de temps avant le Congrès, avait quitté le Vallon pour se fixer à la Chaux-de-Fonds. La Section centrale du district de Courtelary, dont il avait fait partie, l’avait choisi pour les mêmes raisons qui avaient décidé aussi les monteurs de boîtes du Vignoble neuchâtelois et les menuisiers de Neuchâtel à confier des mandats à des ouvriers habitant la Chaux-de Fonds, — afin de réduire le plus possible les frais de délégation.
  6. On a vu que la vérification des mandats avait fait constater que trente-huit délégués avaient été régulièrement mandatés ; mais trente-sept seulement étaient présents. L’absent, je l’ai dit plus haut, était Coullery.
  7. Il y a ici une erreur de fait. La demande n’était pas arrivée trop tard ; l’adhésion, publiée dans l’Égalité, était du 20 mars ; seulement le président de la Section avait, comme il a été dit antérieurement (t. I. p. 286), oublié d’envoyer au Comité fédéral une copie du règlement, et le Comité avait profité de cet oubli pour ajourner sa décision, tandis que, s’il se fût agi d’un groupe à lui sympathique, il eût certainement procédé d’autre façon.
  8. Un des deux délégués de la Section des monteurs de boîtes du Vignoble neuchâtelois, Baumann, de la Chaux-de-Fonds, circonvenu par les coullerystes, vota non avec la minorité, quoiqu’il eût reçu, comme son collègue Bétrix, le mandat impératif de voter oui. Ce mandataire indigne fut désavoué publiquement par ses commettants (lettre de la Section des ouvriers monteurs de boîtes du Vignoble neuchâtelois, du 14 avril 1870, publiée dans le no 2 de la Solidarité). Les chiffres eussent été, si Baumann avait voté conformément à la volonté de la Section qu’il représentait, vingt deux oui et dix-sept non.
  9. Voici comment le Mémoire de la Fédération jurassienne (p. 121) relate l’incident :

    « À peine le résultat du vote avait-il été proclamé par le président, que deux ou trois délégués de la minorité, se levant, s’écrient : « Au nom de ma Section, je me retire ». Et le cri gagnant de proche en proche, toute la délégation de Genève et de la Chaux-de-Fonds, debout, s’apprête à sortir. Le président Dupleix, réclamant le silence, dit ces mots :

    « Messieurs, je vous remercie de l’honneur que vous m’avez fait en me confiant la présidence, mais je ne puis plus continuer à siéger au milieu de vous, et je dois me retirer avec mes collègues ».

    « Ce coup de théâtre, prémédité par la minorité, étonne un moment les délégués de la majorité ; mais bientôt plusieurs voix se font entendre : « Nommons un autre président et continuons la séance ! — Assis ! assis ! les délégués de la majorité sont invités à rester assis ! »

    « À ce moment. M. Ulysse Dubois, président du Cercle auquel appartenait le local où se tenait le Congrès, monte à la tribune. Il est furieux, il parle avec de grands éclats de voix :

    « Je vous annonce. » dit-il, qu’il ne convient plus au Cercle, dont je suis le président, de mettre son local à la disposition d’un Congrès comme celui-ci. J’invite les collectivistes à évacuer la salle au plus vite, faute de quoi nous emploierons d’autres moyens. »

    « Et, là-dessus, grands applaudissements des coullerystes, qui pénètrent brusquement dans l’enceinte du Congrès, aux cris de : À la porte les collectivistes ! Voyant que le Congrès allait dégénérer en une scène de pugilat, et ne voulant pas se colleter avec ces excellents internationaux qui expulsaient du lieu de ses séances un Congrès international, les délégués de la majorité se levèrent silencieusement et se retirèrent.

    « Ainsi finit le dernier Congrès de l’ancienne Fédération romande. »

  10. Ce sont les noms qui figurent ci-dessus dans la liste intitulée Autres localités, avec un nom en moins, celui du monteur de boîtes Baumann, et un nom en plus, celui d’Alfred Jeanrenaud, l’un des délégués des graveurs et guillocheurs du district de Courlelary (l’autre délégué, Schwitzguébel, se trouve déjà dans la liste comme délégué de Granges).
