L'Art pendant la guerre 1914-1918/Partie 4/Chapitre 3

CHAPITRE III

CHEZ LES NEUTRES


Le premier de tous les neutres dans l’ironie vengeresse et la résistance à l’oppression, c’est la Hollande, et en Hollande, c’est Louis Raemaekers. L’Allemagne menaçait de tout submerger sous le flot de ses calomnies et de ses promesses : il s’est levé et de son crayon acéré, a marqué la limite du cataclysme. Il n’est pas le seul, mais fut-il le seul, il eut suffi, comme l’enfant célèbre de Harlem qui, de son doigt, boucha la fissure de l’écluse et sauva la Hollande. Raemaekers a sauvé son pays de l’inondation germanique. Être une digue, la digue de la civilisation et de la liberté, semble une tradition nationale de ce pays. Il n’en est pas qui ait lutté plus souvent, plus obstinément, plus victorieusement et contre de plus formidables Puissances que les Pays-Bas. Et chose curieuse, c’est aussi une tradition nationale que de lutter par la caricature. C’est par elle, par les planches célèbres de Romain de Hooghe, que les Hollandais combattirent et poursuivirent, dans toute l’Europe, Louis XIV. Le grand Roi ressentit toujours cruellement les blessures de ce burin vengeur. La Hollande était tellement considérée comme la patrie de la caricature politique, au XVIIIe siècle, qu’un pamphlet paru à Londres, en 1710, sous le titre : Peinture de la malice, le dit expressément : « L’estampe est originairement un talisman hollandais (légué aux anciens Bataves par un certain nécromancien et peintre chinois), doué d’une vertu surpassant de beaucoup celles du Palladium, qui les met à même non seulement de protéger leurs villes et leurs provinces, mais aussi de nuire à leurs ennemis, et de maintenir un juste équilibre parmi les Puissances leurs voisines… » L’auteur de ce pamphlet, deux cents ans à l’avance, définissait Raemaekers.

On eût pourtant fort étonné le dessinateur du Telegraaf, si on lui eût prédit, il y a quelques années, qu’il jouerait un jour, en face de Guillaume II, le rôle de Romain de Hooghe devant Louis XIV et de Gillray devant Napoléon. L’histoire, ni la tragédie ne l’attiraient spécialement. C’était un paisible paysagiste et un portraitiste. En cette qualité, il s’essayait à reproduire la ressemblance des hommes célèbres dans la politique aux Pays-Bas et, depuis quelques années, il donnait des dessins politiques au Telegraaf, lorsque la guerre survint. La froide cruauté de cette machination l’indigna, l’hypocrisie des fauteurs d’assassinats lui parut insupportable et, aussi, le « ponce-pilatisme » de certains spectateurs. Il tailla son crayon plus affilé que de coutume. Il s’en fit une arme. Les cris de douleur, de protestation, de vengeance, éclatèrent hors des frontières et dans les Pays-Bas eux-mêmes, dès longtemps exposés à l’infiltration germanique. On interdit la vente de ses albums, on l’accusa d’être payé par l’Angleterre. Une averse de calomnies et de menaces fondit sur lui. Le nouveau Romain de Hooghe ne s’en émut pas : il dessina de plus belle. Il lui arriva, dès lors, ce qui ne pouvait arriver à Romain de Hooghe, ni à Gillray, ni à aucun des artistes qui attaquèrent la France : Paris l’a adopté et l’a désigné, d’un geste sûr, à l’admiration du monde. Il a ce qui manquera toujours aux crayons assermentés de la Jugend ou du Kladderadatsch : la consécration mondiale. On a jamais entendu parler d’une gloire artistique née à Berlin.