  11. Ce sont douze des treize délégués de Genève (Dupleix, comme président, n’avait pas voté), cinq des six délégués de la Chaux-de Fonds (Coullery était absent), et Baumann, également de la Chaux-de-Fonds, l’un des délégués des monteurs de boîtes du Vignoble neuchâtelois, qui avait voté contre le contenu exprès de son mandat.
  12. Imparfaitement renseignés à ce moment, nous ne connaissions pas les noms de tous les délégués de Genève ni leur nombre exact, et le bruit courait qu’il y en avait eu un parmi eux qui s’était abstenu. C’était une erreur.
  13. La minorité étant désireuse d’augmenter le chiffre de ses membres et de se transformer en majorité, les coullerystes firent immédiatement une démarche auprès de trois sociétés ouvrières de la Chaux-de-Fonds, où ils avaient des amis, pour obtenir leur adhésion à l’Internationale. Ces sociétés — celles des guillocheurs, des faiseurs de secrets en argent, des charpentiers et menuisiers — s’étaient tenues à l’écart de l’Internationale parce que les doctrines révolutionnaires des collectivistes les effrayaient : mais dès qu’elles eurent compris qu’il s’agissait, cette fois, de manifester contre les collectivistes et de soutenir Coullery, elles s’empressèrent d’adhérer et d’envoyer leurs délégués siéger au Congrès anti-collectiviste (ce furent Fuhrer et Otterstætter, des guillocheurs ; Durafour et Juvet, des faiseurs de secrets en argent ; Rufener et Strehler, des charpentiers et menuisiers. En outre, deux nouveaux délégués de Genève, appelés par télégramme, vinrent renforcer les rangs de leurs collègues (Piguet, de la Section des faiseurs de pièces à musique ; Kreppaz, de la Section des tailleurs de pierre et maçons). Coullery, qui ne siégea que le mardi, fut remplacé après son départ par Ulysse Dubois. Le Congrès anti-collectiviste se trouva de la sorte réunir en fin de compte un chiffre de vingt-huit délégués, dont un, Baumann (le mandataire infidèle des monteurs de bottes du Vignoble neuchâtelois) n’avait pas le droit de siéger.
  14. Le 5 avril, au lendemain de la scission, « un télégramme de Genève, envoyé au nom des trente Sections de Genève, était venu approuver la conduite des délégués genevois ; il sera intéressant d’ajouter que ce télégramme avait été expédié par une réunion du Comité cantonal, réunion à laquelle assistaient quatre membres de ce Comité sur soixante, et sans que les Sections eussent été le moins du monde consultées. » (Mémoire de la Fédération Jurassienne, p. 127.)
  15. Dans la séance du lundi après midi, avant la scission, une Commission de cinq membres avait été nommée pour la vérification des comptes du Comité fédéral. Ces cinq membres étaient : James Guillaume (28 voix sur 37 votants), Treyvaud (25 voix), Rossier et Baumgartner (chacun 23 voix), Tombet (22 voix). La majorité de cette Commission (dont deux membres seulement, Baumgartner et Tombet, appartenaient à la minorité du Congrès) invita le mardi matin par lettre le président du Comité fédéral, Guétat, à « s’entendre avec elle pour que le travail de vérification pût se faire sans retard » : Guétat ne daigna pas répondre.
  16. La minorité scissionnaire nomma de son côté un nouveau Comité fédéral, dont elle plaça le siège à Genève ; les sept membres de ce Comité furent P. Chenaz, Th. Duval, L. Martin, Napoléon Perret, Tellier, B. Rosselli, et Jules Dutoit, secrétaire. Henri Perret n’en faisait pas partie ; il y avait une raison, comme on le verra plus loin (p. 46, note 3), pour qu’il restât momentanément à l’écart : on avait besoin de son nom pour prolonger fictivement l’existence de l’ancien Comité, afin que le Conseil général pût se donner l’apparence de la neutralité en correspondant avec l’ancien secrétaire Henri Perret, et non avec le nouveau secrétaire Dutoit.
  17. Il était à prévoir que les Sections scissionnaires continueraient la publication de l’Égalité, d’où notre décision.
  18. Ce qu’Outine appelle les « proclamations russes » de Bakounine, ce sont à la fois les opuscules écrits en russe par Bakounine lui même (les Quelques paroles à nos jeunes frères de Russie, l’appel Aux officiers de l’armée russe, et ceux qui sont l’œuvre personnelle de Netchaïef (les Principes de la révolution, les n° 1 et 2 des Publications de la Société la Justice du Peuple, l’appel À la noblesse russe). L’équité commande de ne pas les confondre.
  19. Il s’agit évidemment de passages de l’écrit (russe) Les Principes de la révolution (août 1869), œuvre de Netchaïef seul. Un de ces passages contient une menace à l’adresse de « certains bavards » que l’on se promet de « faire taire par la force » ; Netchaïef ajoute plus loin : « Celui qui ne se mettra pas dans les rangs des hommes d’action, il ne tiendra pas à nous qu’il ne soit perdu ; et de même il ne tiendra pas à nous que tous ceux qui se cachent derrière les coulisses ne soient anéantis froidement, impitoyablement, avec les coulisses qui les cachent ».
  20. Dans un article du n° 1 des Publications de la Société la Justice du Peuple, 1869 (rien dans ce numéro ni dans le n° 2 n’est de la plume de Bakounine), Netchaïef a écrit : « Nous sortons du peuple… n’ayant pas de notions sur les obligations morales ni sur une honnêteté quelconque envers ce monde que nous haïssons et dont nous n’attendons que du mal ».
  21. Dans la brochure Aux officiers de l’armée russe (janvier 1870), qui est de Bakounine et signée de son nom, l’auteur, parlant des membres du Comité révolutionnaire russe, dit : « Comme les jésuites, non dans le but de l’asservissement, mais dans celui de l’émancipation populaire, chacun d’eux a renoncé même à sa propre volonté ». Ce sont là façons de parler auxquelles les socialistes du Jura n’ont jamais souscrit. Bakounine explique ensuite ce qu’il sait du Comité et comment il a été mis en relations avec lui : « On pourrait me demander : Si le personnel composant le Comité reste un mystère impénétrable pour tout le monde, comment avez vous pu vous renseigner sur lui et vous convaincre de sa valeur réelle ? Je répondrai franchement à cette question. Je ne connais pas un seul des membres de ce Comité, ni leur nombre, ni le lieu de sa résidence. Je sais une chose, c’est qu’il ne se trouve pas à l’étranger, mais en Russie même, comme cela doit être, car un Comité révolutionnaire russe siégeant à l’étranger est une absurdité dont l’idée ne peut naître que dans la tête de ces phraseurs vides de sens et stupidement ambitieux appartenant à l’émigration, qui cachent leur désœuvrement vaniteux et méchamment intrigant sous le nom sonore de Cause du Peuple [le journal d’Outine]… Il y a un an à peu près, le Comité, croyant utile de m’avertir de son existence, m’envoya son programme accompagné de l’exposition du plan général de l’action révolutionnaire en Russie. Complètement d’accord avec l’un et l’autre, et m’étant assuré que l’entreprise aussi bien que les hommes qui en ont pris l’initiative sont véritablement sérieux, j’ai fait ce qu’à mon avis devait faire tout réfugié honnête : je me suis soumis sans condition à l’autorité du Comité, comme à l’unique représentant et directeur de la révolution en Russie. Si m’adresse aujourd’hui à vous, je ne fais qu’obéir aux ordres du Comité. Je ne puis vous en dire davantage. »
  22. Égalité du 30 avril 1870, p. 3.
  23. Les socialistes du Jura sont en effet toujours restés étrangers aux affaires russes, et en avril 1870 je ne connaissais encore aucune des publications dont j’ai cité les noms et quelques passages dans les notes précédentes à l’exception d’un article du n° 2 des Publications de la Société la Justice du Peuple, dont la traduction avait paru dans le Progrès). Tout en protestant contre les agissements de la police suisse, et en nous efforçant de soustraire à ses grilles les réfugiés qu’elle poursuivait, nous n’avions nullement entendu accepter aveuglément la solidarité de tout ce que pouvaient entreprendre, sur le terrain de la révolution russe, soit Bakounine, soit d’autres conspirateurs. Quant à la façon dont Bakounine jugea les procédés inventés et pratiqués par Netchaïef, lorsqu’il en eut constaté l’emploi par ce fanatique dangereux et qu’il en fut devenu lui-même la victime, on l’a déjà vue à propos de l’éditeur Poliakof (t. I, p. 261), et on la verra encore plus loin, lors de la rupture qui se produisit en juillet 1870.