Raemaekers a donc déclaré la guerre à Guillaume II :

Ce roy, non juste roy, mais juste arquebusier…

Et le vers admirable, le vers caricatural d’Agrippa d’Aubigné, en ses Tragiques, semble avoir été fait pour définir exactement le type imaginé par l’artiste. Ce n’est pas un grotesque, comme Gillray avait eu le tort de peindre Napoléon, ce n’est pas un fantoche : c’est un homme vigoureux et adroit, mais dont l’adresse et la vigueur s’emploient pour le mal, un mauvais homme, hypocrite et qui fait une œuvre infâme. Il provoque, non le rire, mais l’indignation. « Voilà qui est fait… » dit-il en écartant doucement le rideau qui cachait l’exécution de miss Cavell, « …maintenant tu peux m’apporter la protestation de l’ambassadeur américain. » Et le sous-ordre salue respectueusement, avec un rire silencieux, car il a compris : au loin, une tête de femme, les yeux bandés, gît dans le sang, et un soldat, le fusil sous le bras, comme un chasseur heureux, la regarde. C’est le « juste arquebusier ».

Il n’a pas manqué son coup, non plus, quand il a visé les femmes et les enfants que transportaient les paquebots : la Lusitania et les autres. Ils sont bien morts, étouffés, serrés convulsivement les uns aux autres pour s’entr’aider, se maintenir, un instant de plus, accrochés à une épave. Les voilà, glissant dans la profondeur des eaux calmes, les yeux agrandis par l’épouvante, les cheveux dénoués et flottants, les vêtements empesés par le lourd liquide, de grosses bulles d’air remontant à la surface, les faces glacées sous le mobile émail des eaux. Le souverain « a giboyé aux passants trop tardifs à noyer » et il a fait bonne chasse, grâce à la Mine flottante.

Il n’a pas été moins « juste arquebusier, » quand il a installé sa machine à tuer dans le ciel. Nous sommes à Paris, dans la rue, parmi l’embarras des voitures et des foules, une civière passe, encadrée de gardiens de la paix : c’est une fillette, pâle, exsangue, qu’on transporte à l’hôpital sans doute. On dirait, d’abord, un fait-divers de la paix, quelque chose comme l’Accident qui fît, dans des temps lointains, la réputation de M. Dagnan-Bouveret. Mais non : ici, il y a quelque chose d’inattendu et de plus tragique. Un ouvrier, qui accompagne la civière, se redresse vers le ciel avec un rictus effrayant de colère aux confins de la folie et montre le poing à l’invisible : c’est de là-haut qu’est venu le coup qui a fait de son enfant, qui jouait, ce matin, une morte… Un Taube a passé. Et Raemaekers appelle cela : La Culture qui vient du ciel. Aussi, la Vierge elle-même prend peur, la Vierge de pierre de Notre-Dame de Paris, et quand le sinistre oiseau passe et laisse tomber sa bombe sur un coin de la cathédrale, elle se met à genoux et couvre, de sa main et du pan de son manteau, l’Enfant-Jésus. Nécessité militaire, dit la légende. Raemaekers, qui est un réaliste émouvant plutôt qu’un symboliste, a pourtant trouvé, ce jour-là, un symbole très simple et très touchant du péril que court, en face de l’arquebusier royal, l’Art des vieux siècles de foi.

Le Kaiser a-t-il donc déclaré la guerre à Dieu ? Il le prétend son allié, au contraire, il l’invoque à tout bout de champ, à tout bout de crime, il l’enrôle dans son armée, l’enchaîne à sa fortune, et cette prodigieuse aberration est peut-être, parmi tous les problèmes de cette guerre, celui qui fait le plus hésiter et chanceler la raison humaine. Là, encore, c’est Raemaekers qui a trouvé l’image définitive. Il a évoqué le Christ dans une des scènes de la Passion, celle que décrit saint Mathieu, lorsqu’il le montre livré aux outrages des valets et de la soldatesque, par ces mots : Et ils pliaient le genou devant lui et ils se moquaient de lui. Un soldat à lunettes et à longs cheveux, qui, hier encore, devait professer, dans quelque Université, que Jesus (Ger-us) veut dire « germain » en latin, le coiffe d’un casque à pointe et cherche à éteindre, ainsi, un peu de l’auréole divine. Un Turc, à face parcheminée de vieux croupier, gambade devant lui en faisant le salut militaire et lui offre un sabre. L’Autrichien s’esclaffe à cette bonne plaisanterie. Et un quatrième ligote le Sauveur avec un ceinturon où brillent les mots qui sont le suprême blasphème de cet Empereur : Gott mit uns.

Le châtiment ne se fera pas attendre. Châtiment au dehors de lui, châtiment en lui-même. Trop de voix du ciel et de la terre s’élèvent pour l’accuser. « Voilà le profanateur ! » disent les statues de sainte Clotilde et d’un saint moine, devant la cathédrale incendiée. Et l’Allemand, ainsi interpellé, tombe à genoux, épouvanté que les pierres parlent. « C’est une guerre de conquête ! Me voici, je ne puis faire autrement ! » s’écrie Liebknecht, suivant l’exemple de Luther, en se présentant devant le Kaiser cuirassé, casqué, pensif, — et ce mot retentit comme un premier glas de la conscience individuelle. D’autres cris l’environnent, des cris frêles, des voix d’enfants innombrables noyés par ses sous-marins : les faces enfantines paraissent encore au-dessus du flot qui monte, les yeux révulsés dans les orbites, et les voix des Innocents affolent Hérode. « Ils crient : maman, mais j’entends toujours : meurtrier », dit Hérode, en se bouchant les oreilles[1]. Les cassolettes de ses thuriféraires ont beau l’envelopper des vapeurs opiacées du sophisme : les cris d’enfants le dégrisent et les théories de Bernhardi, sur l’humanité de la guerre inhumaine, sont impuissantes à dissiper son cauchemar…

Le Bernhardi, lui, est radieux. Il n’a pas compris la leçon des choses. À la Mort, vieille coquette, chaussée d’escarpins, coiffée de roses, et qui manie l’éventail, il offre un bouquet composé de crânes et de mains squelettiques. « Vous n’en espériez pas tant, n’est-ce pas ? » dit-il en saluant avec la grâce d’un pachyderme. Raemaekers a résumé en lui tous les caractères du « Boche » moderne. La tête rasée à la manière « hygiénique », le cou en bourrelet, le rire gras, le ventre sanglé et triomphant, il tient son casque par la pointe, selon le geste habituel du vieux Guillaume Ier aux bals de la Cour. La vieille coquette lui paraît encore digne de ses hommages. Mais le Maître, plus sensible, sinon moins coupable, s’épouvante déjà et s’excuse. Il n’a pas voulu cette guerre, il le jure. Il fuit l’apparition du Christ lumineux, et, courbé, hagard, il balbutie : « Nous ne sommes pas… ne sommes pas… des barbares ». Il s’éveille, le matin, encore hésitant devant le réel ; et tandis qu’un laquais, en grande tenue, lui apporte son déjeuner, il murmure : « Je rêvais si délicieusement que tout cela n’était pas arrivé ! »

C’est que la guerre n’est pas chose moins terrible pour son peuple que pour les autres. Qu’est-ce que cette effroyable valse où est entraînée la pauvre Germania, exsangue et défaillante, par un squelette aux escarpins vernis ? C’est la continuelle navette entre les deux lignes de feu : De l’Est à l’Ouest, de l’Ouest à l’Est (da capo al fine), dit la légende. Qu’est-ce que cette étendue d’eaux mornes, jalonnée, çà et là, par le sommet d’un arbre ou le toit d’une maison, où flottent des cadavres allemands en décomposition, des casques renversés ? C’est la Route de Calais… Plus loin, d’autres « Boches » apparaissent figés, accroupis, dans la contraction subite de la rigor mortis, au milieu des fils barbelés, comme de gros moucherons pris dans la toile inextricable d’une araignée de fer. Aussi les survivants ne conservent-ils plus grand espoir. La lettre qu’écrit un jeune Allemand, du fond de la tranchée, le montre assez : « Chère mère, nous avons fait encore quelques progrès ; nos cimetières atteignent la mer… »