  24. Guétat venait de parler de « comités occultes », dont, disait)il, il avait fait lui-même partie : « Le grand chef Bakounine devait avoir entre ses mains tous les liens secrets de l’univers, et nous avons bientôt reconnu qu’on nous trompait indignement, que, d’un côté, ces liens universels n’existaient pas en réalité, d’un autre côté il ne se gênait guère, avec qui que ce soit, il ne consultait en rien personne, il se jouait de tout le monde » (Égalité du 30 avril 1870. p. 2). Dans son « Rapport sur l’Alliance », écrit en août 1871, Bakounine explique qu’à l’époque où l’Alliance était une organisation internationale, le Bureau central, qui n’avait aucun compte à rendre au groupe genevois, ne communiquait à celui-ci, de sa correspondance avec les groupes de l’Alliance des autres pays, que ce qui pouvait être livré au public sans compromettre personne ; cette prudence était nécessaire surtout pour la France et l’Italie : « C’est probablement ce demi-secret qui fit accroire à M. Guétat qu’il avait été membre d’une société secrète, comme il le déclara avec tant d’emphase au Congrès de la Chaux-de-Fonds ». (Mémoire de la Fédération jurassienne, Pièces justificatives, p. 51.)
  25. Je dois compléter et rectifier sur ce point le compte-rendu de l’Égalité en reproduisant le résumé de mes déclarations d’après le Mémoire de la Fédération jurassienne (p. 113) : « Nous n’avons pas à établir une enquête sur le comité occulte qu’on prétend avoir existé, attendu que chaque membre de l’Internationale garde la liberté pleine et entière de s’affilier à n importe quelle société secrète, fût-ce même la franc-maçonnerie ; une enquête sur une société secrète, ce serait tout simplement une dénonciation à la police ».
  26. Égalité du 30 avril 1870, p. 4.
  27. Ibid., p. 5.
  28. Égalité du 30 avril 1870, pages 4 et 5. — Présentées de la sorte, les critiques de Dupleix et de Weyermann ont l’air de porter simplement sur le fait de l’inopportunité d’une propagande anti-religieuse indiscrète. En réalité, ces deux délégués reprochèrent à l’Alliance de professer une doctrine philosophique immorale et condamnable. Voici ce que dit notre procès-verbal : « Weyermann, de Genève, reproche à l’Alliance de professer l’athéisme et de vouloir l’abolition de la famille. Dupleix, de Genève, appuie Weyermann : les membres de l’Alliance sont des hommes qui ne croient ni à Dieu ni à la morale. » (Solidarité du 11 avril 1870, p. 4.) — Sur l’inutilité d’une prédication philosophique — dont le compte-rendu tendancieux d’Outine voudrait faire supposer Bakounine entiché — au sein d’une masse ouvrière ignorante, et sur la nécessité d’amener avant tout les exploités à la conscience de la nécessité de la lutte économique, Bakounine avait écrit, dans l’Égalité même, les fortes pages intitulées « Politique de l’Internationale » (reproduites dans le Mémoire de la Fédération jurassienne, Pièces justificatives, pages 95 et suivantes ; — Dans l’Égalité du 23 avril 1870 (p. 2), Outine, revenant sur cette discussion, a raillé les athées en les traitant de gibier de guillotine : « Et si nous faisions observer, écrit-il, que l’athéisme du 18e siècle fut bien plus grand et plus sérieux que celui de l’Alliance, et que pourtant il n’a pas su amener la délivrance du peuple ; que le baron millionnaire, Anacharsis Cloots, fut un grand athée, ce qui n’empêcha pas de le guillotiner comme traître à la République ; et que Hébert, marchand de journaux, fut aussi de votre Alliance ; il était grand athée et publiait aussi un journal qui s’appelait Père Duchesne, et qui calomniait aussi bel et bien tout ce qui ne lui plaisait pas, et tout cela ne l’empêcha pas d’aller embrasser la tête de Cloots