Voilà pour les combattants : la population civile n’est pas épargnée, non plus. Raemaekers la montre en files lamentables, attendant devant les cantines de Berlin. « Les femmes à gauche ! » crient les policiers, et les coups de crosse rangent brutalement toute la gent féminine en quête de pain. Voilà où mène la folie des rois. C’est encore parmi les combattants eux-mêmes qu’on trouverait, çà et la, le plus d’humanité. Deux turcos se sont agenouillés auprès d’un ennemi tombé et le font boire dans leur quart. Les Bons Samaritains, dit Raemaekers. Ailleurs, c’est un soldat allemand, qui a quitté ses camarades en marche pour regarder mourir un jeune Écossais, un enfant, étendu sur la route. Il s’est agenouillé, lui a pris la main, assiste à cette agonie d’un air sombre, et, tandis qu’il le regarde, voici l’enfant qui parle dans le délire, les yeux hagards. « C’est toi, maman ? » murmure-t-il, trompé par cette étreinte, l’esprit déjà bien loin, au moment de s’en aller plus loin encore…

Ainsi, pour Raemaekers, la guerre est le plus terrible des maux. Il la flétrit, en elle-même. Il a déclaré « la guerre à la guerre » selon la formule chère à Mme de Suttner. Nous ne savons trop quelle fortune aura, auprès des peuples d’Europe, désormais, la théorie de Joseph de Maistre sur la « divinité de la guerre » et ses bienfaits. Il est possible qu’on la soutienne. Mais il ne faudra pas faire appel à Raemaekers pour l’illustrer. Ses pages navrantes sur les Mères, les Veuves, Où gisent nos pères ? Les Fils barbelés, la lettre du soldat allemand dans la tranchée, les petites victimes de la Lusitania, sont l’envers de cette tapisserie magnifique que les Gros, les Gérard, les Vernet et les van der Meulen tissaient dans leurs Galeries des Batailles. Elles montrent ce que la guerre traîne avec elle, après elle, presque fatalement, réserve faite des cruautés propres à celle-ci. Des femmes à genoux, dans leurs longs voiles de deuil, à l’église, la tête appuyée sur le prie-Dieu, les yeux fermés, appesantis sous la douleur : les Mères ; ou, venant en longues théories, la main dans la main, des bourgeoises et des paysannes unies dans leur désespoir : les Veuves ; des multitudes, un fleuve ininterrompu d’enfants, s’écoulant sous le ciel noir, entre deux haies de croix mortuaires, ces mêmes enfants flamands que Léon Frédéric a montrés si souvent joyeux dans le soleil, devenus graves soudainement, défiants, serrés les uns contre les autres, les plus grands portant les plus petits, beaucoup pleurant, allant toujours, allant on ne sait où, en demandant : « Où gisent nos pères ? » Ce sont les Orphelins.

Une femme restée seule vivante dans un village incendié : deux cadavres de vieillards fusillés étendus près d’elle, rigides ; un petit garçon, son petit, à terre, mort, les yeux ouverts. Elle lui tient la main, elle rit : elle est devenue folle : c’est la « jolie guerre nouvelle ». Des enfants encore, des écoliers de tout âge, de toutes les nations, sont rangés par terre, sans vie, déchaussés, quelques-uns encore enlacés dans l’étreinte suprême, qui les unit au moment du danger. Entre leurs files rigides, circulent les parents venus pour les reconnaître. Un père et une mère, qui ont « reconnu », sanglotent ensemble, la face cachée dans leurs mains. Ce sont les Petites victimes de la « Lusitania ». Heureuses victimes ! Le dur passage est accompli. En voici qui n’y sont pas parvenus encore. Dans une salle d’hôpital, une infirmière se détourne avec désespoir pour ne pas voir, et un vieux major à lunettes, les bras croisés, regarde, impuissant, deux malades horriblement convulsés, qui se tordent, en des gestes fous, sur leurs oreillers : c’est l’Asphyxie lente qui fait son œuvre. Dans une autre chambre d’hôpital, un homme sanglote, assis près d’un lit où le drap dessine vaguement une forme humaine, et que marque un crucifix noir. Quelle fut donc cette mort ? Un châtiment ? Et de quoi ? Une fillette, debout auprès de son père, tâche de le faire parler au milieu de ses sanglots : « Maman n’avait rien fait de mal, n’est-ce pas, père ? » Une dernière planche résume, là-dessus, toute la pensée de Raemaekers : c’est une femme de la campagne, qui pleure, abattue par la douleur, la figure posée à plat sur une table, tandis qu’une vieille paysanne, debout, cherche à la consoler et qu’un enfant s’accroche au bras de la vieille, épouvanté. C’est : « Une qui ne comprend pas les beautés de la guerre ».

Raemaekers n’est point cependant un pacifiste quand même. Il ne prêche pas que la honte soit préférable à la lutte. Il raille le président Wilson, qui réfléchit profondément et dit à l’Humanité éplorée, pour la consoler : « J’écrirai, si vous avez à vous plaindre de quelque chose, j’écrirai, — oui, mais quand j’y pense, je crois que j’ai déjà écrit ![2] » Il a sur les neutres, en général, et leur masque d’impartialité, une image cinglante. Elle doit être dédiée à tous ceux qui prétendent, lorsque le Droit est en jeu, se tenir au-dessus de la mêlée. C’est un bourgeois, gros, glabre, élégant, couvert d’un beau gilet à fleurs, surmonté d’un chapeau de cérémonie. En sa présence, un apache au front bas, à la face patibulaire, vient d’égorger une femme, pour un butin qu’il emporte, et le voici qui tient encore à la main le couteau sanguinolent. Le gros monsieur détourne son regard et délibère, à part lui, sur ce qu’il convient de faire. « Lui dirai-je qu’il est un assassin ? » se demande-t-il, puis aussitôt : « Non, je vais le saluer poliment ; c’est plus neutre ».

Tous les neutres ne raisonnent pas comme le bourgeois de Raemaekers. Sans même sortir de son pays, on trouve d’autres crayons que le sien occupés à flétrir la guerre. Ce sont principalement ceux de l’Amsterdammer : Johann Braakensiek, connu depuis ses dessins sur la guerre du Transvaal, George van Raemdonck et Jean Collette. Seulement, ils flétrissent la guerre en général plus nettement que l’auteur de la guerre. On n’aperçoit pas toujours très clairement que, sans l’agression voulue, préméditée, de l’Allemagne, cette guerre n’eût jamais eu lieu. Pourtant, ils l’ont symbolisée de façon saisissante. Tel est le dessin où Raemdonck a montré tout ce qu’a causé le meurtre de Serajevo. Un revolver est là, posé, qui a fait feu et fume encore : du petit tube d’acier sortent, enveloppées dans sa fumée, des figures et des calamités mondiales : après les têtes de l’archiduc et de sa femme unies dans la mort, l’aigle à double tête de l’Autriche-Hongrie fondant sur la Serbie suppliante, l’incendie allumé, les Alliés cherchant à l’éteindre, l’Allemagne l’attisant ; puis les populations quittant les villes incendiées, les épaves de la Lusitania, et rayonnant, dans une apothéose, un crâne : la Mort triomphante. À son tour, Braakensiek, adaptant un tableau de Henneberg, a montré la Course impériale au Bonheur : le Kaiser, suivi par la Mort, galope à la suite de la Fortune, par-dessus le cadavre de la Paix ; il va, il va, forçant le galop infernal, car il a vu briller, dans la main de l’Inconstante, la couronne mondiale, et il ne voit pas qu’elle a dépassé le pont étroit où il la poursuivait, qu’elle file maintenant au dessus d’un abîme et que, sur cet abîme, est écrit : Révolution… Une autre fois, — et c’est un de ses derniers dessins, — il figure une femme, coiffée du bonnet phrygien, debout au bord d’un précipice, luttant contre un aigle gigantesque et furieux qui l’assaille, et lui arrachant des plumes qui tombent dans l’abîme. « Qui oserait maintenant parler de la décadence de la France ? » dit la légende sous ce titre : La lutte pour Verdun.