dans le paneau (sic) de sang ». Le Mémoire de la Fédération jurassienne (p. 142) a relevé en ces termes cette inepte élucubration : « On le voit, M. Outine, se faisant robespierriste pour les besoins de sa cause, enveloppe dans la même condamnation Bakounine et le Père Duchesne, accusé d’être aussi de l’Alliance, en y joignant une insulte gratuite à la mémoire du pauvre Cloots, le plus honnête et le plus naïf des révolutionnaires. Qui se serait attendu à voir un journal soi-disant socialiste glorifier Robespierre d’avoir fait guillotiner la première Commune de Paris ! »
  29. Égalité du 30 avril 1870, p. 5. — Si Duval faisait encore partie de la Section de l’Alliance, sa conduite et celle de Becker montrèrent qu’ils n’étaient, l’un et l’autre, restés membres de cette Section que pour mieux travailler à sa destruction. Le 16 avril, dans la première assemblée générale de la Section de l’Alliance qui suivit le Congrès de la Chaux-de-Fonds. Duval essaya, avec quelques affidés, d’obtenir que la Section déclarât, dans l’intérêt de la concorde, renoncer à faire partie de la Fédération romande ; mais la proposition n’obtint que cinq voix. Le cahier contenant une partie des procès-verbaux manuscrits de la Section de l’Alliance, du 2 avril au 1er octobre 1870, est actuellement en ma possession.)
  30. Nettlau, Biographie de Bakounine, p. 309.
  31. Reproduit par Nettlau, p. 280.
  32. Égalité du 16 avril 1870.
  33. Cependant Marx a dû reconnaître lui-même, en 1872, que cette lettre a été reçue (voir plus loin, p. 46, note 1).
  34. Ceci est une allusion à un article de Borkheim que le Volksstaat avait accueilli peu de temps auparavant, et un reproche indirect à Liebknecht. Dans une lettre à Albert Richard du 1er avril 1870, Bakounine écrit : « M. Liebknecht continue d'en agir perfidement avec moi et en général avec tous les révolutionnaires russes. Il a réimprimé, il est vrai, mon Appel aux jeunes Russes et la lettre de Netchaïef, mais en même temps, il a publié contre nous un article à la fois stupide et infâme écrit par un drôle qui s'appelle Borkheim. un petit Juif, instrument de Marx. » (Revue de Paris, 1er septembre 1896, p. 128.)
  35. La Marseillaise publia aussi cette lettre de Bakounine dans son numéro du 24 avril 1870.
  36. Mémoire de la Fédération jurassienne, p. 140.
  37. Lettre du 6 avril 1870, citée par Nettlau.
  38. C'est-à-dire du triomphe des collectivistes au Congrès.
  39. Henry Sutherland, âgé alors de dix-huit ans, était le fils d'une dame anglaise devenue la seconde femme d'Ogaref.
  40. On pourra juger de ce que c'était que la Section coulleryste de la Chaux-de-Fonds par ce fait : M. Ulysse Dubois ayant, après le Congrès romand, soumis sa conduite à l'appréciation de sa Section. Trois voix se prononcèrent pour et deux voix contre. (Mémoire de la Fédération jurassienne, p. 176.)
  41. L'ex-officier russe Ozerof, dont il a déjà été question (t. Ier, p. 150), exerçait à Paris le métier de cordonnier. Il allait venir se fixer à Genève, où il prit une part active, de 1870 à 1872, comme collaborateur de Bakounine, aux affaires russes et françaises.
  42. Nettlau, p. 393. — Charles Keller m'a déclaré (juin 1905) qu'il ne se souvient pas d'avoir vu Mme  Outine à ce moment, mais qu'il a effectivement entendu dénigrer Bakounine par divers agents de la coterie de Genève et de Londres.
  43. Cette brochure avait été écrite à Genève en mars (voir t. Ier, p. 283). Bakounine indique lui-même cette date dans un passage de L'Empire knouto-germanique (p. 49) où il dit, après avoir cité quelques lignes de ses Ours : « Voilà ce qu'au mois de mars, alors que l'empire était encore florissant, écrivait un de mes plus intimes amis».
  44. Bakounine savait très bien quel était son grand défaut comme écrivain. En envoyant à Herzen le commencement du manuscrit qu'il avait désiré faire imprimer à Paris, en octobre 1869, il le priait d'élaguer de son œuvre les longueurs, d'en corriger l'ordonnance, et lui disait : « Je ne suis pas artiste, et le talent d'architecte en littérature me fait complètement défaut, de sorte qu'abandonné à mes propres forces peut-être ne pourrais-je pas venir à bout de construire l'édifice que j'ai entrepris d'ériger... Tu te diras : Laissons-le bâtir sa maison à sa guise, mais, comme il n'a pas le sentiment esthétique et ne possède pas la science de l'architecte, c'est moi qui disposerai les fenêtres et les portes. » (Lettre du 18 octobre 1869.)
  45. Bakounine, Œuvres, t. II, Paris, Stock, 1907.
  46. Nettlau, p. 401.
  47. On le dit tout de même à Genève, et l’Égalité (du 16 avril 1870) imprima que la Solidarité était « le Progrès transformé ».
  48. Extrait du procès-verbal de la séance du 6 avril du Congrès romand collectiviste (Solidarité du 30 avril 1870. p. 2) :
    « Le Congrès s'occupe ensuite du journal. Il décide que l'organe de la Fédération romande sera publié pour cette année à Neuchâtel.
    « Guillaume, de Neuchâtel, est élu rédacteur au scrutin secret. Il accepte en déclarant que, en présence des calomnies que les délégués scissionnaires se sont empressés de répandre, il croit devoir refuser l'indemnité prévue par le règlement du journal.
    « Schwitzguébel et quelques autres délégués insistent, en disant que le travail de la plume mérite un salaire comme tout autre travail.
    « Guillaume maintient son refus.
    « Une discussion s'engage sur le titre à donner au journal.
    « Quelques délégués proposent de s'en tenir au titre d’Égalité. Mais d'autres font remarquer que probablement les Sections de Genève continueront la publication de l’Égalité, et que. pour éviter des chicanes qui feraient du tort à la cause du socialisme, il vaut mieux renoncer au titre d’Égalité, tout en constatant que nous aurions le droit de le revendiquer comme les véritables représentants de la Fédération romande.
    « D'autres délégués proposent, pour marquer la différence qu'il y a entre la minorité et nous, d'intituler le journal l’Égalité collectiviste.
    « Guillaume dit que ce titre serait trop long, et que d'ailleurs il contient une redite inutile, car il est clair que la véritable égalité a pour base le collectivisme, qu'en dehors du collectivisme il n'y a pas d'égalité.
    « Joukovski, de Genève, propose la Solidarité.
    « Après une courte discussion, le titre de Solidarité est accepté à l'unanimité. »
  49. [Errata et Addenda du Tome III : À cet endroit (de même que plus loin, aux pages 101 et 208), j’ai parlé de la brochure L’Alliance de la démocratie socialiste et l’Association internationale des travailleurs en l’attribuant à Marx seul. On voudra bien rectifier cette erreur, en se reportant à ce qui est dit dans la note 1 de la p. 274 du tome II].
  50. Il n'y avait qu'un seul délégué de la Section de l'Alliance, Joukovsky.
  51. Marx parle des Sections du Jura comme si c'étaient des Sections de l'Alliance ! Que dire d'une semblable mauvaise foi ? Il qualifie les Sections du Jura de « petites » : or, chacune des Sections centrales du Locle, de Neuchâtel, du district de Courtelary, de Bienne, de Moutier, comptait autant de membres qu'en pouvait compter, en moyenne, l'une ou l'autre des Sections de Genève ; et il en était de même des Sections de corps de métiers, graveurs, guillocheurs. monteurs de boîtes, menuisiers.
  52. Marx veut faire croire qu'il se trouvait, en dehors du Jura naturellement, plusieurs « grands centres » insuffisamment représentés au Congrès. Ces « grands centres » sont tout bonnement de son invention : sauf Genève, il n'existait dans la Suisse française aucune localité qu'on pût qualifier de « grand centre de l'Internationale ».