Braakensiek ne plane pas toujours à ces hauteurs allégoriques. Il a de l’ironie, parfois à l’adresse des Alliés : ainsi lorsqu’il représente une conférence entre trois gardiens de l’ordre ; un policeman, un sergent de ville et un carabinier, en face des cadavres qui jonchent la rue : le serbe, le belge, le monténégrin. Un gamin, dissimulé derrière un pilier, leur crie : « Dites donc, les protecteurs, si vous voulez réellement protéger ces petits camarades, il ne faut pas toujours arriver trop tard[3]. En voilà encore un par terre !… » C’est un des plus récents dessins du maître. Enfin, Joan Collette a nettement pris parti contre l’Allemagne. Il montre, toujours dans l’Amsterdammer, des soldats du kaiser qui ont capturé une petite fille, aux longues tresses, haute comme leurs bottes et l’interrogent : « Elle a tiré !… » disent-ils, et cela s’appelle le Crime de la population civile. La Hollande a vu juste, à travers ses fils barbelés.

La Suisse, je veux dire la caricature suisse, a-t-elle pris un parti aussi net contre l’Impérialisme ? Cela n’est pas évident, à ne considérer que les dessins du Nebelspalter, de Zurich, son principal journal satirique. Au début de la guerre, on a pu les confondre parfois avec les dessins allemands. Par exemple, ils raillaient, de la même manière, l’Anglais, de faire appel à des peuples de toutes les couleurs « pour établir fermement la supériorité de la culture européenne » et les singes y jouaient leur rôle, tout comme dans le Simplicissimus. Plus tard, le Nebelspalter a simplement montré l’avance de l’Allemagne sur les Alliés dans les Balkans : Grey lutte de vitesse avec l’Allemand, mais ses jambes sont plus courtes que celles de son adversaire et il lui dit : « Si fort que je puisse courir, vous êtes toujours devant ! » Enfin, plus récemment, il a montré les belligérants jouant aux cartes, selon la tradition bien ancienne des caricaturistes politiques, car elle remonte au xve siècle, c’est-à-dire au Revers du Jeu des Suisses, et ce sont, à peu de choses près, les mêmes partenaires qui jouent. Selon lui, les Empires du Centre ont gagné : l’Allemand a raflé la Belgique et le Nord de la France, l’Autrichien la Pologne, le Bulgare la Serbie, et ils déclarent : « Messieurs, on pourrait lever la partie. Nous avons assez gagné. » Mais les autres n’entendent pas de cette oreille. « Continuons, disent le Français, le Russe et l’Anglais, peut-être la chance va tourner. » Plus récemment encore, le Nebelspalter montrait le roi de Grèce et le général Sarrail, passant en voiture au milieu du peuple hellène qui les acclame et il leur faisait tenir le langage suivant : « Écoutez le peuple qui acclame Votre Majesté », disait le général. — « Oui, répondait le roi, mais je ne sais pas tout à fait exactement si c’est pour nous féliciter à l’occasion de votre départ, ou pour vous féliciter de vous en aller… » On sent ici l’ironie expectative du satiriste neutre. Ni le directeur du Nebelspalter, Paul Altheu, ni son dessinateur principal, Boscovits le jeune, n’interprètent entièrement les sentiments complexes et nuancés d’un pays aussi divers que la Suisse : toutefois, leur attitude mérite d’être notée.

Tout autre est celle des États-Unis, le plus puissant des neutres, et beaucoup plus marquée. Ses artistes ont, presque tous, pris le parti des Alliés[4], et avec une fougue et une verdeur d’expression, qui témoignent assez de leur foi ardente. Ils montrent volontiers les ombres de Washington et de Franklin, sommant l’Amérique de sortir de sa neutralité en faveur de la France. Que ce soit aussi en faveur du pays qu’ils ont combattu autrefois, voilà qui ne les trouble pas le moins du monde ! Ce n’est pas un Américain, que l’historien teuton embarrassera d’objections historiques, — ou préhistoriques ! Le Life a trouvé une très ingénieuse image pour s’en débarrasser : c’est une chambre d’enfants, jonchée de jouets de construction et de guerre. Un grand lion mécanique se soulève sur ses roulettes et va tomber sur un petit Américain, costumé en général de 1781, qui se défend, comme il peut, avec son sabre de bois. Heureusement, un autre petit garçon, costumé comme était La Fayette à la même époque, se pend à la queue du lion et l’empêche d’avancer, et l’artiste intitule cette scène d’enfants : Our nursery days.