  53. Le vote donna pour résultat 21 oui contre 18 non, et cette majorité ne fut nullement contestée par la minorité. Il n'y eut de réclamations que de notre côté : nous fîmes observer qu'on eût dû compter en réalité 22 oui contre 17 non, puisque le délégué Baumann, qui s'était joint à la minorité, avait reçu le mandat impératif de voter oui. Marx savait très bien cela : pourquoi parle-t-il de « majorité contestée d'une ou deux voix » ?
  54. Les délégués de Genève ne consultèrent nullement leurs Sections par le télégraphe avant de se retirer. Ce fut seulement après leur retraite qu'ils télégraphièrent à Genève ce qu'ils venaient de faire : et, comme on l'a vu (p. 7). ils se firent envoyer par le Comité cantonal, réuni au nombre de quatre membres sur soixante, et non par les Sections, une dépêche qui approuvait leur conduite. Marx dénature audacieusement les faits.
  55. Par l'emploi de ce terme, Marx cherche évidemment à faire croire au lecteur que les délégués qui avaient voté pour l'admission de la Section de l'Alliance dans la fédération romande étaient des « membres de l'Alliance ». Désormais, allianciste va devenir l'épithète dont il affublera tous ceux en qui il verra des adversaires de sa dictature, l'argument péremptoire, la tarte à la crème qui répond à tout.
  56. Cagnon n'a jamais fait partie du Comité fédéral ; mais Marx l'y place à dessein, à côté de Chevalley, parce que, comme j'aurai à le raconter plus loin, l'Association coopérative des tailleurs de la Chaux-de-Fonds fut victime, en juin 1870, d'un vol commis par ces deux faux socialistes.
  57. La phrase est construite de façon à faire croire que la Solidarité existait antérieurement au Congrès, qu'elle était ma propriété, et que je réussis à lui faire accorder le titre d'organe de la Fédération. Toujours le même système.
  58. Marx sait très bien ce qu'on appelle à Genève les « ouvriers de la fabrique » (et non les « ouvriers de fabrique »), les explications les plus claires ayant été données à réitérées fois sur cette appellation ; d'ailleurs il a parlé en détail dans son Kapital (pages 325 et 326, édition de 1867) de la fabrication de l'horlogerie à Genève et dans les Montagnes neuchâteloises ; néanmoins il feint de croire qu'il s'agit d' « ouvriers de fabrique », espérant probablement que par ce procédé il induira en erreur les lecteurs non avertis.
  59. On verra, par les citations qui seront données plus loin, si la Solidarité a « fait la guerre » à l’Égalité, ou si elle n'a pas plutôt péché par excès de mansuétude et d'esprit de conciliation.
  60. La Solidarité ne contient d'autre article de Bastelica qu'une correspondance (numéro du 7 mai) où il raconte une tournée de propagande dans le Var, et où il n'est pas parlé de politique ni d'abstention.
  61. Il est facile de deviner pourquoi Marx met ici en vedette les noms de Richard et de Blanc, de même que celui de Bastelica : c'est parce qu'en 1872 Richard et Blanc passèrent au bonapartisme, et que Bastelica fut accusé d'être leur complice. Mais en 1870 et 1871, ils jouissaient tous les trois de l'entière confiance de toute l'Internationale : à la date du 8 mars 1871, le Conseil général de Londres avait maintenu Albert Richard dans ses fonctions de secrétaire correspondant pour Lyon, et en 1871, du plein consentement de Marx, Bastelica devint membre de ce même Conseil général.
  62. Qui ne croirait, en voyant Marx indiquer des articles des statuts de la Fédération romande, que ces articles contiennent en effet ce qu'il leur fait dire ? Et cependant il n'en est rien. L'art. 53 des statuts dit : « Toute décision du Congrès qui imposera une charge extraordinaire aux Sections ne deviendra obligatoire et exécutoire que lorsqu'elle aura été adoptée par les deux tiers des Sections » ; or, comme il ne s'agissait pas, dans la question de l'admission de la Section de l'Alliance, d'une décision devant imposer une charge financière, cet article 53 n'était pas applicable. L'art. 55 dit : « Les présents statuts, pour obtenir force de loi, doivent être votés par la simple majorité du Congrès, adoptés par les deux tiers des Sections romandes et sanctionnés par le Conseil général. Ils ne pourront être modifiés qu'aux mêmes conditions » ; or il ne s'agissait pas non plus d'une modification des statuts, donc l'article 55 n'était pas applicable. Par contre, Marx oublie — quoique la Solidarité, dans son numéro du 23 juillet 1870 (voir plus loin, p. 57), et le Mémoire de la Fédération jurassienne (p. 121), paru en avril 1873, eussent eu soin de l'en prévenir — qu'il existait un article 47 disant que « la Section qui n'enverrait aucun délégué au Congrès perdrait le droit de protester contre les décisions de la majorité ».