Le même journal satirique a pris parti plus nettement encore. Il a intitulé un de ses numéros : Vive la France ! Il y montre les ombres de toutes les gloires françaises défilant, à la manière de la Revue nocturne de Raffet, devant Joffre, qui les salue. Le Kaiser, lui, est représenté, piétinant dans le sang, submergé par un océan d’atrocités et de crimes où flottent les cadavres de la Lusitania, ou bien écrasant de son poids le pauvre Michel allemand, obligé de le porter sur ses épaules, à travers les ruines. Au-dessus de la plaine ravagée, en vue de la cathédrale de Reims qui brûle encore, il élève son coutelas vers le ciel, en hurlant l’Hymne de Haine. La fin de toute cette tragédie, selon les vœux du Life, c’est l’application de la peine réservée aux pirates : la pendaison, et celui qui la subit offre une grande ressemblance avec l’empereur Guillaume. Dans le ciel où se balance le corps du supplicié, une vision dantesque passe, une bufera infernal de nuées à figures humaines et ces figures ressemblent à des mères échevelées qui serrent leurs enfants sur leur cœur.

Ce n’est pas le Life, seulement, qui manifeste cette indignation. Elle est pareille dans les dessins de l’Evening Sun, de New York, de lInquirer, de Philadelphie, du World, de New York, du Nashville American, d’une foule d’autres et avec d’égales trouvailles d’expression. « Contrebande de guerre », dit l’Evening Sun, en montrant Jonathan qui soulève dans ses bras le cadavre d’une passagère de la Lusitania. « L’Allemagne au-dessous de tout », dit l’Inquirer, en figurant une main géante sous les eaux de l’Océan, cherchant à saisir et à engloutir les bateaux qui passent. « Pilote congédié », dit un autre, en reprenant l’idée du Punch lors du départ de Bismarck, et en montrant non plus le chancelier, mais la Civilisation qui quitte le navire où commandent le Kaiser et l’amiral de Tirpitz. « La loi, épave du temps de guerre », dit l’Eagle, de Brooklyn, en montrant un livre déchiré, défeuillé, sur une grève : le « code international » que la tempête a rejeté, hors d’usage. « Par Allah ! » s’écrie le Turc de l’Evening Sun, en lisant le récit des atrocités allemandes en Belgique, « il faut que j’intervienne au nom de l’humanité ! » À peu près toutes les images satiriques, de l’autre côté de l’Océan, donnent la même note.

Cette note est jusqu’ici tout simplement la note anglaise, mais le caricaturiste américain en a une autre : la satire du Germain ou du pro-Germain en Amérique. Celui-ci grince des dents, roule des yeux furieux en voyant le flirt de la France et de l’oncle Sam. Caché dans la charmille, tandis qu’ils se racontent des douceurs, il les lapide de notes, d’explications, de commentaires sur les événements du jour. « Mais qu’est-ce que cela peut bien nous faire, à vous et à moi, dear ? » murmure Jonathan qui, pour la circonstance, a rajeuni son allure, revêtu un beau gilet étoile, des bottes neuves et qui serre tendrement la main d’une petite paysanne en sabots, coiffée du bonnet phrygien… Le même pro-Germain apparaît dans un dessin de Charles Dana Gibson. Gibson est cet admirable synthétiste qui créa, pour notre époque, le type idéal de l’Américaine, comme jadis Burne-Jones celui de l’Anglaise et M. Helleu celui de la Parisienne. L’élaboration de ce nouveau personnage fut peut-être moins séduisante pour l’artiste, mais le résultat est aussi heureux. Le gros homme à la tête carrée, aux extrémités massives, révélatrices de ses origines, remplit un large fauteuil, au club, au milieu d’Américains authentiques. Il discute, ergote, s’enfonce dans la dialectique et les contradictions, tandis que tous ses voisins, furieux, brandissent les feuilles où ils viennent de lire les derniers forfaits allemands. « Il reste neutre ! » dit la légende, et le dessin dit assez pourquoi.