  63. Le journal la Federacion avait commencé à paraître le 1er août 1869. Son rédacteur principal était le typographe Rafael Farga-Pellicer.
  64. Les statuts de la Fédération parisienne — qui à ce moment n’avait pas encore d’organe à elle — ont été publiés dans la Solidarité (n° 6, 14 mai).
  65. Il est intéressant de citer quelques lignes d’une lettre que Sentiñon écrivait de Barcelone à Varlin, à la date du 10 avril : « Mon cher ami. C’est avec le plus grand plaisir que j’observe quelle part active vous prenez dans l’organisation des sociétés ouvrières sur toute la France. Vous voilà dans le beau chemin, le seul qui conduit au but. Tout le temps et tous les efforts voués à d’autres choses sont non seulement perdus, mais directement nuisibles… Voulez-vous que liberté, égalité, fraternité ne cessent d’être des paroles vaines et creuses qu’après des siècles ? Eh bien, alors, attaquez les gouvernements monarchiques, établissez des républiques de plus en plus démocratiques, amassez des capitaux en épargnant des sous, instruisez-vous de mieux en mieux, et vous aurez l’une après l’autre la liberté, l’égalité et la fraternité, et en l’an 3000 la justice sera faite sur la terre. Voilà un idéal à faire pleurer de satisfaction un philosophe allemand. Nous autres, travailleurs espagnols, nous n’avons pas cette patience séculaire ; nous voulons voir la justice établie le plus tôt possible… Peu nous importe qu’on donne à l’Espagne un roi, ou quel soit ce roi, ou un empereur, ou un président de la République, ou même une douzaine de ces présidents : nous savons d’avance que ce seront les mêmes chiens avec différents colliers. Le gouvernement le plus tyrannique ne pourra pas nous empêcher de serrer nos rangs,… de jeter des bases solides pour l’édifice futur, et, après quelques années, un beau jour l’Espagne s’éveillera libre de tout gouvernement, libre de toute misère, libre de tout parasite, contenue seulement par les liens élastiques de la fraternité. »
  66. On lit dans une biographie de Varlin, par E. Faillet : « Varlin faisait alors la propagande à Chalon-sur-Saône. Un soir qu'il se trouvait chez Beysset (ancien représentant du peuple, proscrit en décembre, rentré en France en 1867), celui-ci reçoit l'avis d'un mandat d'amener contre son hôte. Boysset l'en informe, lui fait comprendre que, pour la cause, il vaudrait mieux se soustraire à l'arrestation, et lui fournit l'argent nécessaire pour passer en Suisse. Varlin se laisse persuader et prend le chemin de fer. Mais livré à lui-même, il juge indigne de fuir le sort de ses frères, et retourne à Paris. Il descend chez son ami Lancelin. Lancelin lui tient le langage de Boysset ; d'autres joignent leurs instances aux siennes. Varlin cède. Le lendemain il était à Bruxelles. »
  67. Charles Alerini était professeur de physique au collège de Barcelonnette. Suspendu de ses fonctions en avril 1870, il devint gérant du Rappel de Provence, et fut arrêté le 20 mai comme prévenu d'avoir fait partie d'une société secrète.
  68. La première partie de l'article, que je ne reproduis pas, cite et commente un passage d'un article de l’Égalité du 4 décembre 1869, contenant un extrait du journal la Liberté (voir t. Ier, p. 240, dans lequel est combattue « la tendance funeste des travailleurs à introduire quelques-uns des leurs dans les gouvernements actuels ».
  69. Conservateurs.
  70. Nom populaire, à Genève, du Palais électoral, où les citoyens se réunissaient à cette époque pour voter, les jours d’élection.
  71. Pouvoir exécutif cantonal.