Le pro-Germain est un sujet inépuisable de caricatures. « Une des choses les plus touchantes de cette guerre, c’est que la France est devenue pieuse », dit une jeune Américaine, en s’arrêtant de tricoter dans son fauteuil à haut dossier : « Tous les Français prient ». — « Et tous les Allemands prient aussi », répond un pro-Germain furieux, et il ajoute, pour donner du poids à son affirmation : « Ils prient Dieu de damner l’Angleterre ! » L’hypocrisie de ces appels à la Divinité indigne fort l’artiste américain. Dans un de ses dessins, le plus saisissant peut-être, un Satan gigantesque ouvre ses immenses ailes de chauve-souris sur le Kaiser épouvanté, et le morigène ainsi : « Cesse de m’appeler « Dieu ! » J’ai ce mot en horreur… » Ainsi, lorsqu’il feuillette les images satiriques des Américains, le lecteur allemand n’a aucune chance d’y trouver un vif plaisir.

Les espagnoles sont un peu plus capables de le dérider. Le Blanco y Negro, de Madrid, s’y essaie de son mieux. Il figure deux requins, au fond de la mer, parmi des débris de navires et des cadavres de noyés, et l’un dit à l’autre : « Frère Requin, voilà notre subsistance assurée pour nous et pour nos enfants, tant que la guerre durera, — et cela peut durer cent ans !» Il y a là de quoi, peut-être, faire rire quelqu’un à Brème ou à Hambourg. Une autre planche du même journal montre un général anglais et un français juchés sur deux pitons des Balkans et regardant, de tous leurs yeux, dans leurs lorgnettes. « Voyez-vous quelques Italiens dans cette direction ? » demande l’un. — « Pas un seul ! Et vous », dit l’autre, qui interroge à son tour : « Apercevez-vous quelques Russes ? » — « Aucun ! » L’attitude expectante de la Roumanie est caractérisée, dans le Gedeon, de Madrid, par une ingénieuse image, qui n’est pas, non plus, pour trop déplaire à l’Allemand : c’est un obus à demi enfoncé dans la terre meuble, en vue de Salonique, aux yeux inquiets des Alliés et qui n’a pas encore explosé ! — mais l’on ne sait de quel côté il lancera sa mitraille… Le lecteur allemand se rembrunit, au contraire, devant les images de l’Iberia et de la Campana de Gracia, de Barcelone. Dans la première, il voit une foule menaçante, parce qu’affamée, sous les fenêtres du palais impérial, à Berlin, et elle crie : « Nous avons faim et il n’y a pas de pain ! » et le Kaiser, à son balcon, répond : « Eh bien ! quoi ? Moi aussi, j’ai faim, puisque je ne puis dévorer l’Angleterre ». Dans la seconde, il voit son Kaiser offrir galamment son bras à la Paix, avec cette demande : « Me ferez-vous le plaisir de venir avec moi ? — Merci, répond la Paix. Quand vous vous serez lavé les mains », qui sont sanglantes. Dans la troisième, enfin, il voit son Kaiser en train de choisir son rôti de Noël. C’est l’oiseau de la Paix qu’il désigne en disant : « Si je ne peux avoir une bonne dinde, je me contenterais de cette colombe. » — « Oh ! si je pouvais seulement quitter la partie ! » murmure le même Kaiser, dans l’Evening Sun, devant les piles d’écus qu’il a gagnés aux Alliés, assis à la même table de jeu. C’est l’idée et quasi le dessin du Nebelspalter. Par où l’on voit que, dans la pensée des Neutres, c’est presque un axiome que l’Allemagne, au point où en est arrivée la guerre[5], désire la paix.


  1. Dans le texte hollandais, les deux mots sonnent à peu près de même.
  2. Ceci a paru en 1915.
  3. C’était précisément avant l’entrée en scène de la Roumanie.
  4. Ceci a été écrit et a paru dans la Revue des Deux Mondes, en mai 1916, à une époque où une partie importante de l’opinion française taxait les États-Unis de germanophilie.
  5. En mai 1916.